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Chômage - Le drame silencieux
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http://russeurope.hypotheses.org/4514
Jacques Sapir, Le drame silencieux
Tandis que la France rendait hommage aux victimes du 13 novembre 2015, un autre drame se déroulait en silence. Le mois d’octobre a ainsi été marqué par une forte hausse du nombre des demandeurs d’emplois, et l’on peut en inférer que le nombre de chômeurs s’est donc lui aussi accru. Derrière ces chiffres, il y a de très nombreux drames humains, des familles qui se défont, des maladies, des suicides. Mais, ces drames ne font jamais les premières pages des journaux. Pour eux, pas d’hommage national. Pourtant, ce sont des femmes et des hommes dons les vies sont ainsi saccagées, voire détruites. Ils nécessitent tous autant notre attention, notre compassion, mais aussi nos décisions. En fait, nous vivons dans une situation économique et sociale qui relève, elle aussi, de l’état d’urgence.
Les chiffres de la hausse
Venant après ce qui avait pu passer pour de « bons » résultats en septembre, l’accroissement de 42000 demandeurs en catégorie « A » constitue une véritable douche froide pour le gouvernement. On a eu l’occasion d’expliquer en quoi les chiffres de septembre étaient eux aussi, à leur manière, inquiétant.
En fait, on s’aperçoit que la baisse de 23000 demandeurs d’emplois de la catégorie « A » de septembre dernier s’était accompagnée d’une hausse des catégories « C+E », soit des demandeurs d’emplois à temps partiel et des contrats aidés. Si les contrats aidés continuent de (faiblement) progresser, c’est la catégorie « C », soit le temps partiel subi, qui connaît la plus forte diminution. La hausse de ce mois d’octobre correspond largement à une baisse de ces deux catégories. De même voit-on baisser l’agrégat « B+D » qui est assimilé à la catégorie « A » (demandeurs d’emplois exemptés de recherche active de travail et personnes ayant un emploi partiel subi inférieur à un mi-temps).
Tableau 1
Evolution des différentes catégories et agrégats, en milliers
A+B+D | A | B+D | C+E | A+B+C+D+E | E | C | |
nov.-14 | 29,5 | 27,4 | 2,1 | -11,1 | 18,4 | -6,2 | -4,9 |
déc.-14 | 17,4 | 12,4 | 5,0 | 19,8 | 37,2 | -2,2 | 22,0 |
janv.-15 | -18,5 | -19,1 | 0,6 | 33,1 | 14,6 | -1,9 | 35,0 |
févr.-15 | 18,4 | 12,8 | 5,6 | 7,2 | 25,6 | -1,2 | 8,4 |
mars-15 | 15,5 | 15,4 | 0,1 | 14,5 | 30,0 | -1,1 | 15,6 |
avr.-15 | 34,8 | 26,2 | 8,6 | 14,9 | 49,7 | -0,1 | 15,0 |
mai-15 | 18,6 | 16,2 | 2,4 | 49,2 | 67,8 | 0,1 | 49,1 |
juin-15 | 15,1 | 1,3 | 13,8 | -7,1 | 8,0 | 17,2 | -24,3 |
juil.-15 | -0,7 | -1,9 | 1,2 | 22,9 | 22,2 | 8,3 | 14,6 |
août-15 | 28,7 | 20,0 | 8,7 | -8,2 | 20,5 | 2,1 | -10,3 |
sept.-15 | -25,3 | -23,8 | -1,5 | 20,3 | -5,0 | 3,2 | 17,1 |
oct.-15 | 34,1 | 42,0 | -7,9 | -18,2 | 15,9 | 3,9 | -22,1 |
Total sur 1 an | 167,6 | 128,9 | 38,7 | 137,3 | 304,9 | 22,1 | 115,2 |
Sources : DARES
Cela traduit le fait que devant les nuages qui s’amoncèlent sur l’économie française, de nombreuses entreprises ont mis fin à ces contrats précaires, renvoyant les personnes vers la catégorie « A ». La véritable raison est donc « pourquoi » ?
« L’alignement des planètes » et son manque d’effets sur l’économie française.
Depuis le début de l’année, une partie des commentateurs économiques, mais aussi des membres du gouvernement, insistent sur (1) la dépréciation de l’Euro face au Dollars et (2) sur la baisse des prix du pétrole pour annoncer une croissance importante dans la zone Euro. C’est ce que l’on appelle le fameux « alignement des planètes » qui était censé ramener la croissance en Europe. Or, les effets de ces deux facteurs, tout en n’étant pas négligeables, sont largement plus faibles que ce qui est affirmé.
En effet, la dépréciation de l’Euro ne joue pas quant à la compétitivité à l’intérieur de la zone Euro. C’est là une évidence. L’argument de l’importance de cette baisse pour la croissance implique d’ailleurs que les variations de taux de change ont bien un effet sur l’activité économique, ce qui avait été nié au début de la zone Euro. On a eu, depuis, de nombreux travaux indiquant l’ampleur de ces effets[1]. Le maintien de l’Euro, qui équivaut à bloquer les taux de change des différents pays à leur niveau de 1999, est l’une des principales causes de la faible croissance que l’on constate depuis.
Quant aux prix du pétrole, s’ils ont fortement baissé par rapport à 2014, l’impact sur l’économie dépend de la dépendance de cette économie aux hydrocarbures. Or, la France est l’un des pays européens les moins dépendants en raison de l’importance de la production d’électricité par des centrales nucléaires.
