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Le tournant marxiste de la libération animale ?
Traduction en français par Kolya Fizmatov, pour la Tendance Claire du NPA
Il ne s'agit pas ici d'une position de la Tendance Claire du NPA, mais nous la portons à la connaissance de nos lecteurs, grâce à la traduction faite par un sympathisant de la TC pour notre site.
Article originellement publié sur : https://animalliberationcurrents.com/the-marxist-turn-in-animal-liberation/
Daniel Werding, Christin Bernhold et David Müller sont membres de l'Alliance pour le marxisme et la libération animale. L'Alliance est une association politique de divers groupes pour la libération animale situés en Allemagne et en Suisse. Elle a été fondé pour soutenir la recherche, la critique et le débat sur les idées du marxisme dans leur impact sur la lutte pour la libération animale et pour contribuer à une nouvelle approche de la praxis du mouvement. L'Alliance a publié ses 18 thèses sur le marxisme et la libération animale en janvier 2017. Une traduction en français a été publiée en mars 2019. Avec 2 autres membres de l'Alliance, ils se sont entretenus avec le rédacteur en chef de Currents, Michael John Addario. L'entretien a été réalisé par courrier électronique entre novembre 2018 et avril 2019.
L’histoire des mouvements de libération animale en Allemagne comporte des parallèles évidents avec les mouvements de libération en Occident, mais ils se sont également développés dans le cadre spécifique de la philosophie et de la société allemandes. Ils semblent également s'être développés un peu plus tard que les mouvements nord-américains et certains des autres mouvements européens. Pouvez-vous nous parler un peu de cette histoire ?
L'histoire de ce que l'on peut appeler la dernière vague des mouvements de défense des droits des animaux et de libération animale en Allemagne commence à la fin des années 1980. Les mouvements de l'époque se décrivent encore comme welfaristes, bien qu'ils ne le sont pas vraiment au sens réformiste (et bourgeois) que l'on connait aujourd'hui. Les discussions politiques et théoriques sur ces questions ne font alors font que commencer. La plupart des militants viennent du milieu anarcho-autonome ou se rattachent au parti Vert, fondé au début des années 1980. En conséquence, leurs positions sont un mélange de philosophie morale et d’approches en termes « d’unité des oppressions ». À l'époque, l'action directe prédomine. Cette orientation conduit, entre autre, au premier procès « antiterroriste » contre des militants de cause animale, à Hambourg. Tous les accusés seront déclarés non coupables. La scission entre les welfaristes et les courants plus radicaux se produit assez tôt – à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
Les différences entre le mouvement de défense des droits des animaux et certaines parties de la gauche autonome entraine un affrontement idéologique lors de la Tierrechtswoche (« Semaine des droits des animaux ») à Hambourg en 1995. Cela conduit à une réorientation au sein de certaines parties du mouvement, qui se se lancent dans des discussions théoriques et commencent à formuler une critique du mouvement autonome, alors dominant en Allemagne. Dans les premières années du nouveau millénaire, ce tournant trouve son expression dans de nouvelles positions théoriques fondées sur la traditionnelle théorie critique d'Adorno, Horkheimer et Marcuse. Birgit Mütherich [sociologue allemande (1959 - 2011) pionnière dans l’étude des relations humains-animaux. Nécrologie de Renate Brucker et Melanie Bujok (en allemand) : https://www.tierrechtsgruppe-zh.ch/?p=1657] publie en 2000 un livre influent sur le problème des relations humains-animaux dans les travaux de Weber, Marx et de l'Ecole de Francfort. À peu près à la même époque, une structure de campagne au niveau national est fondée, Offensive gegen die Pelzindustrie (Offensive contre l'industrie de la fourrure), qui lance la première d'un certain nombre de campagnes réussies contre le commerce de la fourrure. Peu de temps après, le philosophe et professeur juif israélien Moshe Zuckermann aide les courants radicaux du mouvement de défense des animaux à étudier l'héritage de l'Ecole de Francfort en faveur de la politique de libération animale.
Je suis particulièrement intéressé par ce que vous décrivez, dans une conversation précédente, comme un « tournant vers le marxisme » dans le mouvement allemand de libération animale, grossièrement entre 2006 et 2008. Dans quelle mesure ce tournant a-t-il été important et influent dans la pratique - et à quoi l’attribuez-vous ?
