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Vivre sa vie. Entretien avec Butler
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http://www.contretemps.eu/entretien-butler-subversion/
Dans cet entretien centré sur sa démarche philosophique et politique, Judith Butler explique le concept de viabilité qui est au cœur de ses travaux. Elle revient sur la stratégie de « subversion de l’identité » proposée dans Trouble dans le genre et commente sa méthode généalogique en lien avec Nietzsche et Foucault. Elle propose enfin un usage critique de la dialectique et de l’universel, réinterprétés dans une perspective de démocratie radicale.
Cet entretien a été réalisé par Grégoire Chamayou et est paru initialement dans le numéro 18 de la revue Contretemps (1èresérie), en février 2007.
Grégoire Chamayou (G. C.) : Dans la préface à la réédition de Gender trouble, vous indiquez l’enjeu de votre travail : dénaturaliser les identités sexuées et sexuelles n’est pas un jeu gratuit, c’est une tâche nécessaire pour contrer la violence dont elles sont solidaires. Déconstruire ces identités normatives procède du désir de vivre, de rendre la vie possible1. Vous faites de la vie un objet central de votre philosophie politique. En quel sens ? Peut-on dire que vous développez une philosophie politique des formes de vie ?
Judith Butler (J. B.) : Je ne suis pas sûre que je cherche à développer une philosophie politique des formes de vie, pour la simple raison que je ne sais pas vraiment quelles formes de vie sont les meilleures. Il me semble en revanche que, pour pouvoir choisir entre différentes formes de vie, il faut déjà être en position de vivre.
Je pense donc que j’établirais plutôt une distinction entre vie vivable et forme de vie. Je ne suis pas sûre que la vie prenne toujours une certaine forme, et certaines fois elle n’en prend pas. Cela ne veut pas dire qu’elle est informe, mais qu’elle peut prendre une série de tournures et de formes, certaines étant distinctes et identifiables, et d’autres pas. Je me demande si la viabilité peut être distinguée des formes de vie. Ceux qui voudraient débattre des meilleures formes de vie sont pressés de faire comme si le problème de la viabilité était déjà réglé.
Cela dit, il est clair pour moi que certaines formes de vie ne sont absolument pas vivables, et c’est certainement le cas lorsque l’emprisonnement, la violence, ou la coercition rendent la vie presque impossible, ou lorsque la forme de vie a pour fin la diminution ou la destruction de la vie elle-même, comme nous le voyons, notamment, à Guantànamo.
G. C. : Dans vos derniers travaux, vous utilisez le concept de « viabilité » en vous interrogeant sur les conditions qui rendent certaines vies viables et d’autres non. Pourquoi cette question est-elle aujourd’hui devenue fondamentale dans votre projet de critique politique ?
J. B. : Je suppose que ce concept est devenu important pour moi parce que je pense, tout spécialement en temps de guerre, et dans les conditions actuelles de la guerre des États-Unis en et contre l’Irak, que nous assistons à la déréalisation systématique de certaines vies, en ce sens que celles-ci ne sont absolument pas des vies. Et il devient important de demander, de même que Fanon s’interrogeait sur la subjectivation sous le colonialisme : qu’est-ce que cela signifie de vivre la vie de quelqu’un dont la vie est représentée ou, plutôt, dé-représentée d’une telle façon ?
Agamben a recours à la notion de « vie nue », un terme trop métaphysique et trop romantique pour ce que je vise, mais je pense cependant qu’il a vraiment raison de demander ce que signifie vivre comme un être humain à l’humanité suspendue, comme quelqu’un pour qui la citoyenneté n’est pas une option, dont la vie est décrétée inintelligible et invivable. Je pense aussi que vivre sous certaines conditions, où sa propre existence est pathologisée (Fanon fournit encore un certain point de départ pour ces réflexions ici), affecte le fait même de pouvoir s’imaginer une vie, un temps au-delà du présent, une « forme » de vie.
G.C. : Le concept de viabilité vient de la médecine, de la néonatologie et de la tératologie. Ambroise Tardieu, grande figure de la médecine légale du XIXe siècle, éditeur des souvenirs de l’hermaphrodite Herculine, le définissait comme suit : « Être né viable, c’est être né vivant et avoir vécu d’une autre vie que la vie intra-utérine, et présenter en outre un développement général, une conformation et un état de santé non incompatible avec la continuation définitive de la vie »2. Peut-on faire usage de cette définition ? De quelle façon ? Il y a ce paradoxe qu’être né viable suppose d’avoir déjà vécu, et vécu « d’une autre vie » que la vie fœtale…
J. B. : Vous avez sûrement raison de souligner que le terme « viabilité » a historiquement ce lien avec la viabilité du fœtus. La citation que vous donnez est assez intéressante, dans la mesure où Tardieu établit clairement une distinction entre deux sortes de vies, la vie intra-utérine, et la vie qui est autre que celle vécue in utero. Il ne veut clairement pas dire que la vie commence avec la naissance, mais il veut établir deux registres ontologiques différents pour la vie.
