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En Irak, l’efficace alliance des jihadistes avec les sunnites irakiens

international Irak

Lien publiée le 21 juillet 2014

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Mediapart) Les députés irakiens ont élu mardi le chef du parlement, ouvrant la voie à la formation d'un nouveau gouvernement considéré comme crucial pour faire face à l'offensive jihadiste. Les combattants de l'EI ont réussi à s'emparer d'une partie du territoire et continuent leur avancée vers Bagdad. Certes bien armés et équipés, ils doivent aussi leur force au ralliement de divers acteurs de la communauté sunnite.

De notre envoyée spéciale au Kurdistan irakien. Adossés au mur jaune d'une maison, des hommes en noir et au regard grave attendent que le temps passe. Tous ont échoué à Kirkouk, au nord de l'Irak, après que leur village a été pris d'assaut par l’État islamique (EI). Bechir, localité turkmène chiite située à une vingtaine de kilomètres de la ville, est depuis le 17 juin vidée de ses habitants. « Je rentrais du travail quand le bruit a couru que les jihadistes venaient d'attaquer le village », témoigne Abou Mohammad, un quinquagénaire présent sur les lieux le jour de l'offensive. « Plusieurs dizaines d'hommes ont encerclé Bechir et nous ont bombardés avec des tirs de mortiers, j'ai vu qu'ils défonçaient les portes des maisons et qu'ils tiraient sur des civils. » Sans plus attendre, Abou Mohammad a sauté dans sa voiture avec sa famille et déguerpi vers Kirkouk. « D'autres n'en ont pas eu le temps. » Douze personnes sont mortes et autant sont portées disparues. Assis à côté de lui, Ali* en sait quelque chose : à la faveur d'un pourparler avec l'EI, il a recueilli les corps de trois de ses frères, tués le 17 juin. « Ils ont tous le même impact de balle derrière la tête, ils ont été exécutés », décrit-il tristement.

L'attaque n'a pas surpris Ali : Bechir est un village chiite, branche de l'Islam considérée comme hérétique par les combattants de l'EI. Après leur prise de Mossoul le 10 juin et leur avancée vers Kirkouk, les hommes du village s'étaient préparés à devoir le défendre. Leurs AK-47 n'ayant pas fait le poids contre l'artillerie des jihadistes, la résistance s'est organisée. Depuis, c'est à six kilomètres, à la sortie sud du village voisin de Tazeh, que se trouve la ligne de front entre les deux camps. Un millier de civils turkmènes originaires des deux villages ont en effet répondu à l'appel du leader chiite Ayatollah Ali Sistani et pris les armes pour contenir l'avancée de l'EI. Médiocrement équipés, ils partagent la ligne de front avec les soldats kurdes. 

Chef tribal de Tazeh, Nawzat Abu Nabil suit de près les mouvements de l'EI. Mais les jihadistes ne sont pas sa seule préoccupation : une telle attaque, explique-t-il, n'aurait pas été possible sans le soutien des villages arabes sunnites implantés autour des deux localités turkmènes. « La plupart des hommes qui ont attaqué Bechir ne sont pas des jihadistes étrangers, ils viennent de ces villages sunnites », insiste-t-il. « Ils font de leurs maisons une base pour les jihadistes et se battent avec eux. » Selon le vieil homme, l'expansion de l'EI dans la région n'est pas seulement idéologique ou sectaire : « Il y a une haine historique entre les habitants autour d'intérêts locaux et terriens. » 

Cette discorde date des années 80, époque à laquelle Saddam Hussein met en œuvre une politique d'arabisation dans cette région qui regorge de pétrole. Bechir est en première ligne : « En 1980, cent hommes ont été exécutés et six ans plus tard le village a été entièrement rasé », se souvient Haji Hissam Nour, ingénieur originaire de Bechir dont le père a été emprisonné en 1986. Alors que les villageois sont expulsés vers Kirkouk, Erbil ou d'autres villes irakiennes, le régime baasiste nationalise leurs terres et y installe des tribus arabes sunnites loyales au parti. En 2003, changement de cap. L'invasion américaine et la chute de Saddam Hussein mettent un terme à cette politique. Les Turkmènes sont autorisés à se réinstaller à Bechir, les Arabes doivent partir. Si certains réintègrent leur région d'origine, d'autres s'installent à quelques kilomètres seulement et font de la résistance. « Ma famille a récupéré sa maison mais pas ses terres agricoles », dénonce Haji Hissam Nour. Depuis, les relations sont constamment tendues : les Turkmènes accusent leurs voisins sunnites d'installer des bombes pour tuer leur bétail et empêcher l'accès aux champs.