En 2006, Tierrechts-Aktion Nord (TAN), connue aujourd'hui sous le nom d'Assoziation Dämmerung (Association Aube), organise un important congrès à Hambourg intitulé « Ramollir le cœur de pierre de l’infini » (une phrase d'Adorno). Les contributions au congrès paraissent dans un livre du même titre, publié par la journaliste et militante de longue date pour la libération des animaux Susann Witt-Stahl [Susann Witt-Stahl (ed.), Das steinerne Herz der Unendlichkeit erweichen: Beiträge zu einer kritischen Theorie für die Befreiung der Tiere, 2007].
L'un des contributeurs est Marco Maurizi, philosophe italien, musicien et intellectuel actif dans le vaste domaine des études critiques entre l'humain et l'animal. Ses Neuf thèses sur le spécisme paraissent en 2005, peu avant la tenue du congrès. Avec ses deux chapitres du livre de Susann, qui reprennent ses interventions au congrès, ces thèses ont été déterminantes pour des groupes qui discutaient déjà de la théorie critique et de la libération animale.
Les thèses de Maurizi expliquent, de manière condensée, les différences entre une approche matérialiste historique de la libération animale et les approches métaphysiques. Elles prennent la philosophie de Peter Singer comme modèle de l'anti-spécisme métaphysique. L'idée de base de Marco est que « le spécisme – notre croyance que l'humain est différend et superieur à tout autre animal – n'est la cause de rien ; c'est plutôt l'effet de quelque chose que les antispécistes métaphysiques n'ont pas encore expliqué ». Ici, le « spécisme » est un excellent exemple de ce que Marx et Engels appellent la « superstructure », effet d’une praxis politique et économique – le « quelque chose » que les antispécistes métaphysiques n'ont pas encore expliqué. Même aujourd'hui dans les études humain-animal, les approches métaphysiques gardent une influence significative.
Le livre de Susann - et en particulier les interventions de Marco - ont conduit à des discussions plus approfondies sur la libération animale et le marxisme. Dans le même temps, cependant, l'anti-spécisme métaphysique connaissait un grand coup d’accelerateur avec l’émergence des « études humains-animaux » dans le monde académique germanophone. Ce domaine est encore dominé par des forces de la gauche progressiste et radical-démocratique promouvant le post-structuralisme (dont la théorie de l’acteur-réseau), diverses nouvelles approches éthiques et des lectures « décentrées », ou éclectiques, de l'École de Francfort.
La toile de fond sur laquelle se déroule cette évolution intellectuelle est un mouvement général de la gauche allemande vers le centre, dans le sillage du tournant idéologique et politique vers la droite et le néoconservatisme, l'affaiblissement de la gauche radicale socialiste/communiste traditionnelle et les coupes budgétaires historiques opérées par le premier gouvernement d’union des socio-démocrates et des Verts, dans lequel nombreux à gauche avaient placé de grands espoirs.
Sur le plan économique, le capital allemand regne en maître – et gagne même des opportunités de nouveaux profits grâce à la libéralisation du marché du travail et à la déréglementation juridique des relations capital-travail. L'Allemagne se réinvente également en tant qu'acteur mondial, approuvant sa première participation à une guerre d'agression depuis la Seconde Guerre mondiale, en 1999 contre la République de Yougoslavie, et sa deuxième avec la guerre en Afghanistan, toujours en cours. Ainsi, si une fraction du mouvement de libération animale prend alors un « tournant vers le marxisme », il s’agit en réalité d’un contre-courant, au sens où, selon les mots de Walter Benjamin, il « brosse l’histoire à contre-courant ». Cela ne fait malheureusement pas partie d'un mouvement de masse, ni ne parvient à s’imposer à gauche, au sens large.
Comment sont apparues les 18 thèses sur le marxisme et la libération animale ?
