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7 minutes : une lutte d’ouvrières au théâtre bourgeois
Tribune libre
Il est rare que les luttes ouvrières, a fortiori celles de femmes prolétaires, deviennent objets de théâtre : les dominant-e-s, leurs médias et mêmes leurs artistes les invisibilisent d’habitude, préférant généralement distraire les gens avec des histoires intimes qui évitent les sujets politiques. Il est d’autant plus important de saluer la belle et forte mise en scène par Maëlle Poésy, pour la Comédie française1, de la pièce 7 minutes écrite par le dramaturge italien Stefano Massini2, plus ou moins inspirée de la lutte des ouvrières de Lejaby à Yssingeau (Haute-Loire) en 2010-20123.
Onze femmes, formant le « comité d’usine » élu par les 200 salariées de l’entreprise Picard & Roche, sont enfermées durant une heure et demie dans un local de l’usine qui leur sert de lieu de pause habituel, même s’il n’a rien de confortable entre les casiers personnels, les tableaux d’affichage et les étagères stockant des pelotes de fil et des patrons d’habits en carton. Les ouvrières et employées ont une heure et demie, le temps de la pièce, pour débattre et décider d’accepter ou non la proposition faite par la nouvelle direction après l’entrée au capital de nouveaux patrons, des « partenaires étrangers ». Les spectateur/trice-s vont suivre leurs échanges en temps réel, leurs réactions et leurs réflexions, leurs émotions et leurs arguments, mais aussi l’expression de leurs préjugés ou l’élaboration éthico-politique de leurs opinions, en passant par des rebondissements et des retournements... jusqu’au vote ultime. On est d’autant plus immergé dans ce « thriller social » que la metteuse en scène a choisi de placer le public de part et d’autre de la scène (« dispositif bifrontal ») et que certaines comédiennes viennent s’asseoir l’une après l’autre entre deux spectateur/trice-s du premier rang : nous aussi participons au huis clos et ne pouvons échapper aux réflexions, hésitations et prises de position que nous inspire cet échange vivant entre les personnages.
Divisions structurelles et unité dans la lutte
Nous sommes d’ailleurs plongé-e-s d’emblée dans l’atmosphère de l’usine, avec le bruit croissant et bientôt étourdissant de machines, que seule la prise de parole fait cesser. Ce n’est plus le moment de travailler, mais de savoir si cela restera possible demain. Il est 18h 30 et dix déléguées expriment leur crainte d’un plan de licenciements, voire d’une fermeture de leur usine. Elles attendent nerveusement et leurs échanges montrent d’emblée des tensions, qui tiennent non seulement aux différences individuelles dans la façon de faire face à l’attente, mais aussi à des différences structurelles, avec notamment des clivages entre ouvrières et employées (celles-ci ne sont que deux sur dix et l’ouvrière Mireille4 fait bien sentir à l’employée Agnès5 qu’elles ne sont pas tout à fait dans le même rapport ni avec le travail, ni avec les patrons), entre générations (la plus jeune, Sophie6, est âgée de 19 ans, la plus ancienne, Odette7, est là depuis 30 ans) et même entre Odette et sa fille Sabine8 (laquelle est bien dépitée, dit-elle, que les ouvrières les aient élues toutes deux au lieu de les départager...) – sans oublier des propos mi-ignorants, mi-islamophobes adressées, fût-ce sous le mode de l’humour, à Mathab, l’ouvrière iranienne9 et à Zoélie, l’ouvrière turque10...
Et pourtant, toutes sont unies par leur fonction de membres du comité d’usine élu et mandaté, et elles convergent dans leur empathie avec la onzième, Blanche11, leur représentante enfermée depuis le début de l’après-midi dans une autre pièce de l’usine avec les « cravates », nom donné par les ouvrières aux dirigeants de l’entreprise : nous comprenons la violence symbolique de ce rapport de forces typique, où Blanche fait face toute seule, depuis des heures, à dix patrons, tous des hommes, subissant l’inégalité terrible de la domination classiste et sexiste, en plus de la pression due à la tâche de représenter ses 200 collègues qui lui font confiance au moment même où elles craignent de tout perdre.