Je crois que nous devons nous demander dans ce contexte, comme nous le faisons dans les débats sur le « droit à la vie » centrés sur la légalité et sur le caractère éthique de l’avortement, s’il y a une norme sociale spécifique à l’œuvre dans la définition de ce que serait une vie vivable à l’extérieur de l’utérus. Je ne connais pas bien Tardieu, mais je voudrais demander si, en distinguant la « viabilité » de la vie, il est en train de dire que la vie doit se conformer à certaines sortes de normes sociales pour être durable en tant que vie. D’une certaine manière, mon usage est un contre-usage, un usage contre le type d’usage qu’il fait, étant donné que je veux demander précisément quelles normes sociales contraignent nos idées de viabilité et quelles normes sociales produisent effectivement des vies non viables.
De mon point de vue, la question de savoir ce qui est viable ou pas dérive des normes sociales, et je critique ces normes en raison des restrictions qu’elles imposent. Or il me semble que lui, il les valorise, n’est-ce pas ?
G. C. : À la différence de Tardieu, vous vous intéressez explicitement aux conditions sociales de la viabilité. La question n’est plus tant de savoir ce qui fait que tel être, de par sa conformation peut par lui-même persister dans l’existence, mais de savoir quels cadres sociaux oblitèrent ou rendent impossibles certaines vies. De Trouble dans le genre à Vie Précaire, vous prenez ces « cadres » (frames) à la fois comme objets d’analyse et comme cibles de la critique et de l’action politique.
Par exemple ce que vous appelez « les cadres perceptifs » dans lesquels ont été représentées les victimes des offensives d’Afghanistan et d’Irak dans l’espace public américain. Mais vous étudiez aussi des « cadres discursifs », des « trames narratives », des catégories juridiques… Comment s’articulent ces différents cadres ? Avez-vous une « théorie des cadres » ? Quel type de cadre serait par exemple l’identité de genre ?
J. B. : Oui, mais je pense peut-être que Tardieu forge une version « policée » de ces conditions sociales de viabilité. Pour répondre à la seconde partie de votre question, je dirais que je n’ai pas de théorie du cadre si par « théorie » vous entendez une explication systématique et complète. Je considère la « théorie » comme étant un jeu de points de départs, un ensemble d’« essais »3, un mode de penser, mais qui n’est pas tenu à la cohérence interne ou à la systématicité comme à des « biens » intangibles.
Donc s’il y avait à réfléchir aux cadres qui existent pour le genre, il faudrait dire que tous ces cadres que vous identifiez sont à l’œuvre dans la façon dont se fait et se défait le genre : il y a le médiavisuel, il y a les comptes-rendus narratifs, il y a les pratiques et les gestes socialement incorporés, il y a les interpellations sociales (la médecine, le 114T droit, pour n’en citer que quelques-unes), et ensuite des modes de subjectivation qui ne sont pas toujours cohérents. Il faudrait identifier le genre comme un site de cadres multiples qui parfois agissent de concert les uns avec les autres, mais pas certaines autres fois.
G. C. : À partir de là, pourrait-on lire votre travail critique à la fois comme une esthétique et une analytique des formes constitutives de l’espace public ?
J. B. : À nouveau, je crains de ne pas être d’un grand secours s’il s’agit d’énumérer les formes constitutives de la vie publique. Je crois peut-être qu’Habermas peut faire, et fait ce genre de choses.
Ma contribution est plus limitée. Je m’intéresse en particulier à la façon dont certaines sortes de représentations – à savoir, par exemple, la victime de guerre – ou certaines sortes de pratiques – les rituels de deuil pour les victimes de guerre, par exemple – doivent être exclues afin que la sphère publique puisse se constituer elle-même. Si ce qui est « permissible » au sein de la sphère publique est décidé par des formes de censure, explicite ou implicite, il faut donc semble-t-il en conclure que, quelles que soient les formes d’espace public existantes, elles sont définies en vertu de ces présentations médiatiques qui demeurent inadmissibles à l’intérieur de leurs frontières.
Je suggère par conséquent qu’en cartographiant les formes de censure, nous pouvons voir comment de multiples espaces publics sont constitués par l’exclusion de ce contenu incendiaire. Il me semble que cela nous incite à repenser les mécanismes d’exclusion par lesquels sont constitués les espaces publics, et à examiner comment l’État et les institutions médiatiques opèrent pour à la fois forclore et produire ce qui peut être vu, entendu ou su au sein de l’espace public lui-même.
G. C. : En commentant Kant, Foucault esquissait le projet philosophique d’une « ontologie historique de nous-mêmes », d’une enquête sur les « a priori historiques » qui rendent possibles ce que nous sommes4, dans quelle mesure vous inscririez-vous dans ce type de programme critique ?
J.B. : Je m’intéresse bien sûr beaucoup à la position de Foucault, et je suis sûre que j’essaie, d’une manière moins ambitieuse et moins aboutie de retracer l’ontologie historique de nous-mêmes. Mais je serais probablement en désaccord avec Foucault sur la question sur laquelle il en est venu à être en désaccord avec lui-même.
Bien qu’il ait fait référence à « l’a priori historique », suggérant que certaines structures constituent les conditions de l’activité de penser elle-même à l’intérieur d’une période historique donnée, il en est aussi venu à se demander si la périodisation était aussi stable qu’on aimerait le penser. Si l’histoire elle-même s’avère discontinue et multiple dans ses structures et dans ses conventions, il me semble alors qu’il n’y a aucun jeu de structures qui puisse effectivement fonctionner comme un « a priori ».