Issus de ces courants intellectuels, nous avons commencé à rencontrer en 2014 des militants de la libération animale de Suisse et d'Allemagne qui partageaient notre point de vue et commençaient à discuter de la théorie et de la politique marxistes et des questions stratégiques dans le mouvement. À ce stade, nous n'avions pas encore prévu de créer une alliance formelle. Cependant, les réunions ont engendré des débats fructueux sur la libération animale selon des perspectives marxistes et socialistes. Il était nécessaire de les approfondir pour les faire avancer au sein du mouvement – ainsi que de les rendre accessible aux personnes plus généralement intéressées par la « question animale ». Nous souhaitions également développer davantage ces débats et perspectives. Le Tierrechtsgruppe Zürich a publié fin 2014 un numéro d'Antidot – un supplément à l'hebdomadaire suisse de gauche progressiste WOZ – sur le thème « Marxisme et libération animale ». Il s’agissait davantage de journalisme que de théorie, mais plusieurs articles développaient certains aspects de la critique dont nous discutions pendant cette période. Les réactions nous ont montré qu'il existe bel et bien un intérêt pour les positions anticapitalistes et socialistes sur la libération animale. Malheureusement, aucun des articles n'a été traduit en anglais.
Nous avons décidé de consolider nos efforts et de constituer ce qui est maintenant notre Alliance et aussi de développer une déclaration qui explique simplement pourquoi nous pensons que le marxisme et la libération animale vont de pair. Nous avions besoin de quelque chose que nous puissions utiliser pour présenter notre position à la fois aux jeunes camarades au sein du mouvement de libération animale et aux camarades marxistes qui se demandent toujours pourquoi leurs étranges camarades végétaliens continuent de soutenir que les animaux sont quelque chose dont le marxisme devrait se soucier. Le processus d'écriture et de débat collectif a duré environ un an. Nous avons rédigé nos thèses en tant que document théorique fondateur et l'avons publié sous forme de brochure en janvier 2017. Après la publication des thèses, nous en avons discuté lors de plusieurs événements du mouvement de libération animale et de la gauche marxiste. Des camarades de différents pays les ont traduits en anglais et en français. Nous espérons faciliter un débat international plus large sur le marxisme et la libération animale, dont nous pensons qu’il n’a que trop tardé.
Comment résumeriez-vous le point de vue théorique des Thèses ?
C'est un point de vue marxiste classique à partir duquel nous abordons à la fois le mouvement de libération animale et la gauche marxiste et communiste. Nous soutenons que la libération animale et le marxisme non seulement peuvent fonctionner ensemble, mais qu'en fait, ils vont nécessairement de pair et doivent s'unir. C'est pourquoi le texte est divisé en deux chapitres principaux, l'un expliquant « Pourquoi l'anti-spécisme doit être marxiste », l'autre « Pourquoi le marxisme doit être anti-spéciste ». En tant que matérialistes historiques, nous pensons que la libération animale a besoin du marxisme pour comprendre la relation de la société avec les animaux et la nature et, en même temps, que le marxisme doit reconnaître que les animaux doivent être libérés de l'exploitation et de l'oppression, tout comme le prolétariat - ce qui ne veut pas dire que la manière dont ils sont exploités et dominés par le capital fonctionne exactement de la même manière.
Dans la première section, nous jetons un regard critique sur les courants intellectuels les plus influents actuellement dans le mouvement des droits des animaux et de la libération animale, à savoir la philosophie morale bourgeoise, la critique juridique libérale et l'anti-autoritarisme libéral (post-structuraliste). Nous soutenons que tous ont leurs mérites. Cependant, ils ne sont au final pas en mesure de donner une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi les animaux sont exploités dans le capitalisme, pourquoi cette exploitation fonctionne comme elle fonctionne et d'où vient réellement l'idéologie spéciste. Nous introduisons ensuite le matérialisme historique et les travaux de Marx et Engels comme fondement théorique à la fois capable et nécessaire pour répondre à ces questions. Il fournit également les instruments pour analyser la position économique des animaux dans le capitalisme.
La deuxième section soutient que, d'un autre côté, le marxisme est incohérent s'il continue d'ignorer les animaux. Tout en soutenant que le capitalisme nuit intrinsèquement aux intérêts du prolétariat, les marxistes sont incohérents s'ils veulent abolir l'exploitation et l'oppression capitaliste afin de libérer la classe ouvrière mais en niant cette perspective pour les animaux. Ce n'est pas du moralisme mais une position morale fondamentale – révolutionnaire – à laquelle doivent aboutir les marxistes dans leur volonté de mettre fin aux souffrances systématiques causées par le capitalisme. Pour les matérialistes historiques, il n'y a aucune raison justifiable de ne pas respecter les intérêts et les droits des animaux non humains.
