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Les Grands de la planète, le coronavirus et nous. Episode 2 : Donald Trump (partie 2)

Par Emma Funk (31 octobre 2020)
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Tout comme Jair Bolsonaro, objet d’une précédente étude, Donald Trump se rattache à la catégorie des présidents corona-négationnistes, même si, tout à fait récemment, le président des Etats-Unis, alarmé par ses conseillers, confronté au mécontentement qui grandit, même dans son propre parti, et inquiet de l’improbabilité croissante de sa réélection en novembre prochain, a semblé changer enfin de ton, parlant avec plus de sérieux d’une pandémie qu’il n’avait cessé de minimiser depuis son irruption aux Etats-Unis.  

Vu la densité de l’actualité des Etats-Unis ces derniers mois, l’analyse du « cas » Trump dans le contexte du coronavirus a été découpée en plusieurs parties. Les deux premières parties ont exposé le déferlement de la maladie aux Etats-Unis, la réaction de la présidence, les conséquences économiques de la pandémie, son impact régional et social différencié, ainsi que les premières luttes défensives lancées dans ce contexte. Cette troisième partie part de l’historique mobilisation antiraciste et contre les violences policières qui a secoué les Etats-Unis après l’assassinat policier de George Floyd. Cette vaste lutte prend en partie racine dans la pandémie de coronavirus, et elle contribue à faire bouger les lignes politiques. Elle se confronte non seulement à un ordre social raciste et archaïque, mais à un président qui ne pense qu’à se faire réélire, et qui en plus de la répression, choisit l’immobilisme pour espérer y parvenir… comme pour le coronavirus. À quelques mois de l’élection présidentielle, ces choix pourraient rendre encore plus difficile la réélection de Trump, déjà fragilisé par le Covid-19. 


PARTIE 3 : UNE IRRUPTION POPULAIRE SUR LA SCÈNE SOCIALE ET POLITIQUE

Nous parvenons ici à ce qui constitue la pièce maitresse des mobilisations populaires pendant le coronavirus. L’objectif ne sera pas de retracer et analyser dans le détail de façon satisfaisante la puissante vague de mobilisations qui a suivi l’assassinat, le 25 mai à Minneapolis, de l’Afro-Américain George Floyd. Il faudra de nombreux ouvrages pour en tirer toutes les leçons. Il est fort possible qu’une page de la sombre histoire raciste des Etats-Unis ait commencé à être tournée ; on sent que cette vague antiraciste et de rejet des violences policières a une portée historique ; mais il est encore trop tôt pour énoncer dans le détail comment elle aura contribué à changer la face de ce pays, ou même à influer sur ses enjeux électoraux immédiats, sans même parler de son impact à l’échelle internationale. L’objectif des pages suivantes sera de faire apparaitre des lignes de forces et quelques-unes des leçons essentielles que l’on peut d’ores et déjà en tirer, en essayant de nous concentrer sur les liens qui existent entre cette lutte sociale d’ampleur, le coronavirus, la situation sanitaire, sociale et économique qu’il a créée aux Etats-Unis, et l’action de Trump dans ce contexte. 

George Floyd meurt donc sous le genou assassin du policier blanc Derek Chauvin, sous le regard de ses collègues. Chauvin est un multirécidiviste qu’on a beaucoup laissé récidiver : en 19 ans de carrière, il a fait l’objet de 18 plaintes, dont 16 ont été classées sans suite, les deux autres faisant l’objet de simples lettres de réprimande ; Chauvin a tendance à sortir facilement son arme et il a été impliqué dans trois fusillades dont une mortelle. Parmi les collègues de Chauvin, il est apparu que l’un d’eux lui a suggéré de mettre le mourant en PLS. Rien n’y a fait : Chauvin a maintenu sa position criminelle sur un corps inerte, jusqu’à l’arrivée de l’ambulance, trop tard.

La sombre tradition des violences policières et racistes

Concernant la violence policière raciste à l’origine de ce vaste mouvement, il est d’abord utile de rappeler que le geste criminel de Derek Chauvin est tout sauf un cas isolé. 

1000 personnes tuées par la police chaque année

Le Monde cite les chiffres de 992 personnes tuées par la police aux Etats-Unis en 2018 et de 1 004 pour 2019. Pour cette dernière année, Libération, citant le projet Mapping Police Violence en dénombre 1099, et sur cette base, les Noir.e.s sont trois fois plus nombreux/ses que les Blanc.he.s, tandis que les policiers coupables ont été très rarement jugés, et encore moins condamnés . Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU dénonce d’ailleurs la « longue série de meurtres d’Africains-Américains non armés par des policiers américains » par la voix de Michelle Bachelet, qui poursuit : « Les autorités américaines doivent prendre des mesures sérieuses pour mettre un terme à ces meurtres et garantir que justice soit rendue lorsqu’ils se produisent ».

Une longue série de crimes impunis

Car ces dernières années, bien d’autres horreurs racistes et policières ont défrayé la chronique. Mentionnons-en juste quelques-unes. En 2012, en Floride, Trayvon Martin, âgé de 17 ans, non armé, est tué d’une balle dans la poitrine par un dénommé George Zimmermann, coordinateur de la surveillance du voisinage… Ce dernier plaide l’autodéfense, il est jugé et acquitté en 2013, et il vendra même l’arme du crime pour 250 000 dollars en 2016 ! C’est de cette ignoble affaire qu’est né le mouvement Black Lives Matter (BLM). En 2014, Michael Brown (18 ans), marche désarmé dans la rue à Ferguson (Missouri) et est abattu, les mains en l’air selon des témoins, par un policier qui plaide la légitime défense et est acquitté. Ce nouveau meurtre et les manifestations et émeutes consécutives vont contribuer à renforcer le mouvement BLM. En 2014, Eric Garner est arrêté à New York et décède dans des circonstances analogues à celle du cas de George Floyd (la victime disant aussi « I can’t breathe »). Rappelons que le policier meurtrier, Daniel Pantaleo, n’a été expulsé de la police de New York qu’en 2019, après qu’un grand jury new-yorkais a refusé de l’inculper et que le ministre de la justice de Trump, William Barr, a renoncé à toute poursuite fédérale 5 ans après les faits. En 2014 aussi, à Cleveland, c’est Tamir Rice (12 ans) qui est tué par un policier alors qu’il portait une arme-jouet ! En 2015, l’arrestation violente de Freddie Gray à Baltimore (Maryland) par des policiers va conduire à sa mort des suites de ses blessures, notamment des cervicales brisées et la trachée écrasée. Des émeutes s’ensuivent. Six policiers sont mis en cause, mais acquittés. À Minneapolis en 2016, c’est Philando Castile, un automobiliste noir, qui est tué dans un contrôle de police. En 2018, Stephon Clark est abattu chez sa grand-mère par la police de Sacramento en 2018 : les flics le tuent alors qu’il avait en main… un portable, pris pour une arme à feu. En octobre 2019, c’est une femme de 28 ans, Atatiana Jefferson, qui est tuée par balles chez elle par un policier de Fort Worth (Texas), encore une erreur grossière sur la personne ! En 2020, la mort de George Floyd est précédée le 23 février par celle, par balle, d’Ahmaud Arbery, jeune Noir abattu en Géorgie par un ex-flic et son fils, alors qu’il faisait son jogging ; et un peu plus tard, dans la nuit du 12 au 13 mars, à Louisville (Kentucky), sur une erreur de mandat policier, Breonna Taylor, une ambulancière de 26 ans est tuée de 8 balles chez elle dans son sommeil. Il y a donc eu tous ces épouvantables meurtres, et bien d’autres encore. Restés impunis, ils sont une accumulation abjecte de crachats à la face de la population afro-américaine. Les Etats-Unis se sont souvent révoltés, surtout la communauté noire. Mais cette fois-ci, tant la prise de conscience que la mobilisation semblent être allées plus loin. À quoi peut-on le remarquer ? 

Un mouvement très en lien avec la crise sanitaire et ses conditions sociales 

Il est impossible de séparer le vaste mouvement social, qui nait à partir de l’assassinat de George Floyd le 25 mai, de la pandémie de Covid-19 et des conditions économiques et sociales qui lui sont liées. Mais la mobilisation prend aussi racine dans la réalité sociale qui préexistait à l’arrivée du coronavirus.

Des liens immédiats avec le coronavirus

Certaines causes de la mobilisation antiraciste sont très immédiates. Le coronavirus tue proportionnellement plus de Noir.e.s que de Blanc.he.s, et cela se sait. Les Afro-Américain.e.s sont plus touché.e.s par le chômage et la reprise relative de l’emploi les laisse plus sur le carreau, et cela se sait. Il n’est donc guère étonnant que, dans ce contexte tout à fait injuste, un meurtre policier filmé et diffusé à grande échelle sur Internet et les réseaux sociaux serve de détonateur à une explosion sociale. La communauté afro-américaine paie donc le plus lourd tribut, au moins à deux niveaux. 