En outre, la signification stricte d’ « a priori » est « avant l’expérience », et bien que certaines structures historiques du sujet, par exemple, aient semblé opérer comme si elles étaient là avant l’expérience, Foucault nous dit clairement qu’elles ne le sont pas. Il faut donc souligner le « comme si » dans une telle formulation, et le fait que l’histoire ne se livre pas d’elle-même en quelque sorte prédécoupée en périodes et en époques.
La stratégie de la subversion
G. C. : Foucault définissait encore un double programme d’enquête, une analyse historique des pratiques humaines sur leur versant « technologique » et sur leur versant « stratégique ». Il s’agissait d’étudier « les formes de rationalité qui organisent les manières de faire (ce qu’on pourrait appeler leur aspect technologique) ; et la liberté avec laquelle les hommes agissent dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant jusqu’à un certain point les règles du jeu (c’est ce qu’on pourrait appeler le versant stratégique de ces pratiques) »5. Dans quelle mesure cette seconde problématique oriente-t-elle vos recherches ? Avez-vous cherché à produire une analytique des stratégies d’émancipation ? À quels obstacles se heurterait un tel programme de recherche ?
J.B. : Bien sûr, c’est une magnifique distinction que fait Foucault, mais, comme toutes les distinctions aussi éclairantes, les moments qu’elles décrivent pourraient bien ne pas être aussi séparables l’un de l’autre en pratique. Donc cette distinction me va à un niveau heuristique, mais je défendrais que les formes par lesquelles le sujet est produit (technologie) sont des formes qui produisent en même temps la possibilité de déformation et de reformation. Donc je situerais sur le site de formation – de la formation du sujet – à la fois la technologie et les dimensions pratiques que vous évoquez.
Ce que cela signifie, c’est que la fragilité de la forme de formation du sujet est la condition même du fait de pouvoir le défaire et le refaire. Cela signifie aussi que la « techne » en technologie est toujours déjà disponible pour un usage inattendu.
G. C. : Le sous-titre original de Gender trouble était « Le féminisme et la subversion de l’identité ». Qu’est-ce que la subversion ? En quoi ce mode d’action se distingue-t-il ou s’oppose-t-il à d’autres types de stratégies politiques ? Quels en sont les procédés ? Vous parlez de déstabilisation, de réappropriation, de détournement, d’imitation parodique…
J. B. : Je crois qu’à l’époque, il y a plusieurs années, je voulais désigner par subversion une sorte de transformation sociale qui était différente de la révolution ou de l’émancipation. Et je comprenais ces derniers concepts comme impliquant des idées de transcendance de l’expérience historique présente et passée que je considérais comme impraticables, menant à la fois à des idéalisations romantiques (ou maniaques) et à des déceptions amères. Donc « subversion » apparaissait dans mon esprit comme une façon de maintenir une idée de transformation sociale, mais qui nous demandait d’assumer les normes et les formes de pouvoir héritées qui constituent l’horizon présent de nos actions.
On ne pouvait pas simplement dire « non » aux formes de domination sexuelle et repartir à zéro sur une vie flambant neuve. On avait à repenser le pouvoir lui-même. Donc la subversion était une façon de faire intrusion dans des formes de pouvoir établies pour leur faire concéder de nouvelles possibilités. Je pense que si l’on pouvait systématiser les formes de subversion, cette subversion perdrait probablement tout le pouvoir de transformation effective qu’elle aurait bien pu avoir. Je confesse que je n’utilise plus vraiment ce terme, uniquement parce que je pense qu’il a conduit beaucoup de gens à une lecture volontariste du texte et, plus largement, de la politique.
G. C. : « Une chose disponible, en quelque façon aboutie, est toujours réinterprétée dans le sens de nouvelles intentions par une puissance qui lui est supérieure, sans cesse récupérée, tournée et réorientée vers un nouvel usage ; tout ce qui arrive dans le monde organique est un assujettissement, une domination et, inversement, tout assujettissement, toute domination est une réinterprétation »6.
On trouve je crois dans cette phrase de Nietzsche un condensé de votre conception de l’histoire, de la domination, du langage et de la subversion. Quelle lecture en feriez-vous ? En quoi cette philosophie de l’enchaînement perpétuel des usages et des significations ouvre-t-elle la perspective d’une stratégie d’émancipation ?
J. B. : Il est vrai que cette citation de La Généalogie de la morale de Nietzsche est absolument centrale dans ma propre pensée, et je crois qu’elle était tout aussi centrale dans la conception que se faisait Foucault de l’histoire et de la généalogie. Dans cette partie du livre, Nietzsche nous met en garde contre le fait d’essayer de comprendre la signification possible d’une convention donnée en ayant recours à ses origines et, en particulier, aux usages originaux qui en étaient faits.
Ainsi, par exemple, vous m’interrogez sur la « viabilité », un terme qui peut bien avoir ses origines dans les débats sur la vie hors de l’utérus, et pourtant je suggère que mon propre usage n’est pas entravé par l’original, même s’il porte cette résonance en lui. Je suppose que cela se rattache à ce que j’essayais d’expliquer à propos de la subversion plus haut.