Un certain nombre d'universitaires se confrontent à des aspects du marxisme et de la libération animale depuis un certain temps déjà, parmi lesquels des personnalités telles que David Nibert et John Sanbonmatsu aux États-Unis et Dinesh Wadiwel en Australie. La question du travail des animaux a attiré des écrivains comme Jason Hribal et a également été reprise par certains universitaires en dehors d'un cadre marxiste. Vous êtes-vous inspiré de l’une ou l’autre de ces sources ?
Notre objectif n'était pas d'écrire un texte académique, mais un essai politique qui esquisse un terrain d'entente pour les marxistes et les partisans de la liberation animale. Ainsi, le nombre de références explicites est volontairement réduit. Mais vous pouvez trouver des références à Marx et Engels, Luxemburg, Adorno ou Marcuse – certaines explicites, d'autres implicites. De plus, nous nous sommes largement inspirés des débats que nous avons eus dans le monde germanophone dans lequel, pour être franc, les noms que vous citez ne sont pas encore devenus aussi influents que, par exemple, Gary Francione, Donna Haraway ou Carol J. Adams. Donc, la réponse courte est que même si certains d'entre nous connaissent Nibert, Sanbonmatsu et Wadiwel, nous n'en avons pas encore discuté en tant que collectif. Et nous avons également jugé nécessaire de formuler une position basée sur les travaux originaux de Marx et Engels, que nous ne considérons pas comme spécistes ou anthropocentriques.
Jason Hribal est devenu un peu connu en Allemagne, du moins dans le monde universitaire. Mais l'accent a davantage été mis sur son concept de résistance animale et la reformulation qui s’en suit de l'agentivité animale. Contrairement à lui, nous ne pensons pas que les animaux « résistent » à leur exploitation et à leur oppression, ou qu'il soit utile d'étendre la notion d'agentivité d’une telle manière. Nous pensons qu'il faut être précis dans nos termes et qu'un transfert de concepts de la classe ouvrière vers les animaux n'est pas toujours facile. Cela ne veut pas dire que les animaux vont volontairement à l'abattoir ou qu'ils ne sont pas acteurs de l'histoire. En fait, en tant que marxistes, nous savons qu’il n’y a pas que les seuls humains qui font l’histoire. Mais nous pensons que « résistance » n'est pas le bon terme pour conceptualiser ce que font les animaux. Tout acte individuel ou collectif de déni, de refus, de non-coopération, etc. n’est pas automatiquement un acte de résistance – ni dans l'histoire humaine, ni dans l'histoire animale.
Quant à la proposition de Hribal de considérer les animaux comme des travailleurs, la qualité du concept dépend beaucoup de sa signification exacte. De toute évidence, les animaux travaillent pour leur propre reproduction et/ou pour le « capital animal ». Soit dit en passant, Marx et Engels l'avaient déjà déclaré, bien que de nombreux universitaires pro-animaux tentent de prouver le contraire. Il est pour le moins intéressant d'observer que certains post-postmodernistes « redécouvrent » désormais la nature et les animaux en tant qu'agents, alors que Marx et Engels les considéraient déjà comme ayant une histoire qui leur est propre, même dans leurs premiers travaux. Mais le fait que les animaux effectuent du travail signifie-t-il que les animaux font partie du prolétariat, comme l’affirme Hribal ? Cela fait un moment que nous réfléchissons à la question du travail des animaux, et nous ne le pensons pas. Marx et Engels utilisent ce terme dans un contexte social et historique déterminé, pour une classe spécifique, définie par son rapport au capital (c’est-à-dire aux rapports de propriété et à la production et la distribution du profit). Les rapports au capital des salariés et des animaux ne sont pas les mêmes. Dans le cas de ces derniers, il s'agit d'un rapport de propriété qui permet au capital de surexploiter les animaux.
De plus, si nous examinons la définition politique de Hribal du prolétariat, nous dirions que les animaux ne sont pas une partie politiquement consciente de la classe ouvrière. Nous pensons que ce transfert de concept ne nous aide pas à mieux comprendre la société contemporaine. Dans le pire des cas, cela brouille notre analyse. Néanmoins, nous apprécions les histoires que Hribal a recueilli sur les animaux qui ne coopèrent pas avec leurs exploiteurs et oppresseurs. Elles sont vraiment fascinantes et, bien sûr, contredisent la perception erronée des animaux en tant que matériaux passifs, automates ou machines.