Au niveau sanitaire, le Covid-19 touche plus les Noir.e.s et les tue davantage – il en a déjà été question dans la partie précédente de ce travail, et cette inégalité est documentée de manière croissante : « le taux de mortalité des Noirs américains est 2,4 fois plus élevé que le taux de mortalité des Blancs et 2,2 fois plus que celui des Asiatiques et Latinos ». Des observateurs/rices, militant.e.s, sociologues, expliquent que le coronavirus ne fait que renforcer un sentiment douloureux, propre à la population afro-américaine : une peur croissante de la mort, d’une mort prématurée. Dans ce cadre, la crainte d’une mort prématurée due à la maladie vient comme en écho à celle, redoutée, d’une mort par violence policière. Et bien sûr la population noire est particulièrement à cran et un acte policier odieux montré à grande échelle comme celui de Derek Chauvin est bien de nature à faire jaillir la colère immense d’une population déjà injustement touchée.

D’autant que cette injustice est également déjà ressentie, en plus, au niveau des conséquences sociales de la pandémie : fin mai, on compte quelque 42 millions de personnes précipitées dans le chômage, avec une durée d’indemnisation très courte. Et si à ce niveau, ce sont les Latinos qui semblent alors les plus touché.e.s (20% d’entre elles et eux déclarant avoir perdu leur emploi fin avril), c’est aussi le cas de 16% des Afro-Américain.e.s, contre 11% des Blanc.he.s (selon une enquête Ipsos réalisée fin avril-début mai pour le Washington Post). L’explication pour le taux de chômage très élevé des Latinos est que ces dernier.e.s ont été immédiatement licencié.e.s dans les secteurs durement frappés, pourvoyeurs de millions d’emplois, où ils et elles sont surreprésenté.e.s, comme la restauration et le BTP. Mais la reprise partielle de l’embauche, avec le déconfinement, profite moins aux Noir.e.s.

La présence nombreuse dans les manifestations de Latinos et autres minorités, et de Blanc.he.s pauvres qui perçoivent l’injustice qui sert de cadre global à tout ceci, contribue à la massification et améliore le contexte de la lutte antiraciste. Elle conduit à s’interroger aussi. Wall Street se porte bien, malgré tout, tandis que bien des familles manquent de biens essentiels – ce qui explique pour l’essentiel les scènes de pillage contre lesquelles non seulement Trump, mais tout le « gratin » de la société s’indignent tellement – et la question se pose de savoir jusqu’où la lutte antiraciste et en opposition aux violences policières peut conduire la classe prolétarienne (et les classes populaires plus généralement) dans la prise de conscience anticapitaliste, avec un front de classe peut-être en cours de constitution dans les rues.

Des racines plus anciennes

Mais des causes plus anciennes existent à cette vaste mobilisation – dont certaines d’ailleurs ont contribué à rendre très inégalitaire l’impact de la pandémie – et étaient déjà à l’œuvre avant l’arrivée du coronavirus ; elles se conjuguent à ses effets pour transformer en détonateur social l’assassinat raciste de George Floyd. En plus de cela, Charlotte Recoquillon explique que le travail éducatif patient de BLM ces dernières années a joué un rôle dans le déclenchement de cette puissante mobilisation. Non seulement dans son déclenchement d’ailleurs, mais bien sûr aussi dans son organisation et son animation. 

L’inégalité raciale est un héritage de l’esclavage qui affecte la communauté afro-américaine de bien des façons. Comme l’écrit John Allen, directeur de la Brookings, think tank spécialisé sur les inégalités, « les vestiges les plus odieux de l’esclavage ont persisté en Amérique jusqu’à ce jour ». C’était vrai avant le coronavirus, mais ce dernier est venu aggraver ces inégalités, et les rendre plus insupportables pour leurs victimes les plus directes. L’inégalité en matière de santé commence par les maladies qui jouent le rôle de facteur aggravant dans le Covid-19, reconnues par Anthony Fauci lui-même : diabète, hypertension, obésité, asthme qui touche plus les minorités, en particulier les Afro-Américain.e.s. Ces dernières années, l’espérance de vie à la naissance était trois ans et demi plus basse pour les Noir.e.s que pour les Blanc.he.s. Pour la mortalité infantile et maternelle, les inégalités sont frappantes aussi : les bébés noirs meurent pendant leur première année de vie à un taux de 11,4 pour 1000, tandis que pour les bébés blancs le taux est de 4,9 pour 1000 ; à leur naissance, les mamans décèdent à des taux respectivement de 42,8 pour 1000 pour les Noires et 11,4 pour 1000 pour les Blanches. Cela met les Etats-Unis à la dernière place du classement OCDE dans ce domaine. 

Au niveau des revenus et du patrimoine, le salaire moyen des Afro-Américain.e.s était de 26% inférieur à celui des Blanc.he.s (selon le Bureau du Travail en avril), et le taux de chômage supérieur (16,7% contre 14,2% en moyenne). Et l’écart des taux entre Noir.e.s et Blanc.he.s s’est creusé en mai, comme on l’a vu en partie 2, descendant à 10,1% chez les Blanc.he.s et ne baissant que jusqu’à 15,4% chez les Noir.e.s. En 2018, le revenu annuel médian s’élevait à 41 500 dollars pour les Afro-Américain.e.s, 51 400 pour les Hispaniques, 68 000 pour les Blanc.he.s et 87 000 dollars pour les Asiatiques. Selon la Fed, les ménages afro-américains se disant à l’aise financièrement sont passés de 53% à 65% entre 2013 et 2019, contre 65 % à 79% pour les ménages blancs.

L’inégalité face à la possibilité de faire des études conduit à ce que 23% des Noir.e.s de plus de 25 ans ont un diplôme universitaire, contre 36 % des Blanc.he.s (selon une étude du Pew Center de 2016). Il en découle un écart patrimonial entre Blanc.he.s et Noir.e.s de l’ordre de 1 à 10, et qui tend à se creuser vu les disparités en matière d’accès à la propriété: selon la Réserve fédérale, le patrimoine médian d’une famille blanche s’élève à 171 000 dollars (environ 153 000 euros), contre 20 700 dollars pour une famille hispanique et 17 600 dollars pour une famille noire. Au niveau national, seuls 41% des Afro-Américain.e.s possèdent leur logement, contre 71% des Blanc.he.s.

Il faut bien sûr y ajouter l’inégalité vertigineuse en matière d’incarcération, sur fond de  surpopulation carcérale qui touche gravement la communauté afro-américaine. Au nom de la guerre « contre la drogue » notamment, la surpopulation carcérale avait explosé aux Etats-Unis. Le taux d’incarcération demeure le plus élevé au monde, même s’il a baissé de 17% entre 2006 et 2018. Chez les Noir.e.s, le taux d’incarcération reste très haut, touchant particulièrement les jeunes hommes, même s’il a chuté d’un tiers depuis 2006. En 2018, un Noir sur vingt de 35 à 39 ans se trouvait en prison. Et cette même année, les Afro-Américain.e.s représentaient 12% de la population nationale, mais 33% des détenu.e.s. Contrairement aux Blanc.he.s (63% de la population, 30% des prisonniers).

Derrière une mobilisation massive, une vraie prise de conscience collective

Non seulement les manifestations, qu’elles soient pacifiques ou qu’elles virent à l’émeute ou au pillage, se sont étendues à la plupart des grandes villes – ce qui avait déjà été vu – mais elles se sont répétées pendant plusieurs semaines. Certaines métropoles ont parfois été traversées par des dizaines de manifestations différentes, par des dizaines ou des centaines de milliers de manifestants. Il faut aussi noter, à de multiples occasions, l’anonymat du mouvement, lancé fréquemment par des lycéen.ne.s sur les réseaux sociaux. Assez vite – au bout de quelques jours – les affrontements et les pillages ont cédé la place à des manifestations massives, pacifiques mais inventives et déterminées. 

De nombreuses petites villes ont vu également manifester des antiracistes et des personnes opposées aux violences policières. Pour certaines de ces localités, à majorité blanche, c’était un scénario assez improbable a priori, mais le 6 et le 7 juin, de telles manifestations ont touché des petites cités du Massachussetts ; de Virginie occidentale, très conservatrice ; du Montana aussi ; avec le clou, sans doute, à Vidor (Texas), la ville du Ku Klux Klan, baptisée ville la « plus haineuse » des Etats-Unis, qui a vu défiler des centaines de manifestant.e.s, en majorité blanc.he.s. Toujours au Texas, une manif a aussi eu lieu à Aledo (5000 habitant.e.s). Judy Muller (du Washington Post) raconte comment une mobilisation à Norwood, Colorado (550 habitant.e.s) avec une quarantaine de manifestant.e.s, est partie du club de lecture. Et Ann Helen Petersen (sur BuzzFeed) recense les manifs dans de petites localités, et note en particulier pour le week-end des 6 et 7 juin : Conway (New Hampshire), Palmer (Alaska, 7000 habitant.e.s) ou Gibson City (Illinois). Il y a également eu des manifestations dans des localités modestes d’États républicains comme le Dakota du Nord, le Tennessee ou l’Oklahoma. 