Nous ne devons pas faire comme si l’on pouvait simplement renoncer à certaines formations de pouvoir puisque même ce à quoi nous renonçons continue à nous suivre d’une certaine manière. Si nous voulons nous opposer à une formation de pouvoir, nous devons faire intrusion dans ses termes et les obliger à signifier quelque chose qui n’avait jamais été prévu, qui n’avait jamais fait partie de la structure originale de cette formation de pouvoir.
G. C. : Vous signalez à plusieurs reprises que la chaîne des resignifications ne s’arrête pas. Un signe émancipateur peut à son tour se voir détourné et récupéré par l’adversaire. Vous évoquez l’usure des procédés subversifs dans Trouble dans le genreet vous y revenez dans Bodies That Matter, en vous demandant s’il y a des circonstances où la dénaturalisation du genre peut devenir le vecteur paradoxal d’une reconsolidation des normes hégémoniques. Vous montrez par exemple qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre les performances drag et la subversion des identités de genre, l’imitation pouvant être enrôlée au service d’une re-idéalisation de ces mêmes identités.
Est-il naïf de se demander s’il existe des termes ou des concepts irrécupérables ? La véritable question est peut-être plutôt de savoir comment perpétuer la force subversive d’un signe… Cela reviendrait alors à dire qu’il y a toujours dans les luttes sociales une lutte pour l’interprétation, pour l’appropriation des signes ? Comment rendre compte théoriquement de cette dimension interprétative du conflit social ? Comment s’articule-t-elle avec d’autres modalités de lutte ?
J. B. : Je dirais certainement qu’il y a beaucoup de stratégies de lutte, et si j’ai eu tendance à penser la subversion ou la resignification comme une forme de lutte, c’était seulement au regard d’une certaine expérience historique. J’écris dans le contrecoup d’un éthos révolutionnaire qui s’est avéré impraticable pour certains et qui a conduit beaucoup à des états de désespoir politique.
Par conséquent, si nous sommes forcés de reconnaître les façons persistantes dont le pouvoir fonctionne, il semble pertinent de faire intrusion dans les mécanismes mêmes par lesquels le pouvoir persiste afin de l’obliger à persister dans des manières nouvelles et différentes, des manières qui pourraient contribuer à une vie plus juste, une vie plus vivable. Et oui, il y a certaines formes effroyables de racisme que je ne pense pas être « récupérables » au sens où nous ne pouvons pas, par notre action de subversion, parvenir à doter de nouvelles significations certains termes qui ont le pouvoir de blesser, et il y a certainement des institutions du racisme que je ne voudrais jamais voir récupérées.
Mais cela ne signifie pas que nous devrions cesser d’écrire sur les insultes racistes ou sur l’institution de l’esclavage. Nous avons besoin de pièces et de films et de fictions qui recréent ces institutions, qui nous laissent voir les blessures qu’elles ont causées, et il est très important de ne pas confondre ces représentations expérimentales ou critiques avec la blessure elle-même. Nous avons effectivement besoin de telles représentations pour connaître et transformer le phénomène auquel nous nous opposons.
G. C. : Dans Le Pouvoir des mots, vous travaillez sur le cas de la réappropriation de l’injure dans le processus de constitution d’une subjectivité politique. Quel usage un mouvement d’émancipation peut-il faire des catégories identitaires – infamantes ou non – qui désignent ses membres ? Vous citez à ce propos la belle formule de Spivak sur la « nécessité de mobiliser l’inévitable erreur de l’identité », une nécessité toujours en tension avec la contestation démocratique du terme6…
J. B. : Peut-être qu’une façon de répondre, c’est de dire que faire usage des catégories d’identité, ce n’est pas la même chose qu’« être identitaire »7. Être identitaire semble impliquer que l’identité est le fondement d’où l’on parle, la base d’où ses revendications tirent leur validité, et la position épistémologique exclusive à partir de laquelle on travaille. En France, être identitaire8 est aussi lié à communautaire9, ce qui est compris comme un défi à l’universalisme, et qui est communément critiqué pour être borné ou étroit.
Mon propre point de vue est que nous pouvons sûrement mettre en scène et faire usage de catégories d’identité – et il y a des moments où c’est vraiment urgent – mais que ce serait commettre une erreur si nous les prenions comme fondement épistémologique ou comme critère pour l’appartenance à un groupe dans toute lutte politique particulière.
G. C. : Y-a-t-il, à l’inverse, des termes « insubversibles », des cas où le boycott est tout de suite préférable au détournement ? Comment apprécier les cas où il vaut mieux refuser les termes dominants, plutôt que de chercher à les détourner ? Ce type de question s’est posé à l’occasion des campagnes récentes pour l’extension du droit au mariage aux couples de même sexe. Comment analysez-vous les débats américains et français sur cette question ?
J. B. : C’est peut-être une question trop vaste pour moi dans ce contexte. Mais je vais essayer de faire quelques remarques. Si nous disons que le mariage est historiquement et structurellement trop lié à l’hétérosexualité et à la propriété, aux modes paternalistes de filiation, alors, nous sommes directement en désaccord avec la citation de Nietzsche que vous avez citée tout à l’heure.
Le mariage n’a jamais été une chose et une chose seulement, et on dispose aujourd’hui de toute une série de travaux qui ont établi que le mariage était une institution modifiable. Donc il est certain que le mariage peut être changé, et il est évident qu’il le sera, et s’il y a beaucoup de gays et de lesbiennes qui se marient, l’institution changera. Mais, en admettant que cela soit vrai et que nous rendions cette conclusion indiscutable, nous avons toujours à répondre à une autre question : le mariage est-il l’institution que nous voulons changer ? Et l’accès au mariage devrait-il constituer le but principal du mouvement lesbien et féministe ?