Il y a une importante présence anarchiste au sein de nombreux mouvements de libération animale. Cela relève parfois plus de l’étiquette – presque comme une sorte d'affiliation culturelle – que d’une réelle pratique anarchiste. Existe-t-il un véritable débat marxisme/anarchisme, ou un choc des stratégies organisationnelles, dans le mouvement allemand ?
La réponse courte serait non. Si vous excluez le néo-anarchisme postmoderne, le courant véritablement anarchiste au sein du mouvement de libération animale n'est plus aussi fort qu'avant. Contrairement aux années 90, où, disons, l'éco-anarchisme avec lequel beaucoup d'entre nous ont grandi était assez influent, culturellement et théoriquement, il ne s'organise plus comme un courant explicitement « anarchiste ». Ironiquement, l'un des rares groupes qui se qualifie actuellement d'anarchiste est un groupe de libération animale à Hanovre dirigé par des « anti-Deutsche » [courant pro-sioniste et pro-américain issu de la mouvance antifasciste : https://fr.wikipedia.org/wiki/Anti-allemand_(Allemagne)] qui utilisent des accusation d'antisémitisme pour calomnier la gauche traditionnelle. Deuxièmement, il n'y a tout simplement pas de débat théorique organisé au sein du mouvement sur ces questions pour le moment.
De fait, nous préférerion connaitre ce « choc des stratégies organisationnelles » – au moins cela donnerait lieu à un débat, qui pourrait potentiellement faire avancer les choses. Mais les débats stratégiques n'ont tout simplement pas lieu en ce moment. Bien sûr, il y a des militants d'origine anarchiste ou libertaire. Jusqu'à présent, aucune critique ou réaction à nos thèses d'un point de vue explicitement anarchiste n'a été formulée. Il y a bien sûr certaines de nos positions et arguments qui sont remis en question, par exemple l'accent mis sur la question de classe comme question centrale du capitalisme, ou la nécessité d'unir ses forces avec le mouvement ouvrier. Mais comme ces questions ne sont pas vraiment débattues en lien avec les questions d'organisation, un tel débat n'a pas lieu.
Pouvez-vous nous parler un peu de l'Alliance ? Comment s'est-elle formé et comment s'organise-t-elle ?
L'Alliance a été fondée en 2014. Elle est présente dans plusieurs villes en Allemagne et en Suisse. Nous avons commencé notre travail collectif avec le supplément Antidot, dont nous avons parlé. Nous avons exposé quelques idées de base sur le matérialisme historique et les animaux et une approche marxiste de l'éthique en tant qu'éthique de classe. Nous avons également analysé l’industrie de la viande allemande et suisse, examiné les liens entre l'éco-socialisme et les animaux, critiqué l'industrie et la culture végane émergente, etc. Nous avons eu de riches discussions de fond sur le journal et son contenu, sur les débuts des études humains-animaux à l’université, sur la situation à gauche. Nous avons conclu que nous avons besoin d'au moins trois choses : (1) une approche organisationnelle indépendante pour les marxistes et partisans de la libération animale, (2) une discussion théorique et politique collective des interconnexions entre marxisme libération animale, et (3) un débat stratégique sur la manière d'avancer.
L'Alliance s'est donc formalisée et nous avons lancé des discussions théoriques, les 18 Thèses en étant le premier résultat. Nous sommes une association de groupes et d'individus d'horizons politiques différents, dispersés géographiquement. Nous organisons des réunions collectives plusieurs week-ends par an. Pour ces réunions, nous préparons à tour de rôle des contributions sur les courants théoriques et politiques et d'autres questions, pour nous assurer que tout le monde est sur la même longueur d’onde, nous éduquer et nous tenir à la page, etc. Nous avons des discussions plénières sur des sujets importants pour lesquels tous les militants ont un intérêt commun. De plus, nous organisons régulièrement des conférences téléphoniques avec des délégués de tous les groupes participants. Malgré l'accent que nous mettons sur le travail théorique et la formation d'idées comme première phase de notre alliance, nous nous considérons principalement comme une organisation politique militante. La théorie et la pratique ne peuvent pas être séparées – les deux doivent faire partie de ce que nous faisons politiquement. Il nous a fallu la majeure partie de cette première année pour rédiger les thèses.