Des manifs multiraciales, largement soutenues par la population

Même si les manifestations regroupaient massivement la population afro-américaine, elles étaient loin de n’être que noires ou de n’impliquer que quelques Blanc.he.s isolé.e.s. Comparée aux luttes des Droits Civiques dans les années 1950 et 1960, qui étaient pourtant puissantes, la différence est frappante. Dans les semaines qui ont suivi le 25 mai, il y avait certes beaucoup de Noir.e.s dans les rues des Etats-Unis, mais aussi des Latinos, des Asiatiques, des Amérindien.ne.s, des Blanc.he.s antiracistes. Le pasteur noir Jesse Jackson a salué cette diversité raciale et générationnelle des cortèges : « Il y a une prise de conscience, à travers la nation, qu’il ne s’agit pas d’un problème de Noirs, mais d’un problème qui mine toute la société américaine ». Pour Lara Putnam, historienne des mobilisations à l’Université de Pittsburgh, « Ce qui se passe est inhabituel ». Alors qu’à l’occasion des grandes mobilisations de masse et la marche des femmes qui avaient accompagné l’arrivée de Trump à la Maison Blanche en 2017, « on a recensé entre 600 et 800 événements ; là, on en est déjà entre 3 000 et 4 000 », assure-t-elle à propos des manifestations du premier week-end de juin, « et les chiffres ne font qu’augmenter ». Et cette historienne énumère une conjonction de plusieurs facteurs poussant à manifester : des villes moyennes où la population de couleur a déjà eu affaire à la police ; des phénomènes du type « club de lecture » de Norwood (voir plus haut) avec public féminin, diplômé… ; des appels de lycéen.ne.s, spontanés.

Fin mai et début juin, la mobilisation massive contre le racisme et les violences policières s’accompagne de sondages impressionnants : 76% des Américain.e.s et 71% des électeurs/rices blanc.he.s jugent que « le racisme est un grand problème aux Etats-Unis », des chiffres en hausse de 26 points depuis 2015 ; 57% des Américain.e.s jugent que la colère des manifestant.e.s est justifiée ; 80% des Américain.e.s, selon un sondage du Wall Street Journal, jugent que le pays se trouve dans une « spirale de perte de contrôle » ; les Américain.e.s sont deux fois plus nombreux/ses à trouver que les exactions policières sont plus inquiétantes que les scènes de casse et de pillages diffusées par les médias. Un sondage CNN publié le lundi 8 juin révèle que 67% des Américain.e.s considèrent que le racisme est actuellement un problème important, contre 49% en 2015. Huit sondé.e.s sur dix estiment aussi que les manifestations pacifiques qui ont suivi le meurtre de George Floyd sont «justifiées». Et, selon un sondage du Washington Post, la conviction de l’existence d’une inégalité systémique de traitement envers les Afro-Américain.e.s est partagée désormais par 69% des personnes interrogées. En 2014, après la mort de Michael Brown à Ferguson, la même opinion ne recueillait que 43%. Selon le quotidien de la capitale, l’évolution la plus nette concerne les femmes blanches (+ 38  points). Enfin, mauvaise nouvelle supplémentaire pour Trump : seules 37% des personnes interrogées préfèrent un président dont la priorité est la sécurité, tandis que 50% optent pour un responsable capable d’évoquer les fractures raciales dans le pays. Franck Lutz, sondeur républicain, n’en revient pas : « En trente-cinq ans de sondages, je n’ai jamais vu l’opinion changer aussi vite et aussi profondément. Nous sommes un pays différent aujourd’hui de ce qu’il était il y a trente jours ». Encore une preuve que les grands mouvements sociaux peuvent changer très vite les idées en vigueur dans une population.

Quelques signes que les mentalités évoluent

Un certain nombre d’autres signes indiquent la profondeur historique du mouvement. Pour les obsèques de George Floyd, les foules étaient nombreuses, et bien des personnes connues se sont, d’une façon ou d’une autre, manifestées à cette occasion. À Houston, la foule présente était majoritairement afro-américaine, mais elle comptait aussi des gens venus d’États voisins du Texas. Le quartier où la victime avait vécu était, comme ailleurs et surtout à Minneapolis, décoré de fresques murales le représentant. Le gouverneur républicain de cet État, Greg Abbott, assistait aux funérailles. Joe Biden a tenu une conversation privée avec la famille. À ces funérailles, des familles de victimes précédentes de violences similaires étaient présentes – celles de Trayvon Martin, d’Eric Garner, de Michael Brown, d’Ahmaud Arbery, ce qui tend à démontrer un début de mise en commun des souffrances de ce type. Romain Huret, historien de la question sociale aux Etats-Unis, note qu’à la base de toute la mobilisation, on trouve une forte présence de jeunes militant.e.s politisé.e.s, de la jeune gauche américaine, qui se montre à la fois très soucieuse de la diversité sociale et raciale, et plus proche du terrain. Des soutiens syndicaux sont enregistrés. Alors que la police entend utiliser les transports municipaux pour embarquer les manifestant.e.s arrêté.e.s, ou pour transporter les flics sur les lieux des manifs, de Minneapolis à New York, les conducteurs/rices se rebellent. À Minneapolis, par la voix d’Adam Burch, le syndicat ATU (Amalgamated Transit Union), refuse de servir la répression. Le mouvement essaime dans d’autres villes, comme New York ou Chicago. 

Au-delà, les manières de penser et d’agir évoluent rapidement, et à une échelle de masse. Quelques exemples : des Blanc.he.s s’inscrivent sur des forums noirs, pour demander comment être utiles ; le Los Angeles Times publie un vade-mecum intitulé « comment être un bon allié blanc » ; beaucoup de jeunes de toutes les origines se disent « inspirés » par le mouvement ; alors que BLM et ses slogans semblaient trop radicaux à beaucoup en 2014, maintenant leurs mots d’ordre sont repris partout, à commencer par… « Black Lives Matter » (La vie des Noir.e.s compte). Tout ceci est à porter au crédit de BLM, qui a permis une large maturation politique ces dernières années sur le thème du racisme et des violences policières. 

Autre signe : la volte-face des fédérations sportives face au kneeling, geste qui a été très fréquemment observé dans les manifestations. Alors que le quarterback de football américain Colin Kaepernick a payé de sa carrière le fait de mettre un genou à terre, en 2016, pour protester contre les meurtres policiers, et que la fédération dont il dépendait avait même adopté un nouveau règlement l’interdisant, elle a récemment admis qu’elle avait eu tort. On peut peut-être reformuler cela en disant que la vague de protestations et de revendications a rendu la position prise il y a quatre ans absolument intenable. Un petit fait symbolique : la chaîne de télévision payante HBO a retiré « Autant en emporte le vent » de son catalogue, avant de l’y réintroduire prochainement, accompagné d’une contextualisation. Beaucoup moins symbolique: la 472e victime de tirs policiers depuis le début de l’année (selon le Washington Post) est tombée à Atlanta le 12 juin. Les circonstances n’ont rien à voir avec celles de la mort de George Floyd : il s’agissait d’un contrôle d’alcoolémie au volant visant Rayshard Brooks, un Afro-Américain. L’affaire a pour une fois donné lieu à un premier semblant de réaction de la part des autorités : le policier, qui semble avoir fait un usage disproportionné de son arme à feu, a été limogé et le chef de la police a démissionné dans les 24 heures. On peut penser que sans la puissance de la mobilisation sur la question du racisme et des violences policières, aucune sanction n’aurait jamais été prise ou, au moins, cette célérité n’aurait jamais été constatée.

Volonté de changement et louvoiements politiciens

Le mouvement est vaste, et il est encore tôt pour mesurer à quel point il parviendra à obtenir des changements substantiels dans la durée. Plusieurs questions importantes font débat parmi les forces militantes et les personnes participant au mouvement ou le soutenant. Trois points sont évoqués ci-dessous : le premier concerne la question de la violence dans les manifestations ; les deux suivants sont en lien avec deux exigences exprimées par le mouvement social : des mesures politiques fortes à prendre par rapport à la police ; et en finir avec les monuments symbolisant des personnalités esclavagistes et racistes du passé.

La question de la violence des manifestations et de la répression

À propos de la violence des manifestations (affrontements contre la police, émeutes, pillages…), il est vite évident que le mouvement est tout sauf unanime. Mais ce clivage semble s’être résolu de façon largement autonome de par la volonté des participant.e.s, et ces dernier.e.s ont pu forger une large unité d’action en mettant en avant des exigences fermes et massives, qui ont commencé à faire bouger la société américaine. 