Ma position est que le mariage devrait devenir un acte strictement symbolique, et que tous les droits qu’implique le mariage devraient être détachés de l’institution. De cette façon, nous serions capables de réfléchir à la parenté et aux modes de filiation hors du lien conjugal, et nous serions capables de comprendre des formes d’alliance humaine intime sans présupposer le lien du mariage.
G. C. : À propos des débats sur la pénalisation des injures sexistes et homophobes, vous refusez que « la résistance se réduise à l’acte d’engager des poursuites »10. Refusant une logique de délégation de la capacité d’action à l’instance étatique, vous insistez sur la force des formes extra-juridiques de contestation. Y-a-t-il sur ces questions un danger de dissolution de la politique dans le droit ? De façon plus générale, que serait un militantisme qui tirerait les leçons d’une critique philosophique du pouvoir de la loi ?
J. B. : Je pense qu’il y a évidemment beaucoup de raisons d’engager des poursuites judiciaires, d’inscrire des droits dans la loi et de combattre la discrimination et les crimes de la haine par des mesures juridiques. Ce qui me préoccupe, c’est qu’aux États-Unis, la poursuite judiciaire s’est presque entièrement substituée à la lutte politique, et que nous tendons à comprendre la lutte politique en termes de poursuite juridique réussie. Comment comprenons-nous les manifestations, les mouvements politiques de base, les efforts globaux pour s’opposer à la guerre ou pour s’opposer aux hégémonies globales sous le capitalisme ?
De telles luttes formulent leurs buts d’une façon qui ne consiste pas à punir les crimes commis par telle ou telle personne ou entreprise particulière, mais en nous sommant de voir certaines relations systématiques et de changer la vie sociale au niveau de ces relations plus systématiques et de leur historicité.
G. C. : Quelles luttes ont rendu vos livres nécessaires ? Quel lien existe-t-il entre votre manière d’écrire et de penser et les combats dans lesquels vous vous êtes formée ? Et, en retour, quels effets ont-ils produits dans ces luttes ? Quelles lectures en ont été faites ? Quelles réappropriations ont-elles eu lieu
J. B. : Je ne suis pas sûre que je sois la bonne personne pour répondre à ces questions, puisqu’il est probable qu’elles recevraient des réponses plus claires depuis la perspective d’un tiers. Mais il est clair à mes yeux qu’au moment où j’écrivaisGender Trouble j’étais engagée dans l’activisme à la fois féministe et lesbien et gay, et que j’ai également participé aux combats antiracistes depuis très jeune.
Je ne peux pas retracer toutes les façons dont ces engagements politiques passent dans mon écriture, mais je suis sûre qu’il y a des résonances, des façons dont le travail quotidien et le travail politique interrompent le travail plus abstrait, et des façons dont le travail plus abstrait se trouve focalisé par les préoccupations politiques. Donc, bien que je pense que quelqu’un d’autre serait mieux placé que moi pour répondre à ces questions intéressantes, je dirais que lorsque nous parlons de « militantes »12 ou d’activistes, nous parlons aussi de gens qui lisent et qui écrivent, qui développent des théories sur le pouvoir et sur la sexualité et le genre, et que ce serait une faute terrible, voire même une insulte, que de suggérer que l’activisme et l’activité académique s’inscrivent d’une manière ou d’une autre dans des registres différents.
Si nous considérons les vies des gens engagés dans la lutte politique, de telles vies exigent souvent de longues périodes d’étude et de lecture, d’écriture et de débat, et ces activités recoupent celles de l’université et font de l’université un abri temporaire ou transitionnel si l’on peut dire (si elle fonctionne en soutien, et, souvent, ce n’est pas le cas). En tout cas, je ne suis pas sûre que nous parlons de mondes séparés, mais peut-être de mondes en recoupement.
Je voudrais ajouter quelque chose d’autre ici. Bien que j’ai été investie dans le travail de défense des droits humains lesbiens et gais, et que mon travail a été repris par le mouvement queer, spécialement dans ses modes publics et parodiques (Act Up, Queer Nation), je pense qu’il est important de comprendre l’écriture sur le genre et la sexualité comme une expression culturelle qui garde une résonance avec d’autres expressions culturelles du moment. Donc, dans mon esprit, la question est moins de savoir comment la théorie influence la pratique, ou comment la pratique influence la théorie, mais comment la théorie, en tant qu’elle est une pratique culturelle, se met à être développée et à être mise en circulation selon des manières qui entrent en parallèle et qui ont à voir avec la pratique de la culture visuelle, avec la structure et les buts de l’activisme politique, avec des développements en poésie et en anthropologie critique.
D’une certaine manière tout cela doit être compris comme travaillant avec et comme s’articulant dans une constellation historique d’une certaine espèce, aussi bien que comme développant des stratégies critiques et oppositionnelles.