La première étape d'une nouvelle approche stratégique a suivi en mars 2018. Les mouvements de défense des droits des animaux et de libération animale sont dans un état épouvantable en ce moment. Nous avons organisé une conférence sur « L'avenir du mouvement ». L'idée était de présenter et de discuter une proposition pour une nouvelle stratégie. Au lieu de ne faire qu'un travail localisé, ou beaucoup de petites campagnes thématiques, pour la plupart infructueuses, nous avons proposé de concentrer collectivement les principales forces du mouvement sur l'industrie de la viande, car c'est à la fois le principal profiteur économique et le plus influent agent politique dans l'exploitation animale. De plus, nous pensons que l'industrie de la viande pourrait être une cible commune pour la gauche anticapitaliste au sens large, étant donné que les relations d'exploitation entre capital et travail y sont parmi les plus extrêmes, compte tenu des problèmes socio-écologiques produits par l'industrie de la viande, et étant donné la contribution de l'agriculture aux émissions de gaz à effet de serre. Voilà où nous en sommes en ce moment.
Les mouvements de libération animale du monde entier sont à un moment historique critique. Ils ont lutté pour trouver une place au sein des grands courants de gauche – explicitement marxistes ou non – alors même que leur besoin est politiquement urgent. Le nombre d'êtres non humains détenus et abattus chaque année est le plus élevé de l'histoire de l'humanité et la nature de leur utilisation est d'un caractère presque incompréhensiblement sadique. Quels sont selon vous les objectifs stratégiques les plus urgents des mouvements ?
Votre observation est juste. Nous considérons qu'il est crucial que ces mouvements unissent leurs forces, ne serait-ce que parce que la bourgeoisie et ses appareils sont assez bien organisés et que nous, ses ennemis, devons faire de même pour être puissants. Et n'oublions pas que le mouvement de libération animale n'est pas le seul mouvement de gauche à avoir de facto un urgent besoin d'alliés.
Nous pensons qu'il est vital de concentrer notre stratégie sur l'industrie de la viande. C'est l'incarnation de l'oppression et de l'exploitation mondiales des animaux, des travailleurs et de la nature. Il est responsable non seulement de la plus grande partie de l’abatage des animaux, mais aussi de la pollution, de la déforestation, de l'écocide, des obstacles à la souveraineté alimentaire, de l'oppression des travailleurs et de la destruction de leurs syndicats. C'est un nœud qui concentre tant de contradictions du capitalisme. L'industrie de la viande peut potentiellement être une arène politique dans laquelle différents mouvements anticapitalistes se réunissent pour unir leurs forces. Une telle campagne pourrait nous permettre de créer un terrain d'entente pour que partisans de la libération animale, éco-activistes, syndicalistes, communistes et anti-imperialistes s'unissent.
Bien sûr, il serait naïf de croire que cela pourrait se faire du jour au lendemain, notamment en raison de la méfiance et des différences politiques entre les différents groupes pour la libération animale, et entre ces groupes et d’autres courants de gauche. Nous sommes en territoire politique relativement inexploré. Nous n'avons pas de réponses toutes prêtes à certaines questions. Il faut vraiment essayer les choses dans la pratique.
Cela nécessite un travail minutieux de construction de solidarités. Par exemple, sur différents sites de l'industrie allemande de la viande, des groupes locaux – principalement des syndicalistes et des riverains – peuvent commencer à discuter de ce qu'il faut faire contre les conditions de travail dévastatrices. Le mécontentement des travailleurs de l'industrie de la viande a toujours été élevé et tout le monde le sait. Il en est de même pour les citoyens vivant à proximité des abattoirs. Les campagnes et initiatives locales doivent viser à tisser des liens avec ces personnes. On peut construire à partir de là. Il est important de garder à l'esprit que les travailleurs de l'industrie de la viande se soucient de leur travail non pas parce qu'ils veulent tuer des animaux - une grande partie de ce travail est psychologiquement stressant - mais parce qu'ils ont besoin d'un revenu. Cette distinction est importante pour la question de la solidarité. Comment notre mouvement doit-il agir dans un tel contexte ? En tout cas, faire avancer les positions de la libération animale dans ces campagnes nécessiterait une réelle participation sur le long terme, plutôt que d'aller simplement à une pour parler contre l'abattage.
Bien sûr, un problème constant est que la gauche marxiste, les mouvements sociaux et les éléments progressistes qui promeuvent des solutions technologiques - comme, disons, l'agroécologie - sont soit ignorants soit hostiles quant à la question animale. Cela n'a pas vraiment aidé les partisans de la liberation animale à trouver leur place dans « la gauche », comme vous dites.