Du côté de BLM, et de toute la mouvance qu’elle influence, on ne prône pas l’émeute, mais la volonté est de ne pas diviser le mouvement sur la question de la violence. Beaucoup de déclarations en soi non violentes témoignent d’une compréhension pour la colère qui s’exprime violemment face aux violences racistes de la police et à l’injustice permanente dans laquelle elles se perpétuent. C’Monie Scott, une jeune Afro-Américaine qui s’est rendue célèbre pour ses vidéos live sur Facebook, au milieu des manifestations et des affrontements, déclare : « Je ne suis pas favorable à la violence, mais je la vois comme le résultat de longues années d’oppression. Des années et des années de douleur, de deuil et de colère ». Autre prise de position, qui va dans le même sens, du pasteur Jesse Jackson : « La violence de la réaction à sa mort est une réponse à une tout autre violence : celle d’hommes noirs tués par la police, de façon répétée (…) Maintenant, on en a assez, on riposte, on résiste. Manifester, c’est une façon de s’ouvrir l’esprit ».

Changer la police ? La faire disparaître ? Un débat, mais des exigences très larges

Le premier domaine où les mobilisations posent des exigences fermes est celui du démantèlement, de la restructuration, ou du dé-financement des forces de police. Pour commencer, plusieurs éléments méritent d’être médités pour parler du devenir de la police. Premièrement, sur les 15 dernières années, seulement 110 policiers ont été inculpés après avoir abattu une personne dans le cadre de leur service, et sur ces 110, 5 ont été inculpés pour meurtre. C’est dire à quel point il est difficile aux Etats-Unis de poursuivre un flic assassin, encore plus de le faire condamner. C’est que les policiers sont protégés par la loi : ils ont le droit de tirer s’ils ont des « craintes raisonnables de danger imminent » pour eux ou autrui. On comprend qu’avec une loi pareille, il n’est pas difficile pour un flic de prétendre qu’il s’est senti en danger, même si c’était par erreur… C’est qu’en plus, les syndicats de policiers veillent au grain, et représentent une force conservatrice redoutable. Deuxièmement, selon le FBI, sur 10,3 millions d’arrestations par an, seules 5% concernent des infractions qui impliquent un acte de violence. Et les Noir.e.s sont toujours abattu.e.s dans des proportions bien plus élevées que les Blanc.he.s. Troisièmement, la plus grosse association de défense des droits civils aux États-Unis, l’American Civil Liberties Union (ACLU), précise : « les budgets actuels de la police sont énormes, totalisant collectivement plus de 115 milliards de dollars par année. Les dépenses consacrées à la police et au système juridique criminel ont nettement dépassé celles allouées au service des communautés ». Quatrièmement, certains sociologues ne croient guère à la possibilité de réformer la police et d’en éradiquer le racisme. Pour James Nolan, sociologue et ancien policier, les violences policières continueront même en cas de condamnation des coupables de la mort de George Floyd. Il en voit la raison dans la notion bourdieusienne de « l’habitus ». Selon lui, les flics ont intériorisé une vision du monde qui est liée au rôle qu’ils jouent dans la société, du genre : « Nous sommes les gentils et nous cherchons les méchants ». Cinquièmement, pour dénoncer le racisme systémique qui prévaut dans la police, et au-delà, l’ACLU ajoute des arguments qui semblent aller dans le même sens du caractère non réformable de la police : « Le  péché originel de la police est son attachement au premier et plus dévastateur péché de la nation : l’esclavage […] depuis sa création, la police a été chargée de protéger le pouvoir et les privilèges en exerçant un contrôle social sur les Noirs ».

Toujours est-il que, conscient.e.s ou pas de tout ou partie de ces réalités et de ces mécanismes, de nombreux/ses manifestant.e.s ont assez vite posé des exigences, certes pas consensuelles – et souvent contradictoires entre elles – mais en tout cas assez fermes et assez massives pour obliger la sphère politique à en discuter et à s’y adapter d’une manière ou d’une autre. Un premier type d’exigence par rapport à la police, c’est de la dé-financer – « defund » –, autrement dit lui ôter des subventions dans une proportion variable. Dès le début juin, on a ainsi vu fleurir la volonté de couper des ressources aux polices locales, à différents endroits du pays. De tels appels se sont multipliés, et cette exigence était par exemple écrite sur la chaussée à Washington, avec des dizaines de manifestant.e.s allongé.e.s autour du message. Il faut savoir que c’est une question politiquement sensible, qui divise les Démocrates. Les Républicain.e.s y sont par principe opposé.e.s. Exemple de débat sur la police entre les deux candidats bourgeois à la présidentielle de novembre : Trump accuse Biden sur la question du dé-financement de la police. Réponse alambiquée de Biden : « Je soutiens le fait de conditionner l’aide fédérale à la police au respect de certaines normes de base, de décence et d’honorabilité. La police doit être en mesure de démontrer qu’elle peut protéger la population, et tout le monde dans cette population ». Clairement, Biden défend la position de l’establishment démocrate : il se dit «favorable à une réforme nécessaire et urgente », mais il fait savoir dans un communiqué sans ambiguïté qu’il s’oppose à des coupes dans le financement de la police. L’Humanité regrette qu’ainsi, Biden jette le trouble « en s’opposant [à] l’une des mesures-phares des mouvements de protestation ». Il n’y a pourtant pas de quoi être surpris de la part d’un digne représentant de l’élite nationale du parti démocrate. Et il est loin d’être le seul à défendre cette ligne dans le parti de l’Âne. 

Cette exigence forte de dé-financement conduit à des louvoiements et à des initiatives politiques des Démocrates, à la fois au niveau national, et local. Au niveau national, les Démocrates présentent une proposition de loi à la Chambre, intitulée « Justice in policing act », qui prévoit de faciliter les poursuites judiciaires contre les flics en s’attaquant à la règle d’« immunité » dont ils jouissent, de réformer leur recrutement et leur formation pour lutter contre les préjugés raciaux, de créer un registre national des bavures policières, et d’interdire certaines pratiques comme la clé d’étranglement. Par ailleurs, le « Black Caucus » (une cinquantaine de parlementaires afro-américain.e.s au plan fédéral) a présenté un arsenal de mesures pour uniformiser les pratiques nationalement : « Ils recommandent notamment l’usage des caméras embarquées par tous les policiers, la fin du profilage racial et des étouffements, le contrôle de la police par des instances civiles, les poursuites systématiques de policiers impliqués dans des crimes ou encore la création d’un fichier national des violences policières ». Mais dans un cas comme dans l’autre, même ces mesures limitées n’ont guère de chances d’être acceptées, vu l’hostilité des Républicain.e.s, majoritaires au Sénat, aux limitations des pouvoirs de la police. 

Mais le mouvement est tellement puissant dans le pays qu’il obtient que la question des moyens et des pouvoirs de la police soit posée malgré l’hostilité plus ou moins nette des maires démocrates à cette démarche. Ainsi, à New York, le maire Bill De Blasio, au départ opposé à la baisse du budget de la police, en arrive à l’évoquer publiquement, au profit du financement des services sociaux de la ville. Il cède finalement à son conseil municipal en acceptant le dé-financement du NYPD mais celui-ci avait vu son budget augmenter de 22% de 2014 à 2019. Il se dit aussi décidé à « établir plus de transparence pour les services de police, à bannir les étouffements et à refondre les programmes de formation ». Pour New York, De Blasio – qui était contesté pour avoir tardé à limoger le policier responsable de la mort par suffocation d’Eric Garner, en 2014, et qui s’est fait huer, notamment par des Afro-Américain.e.s, lors d’un hommage à George Floyd, le 4 juin, à Brooklyn – donne les détails suivants : les 6 milliards de dollars de budget du NYPD, avec 36 000 policiers et 19 000 civils, seront réduits pour « payer des services sociaux et des aides à la jeunesse » ; il s’engage à la transparence des dossiers disciplinaires des policiers, jusqu’à présent confidentiels. Peu après, on apprend que la « BAC » new-yorkaise, impliquée dans des centaines de fusillades policières, va être démantelée et que ses 600 agent.e.s seront redéployé.e.s à d’autres postes (surveillance, police de proximité, missions d’enquête…). Le maire de Los Angeles, Eric Garcetti, annonce quant à lui une réduction de 150 millions de dollars du budget du LAPD. En fait, il s’agit plutôt d’une augmentation de 150 millions de dollars qui était prévue et qui n’aura pas lieu… Le maire de Boston, Martin Walsh, décrète le racisme « crise de santé publique », et va transférer 20% du budget de la police vers les services sociaux.

Le 10 juin, on compte déjà 12 villes et 16 États qui ont annoncé des projets ou sont déjà passés à l’action. On peut noter les cas de San Francisco, où la maire London Breed annonce qu’une part – encore non définie – du budget de la police va être réaffectée en faveur de la communauté noire ; et de Portland, où la conseillère municipale Jo Ann Hardesty essayait depuis longtemps et sans succès d’éliminer deux unités de police, et vient de parvenir à convaincre le conseil municipal. Dans tous ces cas, et plus encore dans d’autres villes, il y a eu des débats tendus entre divers courants participant à la mobilisation, l’establishment démocrate faisant pression pour limiter les réformes. Le plus souvent, le dé-financement n’est pas obtenu, mais des mesures réglementaires et légales sont prises, destinées à donner en partie satisfaction aux personnes mobilisées. Ainsi, à Washington, la prise d’étranglement en pesant sur le cou d’un suspect, déjà interdite par les règles internes à la police, est maintenant considérée comme un crime. Même mesure annoncée à Houston par le maire démocrate Sylvester Turner aux obsèques de George Floyd. 

