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Contre l’extrême droitisation, il faut un grand bloc populaire
Deux phénomènes parallèles ont eu lieu dans une quasi-simultanéité : la prise du pouvoir par les urnes de l’extrême droite « plurielle » [1] en Argentine et aux Pays-Bas, les manifestations de groupes violents en Espagne, en Irlande et en France. Ce sont deux fronts d’une guerre de mouvement, politique, globale, qui vise à conquérir le pouvoir. Ils s’inscrivent dans le cadre des deux fronts de guerre à haute intensité en Ukraine et en Palestine. Ces guerres aux portes de l’Europe produisent des secousses à l’intérieur même du vieux continent, exacerbant des tensions politiques qui fructifient dans le cadre d’un capitalisme en crise contraint de durcir ses attaques néolibérales et, en effet miroir, de réprimer plus durement les travailleurs/euses et la jeunesse.
Succès électoraux
En Argentine, le libertarien d’extrême droite Javier Milei, inconnu du grand public il y a quelques années, est arrivé largement en tête des élections présidentielles au second tour, sur la base d’un programme ultralibéral, visant à détruire l’ensemble des services publics, à libéraliser totalement l’économie et à détruire, notamment, les acquis des mouvements féministes, homosexuels et indigènes. Il s’agit d’une branche récente et puissante de l’extrême droite, dans laquelle la liberté de l’individu – masculin, blanc, hétérosexuel – est l’élément le plus important d’une société et prétendument attaqué de toutes parts. Les figures tutélaires sont Trump et Bolsonaro, incarnant une radicalité débarrassée des entraves du deep state et du politiquement correct. Comptant de nombreux soutiens chez les évangélistes radicaux, les milieux conspirationnistes et les masculinistes, l’idéologie est structurée sur le sentiment d’être dépossédé d’une sorte de liberté primitive et par la nécessité de reconquérir le statut qui revient de droit aux hommes blancs, à savoir celui de diriger. Pour pouvoir se réapproprier ce pouvoir, il faut être en mesure d’abattre les obstacles qui se dressent, comme les services publics qui favoriseraient l’oisiveté et l’assistanat, les mouvements syndicaux et progressistes qui remettraient en question la primauté du chef sur le reste de la population (du président au père de famille) ou encore les mesures de réduction des émissions de gaz à effets de serre ou de tout autre démarche écologique. La justice est aussi perçue comme partiale, à l’inverse de la police nécessairement juste. Enfin, la figure du « communisme » reste toujours présente en tant qu’ennemi absolu et tout ce qui pourrait s’y apparenter est combattu.
Aux Pays-bas, c’est Geert Wilders qui est arrivé en tête des législatives, avec l’élection de 35 députés sur 150. Il s’agit du plus gros groupe parlementaire du pays bien que cela nécessite, pour gouverner, une alliance conjoncturelle avec une partie des autres forces politiques réactionnaires (le parti agrarien BBB) et conservatrices (le parti libéral VVD et les dissidents chrétien-démocrates du NCS). Wilders a été élu sur la base d’une critique et d’un fort rejet de l’Union européenne, ainsi que d’un discours islamophobe radical et raciste. S’il a annoncé être près, comme le font tous les politiciens bourgeois lorsqu’ils sont confrontés aux exigences du capitalisme actuel, à négocier et céder en partie sur la question européenne pour avoir une coalition de gouvernement, Wilders ne cédera cependant pas sur le caractère racial de son programme. Il a répété, lors de sa première prise de parole publique, qu’il fallait stopper le « tsunami de l’asile » tout en insistant sur sa volonté de mettre fin à « l’islamisation des Pays-Bas ».
Ce sentiment « d’invasion » existe peu en Amérique Latine, en grande partie parce que « l’ennemi intérieur » existe déjà, d’une part dans les populations indigènes natives et d’autre part dans les milices para-militaires issues des anciennes guérillas de gauche. Mais il est structurant en Europe, où les théories du « grand remplacement » et de la guerre civilisationnelle ancestrale contre les musulmans occupent une place centrale [2]
Les prochaines élections en Europe sont les Européennes : habituellement sous-investi, ce scrutin est aujourd’hui au cœur de l’orientation de l’extrême droite et notamment du RN. Marine Le Pen veut faire de celui-ci une démonstration de force, en comptant sur sa capacité à mobiliser son électorat comme lors de la présidentielle. Il s’agit pour elle de se positionner pour 2027 comme la principale opposition à Macron, renforcée par l’effondrement de la NUPES et l’incapacité de la FI à construire, pour l’instant, une réelle alternative.
L’extrême droite dans la rue
Si les succès électoraux sont les événements les plus importants pour l’extrême droite, on assiste aussi à des prises de rues significatives, à des degrés et avec des intentions différentes. À Madrid, 170 000 personnes ont manifesté le 18 novembre contre la promesse d’amnistie des indépendantistes catalans par le Premier ministre Pedro Sanchez (parti socialiste). En Irlande, une nuit d’émeute fasciste s’est répandue à Dublin autour de slogans racistes et antimigrants. Le contexte est celui d’une crise du logement à Dublin telle que de moins en moins de personnes peuvent se loger dignement tant les prix sont élevés, créant dès lors un terreau fertile pour refuser l’accueil de demandeur/se-s d’asile.