Comment cela est censé changer est une question à part entière. Mais lorsqu'il s'agit de savoir ce que le mouvement de libération animale doit faire pour développer le potentiel de construction d’alliances plus larges, une première chose est d'abandonner la politique mono-thématique. C'est la condition même pour pouvoir envisager de s'unir à d'autres. Les mouvements de libération animale doivent veiller à ne pas alimenter eux-mêmes les préjugés qui existent souvent dans la gauche marxiste, comme par exemple, qu'ils ne s'intéressent qu'à consommer végan ou qu'ils ne prêtent pas attention aux questions d'économie politique - en particulier l’exploitation des travailleurs – et ainsi de suite.
En juillet de cette année [2019], nous participerons à une conférence d'action organisée par Animal Climate Action (AniCa), qui discutera des stratégies contre l'industrie de la viande et organise une grande mobilisation contre l'EuroTier 2020 à Hanovre, un des principaux salons mondiaux de la production animale. Nous attendons avec impatience les discussions qui y auront lieu.
Mais comment voyez-vous fonctionner une telle politique de classe ? Démocratiser l'économie et produire pour les besoins humains est certainement le projet socialiste au sens large. Mais en transformant les lieux de travail par le pouvoir des conseils ouvriers, nous pouvons assez facilement anticiper les conflits de classe autour de la libération animale. Cela me semble quelque chose qui doit rester au centre de la politique de libération animale en général. Comme vous l'avez dit, le mouvement pour les droits des animaux – même sa fraction de gauche – n'a pas vraiment donné la priorité au socialisme et à la politique de classe.
Une politique de libération animale de classe doit être développée au sein de la gauche traditionnelle, des mouvements pro-animaux et de la société. Nous devons le développer nous-mêmes, théoriquement et pratiquement. L'absence d'une telle politique, et parfois même son refus assumé, est l'une des principales raisons pour lesquelles nous sommes déconnectés de la gauche. Qu'on le veuille ou non, il n'y a pas d'autre voie qu’une politique pro-animale de classe si nous prenons en compte les forces objectives de notre société capitaliste et l'objectif d'une société juste et libre pour tous. Encore une fois, une simple sensibilisation végane et des actions directes ne suffisent pas – elles sont même souvent politiquement contre-productives. En revanche, nous ne considérons pas la mise en place d’une telle politique comme naturelle ou comme une voie de moindre résistance. Il y a encore de grosses réserves chez les militants marxistes et ceux de la cause animale, sans parler de la gauche social-démocrate classique au sein des appareils syndicaux. Il y aura donc des conflits sur le socialisme, la libération animale et leur intersection au sein de la gauche, avec les progressistes, les démocrates, etc. Mais il y a toujours des gens qui sont au moins ouverts à la discussion et aux alliances ponctuelles de part et d'autre. Les trouver et prendre langue avec eux est l'une de nos premières tâches.
Concernant la société civile et l'État, nous ne nous faisons pas d'illusions. Comme pour d'autres aspects de lutte des classes, les classes dirigeantes n'aimeront ni ce que nous voulons, ni ce que nous faisons. Une faction ne veut pas du tout s'occuper de ces problèmes et se bat ouvertement contre nous. L'autre, plus (néo)libérale, veut nous assagir. Ces capitalistes et politiciens promeuvent les produits et modes de vie végans, l'amélioration des réglementations en matière de bien-être animal, la reconnaissance de certaines espèces et la viande in vitro afin de maintenir l'hégémonie bourgeoise en matière d'exploitation animale.
Cependant, comme le montre l'histoire des luttes ouvrières, l'intégration n'est pas la libération et les classes dirigeantes ont traité ceux qui refusent l'intégration avec encore plus de rigueur. D’une manière douce ou forte, nous devons en fin de compte lutter contre le capitalisme et la classe capitaliste en général, et le capital animal en particulier. Notre tâche est de nous organiser et de nous éduquer le mieux possible et de formuler un projet stratégique contre le capital animal qui fasse appel aux militants pro-animaux et aux militants de gauche d’une part, et à la classe ouvrière et au grand public d'autre part.
Si nous y parvenons, nous aurons déjà accompli un grand pas en avant.