Certains Etats à gouvernement démocrate agissent dans le même sens. Celui de New York fait voter par ses deux chambres un projet de loi bloqué depuis plusieurs années du fait de la puissance des syndicats policiers : cette pratique d’arrestation est maintenant pénalisée par la loi « Eric Garner ». Gavin Newsom bannit l’étranglement sanguin (carotid hold) en Californie. À Washington DC, le législatif va un peu plus loin et adopte une série de réformes permettant de rendre publics dans les trois jours le nom et les images des caméras corporelles des policiers impliqués dans des incidents, d’exclure les syndicats de police des procédures disciplinaires ; et interdisant l’usage de gaz lacrymogènes et de balles en plastique pour disperser une manifestation pacifique. Par contre, la proposition pourtant limitée de baisse des effectifs de police de 3 800 à 3 500 n’est pas adoptée.

Ce que l’on observe aussi, ce sont des sanctions express prises dans différentes villes contre des policiers violents dans les manifestations : inculpation d’un flic new-yorkais pour avoir violemment repoussé une manifestante ; même chose en Floride contre un policier qui avait donné un coup de pied à une manifestante agenouillée ; renvoi de deux flics en Géorgie dont les caméras les avait filmés brutalisant des étudiants dans leur voiture ; suspension sans paye de deux flics à Buffalo (NY), filmés en train de bousculer et de faire tomber un homme de 75 ans, qui a été hospitalisé dans un état grave… Dans ce dernier cas, Trump s’est encore illustré en soutenant les brutes policières et en traitant le vieil homme de « provocateur antifa ».

Minneapolis et ses 430 000 habitant.e.s constituent un cas à part. Dans la ville qui a vu mourir George Floyd, les exigences des personnes mobilisées vont au-delà du « dé-financement » et sont transmises aux autorités locales. Considérant une réforme impossible en l’état, le conseil municipal, contre l’opposition du maire démocrate Jacob Frey, vote à la majorité qualifiée le démantèlement de la police locale. La « relation toxique » entre police et population doit disparaître complètement. Les idées sur ce que doit devenir la sécurité publique ne sont ni claires ni consensuelles mais la restructuration doit être complète et aboutir à un « nouveau modèle de sécurité publique ». Elle doit commencer par une grande consultation de la population dans les mois à venir. Selon Le Monde, cette situation effraie une bonne partie de la population, et ce sont surtout les Afro-américain.e.s et les associations militantes qui ont poussé et qui, parfois, ne font pas confiance aux élu.e.s municipaux/ales. Un autre problème y est pointé du doigt : l’échec des réformes passées vu la toute-puissante Fédération des policiers et son chef Bob Kroll (surnommé Bob KKKroll !).

La question des statues de racistes et d’esclavagistes

Le second domaine, avant tout symbolique, dans lequel on observe une forte détermination des manifestant.e.s apparait un peu après l’exigence de dé-financement ou de démantèlement de la police. Il s’agit des monuments confédérés – de la Confédération sudiste qui, au moment de la Guerre de Sécession, luttait pour maintenir l’esclavage – et des plaques commémoratives et autres statues à la gloire des racistes et maitres esclavagistes du passé. L’exigence de voir disparaitre ces symboles odieux dépasse les Etats-Unis et se répand vite en divers endroits du globe, comme en Belgique ou en Angleterre. Aux Etats-Unis, on a compté qu’en 5 ans, 138 symboles des Etats du Sud sécessionnistes et esclavagistes ont été retirés des lieux publics, mais il en reste 1 700. C’est la Virginie qui en compte le plus. Il faut observer que le maintien de ces symboles nombreux du passé esclavagiste va de pair avec le fait que jamais, les Etats-Unis n’ont présenté des excuses au niveau national pour l’esclavage, pas plus d’ailleurs que pour le génocide des Amérindien.ne.s ou le non-respect des traités conclus avec elles et eux.  

Ce que l’on observe, c’est que les choses se passent en deux temps rapprochés. D’abord le principe de l’action directe : les manifestant.e.s elles et eux-mêmes déboulonnent ou détruisent des statues, peinturlurent des monuments… Petit inventaire iconoclaste et anti-esclavagiste. Richmond (Virginie), ex-capitale de la Confédération, est un lieu hautement symbolique et voit dégradés plusieurs monuments : la statue du général Wickham est renversée et recouverte de peinture, une corde placée autour de son cou ; trois autres statues voient leur socle tagué à profusion, notamment celle, imposante, du général Lee, qui commandait les armées sécessionnistes et est toujours considéré comme une idole par les nostalgiques de la Confédération ; une statue du président sécessionniste Jefferson Davis est arrachée de son piédestal par des militants se réclamant de BLM, sous le regard impassible de la police, alors que le maire démocrate, qualifié de « raciste » et de « traître », dit avoir voulu l’enlever mais avoir été pris de court ; une statue de Christophe Colomb est incendiée et jetée dans un lac. Une statue du même Lee est déboulonnée à Montgomery (Alabama) devant un lycée qui porte son nom, comme beaucoup d’autres dans le pays. À Boston, la statue de Colomb est décapitée.

Dans un second temps, très rapidement, les politiciens proposent des solutions et des textes autour de cette question… ou s’indignent. Ainsi, certaines statues, pour éviter des dégradations, sont mises en lieu sûr par leurs propriétaires : c’est le cas du bronze d’Appomattox, montrant un soldat confédéré, qui décorait la ville d’Alexandria (Virginie) depuis la fin du 19e siècle. Parfois, ce sont les autorités qui retirent les statues et monuments confédérés, comme le maire républicain de Jacksonville (Floride). Certaines décisions sont prises au niveau des Etats : en Virginie, le gouverneur démocrate Ralph Northam décide de mettre à l’abri la statue taguée de Lee – qui servait de point de rendez-vous aux fascistes – en attendant qu’une décision soit prise sur son sort.  En Californie, le Sénat commence à discuter d’une commission « sur la vérité, la réconciliation raciale et la transformation », et l’assemblée de l’Etat crée une task force pour étudier les formes que pourraient prendre les réparations de l’esclavage. Enfin, le débat concerne aussi la capitale fédérale et le niveau national. C’est qu’à Washington, onze statues confédérées contribuent à la décoration du Capitole. La présidente du Congrès, Nancy Pelosi demande leur retrait, et c’est la sénatrice démocrate de Californie Barbara Lee qui doit présenter un texte de loi à cette fin. Un projet pour la réconciliation avait été lancé au Congrès environ un an plus tôt, le 19 juin 2019, lançant une commission destinée à étudier les conséquences de l’esclavage et les remèdes à y apporter, et prévoyant des excuses nationales pour ce sombre passé. Autre projet au niveau national : renommer les bases militaires baptisées en fonction des noms d’officiers sudistes, ce qui est le cas notamment de Fort Bragg. Alors que le Pentagone s’est dit « ouvert à la discussion », que la commission des forces armées du Sénat (à majorité républicaine) y est favorable, Trump y est catégoriquement opposé, et même prêt à apposer son veto. Même sur une question symbolique comme celle-ci, Trump choisit le camp des esclavagistes !

Des politiciens démocrates soutenant l’ordre bourgeois mais cherchant à composer avec le mouvement

Tout ceci est une grande leçon de choses. Sur la « classe politique » en particulier. Une mobilisation sociale aussi puissante oblige le personnel politique à se positionner. On voit alors qui est qui, et qui fait quoi. Avant de revenir à Trump, il est nécessaire de faire un petit détour par le camp démocrate. Les débuts de la mobilisation sont déjà significatifs de la duplicité qui prévaut de ce côté de l’échiquier politique étatsunien. C’est le cas, à Minneapolis, en particulier. D’un côté, le maire Jacob Frey, membre du Democratic Farmer-Labor Party, classé dans gauche du parti démocrate, parle d’un racisme systémique dans la société, et dit vouloir le combattre. De l’autre, il envoie la Garde Nationale pour empêcher le pillage des banques, commerces, pharmacies, etc.. On apprend que le 28 mai, le gouverneur du Minnesota, Tim Walz avait mobilisé 500 hommes de cette Garde Nationale, mais que… Frey a tardé à les appeler. Par contre, le lendemain, ils sont à Minneapolis, avec leurs véhicules kaki. Un couvre-feu est instauré. Le non-respect de celui-ci conduit, le dimanche 31 mai, à des centaines d’arrestations, les personnes concernées risquant jusqu’à 1 000 dollars d’amende. Des hélicoptères de l’armée patrouillent dans le ciel de Minneapolis et plusieurs manifestations pacifiques sont dispersées par des grenades lacrymogènes. Sur la question du démantèlement ou du dé-financement de la police de Minneapolis, qui s’est si souvent « illustrée », Frey est hostile aux deux mesures, et se fait huer. Finalement c’est le démantèlement de la police qui lui est imposé par son conseil municipal. 