L'exemple de Bechir est loin d'être une exception. Le démantèlement de la politique d'arabisation mise en place par le Baas avec les Kurdes et les Turkmènes autour de Kirkouk a nourri le mécontentement des tribus sunnites qui en étaient bénéficiaires. Une frustration récupérée par l'EI, comme en Syrie. Dans le nord-est du pays voisin, les villages de la tribu des Ghamars servent également de base arrière aux jihadistes. Une partie des habitants supportent en effet l'EI de peur de se voir expulsés par les Kurdes du PYD, qui contrôlent la région depuis l'automne 2012. Nombre de ces derniers avaient vu leurs terres spoliées par le régime baasiste de Hafez al-Assad dans les années 60 afin que les Ghamars s'installent dans ce qui est désormais appelé la « ceinture arabe ».

* prénom modifié

Une alliance hétéroclite

« Le monde entier regarde cette guerre comme un mouvement terroriste, mais ce n'est pas le cas », clame pour sa part Mahdi Saleh, activiste sunnite de Kirkouk dont la candidature aux élections législatives d'avril 2014 a été refusée par les autorités. Selon cet homme en contact avec des membres de l'EI, l'insurrection est le fruit d'une longue marginalisation des sunnites irakiens par le pouvoir en place. « C'est avant tout une guerre contre le premier ministre Nouri al-Maliki et elle ne s'arrêtera pas tant que le respect des droits de tous ne sera pas acquis », affirme-t-il. Une coalition d'acteurs sunnites, aux idéologies disparates mais liés par un vif ressentiment contre Nouri al-Maliki, se cache en effet sous l'ombrelle de l'EI.

Outre les tribus loyales au Baas, les anciens officiers du parti, écartés en 2003 lors de l'invasion américaine et nostalgiques de l'ère Saddam Hussein, ont rejoint l'EI dans leur bataille contre le pouvoir fédéral. « Le Baas est particulièrement puissant à Mossoul, c'est une des raisons pour lesquelles il a été si facile pour l'EI de contrôler la ville », explique Ranj Talabani, un officier des services de renseignements du gouvernement régional kurde. « En 2007, Nouri al-Maliki a réintégré des officiers baasistes sunnites pour faire taire les accusations de sectarisme chiite qui pesaient sur lui ; depuis, l'armée était infiltrée, c'est pour cela qu'elle s'est écroulée si rapidement. » L'EI peut notamment compter sur les Naqshbandi. À la fois tribu, confrérie soufie et groupe armé d'orientation baasiste, cette puissante formation s'est alliée à l'EI.

Le groupe jihadiste a en outre réussi à obtenir le ralliement des multiples groupes armés sunnites qui s'étaient formés en réaction à l'invasion américaine de 2003. « Ceux qui ont combattu al-Qaïda à partir de 2007 se sentent aujourd'hui marginalisés », détaille Mahdi Saleh. À la suite du démembrement du parti Baas par les Américains en 2003 et de la confiscation du pouvoir par les chiites, les sunnites du pays se révoltent dès 2004. Pour tenter de mettre fin à la guerre civile qui éclate en 2006, les Américains créent en 2007 les « sahwa » : les combattants sunnites qui acceptent d'intégrer ces milices combattent al-Qaïda. Fin 2009, les sahwa, qui ont prouvé leur capacité à améliorer la situation sécuritaire, passent sous le contrôle du gouvernement irakien. « Elles ont été progressivement mises de côté après le retrait des troupes américaines en 2011 », explique Mahdi Saleh. Leurs leaders, qui essayaient de peser sur l'échiquier politique du pays, se trouvent marginalisés. Mal payés, les combattants quittent eux aussi les sahwa auxquelles ils appartiennent, certains rejoignant des groupes extrémistes alliés à l'EI.