Mais ce n’est pas du tout ce que Blanche annonce en revenant : ni la fermeture de l’usine, ni le moindre licenciement ne sont à l’ordre du jour ! Cris de joie, embrassades, soulagement général : après cette arrivée des nouveaux patrons, toutes ces rumeurs et ces heures d’attente, on ne s’attendait pas à un tel dénouement !
Presque rien ou déjà trop ?
Pourtant, Blanche n’est pas satisfaite. Elle informe ses collègues qu’elles ont une heure et quart pour prendre leur décision en votant pour ou contre la proposition des patrons – qui leur mettent ainsi la pression (c’est d’ailleurs là, politiquement, une faiblesse de la pièce, qui s’explique certes pas le choix du huis clos et du déroulé en temps réel, mais c’est un problème qu’aucune déléguée, même Blanche, ne déplore cette impossibilité de consulter les 200 salariées qui les ont mandatées). Les dix autres ne comprennent pas tout d’abord la réserve de Blanche : après avoir craint le pire, comment pourraient-elles ne pas accepter une proposition qui maintient leur usine, leurs emplois et leurs salaires – proposition qui plus est écrite dans une lettre adressée à chacune des membres du comité ?
C’est qu’il y a tout de même une condition : elles doivent accepter, en échange de ce que la direction appelle ses « efforts », de « faire un pas » vers elle en renonçant à 7 minutes de pause (celle-ci passant de 15 à 8 minutes). Au début, Blanche a du mal à formuler ce qui la « chiffonne », d’autant qu’elle a anticipé et qu’elle comprend bien sûr l’enthousiasme de ses collègues : comment pourrait-on hésiter à accepter la proposition ? Mais, seule contre les dix autres salariées, comme tout à l’heure devant les dix patrons, Blanche ne lâche pas l’affaire : elle revient inlassablement sur la question, avance dans la formulation du problème, le prend peu à peu sous différents angles, argumentant calmement, tout en restant dans la compréhension et le dialogue avec chacune de ses collègues... Certes, 7 minutes, ce n’est pas grand-chose si on les compare avec le maintien de l’usine, des emplois et des salaires, mais aussi avec le sort des autres entreprises de la région et du pays (l’auteur italien a choisi de situer l’histoire en France). Ce n’est pas grand-chose, mais ce n’est pas rien : sept minutes par jour et par ouvrière, ce sont 600 heures par mois, que les patrons veulent donc empocher gratuitement. Or, comme l’a expliqué Sophie, qui a accès aux comptes (montrant en passant l’importance que des employées soient dans la lutte), l’entreprise n’est nullement en difficulté financière, et la marque jouit d’un grand prestige, qui fait même la fierté des salariées. Plus fondamentalement, une pause, c’est aussi du temps libre, du temps pour respirer, pour se reposer : est-ce « un luxe ou un droit », demande Blanche ? Si elles acceptent la proposition, au motif qu’elle est apparemment anodine, n’est-ce pas un signal donné aux patrons pour qu’ils puissent ensuite grignoter petit à petit les autres acquis ? Et, si on se place du point de vue des autres travailleurs, des autres entreprises, n’est-ce pas un devoir de montrer qu’il est possible de résister aux pressions patronales ? Au fond, n’en va-t-il pas de la « dignité » ?
Principes et parcours
Mais cela n’a rien à voir, fulmine Arielle12, l’ouvrière la plus frontalement opposée à Blanche. Comment pourraient-elles prendre le risque de refuser la proposition « pour une question de principe », alors que la vie de 200 ouvrières en dépend, et qu’elles ont été mandatées pour les représenter ? Peu à peu, après les réactions émotionnelles et parfois indignées, toutes les personnages entrent dans la discussion de fond, les prises de parole se font plus élaborées, tout en assumant leur situation dans des histoires et des points de vue personnels forcément différents. On s’écoute, mais on ne se comprend pas toujours, et on s’emporte de nouveau, au fur et à mesure que les arguments s’approfondissent : l’apprentissage de la discussion collective ne peut être que progressif. En un mot, les échanges se font politiques et d’autant plus vifs qu’ils s’ancrent dans l’expérience concrète de chacune, les personnalités se révélant de plus en plus précises et réalistes.