G. C. : On a distingué – et parfois opposé – « les luttes pour la reconnaissance » et les « luttes pour la redistribution ». Les premières seraient bornées aux questions de visibilité culturelle et d’accès aux droits formels, alors que les secondes posent la question de la structuration sociale et de la répartition des richesses. Dans votre dialogue amical avec Nancy Fraser, vous refusez une telle dichotomie entre luttes simplement culturelles et luttes véritablement matérielles en rappelant que les combats sur les questions de genre et de sexualité touchent précisément le maillon élémentaire de la reproduction sociale, à savoir a forme de la famille et la « production des êtres humains eux-mêmes »11. Comment ce débat s’est-il prolongé depuis ? L’enjeu est la définition du matérialisme…
J. B. : Je ne suis pas sûre que le débat avec Nancy Fraser ait beaucoup continué après avoir été publié, et je pense sa distinction entre reconnaissance et redistribution est devenue une distinction importante pour beaucoup de penseurs à gauche.
Je continue à avoir du mal avec cette distinction parce que la sexualité est un lieu-clef où la reconnaissance et la redistribution s’avèrent inséparables. Or je pense vraiment que si nous partons de l’idée que la production matérielle requiert la production de l’humain, alors, les formes de sexualité qui régulent la reproduction et celles qui sont à l’écart de la reproduction deviennent centrales pour le postulat de base du matérialisme lui-même.
Je pense que des chercheurs comme Mandy Merck et Jordana Rosenberg ont traité cette question à leur manière. Il se peut que l’autre façon d’aborder le sujet soit de dire qu’il n’y a aucune instance matérielle de la vie qui ne soit en même temps culturelle. Peut-être que la distinction serait mieux caractérisée comme étant un chiasme.
G.C. : Ce qui relie votre théorie de l’histoire, du discours et de l’action politique, c’est je crois le concept de reproduction. DèsGender Trouble, vous repérez diverses modalités de reproduction des rapports de pouvoir (par exemple la répétition rituelle et fixation des identités par sédimentation) et vous identifiez des stratégies subversives correspondantes, qui grippent la machine à reproduire et détournent les moyens de reproduction. Quelles sont vos affinités avec Marx dans l’usage de ce concept ?
Il écrit dans L’Idéologie allemande : « L’histoire n’est rien que la succession des générations, qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives légués par toutes les générations précédentes ; par conséquent, chacune d’elle continue, d’une part, l’activité traditionnelle dans des circonstances entièrement modifiées et, d’autre part, elle modifie les anciennes conditions par une activité totalement différente ».
J. B. : Bien sûr, j’adore cette citation de Marx, et vous avez maintenant trouvé deux de mes citations absolument favorites, et donc je suis vraiment ravie ! Je dois beaucoup au concept de reproduction selon Marx ici dans la mesure où il nous montre comment le passé est littéralement continué dans les actions du présent. Il fait, d’une certaine manière, une affirmation en deux parties, préfigurant peut-être la distinction entre technologie et stratégie que vous avez trouvée chez Foucault.
Et donc je répondrai en demandant comment il se fait qu’une action qui « continue » une histoire – un jeu de circonstances et de conventions – peut aussi, au même moment, « modifier » cette histoire. Pour moi, c’est la question centrale pour une puissance d’agir [agency] à la fois historiquement conditionnée et libre.
La dialectique et l’universel
G. C. : Dans le cours intitulé « Il faut défendre la société » Foucault propose une sorte de généalogie de la dialectique. Quelque chose de nouveau se produit au XIXe siècle : « l’histoire et la philosophie vont poser cette question commune : qu’est-ce qui, dans le présent, porte l’universel ? Qu’est-ce qui, dans le présent, est la vérité de l’universel ? C’est la question de l’histoire, c’est la question de la philosophie. La dialectique est née »12.
Foucault interprète la dialectique comme une entreprise de mise au pas d’une conflictualité antérieure : « La dialectique hégélienne et toutes celles, je pense, qui l’ont suivie doivent être comprises (…) comme la colonisation et la pacification autoritaire, par la philosophie et le droit, d’un discours historico-politique qui a été à la fois un constat, une proclamation et une pratique de la guerre sociale. La dialectique a colonisé ce discours historico-philosophique qui faisait, parfois avec éclat, souvent dans la pénombre, parfois dans l’érudition et parfois dans le sang, son chemin pendant des siècles en Europe »13.
Vous avez beaucoup travaillé sur Hegel. Partagez-vous ce diagnostic de Foucault ? Que faites-vous de la dialectique ?
J. B. : Bien sûr, dans l’appendice à L’Archéologie du savoir, Foucault écrit quelque chose d’autre : « Échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs »14
Je suppose que je distinguerais entre l’Hegel qui nous donne une certaine philosophie de l’histoire et l’Hegel qui nous fournit une notion de la dialectique qui peut continuer à être utile dans l’analyse sociale. Je suis d’accord pour dire que la philosophie de l’histoire de Hegel est inacceptable pour de nombreuses raisons, et je pense qu’il est clair que la façon dont il bâtit un eurocentrisme, avec « l’Afrique » en dehors, est le début d’un problème immense et indépassable. Que les femmes fonctionnent aussi en dehors de la dialectique en est un cas flagrant. Ces critiques sont désormais établies, et elles sont, à mon point de vue, irréversibles, dans la mesure où toute notion d’universalité fondée sur ces prémisses est une notion fausse et pernicieuse.