Le maire de New York, Bill de Blasio, présenté comme faisant partie de la gauche du parti démocrate – il soutenait Bernie Sanders après avoir tenté, sans succès, de lancer sa propre candidature aux primaires démocrates – apparaît d’abord comme un « homme d’ordre ». Tandis que la ville est toujours en confinement, des manifestations ont eu lieu pour cinq nuits consécutives, et dans la nuit du 1er au 2 juin, des scènes de pillages se déroulent dans toute la ville, même dans le Bronx, très touché par le Covid-19. À Manhattan, des magasins sont dévalisés sur la Ve Avenue. De Blasio instaure alors un couvre-feu de 20h à 5h du matin, prolongé toute la semaine, une situation jamais vue depuis 1943. Cette nuit-là, il est procédé à plus de 200 arrestations. Au moment du débat sur le budget de la police, De Blasio est très critiqué sur sa gauche, pour le soutien qu’il apporte aux flics. 

D’ailleurs, le couvre-feu est mis en place dans de nombreux endroits, dans d’autres villes démocrates que Minneapolis ou New York, comme Los Angeles, Chicago, Philadelphie, Atlanta. Une quinzaine d’Etats sont aussi concernés, la garde nationale est déployée. Les politiciens démocrates apparaissent essentiellement comme des gardiens de l’ordre. Et de nombreux/ses militant.e.s antiracistes et de gauche s’en rendent compte. 

À ce point, il faut aussi évoquer le cas de Joe Biden. Dans le contexte de ce mouvement comme sur d’autres questions fondamentales, il apparait assez prototypique de l’establishment démocrate : totalement du côté de l’ordre bourgeois, mais cherchant à composer avec le mouvement, en s’affichant humaniste et antiraciste. Peu après l’assassinat de George Floyd, au début de l’explosion sociale antiraciste, Biden condamne la violence – celle des manifestations – avant d’adopter un profil plus humaniste, plus en phase, surtout, avec l’ampleur croissante de la mobilisation. Il va manifester contre le racisme à Wilmington (Delaware) ; il déclare (mollement) : « Nous sommes une nation qui souffre en ce moment, mais nous ne devons pas laisser cette douleur nous détruire » ; il se montre solidaire et même empressé vis-à-vis de la famille de George Floyd, etc. Mais il faut rappeler que Biden – pas plus qu’Obama – n’a rien changé en huit ans aux Etats-Unis face à la violence raciste de la police. Biden traîne de plus une vilaine casserole : le « Crime Bill », une réforme pénale répressive votée par le Congrès et signée par Bill Clinton en 1994, qui a contribué à l’incarcération massive d’Afro-Américain.e.s, et dont les effets continuent à se faire sentir aujourd’hui. Biden s’oppose au « defunding » de la police – ce qui agace beaucoup les militant.e.s antiracistes et la gauche démocrate – et a fortiori à son démantèlement. Même sur la question des symboles confédérés et esclavagistes, il se veut très modéré dans ses propositions, soucieux de ne pas trop choquer l’ensemble de l’establishment démocrate. Il propose de faire la distinction entre les monuments représentant des propriétaires d’esclaves et ceux représentant des esclavagistes qui se sont battus pour préserver l’esclavage. Pour Angela Davis, Biden et les figures les plus en vue de l’establishment démocrate agissent comme on le voit parce qu’elles « veulent être du bon côté de l’histoire, pas nécessairement parce qu’elles vont faire ce qui doit l’être ». Etre du bon côté de l’histoire, oui, mais avant tout gagner des élections ! Et pour cela, Biden subit une forte pression pour prendre comme candidate à la vice-présidence une Afro-Américaine. On parle notamment de l’écrivaine noire Stacey Abrams, qui serait volontaire. Il doit prendre des engagements suffisamment forts sur les questions d’égalité raciale. Biden sait que pour gagner en novembre, il doit pouvoir compter jusqu’au bout sur le vote de la communauté noire – ce qui n’est pas très dur – mais il est conscient qu’il doit aussi être « suffisamment-moins-pire » que Trump pour capter le vote de la jeunesse (blanche, latino et noire), qui évolue vers la gauche… et tend à s’impatienter.

Trump s’isole face à la mobilisation

En premier lieu, il est bon de se remémorer la réaction de Trump face à des mobilisations antiracistes antérieures, et en particulier aux évènements de Charlottesville, les 11 et 12 août 2017 : la lie du racisme et de toutes les haines fascisantes s’était donné rendez-vous pour manifester dans cette ville de Virginie, avec un mot d’ordre : « Unite the Right » (unir la droite). On a ainsi vu défiler le Ku Klux Klan et l’Alt-Right. Une contre-manifestation antiraciste et antifasciste est organisée, avec des forces de gauche, BLM, et des associations locales. On assiste, à la TV, à des scènes stupéfiantes : affrontements violents, proclamation de l’état d’urgence… Et « en fin de journée, un jeune nazi de l’Ohio fonça en voiture sur les antifascistes, tuant une jeune femme et blessant 34 personnes. Pas un mot de Trump sur le moment, puis au soir du 12 il sort de son silence pour dénoncer les violences ‘venant de nombreux côtés, de nombreux côtés’ ». Comme si la haine était des deux côtés… Trump ne procède à aucune condamnation des néo-nazis, et ceux-ci lui en sont très reconnaissants : « Quand on lui a demandé de condamner (Trump) est simplement sorti de la pièce (…) Dieu le bénisse », lit-on sur un site néonazi. On savait donc déjà à quoi s’en tenir à son propos sur ce genre de questions. Face à la toute récente mobilisation, Trump a tenté de combiner plusieurs postures. Un discours hargneux et grotesque sur « la loi et l’ordre » et « la transition pour la grandeur », illustré par la mise en avant de la garde nationale ; puis assez rapidement, un timide intermède tourné vers une tentative d’apaisement ; et enfin, presque un discours de guerre civile, marqué, comme pour la pandémie, par le besoin de faire porter la responsabilité des problèmes sur d’autres : les Démocrates, les anarchistes, les « antifas » (bientôt désigné.e.s comme des terroristes), et les médias. 

Quelques rares moments vaguement humanistes

Pendant de rares petits moments, Trump, obligé de sortir de son silence, a campé un président un tantinet humaniste, mais même dans les limites étroites qu’il n’a jamais dépassées, cela sonnait faux. Et il a tardé à le faire : en visite à Cap Canaveral, alors que le pays était déjà très mobilisé, il rendait hommage aux cosmonautes, sans dire un seul mot à propos de George Floyd. Beaucoup de Républicain.e.s le poussaient alors à s’adresser à l’ensemble de la nation. Mais le premier réflexe de Trump a été de jouer sur les divisions partisanes. Quand il a déclaré, à propos de la vidéo de l’arrestation meurtrière de George Floyd : « Ce que j’ai vu n’était pas bon, pas bon, très mauvais », cette réaction a souvent été jugée peu crédible et a été largement critiquée. Il a vu dans cette affaire une « grave tragédie [qui] n’aurait jamais dû se produire », et a assuré « comprendre la douleur » des manifestant.e.s. Son message téléphonique de condoléances à la famille Floyd a été aussi critiqué, cette fois-ci par Philonise, frère de George, qui a reproché au président de vouloir être bref et de ne pas laisser parler la famille de la victime. Ce sont toutefois là, apparemment, les seules déclarations et initiatives de Trump allant un tant soit peu dans le sens de l’empathie envers une famille et toute une communauté en deuil et en colère. Tout le reste de ses choix et de ses prises de position va dans le sens du racisme, de la violence contre les Afro-Américain.e.s et contre les couches populaires.

Le leitmotiv de la loi et de l’ordre

Alors qu’à Minneapolis et ailleurs, des pillages ont lieu, notamment dans les supermarchés – faut-il seulement s’en étonner alors que des pans entiers de la population se trouvent dans une situation matérielle catastrophique ? – l’occupant du Bureau Ovale choisit un symbole ignoble pour apparaitre comme le ferme défenseur de « la loi et l’ordre », thème politique qui était une composante de son programme en 2016, et qui va lui servir de boussole et de leitmotiv dans les jours suivants. Le président twitte une phrase initialement prononcée par Walter Headley, chef raciste de la police de Miami en 1967 : « When the looting starts, the shooting starts ». Disons que cette phrase, diversement interprétée et traduite, signifie : « Quand commencent les pillages, alors les tirs commencent aussi ». Trump, peu après, a prétendu qu’il ignorait son origine historique, et a voulu présenter ce tweet – qui a provoqué un tollé – non comme une menace, mais comme visant à avertir contre l’escalade de la violence. Comme si la violence obéissait à des lois de la nature. Comme si la répression qu’il préconisait n’était pas politique. Comme si elle n’avait pas pour fonction de préserver la propriété lucrative. Comme si la « violence » des pillages était de même nature et de même niveau que celle des balles policières destinées à les empêcher. Comme si face à des gens dans le besoin qui vont faire leurs courses gratuitement, il était légitime d’utiliser des armes à feu. Pour Kimberlé Crenshaw, militante et théoricienne des questions de race et de genre, Trump obéit ainsi à une logique électoraliste, mais profère en même temps des menaces réelles de tuer des Américain.e.s, dérivant ainsi vers un nationalisme blanc autoritaire. 

