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En Europe, la gauche radicale prospère dans les pays les plus touchés par la crise
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans certain des pays les plus touchés par la crise, et particulièrement dans ceux qui subissent la plus forte pression de la part des institutions européennes, c’est à la gauche de la gauche que la contestation s’exprime dans les urnes.
Si l’on disserte plus volontiers sur les poussées électorales à l’extrême-droite de l’échiquier politique, la gauche radicale européenne connaît, depuis l’irruption de la crise économique et financière en 2008, un essor électoral inédit depuis l’effondrement des partis communistes.
La Grèce, cas précurseur
S’il n’est pas question ici de commenter le contenu de la politique conduite par le gouvernement d’Alexis Tsipras, force est de constater que la Grèce est un cas précurseur. Ici, la poussée de la gauche radicale est effective dès les élections législatives de mai 2012. Syriza, la « Coalition de la gauche radicale », obtient alors 16,8 % des suffrages exprimés, soit +12,2 points par rapport au scrutin précédent, en 2009, débordant brutalement le PASOK social-démocrate qui s’effondre (13,2 %, -30,7 points). Dans le même temps, le Parti communiste grec, le KKE, dernier vrai parti orthodoxe en Europe à disposer d’une assise électorale significative, décroche son meilleur résultat depuis 1990 en obtenant 8,5 % des suffrages exprimés. Soit déjà plus d’un quart des suffrages exprimés se portant sur la gauche radicale, sans compter les groupuscules n’ayant obtenu aucun siège de député. Le scrutin organisé la même année au mois de juin voit cette proportion s’envoler à nouveau : Syriza obtient cette fois-ci 26,9 % des suffrages exprimés, et le KKE 4,5 %, pour un total cumulé de 31,4 %. A compter de ce scrutin, la vie politique, organisée jusqu’ici autour d’un grand parti de droite, la Nouvelle Démocratie (ND) et d’un grand parti de centre-gauche, le PASOK, se réorganise autour d’un affrontement entre ND et Syriza, seuls partis-candidats crédibles pour l’exercice du pouvoir.
L’impopularité du gouvernement Samaras (ND) aidant, Syriza connaît une nouvelle forte poussée lors des élections législatives de janvier 2015, obtenant 36,3 % des suffrages exprimés, ce qui lui permet de passer devant la Nouvelle Démocratie et de propulser Alexis Tsipras au poste de Premier ministre. Ajoutés aux 5,5 % du KKE, cela donne un total de près de 42 % des suffrages exprimés pour la gauche radicale, un record paneuropéen sans équivalent dans l’histoire récente. Ce succès ne se dément pas lors du scrutin organisé dans la foulée au mois de décembre : Syriza se maintient à hauteur de 35,5 %, le KKE à 5,5 % et Unité populaire, scission de l’aile gauche de Syriza, 2,9 %. Soit un total de près de 44 %, nouveau record.
S’il est aujourd’hui admis qu’il est hasardeux d’établir des corrélations entre difficultés économiques et sociales et dynamique d’une gauche critique à l’égard du système capitaliste, la Grèce, sous tutelle de la « Troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) depuis 2010, n’en est pas moins l’un des pays les plus sinistrés du continent. Si le taux de chômage reste légèrement sous la barre des 10 % en 2009, il atteint 22 % en 2011, 27,5 % en 2013 et 25,2 % en 2015. Et ce en dépit de politiques d’austérité budgétaire particulièrement dures, dénoncées dans une multitude de témoignages plus édifiants les uns que les autres, qui ne sont pas sans lien avec une forte dégradation des conditions de vie de la population. D’après Eurostat, la proportion de Grecs exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale atteint 35,7 % en 2013 : seules la Bulgarie et la Roumanie « surpassent » la Grèce dans ce domaine. C’est dans ce contexte que la gauche radicale prospère dans les urnes.