Par exemple, Lorraine, jeune femme noire13, explique comment son embauche comme ouvrière lui a permis de sortir d’un travail répugnant où elle passait son temps à « nettoyer la pisse de chien » pour un salaire de misère : en aucun cas elle ne prendra le risque de refuser la proposition qui sauve son emploi, et Blanche doit se mettre à sa place, au lieu de raisonner de son point de vue d’ancienne, qui au fond n’a pas grand-chose à perdre avant la retraite. De même, Mathab, Iranienne, raconte l’horreur de sa vie d’avant à Téhéran et sa joie d’être devenue ouvrière en France, y compris son incrédulité quand on lui a annoncé que, dans ce pays, il y avait des pauses payées dans la journée de travail... Mais justement, s’emporte Mireille, c’est à cause de vous, les gens venus d’ailleurs, qu’on se retrouve dans cette situation : comme vous avez fui la misère, vous, les étrangers, vous êtes toujours prêts à accepter n’importe quelles conditions, et c’est ce qui les fait se dégrader pour tous ! Mathab veut répondre, Zoélie vole à son secours, la tension est à son comble : on est à deux doigts de la bagarre générale. Mais la doyenne Odette intervient et en entraîne d’autres pour s’interposer, évitant la catastrophe, permettant la reprise de la discussion – d’autant plus vivante que la dramaturgie14 et la scénographie15 nourrissent de constants jeux de déplacements et de mouvements d’un bout à l’autre de la scène, bruyants ou silencieux, collectifs ou individuels, brisant ou reconstituant le cercle de l’échange collectif.
Mais soudain Rachel16 annonce qu’elle est convaincue, qu’elle rejoint les positions de Blanche. Cela oblige à refaire le vote, alors qu’il avait donné au départ une majorité nette de 10 contre 1 et que la discussion n’avait repris que pour la forme. D’autres personnages vont évoluer dans la discussion, et il y aura d’autres votes, faisant monter la tension des personnages et du public, jusqu’à la toute dernière minute...
Théâtre politique...
Les comédiennes de la Comédie française sont comme toujours excellentes, tout comme les quatres jeunes extérieures17 qui viennent renforcer, mais aussi diversifier la troupe, sans oublier les technicien-ne-s dont le savoir-faire assure l’impressionnante qualité de ce vieux théâtre bourgeois toujours plein de talents. La mise en scène de Maëlle Poésy (par ailleurs directrice du théâtre Dijon-Bourgogne-CDN) est impeccable, il faut y insister, car elle s’est pleinement investie dans le texte, elle a cherché à le concrétiser de la façon la plus vivante et elle s’est nourrie des témoignages de vraies ouvrières qu’elle a interrogées, comme le montrent deux trop brefs extraits retenus dans le fascicule que la Comédie française distribue aux spectateur/trice-s. Son interview parue dans le même fascicule est remarquable : elle souligne que « Stefano Massini a écrit une partition chorale sur le cheminement de chacune vers une pensée commune » et qu’il fait de la référence à la lutte des ex-Lejaby, en exergue de la pièce, « l’emblème d’un monde ouvrier que l’on entend peu et que l’on est en train de voir disparaître ». Pour la metteuse en scène, alors que « des hommes sont en train de décider pour elles », il est « essentiel d’entendre celles que l’on n’entend jamais, de voir ce que l’on ne voit jamais », ces femmes ouvrières en lutte : « comme l’évoque François Vergès, leur invisibilité tient à ce que leurs luttes ne sont pas placées sous la figure d’un leader : éminemment collectives, elles n’offrent pas de noms ou de visages permettant de les personnifier, apanage fréquent des luttes masculines ». Dans 7 minutes comme dans la vie réelle, « les ouvrières sont dans une contradiction permanente entre une solidarité forte et une menace de division » et « la pièce pose fondamentalement la question de la difficulté de s’unir dans un cadre social poussé à la précarité ». De ce point de vue, « en tant que miroir de la société, le théâtre nous interroge sur notre environnement direct et on peut trouver des échos avec des grèves plus récentes »...