Mais, cela étant admis, que faisons-nous alors de ce que dit Foucault ? Je pense que cela a un rapport avec le problème de la négation, et avec le fait de savoir si nous pensons que la négation peut être facilement dépassée étant une négation déterminée. C’est une situation que nous pouvons appliquer aux propres négations de Hegel, puisque l’on peut demander si son exclusion de l’Afrique de l’histoire n’est pas une exclusion qui fait du problème de l’Afrique quelque chose de central pour l’histoire qu’il raconte.
Il me semble que, pour pouvoir affirmer cela de Hegel, comme je pense qu’on devrait le faire – ce qu’a clairement montré la féministe suisse Patricia Purtschert dans un livre récent15 – alors on a besoin de mobiliser une notion de négation déterminée – au sens où ce que l’on nie est en partie déterminé par cette négation.
Je veux également retenir cette notion pour des raisons politiques, du fait que la négation peut produire quelque chose de nouveau, et donc distinguer la négation déterminée de formes plus absolues et absolutistes.
G. C. : Il me semble que vous cherchez à rompre radicalement avec un certain mode de problématisation des rapports entre le particulier et l’universel : refus du jeu des hiérarchisations entre oppressions principales et secondaires, refus d’une partition entre luttes centrales et luttes subordonnées, refus de l’ordre de bataille hiérarchisé. Ce refus, dont vous faites la condition d’une contestation démocratique apparaît notamment dans votre dialogue avec Ernesto Laclau et Slavoj Zizek16.
Mais qu’est-ce qui constitue alors une théorie viable de l’articulation des conflits dans l’intrication des dominations ? Quelle alternative au modèle du particulier porteur de l’universel, et de la hiérarchisation corrélative des luttes ? Dans cette perspective, vous mobilisez les concepts d’« universalités rivales » (competing universalities) et de traduction culturelle.
Vous écrivez : « Ainsi, la question pour de tels mouvements ne consistera pas à rattacher une revendication particulière à une revendication universelle, l’universel étant présenté comme antérieur au particulier, avec le postulat qu’une incommensurabilité logique gouverne la relation entre les deux termes. Il se peut plutôt que la tâche soit d’établir des pratiques de traduction entre des notions rivales de l’universalité, qui, en dépit de leur apparente incompatibilité logique, relèvent pourtant d’un jeu d’objectifs sociaux politiques qui se recoupent. Il me semble en effet qu’une des tâches de la gauche est précisément de voir quels dénominateurs communs (basis of commonality) peuvent exister entre mouvements, mais de trouver une telle base commune sans faire appel à des prétentions transcendantes19 »17.
Pouvez-vous expliciter ces concepts ? Vous empruntez la notion de traduction culturelle aux subaltern studies, mais quel usage en faites-vous ? Concrètement, sur un exemple, qu’est-ce que cela voudrait-dire de faire de la « traduction culturelle » entre plusieurs combats en vue de leur articulation démocratique ?
J. B. : C’est une bonne et difficile question. Il est vrai que je ne crois pas que l’on puisse produire un classement structurel des oppressions, que nous avons à être vigilants aux façons dont elles sont articulées les unes avec les autres, et que si nous insistons sur leur séparabilité comme une question définitionnelle, nous manquons les façons dont elles se rattachent les unes aux autres.
Je crois que la notion de « traduction culturelle » a émergé pour moi lorsque je me suis demandé s’il était possible de s’engager dans un activisme des droits humains qui ne soit pas embourbé dans l’impérialisme culturel. Cela continue, dans mon esprit, à être une question ouverte, tout spécialement lorsque nous voyons comment des ONG telles que Ford18, par exemple, formulent l’ordre du jour qui est ensuite imposé sur différentes régions géopolitiques subalternes. Théoriquement, mon intérêt était de savoir s’il pouvait y avoir une notion de « l’humain » qui « postdate » l’humanisme et qui résulte de, ou qui consiste dans la notion de traduction culturelle elle-même.
Je reste convaincue que le fait de laisser notre notion de « l’humain » ouverte à une articulation future est quelque chose d’essentiel pour le projet d’un discours et d’une politique internationales des droits humains. Nous nous en apercevons à nouveau chaque fois que se trouve présupposée la notion même de « l’humain » : elle est définie par avance, et dans des termes qui sont distinctivement occidentaux, très souvent américains, et par conséquent bornés. Il émerge ce paradoxe que « l’humain » en question dans les droits humains est connu par avance, déjà défini, alors qu’il est pourtant supposé être au fondement d’un jeu de droits et d’obligations internationales.
Comment nous passons du local à l’international est une question majeure pour la politique internationale, mais elle prend une forme spécifique pour le féminisme international. Et je voudrais vous suggérer qu’une conception anti-impérialiste, ou, au minimum, non-impérialiste des droits humains internationaux doit mettre en question ce que signifie l’humain, et s’instruire des diverses façons et des différents moyens par lesquels il est défini à travers les différentes aires culturelles.
Cela signifie que les conceptions locales de ce qui est « humain » ou, à vrai dire, de ce que sont les conditions et les besoins élémentaires de la vie humaine, doivent être sujettes à réinterprétation, puisqu’il y a des circonstances historiques et culturelles dans lesquelles « l’humain » est défini différemment ou resignifé, et ses besoins élémentaires et, partant, les droits élémentaires sont aussi définis différemment. La traduction culturelle impliquerait alors une pratique dans laquelle l’impérialisme aurait à céder au « dehors » qu’il a produit.