Autre geste d’un président hermétique et hostile à toute une population légitimement révoltée : le fait de se réfugier, lui et ses proches, dans le bunker de la Maison Blanche, pour éviter les manifestant.e.s. Mais cela va au-delà de la peur du peuple, puisqu’à sa sortie de cette expérience, Trump se félicite sur Twitter que son service de protection a les moyens d’accueillir d’éventuels « intrus » (alors qu’il s’agit d’une manifestation pacifique »), notamment avec les « chiens les plus féroces » et les « armes les plus menaçantes ». C’est bien de haine et de provocation qu’il s’agit ici de la part du président. Cela lui sera reproché, notamment dans son propre parti.

À nouveau, trouver des coupables

Craignant sans doute d’être vite débordé par la puissance du mouvement social et s’accrochant assez désespérément à sa base électorale, Trump promet de « stopper la violence collective », et s’en prend à la gauche et à l’extrême gauche. Il attaque particulièrement la mouvance radicale «antifa», qu’il veut faire apparaître comme une organisation terroriste – même si la loi américaine ne le permet pas. Selon lui, la « gauche radicale (…) travaille à faire sortir les anarchistes de prison ». Il accentue sa rhétorique sécuritaire et clivante, reprochant leur faiblesse aux maires et gouverneur.e.s démocrates, cherchant à attiser les inquiétudes des Blanc.he.s qui soutiennent son adversaire Joe Biden en faisant croire que ce dernier sera sous la coupe de cette gauche radicale, et accusant les médias de «fomenter la haine et l’anarchie» dans leur couverture des manifestations, alors même que de nombreux/ses journalistes sur le terrain ont été ciblé.e.s par la police !

Un président « chrétien » posant une Bible à la main

Un autre geste de Trump, tout en démagogie électoraliste, semble s’être joyeusement retourné contre lui. Le 1er juin, il a voulu jouer les bons chrétiens pour plaire à ce segment de son électorat. Rappelons que 81% des évangéliques blancs (15% de la population) ont voté pour lui en 2016. Après avoir fait évacuer sans ménagement le rassemblement pacifique qui se tenait devant la Maison Blanche, il a ainsi pu se rendre à pied non loin de là, à l’église St John de Washington, qui avait été légèrement endommagée la veille. Trump a jugé bon d’y faire un laïus, une Bible à la main, assurant notamment être à la tête d’un « grand pays ». Cette vile tentative de récupération de la religion n’a guère été soutenue par des représentants de la chrétienté, mais elle par contre a beaucoup choqué, en particulier des dignitaires religieux, à la fois pour la brutalité réservée aux manifestants pacifiques que pour l’utilisation de l’Eglise pour ses sombres calculs politiciens. L’archevêque catholique afro-américain Wilton Gregory a jugé « déconcertant et  répréhensible » cette manipulation ; pour Mariann Budde, évêque épiscopalienne de Washington, « c’était traumatisant et profondément insultant dans le sens où quelque chose de sacré était détourné pour une posture politique ». Aux funérailles de George Floyd, le pasteur baptiste et militant des droits civiques Al Sharpton déclare dans son oraison : « On n’instrumentalise pas la Bible. Quant à ceux dont les intentions ne sont pas de faire régner la justice, sachez que la famille de George ne vous laissera pas l’instrumentaliser ». Ajoutons que pour l’électorat catholique, Trump – trois mariages et deux divorces, sans compter toutes les frasques dont il s’est vanté ou qui l’ont éclaboussé – a pu légitimement se sentir froissé par cette manœuvre du 1er juin. Rappelons aussi que le pape François avait estimé, le 18 février 2018 que Trump «n’est pas chrétien», interrogé sur le projet de mur anti-immigré.e.s à la frontière avec le Mexique. La scène de l’église St John a aussi valu à Trump des critiques d’élu.e.s républicain.e.s : Tim Scott (sénateur noir de Caroline du Sud), Ben Sasse (Nebraska), et certain.e.s gouverneur.e.s républicain.e.s ont géré les manifs en prenant de la distance avec Trump. Même un sénateur républicain comme Lindsey Graham (Caroline du Sud), jusqu’ici fidèle soutien du président, a été conduit à se demander publiquement « quel était le but » de cette séance photo. Biden n’a pas non plus manqué de jouer sur du velours : « Quand des manifestants pacifiques sont évacués sur ordre du Président du perron de la maison du peuple, la Maison Blanche, en utilisant des gaz  lacrymogènes et des grenades assourdissantes, pour organiser une opération de communication devant une vénérable église, nous sommes en droit de penser que le Président est plus préoccupé par le pouvoir que par les principes. Qu’il est plus intéressé par servir les passions de sa base que les besoins de ceux dont il est censé s’occuper ».

Trump, l’armée et ses chefs

Une autre question, cruciale, démontre largement qui est Donald Trump et quelles sont les limites de son pouvoir. Cette question a contribué à l’isoler davantage. Une passionnante leçon de choses politiques : après avoir exhorté les gouverneur.e.s à agir vite et fort pour «dominer les rues », et menacé, s’ils et elles échouaient à ramener le calme, de déployer « l’armée pour régler rapidement le problème à leur place », Trump essuie une série de revers très dommageables politiquement et se décrédibilise un peu plus. 

En effet, de hauts responsables (ou ex-responsables) de la Défense le critiquent et/ou refusent d’obéir à sa volonté d’utiliser l’armée contre les manifestant.e.s. Mark Esper, actuel secrétaire à la Défense, pourtant proche de Trump, prend ses distances vis-à-vis de lui, expliquant que l’Insurrection Act de 1807 (mis en avant par Trump) ne peut être invoqué que « dans les situations les plus urgentes et les plus désastreuses [et que nous] ne sommes pas dans une de ces situations actuellement ». Le subordonné de Trump en matière de Défense refuse donc de lui obéir ! Mais Esper ne reste pas seul à dire non à Trump : le lendemain, Jim Mattis, ancien général des Marines, ex-secrétaire à la Défense, qui a démissionné fin 2018, resté silencieux depuis, est encore bien plus sévère en signant dans The Atlantic un point de vue dont il vaut la peine de citer quelques extraits : « Lorsque j’ai rejoint l’armée, il y a une cinquantaine d’années, j’ai juré de soutenir et de défendre la Constitution. Je n’ai jamais imaginé qu’on ordonne à des soldats prêtant le même serment, en aucune circonstance, de violer les droits  constitutionnels de leurs concitoyens [à manifester], encore moins à permettre au commandant en chef élu [le président des Etats-Unis] d’organiser une étrange séance de photos avec des responsables militaires à ses côtés». Mattis dit de Trump : c’est « le premier président que j’ai connu qui ne cherche pas à nous rassembler, qui ne prétend même pas le faire, mais qui essaie de nous diviser ». Il précise : « Nous devons rejeter toute conception de nos villes comme un “espace de combat” [une formule utilisée par Mark Esper] que nos militaires en uniforme sont appelés à “dominer” [selon l’expression  du  président]. Chez nous, nous ne devons utiliser nos forces armées qu’à la demande, en de très rares  occasions, des gouverneurs des Etats. La militarisation de notre réponse, comme nous l’avons vu à Washington, déclenche un conflit – un faux conflit – entre les civils et les militaires». Mattis défend le point de vue qu’il ne faut pas se laisser « distraire par un petit nombre de hors-la-loi » et soutient même les manifestations, qui « se caractérisent par des dizaines de milliers de personnes de conscience qui insistent pour que nous respections nos valeurs, nos valeurs en tant que peuple et nos valeurs en tant que nation ». Dans son rejet de Trump, Mattis est même encore plus cinglant : «Nous payons les conséquences de trois années sans adultes aux commandes». La prise de position de Mattis n’est pas anodine : c’est un chef militaire, paraît-il, « adulé » par les soldats. 

D’autres responsables de l’Armée prennent position contre Trump. Mike Mullen (ex-chef d’Etat-major sous Bush et Obama) déclare : « Je ne peux pas rester silencieux. Nos concitoyens ne sont pas des ennemis et ils ne doivent jamais le devenir ». Son successeur Martin Dempsey twitte : « L’Amérique n’est pas un champ de bataille » et « nos concitoyens ne sont pas l’ennemi ». Le général Milley, actuel chef d’état-major (au 2 juin) envoie une note pour dire que l’armée doit respecter la Constitution et jurer fidélité au peuple, pas au président. Pour expliquer cette levée de boucliers de hauts dirigeants militaires, un premier ensemble d’éléments mérite d’être pris en considération : selon Joseph Henrotin (rédacteur en chef de la revue «Défense et Sécurité internationale»), aux Etats-Unis, « de nombreux soldats viennent des zones dans lesquelles la contestation est vive […] Les écoles militaires ne coûtent pas aussi cher que les universités. L’armée est un vecteur d’intégration, d’ascension sociale et les hauts gradés n’oublient pas leurs origines ». 