En Irlande et au Portugal, le lourd héritage du passage de la Troïka
Si la Grèce est toujours sous tutelle de la Troïka, l’Irlande en est sortie en décembre 2013 et le Portugal en mai 2014. Les indicateurs économiques se sont améliorés, avec notamment un retour à une forte croissance du PIB en Irlande et une baisse du chômage, qui reste malgré tout élevé par rapport à la période pré-crise (4,6 % en 2007, 14,5 % en 2011, 9,5 % en 2015), d’autant que la proportion d’Irlandais exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale baisse moins fortement (25,7 % en 2009, 30 % en 2012 et 27,4 % en 2014). Au Portugal, la situation est moins flatteuse, avec un chômage à 13,2 %, soit autant qu’en 2011 et à peine moins que le record de 2012 (17,3 %). Quant à la proportion de Portugais exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, elle ne cesse de croître pour atteindre 27,5 % en 2013, chiffre qui stagne en 2014.
Dans ces deux pays, la poussée de la gauche radicale est moins massive qu’en Grèce, mais elle est tout de même sensible. Au Portugal, la gauche radicale est traditionnellement bien implantée. En 2005, le Parti communiste, sous les couleurs de sa « Coalition démocratique unitaire » (CDU) qu’il forme avec un petit parti écologiste, obtient 7,5 % des suffrages exprimés, tandis que le Bloc de gauche, un parti fondé par divers groupuscules, notamment trotskystes, mais plus proche de Syriza du point de vue de l’image et des idées, connaissait une poussée avec 6,3 %. Soit un total de près de 14 % des suffrages exprimés. En 2009, alors que la crise fait déjà sentir ses effets et que le gouvernement socialiste a dû faire face à de nombreux mouvements sociaux, la CDU obtient 7,9 % et le Bloc de gauche progresse à nouveau, avec 9,8 %, soit un total cumulé de 17,7 % pour l’ensemble de la gauche radicale portugaise. En 2011 la CDU stagne tandis que le Bloc, en proie à d’importantes dissensions internes, marque le pas à 5,2 % des suffrages exprimés. Mais en 2015 on assiste à un net redressement : 10,2 % pour le Bloc de gauche et 8,5 % pour la CDU, soit un total de 18,7 %. La coalition dont est issu le gouvernement de droite arrive en tête, mais perd sa majorité absolue, et le Parti socialiste portugais est contraint de négocier avec la CDU et le Bloc de gauche pour former un gouvernement minoritaire, qui a d’ors et déjà rompu avec l’austérité sur plusieurs aspects de sa politique économique, provoquant l’ire des institutions européennes.
En Irlande, la progression de la gauche radicale est plus marquante, car il n’y a dans ce pays pas de tradition électorale significative à la gauche d’une social-démocratie minoritaire, et l’alternance au pouvoir s’organise entre deux partis de centre-droit. En 2011, alors que le pays est encore sous tutelle de la Troïka, et que le chômage culmine à près de 15 %, le parti Sinn Féin, issu du républicanisme irlandais et qui a progressivement évolué vers un profil de parti de gauche radicale classique frôle les 10 % des suffrages exprimés, un niveau jamais atteint auparavant. Dans le même temps, une coalition de partis anticapitalistes, pour la plupart trotskystes[1], réuni 2,7 % des intentions de vote et parvient surtout à faire élire 5 députés, un record. En 2016, le Sinn Féin connaît une nouvelle progression, avec 13,8 % des suffrages exprimés, tandis que d’autres mouvements plus à gauche, essentiellement répartis dans deux coalitions (AAA-PBP et « Indépendants pour le changement ») cumulent 5,7 % et font élire 11 députés. Cette poussée, qui intervient en même temps que l’effondrement du Parti travailliste, permet un renversement de rapports de force à l’intérieur de la gauche, la gauche radicale dans sa diversité dépassant maintenant largement le centre-gauche social-démocrate.