Ces deux effets e peuvent donc qu’avoir un impact très limité sur la croissance économique. Mais, d’un autre côté, le caractère erratique de la politique économique des divers gouvernements du Président Hollande n’établit pas un horizon de prévisibilité suffisant pour que les entreprises qui sentent une certaine amélioration se décident à embaucher, ou à transformer des emplois à temps partiels en emplois plein-temps. Bien plus que le soi-disant « rigidités » du marché du travail, c’est dans l’incapacité des entreprises à faire des anticipations solides sur les trois à cinq prochaines années qu’il faut chercher les raisons de la hausse régulière du chômage. En fait, l’incertitude est la principale ennemie de l’investissement et de l’emploi, comme l’avait montré Edmond Malinvaud dans les années 1980[2]. L’instabilité de la politique fiscale, les erreurs commises au début du quinquennat et qui n’ont été que partiellement, et tardivement, corrigées, jouent un rôle extrêmement délétère sur la décision d’embauche des entreprises.
Une pente néfaste
Cette hausse peut être lue dans la durée. Si l’on utilise l’agrégat des catégories A+B+D, que l’on a défini comme plus représentatif que la simple catégorie « A » des évolutions du chômage, il est intéressant de regarder comment cet agrégat évolue depuis février 2008. A cette époque, le nombre de demandeurs d’emplois des catégories « A », « B » et « D » était de 2,61 millions. Il est aujourd’hui de 4,58 millions.
Graphique 1
En fait, on observe une très forte augmentation d’avril 2008 à août 2010. Cette augmentation correspond aux effets de la crise financière que l’ensemble du monde a connu à cette époque. La situation se stabilise quelques mois puis, au printemps 2011, sous l’effet des politiques d’austérité mises en œuvres par François Fillon, la courbe se remet à augmenter. Ces politiques d’austérité, il faut le souligner, ont été décidées dans le cadre de la zone Euro et avec pour objectif le maintien de la France dans la zone Euro. Ce n’est pas par hasard si François Fillon a décidé de ces politiques, mais bien contraint et forcé par l’existence de la zone Euro. Cette dernière provoque alors un accroissement direct de 700 000 demandeurs d’emplois. Les effets de ces politiques se font sentir environ un an après l’élection de François Hollande. Mais, ce dernier ne revient nullement sur les mesures décidées par François Fillon. Il fait d’ailleurs voter, en septembre 2012, le TSCG qui n’est autre que ce que l’on appelle le traité « Merkozy » (ou Merkel-Sarkozy) qui avait été négocié dans l’hiver 2011-2012. Cette continuité de la politique économique, mais cette fois sous un gouvernement se disant « de gauche », provoque une nouvelle hausse de 400 000 demandeurs d’emplois. Directement, c’est bien 1,1 millions de personnes qui se sont retrouvées dans les catégories « A », « B » et « D » du fait l’attachement fanatique de nos dirigeants à l’Euro.
Mais, en réalité, on peut penser qu’une large part de l’accroissement de 2008 à 2010 aurait pu être évité, voire rapidement effacé si la France n’avait pas fait partie de la zone Euro et si elle avait pu largement déprécier sa monnaie tant par rapport au Dollar que par rapport à ses partenaires commerciaux. L’Euro, ici, a protégé l’Allemagne mais a fortement pénalisé les pays de l’Europe du Sud et la France.
La progression régulière du chiffre des demandeurs d’emplois constitue donc une pente néfaste sur laquelle la France est engagée depuis quatre années et demie. Cette progression est le fruit amer du consensus de fait qui existe entre la politique du centre-droit et celle de la « gauche ». Toute poursuite de ce consensus ne pourra que produire les mêmes effets.
C’est donc bien un drame silencieux auquel nous sommes confrontés. Car, et les statistiques ici sont implacables, pour chaque millier de personnes sans emplois de plus, nous avons des familles qui sont détruites (séparations, divorces), des pathologies graves qui se déclarent, des suicides aussi[3]. Comme le disait mon éminent confrère de l’Université de Pescara, Alberto Bagnai, « l’eau mouille et le chômage tue »[4]. Ainsi, l’accroissement de 42000 personnes dans la catégorie « A » des demandeurs d’emploi pourrait, dans l’année qui vient, induire 420 suicides. C’est trois fois plus que le nombre des victimes du 13 novembre. Mais, de cette évidence, il est clair que nos dirigeants n’en sont pas convaincus ou n’en tiennent aucun compte. Il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Ils devront bien, un jour, répondre des misères qu’ils ont répandues sur la société française.
[1] Voir, à ce sujet, le chapitre 3 du World Economic Outlook publié par le FMI en octobre 2015 : Adjusting to Lower Commodity Prices, World Economic Outlook – October 2015, IMF/FMI Publication Services, Washington DC, 2015.
[2] Malinvaud, E, « Profitability and investment facing uncertain demand », Document de travail de l’INSEE, n° 8303, Paris, 1983.
[3] Voir, sur l’impact du chômage sur le nombre des suicides, : Dr Carlos Nordt, PhD, Ingeborg Warnke, PhD, Prof Erich Seifritz, MD PD, Wolfram Kawohl, MD, « Modelling suicide and unemployment: a longitudinal analysis covering 63 countries, 2000–11 », inThe Lancet Psichatry, Volume 2, No. 3, pp. 239–245, Mars 2015. Voir aussi, Nikolaos Antonakakis, Alan Collins, « The Impact of Fiscal Austerity on Suicide Mortality: Evidence across the ‘Eurozone Periphery’ », Social Science & Medicine, Volume 145, Novembre 2015, Pages 63–78.