L'année 2013 signe aussi l'alliance de nombreuses tribus sunnites avec les jihadistes. Deux ans auparavant, dans la foulée des printemps arabes, des manifestations éclatent en Irak : dénonçant le chômage, les bas salaires et la corruption, plusieurs milliers de personnes exigent à Nouri al-Maliki des réformes. Violemment maté par le gouvernement, le soulèvement est particulièrement sanglant dans les provinces sunnites du Nord. Les autorités emprisonnent à tour de bras. En décembre 2013, le démantèlement du camp de manifestants de Ramadi par les autorités irakiennes entraîne la mort d'au moins treize personnes. Il embrase l'insurrection. Quarante parlementaires sunnites donnent aussitôt leur démission et, quelques jours plus tard, l'influent leader sunnite Abdul Malik Al-Saadi appelle « les sunnites à se défendre »« Les tribus ont à ce moment-là décidé de rejoindre l'EI en bloc », dit Mahdi Saleh. 

Une population en colère

Cette alliance à l'EI ne serait cependant pas possible sans l'appui de la population irakienne sunnite. Alors que la communauté internationale et le gouvernement Maliki qualifient les combattants de l'EI de terroristes, nombreux sont les Irakiens à leur préférer le surnom de « révolutionnaires ».

À 175 kilomètres au nord-est de Bagdad, la ville de Khanaqin accueille 500 familles de la région de Jalawla. Peu après l'attaque de Mossoul le 9 juin, les jihadistes se sont rapidement imposés dans cette partie de la province de Dyiala, qu'Al-Qaeda en Irak (AQI) considérait comme son fief.

Camp de réfugiés à Khanaqin, le 7 juillet 2014Camp de réfugiés à Khanaqin, le 7 juillet 2014 © Reuters

Dans un des camps de réfugiés de la ville, Ahmad Mohamad tente d'échapper à un soleil brûlant en s'abritant sous sa tente de réfugié. Cet étudiant de 19 ans a quitté la ville de Moqdadya, à présent sous contrôle de l'EI, mais n'incrimine pas le groupe armé : « Tout ce qui se passe est de la faute du gouvernement Maliki : on n'a pas de sécurité, pas de services, ni eau, ni électricité », accuse le jeune homme. « Les révolutionnaires veulent que l'Irak ait un leader qui protège les habitants, c'est pour ça que les tribus et une partie des Irakiens soutiennent l'EI. »

À ses côtés, sa sœur Anwar dénonce entre deux sanglots les discriminations dont l'armée irakienne est l'auteure. « Dès qu'il y a un attentat, l'armée arrête tous les jeunes sunnites qu'elle trouve sur son passage, ils se retrouvent en prison alors que certains sont innocents », dit-elle. « On n'est pas contre l'armée mais ce qui se passe est une réaction à ses agissements, c'est pour cela que les gens supportent l'EI. » À la mairie de Khanaqin, un homme au visage triste est pendu à son téléphone. Sheikh Ahmad est maire de la ville de Saadiya, contrôlée par l'EI depuis début juin. « Je vais être franc avec vous, là-bas les gens ont plus peur de l'armée irakienne et des forces de sécurité spéciales Swat que des jihadistes », dit-il.

L'allégeance des tribus sunnites de la région à l'EI n'est cependant pas inébranlable. « Je mets en contact les peshmergas avec les tribus sunnites qui soutiennent localement l'EI, on essaye de les convaincre de s'en désolidariser », témoigne Sheikh Ahmad. « Ils nous disent qu'ils sont de notre côté, mais qu'ils sont trop faibles pour s'opposer à l'EI. » En plus du manque de conviction de certaines tribus alliées aux jihadistes, les idéologies différentes auxquelles adhèrent l'EI et ses cobelligérants compliquent la donne. Plusieurs règlements de comptes ont ainsi déjà eu lieu entre l'EI et les Naqshbandi pour le partage du pétrole dont ils se sont accaparés et après que les jihadistes ont détruit des reliques soufistes près de Mosoul. Si ce ralliement hétéroclite permet jusqu'à présent à l'EI de continuer à gagner du terrain, le jeu d'alliance est mouvant et peut être remis en cause à l'avenir.