En Espagne, l’essor de Podemos et des « confluences »
Si l’Espagne n’a pas été mise sous tutelle de la Troïka, les injonctions des institutions européennes à l’encontre de son gouvernement ont été et restent fortes, entraînant la mise en œuvre de plans d’austérité drastiques, en particulier sous les gouvernements du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero puis du conservateur Mariano Rajoy. La crise a frappé l’Espagne avec une rare intensité, le taux de chômage passant brutalement de 8,3 % en 2007 à 18,9 % en 2009, pour atteindre un pic de 26,2 % en 2012. Il connaît depuis une légère baisse, atteignant un niveau qui reste particulièrement élevé de 22,5 % en 2015. Ce léger recul du chômage n’est pas accompagné d’une amélioration des conditions de vie de la population : en 2014, 29,2 % des Espagnols sont exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. D’où un fort mécontentement de la population à l’égard des politiques d’austérité.
La sanction dans les urnes, prenant le relai de mouvements sociaux particulièrement massifs, mettra du temps à venir. Lors des élections législatives de 2011, qui voient le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) s’effondrer de 43,9 à 28,7 %, et le triomphe des conservateurs du Parti populaire (PP), la gauche radicale ne connaît qu’un frémissement électoral. La Gauche Unie, coalition dominée par le Parti communiste espagnol, réputée moribonde après sa déroute en 2008 (moins de 4 % des suffrages exprimés), s’allie avec quelques mouvements indépendantistes ou régionalistes dans certaines communautés autonomes et obtient 6,9 % des voix. Cette incapacité à profiter de la déconfiture de la social-démocratie sera largement compensée dès les élections européennes de 2014 par l’irruption d’un nouveau parti, Podemos (« Nous pouvons »). Contrairement à une idée répandue, ce parti n’est pas une émanation directe du mouvement des indignés. Il a été fondé par un groupe d’universitaires et de militants politiques en grande partie composé de déçus de la Gauche Unie[2]. Sa stratégie de communication efficace, qui casse les codes politiques institués, lui permet d’obtenir 8 % des suffrages exprimés. Ajoutés aux 10 % de la Gauche Unie, il porte la gauche radicale dans son ensemble à hauteur de 18 % des suffrages exprimés, une percée sans précédent depuis l’effondrement de la dictature de Franco. Cette dynamique se confirmera par la suite, notamment lors d’élections locales, au cours desquelles Podemos prend l’ascendant sur la Gauche Unie et emporte plusieurs des principales villes espagnoles, comme Madrid, Barcelone et Saragosse, par le biais des « confluences », listes d’alliances formées avec des personnalités et militants locaux fortement implantés. Mais c’est lors des élections législatives de décembre 2015 que le potentiel électoral de Podemos se concrétise : avec 20,7 % des suffrages exprimés en faveur des listes soutenues par le nouveau parti[3], la gauche radicale atteint un niveau inédit dans toute l’Histoire de l’Espagne. Si l’on y ajoute les 3,7 % de la Gauche Unie, on obtient un total de 24,4 %, soit 2,4 points de plus que le PSOE. Bien que divisée, la gauche radicale rassemble désormais plus d’électeurs en Espagne que son rival social-démocrate du PSOE. Les deux partis ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, formant des listes d’alliance en vue du prochain scrutin qui doit se tenir au mois de juin 2016, faute d’accord entre les différents partis représentés au Parlement pour former un gouvernement.
Ailleurs en Europe, des situations variées
Bien sûr, la gauche radicale ne connaît pas automatiquement de fortune électorale en période de crise. En Allemagne, le parti Die Linke (« La Gauche ») a bien du mal à se remettre du départ de ses leaders historiques, qui l’avaient hissé, en 2009, à 12 % des suffrages exprimés. En France, elle est engagée dans une série de recompositions partisanes qui n’ont pas encore connu d’aboutissement, en dépit du succès relatif de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Engluée dans des scissions et des reconfigurations d’alliances sans fin, elle est confinée aux marges en Italie, où son espace électoral potentiel est largement préempté par le Mouvement 5 étoiles, qui s’impose de plus en plus comme la seule alternative gouvernementale au Parti démocrate de Mateo Renzi, et reprend une partie de ses thématiques de campagne de prédilection, comme la mise en cause de l’austérité et des institutions européennes.