D’une certaine manière, cela nous ramène à la question : comment Hegel pourrait être réécrit si l’Afrique était comprise comme étant centrale pour sa philosophie de l’histoire ? C’est une question qui consiste à déplacer l’antérieur pour le mettre au centre.
G. C. : Vous mettez en place la notion de « contradiction performative » dans l’usage de l’universel. Pouvez-vous expliquer cette expression ?
J. B. : L’expression a été utilisée par Habermas pour critiquer certaines positions qu’il appelle « postmodernes ». Son avis est que les revendications critiques faites par les prétendues positions postmodernes ne peuvent pas se fonder elles-mêmes, et que dans leur énonciation, elles défont leur propre efficacité en n’offrant aucun moyen de légitimer leurs revendications.
Mon intérêt est de comprendre comment ont été établis les cadres ou les grilles de validité, et si une critique de ces cadres de référence établis est, par définition, « infondée ». Si l’on veut critiquer des fondements conventionnels, on sera alors appelé « infondé » par ceux qui occupent ces fondements de façon acritique. Mon espoir est qu’il soit possible de ressaisir l’importance de la critique et de la théorie critique par-dessus et contre ceux qui cherchent à établir un nouveau fondationnalisme.
Si quelqu’un qui manque de légitimité revendique malgré tout de la légitimité, alors cette personne ne le fait pas sur la base d’un fondement existant, mais en ayant recours à un fondement potentiel ou futur. Effectivement la revendication est une sorte de contradiction performative au sens d’Habermas. Mais je comprends cette contradiction performative comme quelque chose susceptible de mobiliser un nouveau jeu de revendications d’affranchissement.
G. C. : Vous citez à ce propos les travaux de Paul Gilroy. Quels sont, sur cette question de l’usage de l’universel, les points de rencontre entre les cultural studies et la théorie du genre, entre antiracisme et féminisme ?
J. B. : Il me semble que Gilroy travaille effectivement à la fois avec le genre et la race, et qu’il est aussi en faveur d’une politique qui inclut féminisme et antiracisme, donc je ne crois pas que nous sommes dans des mouvements ou des camps différents à ce point de vue.
Son travail a été très important pour moi, et j’ai appris énormément de choses de lui. En particulier, son idée d’Atlantique noir19 nous demande d’examiner le rôle de l’institution de l’esclavage dans l’élaboration de la pensée politique moderne. Il nous montre, par exemple, comment l’esclavage fonctionne dans l’articulation de la dialectique chez Hegel et dans l’élaboration de l’universel chez Habermas. Donc vous pouvez voir qu’il fait vraiment partie de cette conversation.
Il a aussi suggéré, avec Stuart Hall, que les mouvements de résistance et d’opposition peuvent avoir lieu, et ont lieu à travers la musique et la culture populaire, et il suggère que cela pourrait s’avérer un site culturel et politique important pour la mobilisation. Cela ne fournit pas seulement une alternative importante à l’avant-gardisme, mais cela montre où et comment les gens souffrent et sont émus politiquement, comment la « noirceur » en particulier fonctionne de façon transatlantique et par-delà les frontières nationales.
G. C. : Vos réflexions sur l’universel et votre concept de traduction culturelle se rattachent je crois à une forme d’organisation politique qui vous est chère, la forme de la coalition. Qu’est-ce que cela change de penser la politique comme une pratique de coalition, plutôt, par exemple, que de parti ? Au fond, depuis Gender trouble, il me semble que vous cherchez à théoriser cette pratique, à énoncer les concepts qui correspondraient à cette forme militante et la rendraient pensable. Est-ce le cas ? Êtes-vous satisfaite des formulations auxquelles vous parvenez ? Quels sont les points encore en chantier ?
J. B. : Je ne pas sûre d’avoir jamais donné une explication satisfaisante de ce que j’entends par « coalitions » et de ce que j’espère d’elle. Mais je crois que l’idée de coalition est un présupposé dans mes réflexions sur la traduction culturelle.
Je ne suis pas opposée à l’idée de « partis » même si je crois que les partis travaillent très différemment aux États-Unis qu’en France, ou, à vrai dire, en Europe. Donc, pour moi, c’est un problème de stratégie, conçue comme locale et contextuelle. Parce que je crois que la gauche a été inutilement fragmentée en luttes identitaires aux États-Unis, et parce que de nouvelles bases de coalition sont le seul espoir pour une gauche rajeunie, je me demande s’il y a des questions – telles que la guerre, ou l’assurance maladie, ou la pauvreté, ou une opposition à la violence d’État – qui pourraient conduire davantage de groupes à se rassembler.
Je pense que diviser et opposer sur la base de l’identité est une façon d’évacuer le champ politique, et il doit y avoir quelque façon d’avancer au-delà de la question de nous-mêmes – qui nous sommes, le type de reconnaissance dont nous avons besoin – pour poser la question de savoir quelle sorte de monde nous pouvons bâtir. Le « nous » qui se pose à soi-même une telle question, qui pose avant soi-même la tâche de construction et de transformation, est un nous qui sera non harmonieux et non unifié.
Ce sera une lutte et un champ de contestation, mais qui, il faut l’espérer, gardera en tête le projet de construire une démocratie radicale.
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