Manifestation à Madrid le 18 novembre
En France, plusieurs temps ont marqué la présence de l’extrême droite sur le devant de la scène durant le mois de novembre. D’abord la « marche contre l’antisémitisme » du 10 novembre, dans laquelle Marine Le Pen, Jordan Bardella ou encore Eric Zemmour ont été légitimés en défilant aux côtés des partis de gouvernement, dont une partie de la gauche, et en étant qui plus est protegé·e·s en partie par les militants suprématismes juifs de la LDJ. Le lendemain, à Lyon, une cinquantaine de fascistes ont attaqué, masqués et avec des matraques, une conférence sur la Palestine. Samedi 25 novembre, c’est un autre groupe, composé d’environ 100 personnes qui ont tenté une percée dans la cité du quartier populaire de la Monnaie, à Romans-sur-Isère. Considérant le meurtre, à la sortie d’un bal dans le village de Crépol, du jeune Thomas par une petite dizaine de jeunes du quartier de la Monnaie, sous entendu des non-blancs noirs et/ou arabes, comme du « racisme anti-blanc », les militants d’extrême droite ont appelé à manifester dans le quartier. S’ils ont été repoussés physiquement par les habitant·e·s de la cité, l’événement souligne cependant le franchissement d’une nouvelle étape : les fascistes se sentent suffisamment forts pour faire des ratonnades sur le territoire même de leurs prétendus ennemis.
Le développement de l’internationale réactionnaire
Loin d’être dissociés, les succès électoraux et les actions de rue de l’extrême droite témoignent en fait de la tendance lourde qui se met en place à l’échelle globale : une « trumpisation » des classes dirigeantes, avec des attaques tous azimuts d’une part contre les acquis ouvriers et les services publics, d’autre part contre les mouvements progressistes, appuyés (en plus de la sphère médiatique) par des militants violents dans la rue. Les uns et les autres se soutiennent et se protègent, même s’ils ne portent pas nécessairement le même programme politique. Par exemple, la cosmogonie complotiste de Milei n’entre pas systématiquement en résonance avec le fondamentalisme anti-islam de l’extrême droite hollandaise. Pourtant, les points communs sont suffisamment nombreux pour permettre la construction de passerelles et de zones de contacts entre les différents espaces de l’extrême droite internationale, qui réussit à rallier une partie des droites traditionnelles.
En France, le gouvernement fait semblant de combattre les groupes violents, mais la structuration de « l’arc républicain » autour de la question islamophobe permet de légitimer les éléments les plus radicaux de l’extrême droite. Le gouvernement et les médias appellent d’ailleurs les groupes fascistes « ultra droite » pour bien les distinguer d’une extrême droite présentée de plus en plus souvent comme « acceptable ». Dans ce contexte, les différentes variantes de l’extrême droite se retrouvent être, d’un côté, les meilleurs défenseurs des « Français de souche » contre les « racailles des cités » (dont la récente démonstration de force lors des émeutes a été perçue comme un affront) et, de l’autre, les meilleurs défenseurs des Israéliens en les soutenant idéologiquement, à défaut de pouvoir le faire aujourd’hui matériellement, dans leur campagne génocidaire à Gaza. Le débat parlementaire qui s’ouvre sur la Loi immigration va exacerber les prises de positions et permettre de voir jusqu’à quelles limites peut s’étendre « l’arc républicain ». L’extrême droite prospère sur les trahisons et les compromissions successives de la nouvelle social-démocratie incarnée dans le phénomène « néoréformiste » (comme en Grèce avec Syriza, au Brésil avec le Parti des Travailleurs, en Espagne avec Podemos…) et des directions syndicales dans le cadre d’importantes séquences de lutte de classe (comme en France depuis 2016). Une masse significative de travailleurs/euses, vaincue, se détourne de la possibilité de conquérir des victoires sociales significatives, voir de défendre certains acquis : la défaite de la lutte contre la réforme des retraites, malgré sa puissance, est un facteur décisif de la montée en puissance de l’extrême droite et de la droitisation des LR comme des macronistes. De plus, le capitalisme en crise génère un flot de déclassement et de misère permettant à la « logique » de préférence nationale de se développer, mobilisant des réflexes identitaires censés apporter des solutions durables.
Nous assistons à une sorte de voyage vers le futur : l’alliance idéologique et matérielle entre les médias bourgeois, les grands groupes industriels et les différentes franges politiques d’extrême droite plus ou moins radicalisés (de Darmanin à Ciotti, de Le Pen à Zemmour) peut conduire à la victoire d’un bloc identitaire, proto-fasciste, en 2027. Les victoires électorales de Milleri et Wilders (après déjà les succès italien, slovaque et hongrois en Europe) sont des signes encourageants pour toute l’extrême droite internationale.
Nous devons donc prendre acte de la dégradation accélérée du rapport de force et œuvrer dès maintenant à la construction d’un bloc populaire capable d’entraîner une majorité de travailleur/se-s dans la lutte de classe et dans la lutte politique. De ce point de vue, la rupture de la NUPES (alliance purement électoraliste que nous avions condamnée car elle ne pouvait que gâcher les possibilités que la FI avait de se construire après ses bons résultats à la présidentielle) a le mérite d’apporter des clarifications. Il est impératif que la FI se conçoive comme un creuset crucial d’une relance des luttes progressistes en général. Les européennes en fourniront un test électoral : il faut répondre positivement à la proposition de listes FI ouvertes aux militant-e-s des luttes. Mais l’essentiel est que, dès maintenant, la FI acquière un rôle véritablement organisateur dans les luttes et que, pour cela, elle se refonde elle-même en devenant enfin un outil de combat et une organisation démocratique. Il est urgent de lancer un processus constituant, de préparer un congrès et d’assurer la participation de tou·te·s les militant·e·s et de tous les courants politiques qui veulent construire un grand bloc populaire.
Notes
[1] Pour plus de développement de cette question voir l’ouvrage de Pablo Stefanoni La rébellion est-elle passée à droite ? https://www.editionsladecouverte.fr/la_rebellion_est_elle_passee_a_droite_-9782348075896
[2] Accréditant la thèse de Samuel Huntington du « choc des civilisations ».