Dans d’autres pays, pourtant pas les plus touchés par les effets de la crise et des politiques d’austérité, la gauche radicale se recompose et enregistre des progrès électoraux. Au Danemark, l’Alliance rouge-verte obtient 7,8 % des suffrages exprimés en 2015, après avoir été longtemps cantonnée à des résultats nettement plus modestes, autour de 2-3 %. En Belgique, le PTB (Parti du travail de Belgique), formation post-maoïste longtemps marginale, obtient ses deux premiers députés fédéraux lors des élections législatives de 2014, avec un réel succès en Wallonie, obtenant jusqu’à 8,1 % des suffrages exprimés dans la province de Liège. En Slovénie, la Gauche Unie, créée ex-nihilo en 2014, obtient 6 % des suffrages exprimés lors des élections législatives organisées la même année, devançant de 190 voix des Sociaux-démocrates en pleine déconfiture.
Si ces progressions restent modestes, elles s’inscrivent dans un contexte qui peut être appréhendé comme porteur, pas seulement pour la gauche radicale, mais plus globalement pour toutes les forces politiques s’inscrivant en contestation à l’égard des systèmes politiques traditionnels. Dans beaucoup de pays, cette contestation s’incarne par une percée des partis d’extrême-droite, comme le FN en France, l’AfD en Allemagne, l’UKIP au Royaume-Uni, le Parti populaire au Danemark, les « Vrais finnois » en Finlande ou les Démocrates suédois en Suède. Mais elle peut prendre aussi d’autres couleurs politiques, comme en atteste la montée en puissance du M5S en Italie ou du Parti pirate en Islande.
Si la gauche radicale a réussi sa percée en Espagne et en Grèce, où elle a finalement accédé au statut de parti de gouvernement, et dans une moindre mesure au Portugal et en Irlande, elle peine à tirer profit de la crise du système capitaliste qu’elle critique depuis toujours. D’autres évolutions sont possibles, notamment en Italie où la majeure partie de la « diaspora » communiste est en train de s’unir aux déçus du Parti démocrate au sein d’un nouveau parti, la « Gauche italienne », qui aura toutefois bien du mal à faire face à l’ascension du M5S, ou encore en Belgique, où le PTB connaît une forte augmentation de ses intentions de vote dans les sondages. En France, le fractionnement extrême de la gauche opposée à la politique de François Hollande et Manuel Valls pourrait être balayé par un succès – probable au regard des récents sondages d’intentions de vote – de la candidature de Jean-Luc Mélenchon, qui mise sur une stratégie à la Podemos, consistant à écraser la concurrence plutôt qu’à se lancer dans d’interminables tractations pour composer des alliances électorales illisibles. Il est probablement encore trop tôt pour affirmer que la gauche radicale tire profit de la crise pour accroître ses résultats électoraux (ou pas), mais il est désormais acquis que c’est une hypothèse à considérer avec sérieux.
Sources statistiques :
[1] Il s’agit pour l’essentiel du Socialist Party (SP) et de la People Before Profit Alliance (PBP). Le SP s’est depuis rebaptisé Alliance Anti Austérité (AAA), au gré d’une reconversion partisane proche de celle qu’a tenté la LCR avec le NPA en France
[2] Lire à ce sujet l’excellent ouvrage d’Héloïse Nez, « Podemos, de l’indignation aux élections », Editions Les Petits Matins, Paris, 2015.
[3] Y compris les listes de confluence en Catalogne, en Galice et dans la Communauté de Valence