Trump pose problème à son propre camp

Cette série de grosses fautes politiques, et en particulier les deux détaillées ci-dessus, contribuent à affaiblir assez nettement la présidence de Trump, au moment même où l’épidémie de coronavirus repart de plus belle, s’installant sévèrement dans le Sud et l’Ouest. Il est trop tôt pour en tirer des conclusions définitives pour l’élection de novembre, mais il est certain que Trump a perdu des points dans la séquence qui a suivi l’assassinat de George Floyd et cette grande page d’histoire de l’antiracisme. Cela se vérifie à de nombreux indices, au point qu’après la défaite de Steve King, député sortant et relais des suprémacistes, battu dans la primaire républicaine de l’Iowa par un républicain « modéré », L’Humanité en vient même à poser la question d’un possible effritement du camp républicain.

Des figures républicaines majeures lâchent Trump et ont annoncé qu’ils ne soutenaient pas sa réélection. C’est même le cas de George W. Bush, de l’ancien secrétaire d’Etat Colin Powell, et du candidat à la présidentielle de 2012, Mitt Romney. G.W. Bush a critiqué Trump pour sa gestion de la crise sociale et raciale, reconnaissant : « il est temps pour l’Amérique d’examiner nos échecs tragiques ». Il a aussi déclaré : « Que de nombreux Afro-Américains, en particulier de jeunes hommes, soient harcelés et menacés dans leur propre pays reste un échec choquant », ajoutant : « cette tragédie, qui s’inscrit dans une longue série de tragédies similaires, soulève une question incontournable : comment mettre fin au racisme systémique dans notre société? ». Colin Powell a suivi Jim Mattis dans sa démarche, et a déclaré : « Nous avons une Constitution, nous devons la respecter et le président s’en est éloigné ». Quant à Mitt Romney, il a participé, couvert d’un masque, à une manifestation de BLM à Washington, le 7 juin. Bien évidemment, il est beaucoup question d’élections et de réélections dans les prises de position des politicien.ne.s. Mais c’est justement ce qui est significatif dans la série de revers que reçoit Trump, du côté de son propre parti : avec un pareil énergumène au sommet de l’Etat, chaque tweet présidentiel est source d’angoisse pour des Républicain.e.s de moins en moins serein.e.s avec ce maintien, coûte que coûte de la ligne dure, « Law and Order » ! De nombreux élu.e.s républicain.e.s, notamment des sénateurs/rices, redoutent pour leur parti et pour elles et eux-mêmes une catastrophe électorale en novembre. Kevin Cramer, sénateur du Dakota du Nord, semble ainsi s’attendre au pire lorsqu’il déclare : « Tout type de crises majeures comme celle-ci ne crée probablement jamais de grandes opportunités pour les titulaires ». Craignant de voir Trump prononcer un discours sur « la race », certains sénateurs républicains envisagent de proposer des textes ou des projets très limités pour lui couper l’herbe sous le pied et limiter la casse. Par exemple, Tim Scott (Caroline du Sud), le seul sénateur républicain noir, propose une base de données nationale sur les fusillades impliquant des policiers, tandis que Rand Paul dit vouloir cesser d’envoyer des surplus d’équipement militaire américain aux forces de l’ordre locales. 

Et les sondages, début juin, sont un sérieux motif d’inquiétude pour tous ces politicien.ne.s du Grand Old Party. À cette période ils montrent qu’entre 33 et 36% soutiennent Trump pour sa réponse à la mort de G. Floyd, et entre 58 et 60% désapprouvent le président ou ne lui font pas confiance pour la gestion des questions raciales. Autre résultat négatif pour Trump : alors qu’au début du mouvement, le président n’était pas la cible des manifestations, cela devient le cas, mais entre l’épisode de St John et l’appel à l’armée contre les manifestant.e.s, Trump – qui a fait livrer des barrières pour isoler la Maison Blanche sur une longueur de 3 km ! – a dépassé les bornes, et recueille parfois le délicat sobriquet de « bunker bitch » ! Mais malgré ces sondages, et en dépit de tous ces signes politiques, Trump s’enfonce dans le déni : il tente de minorer le nombre de manifestant.e.s dans la capitale ; il prétend que sa prestation fallacieusement biblique devant St John a plu, et il se dit en phase avec une « majorité silencieuse ». 

Trump se raidit sur une série de questions

Malgré tout ceci, Trump a tenu sur sa ligne dure, avec plusieurs raidissements complémentaires sur des questions où cette ligne était précisément mise en cause par une grande partie de la population. Il n’a jamais accepté de parler de « racisme systémique » dans la société et dans la police. Ce faisant, Trump n’est pas en phase avec le pays réel, car comme on le lit dans le New York Times, même des Républicain.e.s, aujourd’hui, expliquent qu’il est nécessaire de s’attaquer au racisme. Alors que se tenaient les funérailles de George Floyd, pour lesquelles Trump ne s’est même pas fendu d’un message de condoléances à la famille, une table ronde avait lieu à la Maison Blanche sur la question du maintien de l’ordre ; à nouveau, le président a refusé de parler des violences policières et de considérer la disproportion des violences policières contre les Noir.e.s. Pour Trump, Derek Chauvin est une « brebis égarée », et 99% au moins des policiers sont « super » ! À propos de la revendication populaire bourgeonnante de diminution du budget de la police, et à la volonté montante de réformer cette institution, il s’est opposé – déclarant : « Nous n’allons pas couper les fonds de la police, nous n’allons pas démanteler la police », et expliquant que « cela profiterait aux voleurs et aux violeurs » – et il a cherché à en tirer un avantage politique, toujours afin d’effrayer la population blanche qui serait tentée par le vote Biden : pour Trump, la baisse des crédits à la police par les municipalités prouve que « le Parti démocrate est contrôlé par la gauche radicale »… Un geste symbolique semble aussi exaspérer l’hôte de la Maison Blanche : mettre un genou à terre, comme l’ont fait beaucoup de gens dans les manifestations, notamment parmi les forces de l’ordre. Vu le nombre de policiers qui ont fait ce geste, se faisant parfois réprimander par leur hiérarchie, on doit d’ailleurs se demander si la réponse en termes de loi et d’ordre fonctionne si bien que cela chez les flics ! Comme Biden a également fait ce geste, Trump a ainsi raillé son concurrent : « les lâches s’agenouillent ». Pour terminer à propos des raidissements significatifs de Trump sur des questions dont beaucoup sont avant tout symboliques, notons son opposition à la destruction ou au déboulonnage des statues de racistes et d’esclavagistes, alors que la contestation antiraciste a déjà commencé à s’en prendre – aux Etats-Unis et ailleurs – aux symboles les plus hideux du racisme et de l’esclavagisme. « Ne touchez pas à ces magnifiques statues », s’exclame-t-il, en décalage avec l’évolution de la société, mais bien en phase avec les éléments les plus passéistes et les plus rances de sa base électorale. En lisant le reportage hallucinant du journal Le Monde du 7 juillet, on découvre la mentalité et les propos de nostalgiques de la Confédération en Virginie, et on comprend de qui Trump ne veut pas se couper…

BLM, Trump et le rebond de la pandémie

Mesquinerie politicienne oblige, il fallait s’attendre à ce que certain.e.s n’hésitent pas à accuser BLM et les manifestations organisées d’être responsables du rebond de la pandémie en juin et juillet. C’est ce qui s’est produit, notamment avec Carlos Gimenez (maire de Miami), et Kevin McCarthy (un des chefs de file du parti républicain). Malheureusement pour eux, sur les 315 villes où ont eu lieu des défilés, « aucune preuve » n’a pu être établie de cette corrélation dans les trois semaines qui ont suivi la fin des manifestations dans l’immense majorité des villes. Avec le recul, on peut affirmer que, comme l’explique l’épidémiologiste Jennifer Horney, « il n’y a pas eu de pic de contaminations dans les villes où [les manifestations de BLM] se sont tenues. Notamment parce que ces manifestations ont eu lieu en extérieur, avec des gens en mouvement, dont une majorité était masquée. Les autorités fédérales considèrent que le risque de contamination est élevé quand les gens sont confinés dans un espace clos, et qu’on reste à proximité de quelqu’un plus de 15 minutes. Ce qui est, par contre, le cas pour les meetings dans un lieu couvert. » Et il se trouve que les autorités sanitaires de Tulsa ont recensé une flambée de l’épidémie un peu plus de deux semaines après le meeting de « lancement » de campagne de Trump… 

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