... et œuvre militante
Il y a cependant un point sur lequel on peut ne pas suivre Maëlle Poésy : elle soutient que « la pièce propose un théâtre politique, pas un théâtre militant ». Mais cette distinction a-t-elle vraiment un sens ? Pourquoi la politique serait-elle noble, mais le militantisme un repoussoir ? Certes, aucune des personnages n’est une militante, et il n’est jamais question de syndicats ou d’idéologies – tout l’intérêt de la pièce reposant précisément sur l’élaboration de la parole individuelle et collective d’ouvrières qui ne sont pas habituées à la prendre. Pourtant, tout le mouvement de la pièce est porté par le rôle de Blanche, qui incarne d’emblée la voix du refus et de la résistance, et qui sait conduire patiemment ses collègues au cœur des enjeux politiques les plus fondamentaux, sans jamais leur donner de leçons, gardant son calme et son empathie jusque dans l’adversité la plus forte et même dans la terrible suspicion qui semble indiquer sa défaite. Nous qui sommes militant-e-s avons tou-te-s déjà vécu la difficulté de nous retrouver isolé-e-s sur nos positions, peinant à convaincre les collègues, même quand les enjeux sont immenses, mais continuant à mener la bataille pour nos idées – et gagnant d’ailleurs, heureusement, quelquefois... Notre expérience nous permet de comprendre d’autant mieux chaque personnage, ses arguments, ses raisons, ses émotions, mais nous ne pouvons pas ne pas nous identifier à Blanche : c’est une magnifique figure, non une militante organisée, mais clairement une militante de la dignité ouvrière, patiente, démocratique, incroyablement compréhensive, mais ne lâchant rien. Alors oui, il n’y a pas une minute à perdre : il faut courir voir 7 minutes, justement parce que, dans le saint des saints du théâtre bourgeois, c’est une superbe pièce de résistance au capitalisme !
1 Salle du Vieux Colombier, Paris 6e, 15 septembre-17 octobre 2021. Places de 12 à 33 euros.
2 Stefano Massini, 7 minuti (consiglio di fabbrica), 2013, trad. fr. de Pietro Pizzuti, 7 minutes. Comité d’usine, Éd. L’Arche, 2018 7 minutes. Comité d’usine (on peut regretter que le titre retenu pour la production de la Comédie française omette le sous-titre...). Stefano Massini, directeur du célèbre théâtre Piccolo de Milan, est le dramaturges italien contemporain le plus joué dans le monde, avec notamment sa Lehman Trilogy (2009-2012), saga théâtrale consacrée à l’histoire de l’entreprise Lehman Brothers dont la chute a précipité la crise économique mondiale de 2008 (trad. fr. Chapitres de la chute. Sage des Lehman Brothers, trad. de P. Pizzuti, Éd. de l’Arche, 2013).
3 Sur cette lutte elle-même, voir notamment la précieuse étude de l’historienne et militante Fanny Gallot, https://blogs.mediapart.fr/fanny-gallot/blog/210212/lejaby-un-long-combat-pour-la-dignite
4 Jouée par Élissa Alloula.
5 Jouée par Mathilde-Édith Mennetrier.
6 Jouée par Maïka Louakairim.
7 Jouée par Claude Mathieu, doyenne des sociétaires de la Comédie française
8 Jouée par Élise Lhomeau.
9 Jouée par Lisa Toromanian.
10 Jouée par Camille Constantin.
11 Jouée par Véronique Vella.
12 Jouée par Françoise Gillard.
13 Jouée par la toute nouvelle recrue des pensionnaires de la Comédie française, Séphora Pondi.
14 Due à Kevin Keiss.
15 Due à Hélène Jourdan.
16 Jouée par Anne Cervinka.
17 Camille Constantin, Maïka Louakairim, Mathilde-Édith Mennetrier et Lisa Toromanian.