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Au-delà des présidentielles en Autriche, un consensus autoritaire
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/autriche-consensus-autoritaire/
Le 4 décembre, le candidat indépendant et ancien chef du parti Vert Alexander Van der Bellen a remporté le 2e tour des élections présidentielles en Autriche face au candidat d’extrême-droite Norbert Hofer (FPÖ) avec plus de 53 %. Cette victoire constitue certes un soulagement pour la gauche et les démocrates en Autriche (et en Europe), mais elle ne saurait pas masquer le danger de l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, qui demeure plus que jamais d’actualité en bonne partie en raison même de la campagne électorale de Van der Bellen.
Immédiatement après l’annonce de la victoire de van der Bellen, les responsables politiques français et européens se sont empressés d’interpréter le résultat. D’après François Hollande, « le peuple autrichien a fait le choix de l’Europe de l’ouverture », tandis que Manuel Valls n’a pas manqué de souligner que « le populisme n’est pas une fatalité pour l’Europe »[1]. Dans la même lignée, le président du Parlement européen Martin Schulz s’est félicité d’une « lourde défaite du nationalisme et du populisme anti-européen »[2].
L’extrême-droite semble donc avoir essuyé une défaite dure en Europe qui laisse croire que son élan aurait été brisé dans le même pays où il avait commencé dans les années 1990[3]. L’extrême-centre – dont Tariq Ali a pu observer les premières conséquences politiques justement en Autriche[4] – semble ignorer qu’avec près de 47 %, l’extrême droite vient d’enregistrer son meilleur score jamais atteint en Europe.
À partir de ce constat alarmant, notre analyse a pour objectif de retracer les conditions de l’ascension du FPÖ (extrême droite). Celle-ci apparaît ainsi comme le fruit de la grande coalition institutionnelle et la tolérance historique à l’égard de l’extrême droite. Ces deux éléments particuliers interagissent avec la dynamique générale du néolibéralisme, qui est politiquement portée par les différents gouvernements autrichiens mais s’accélère en s’autonomisant – avec le soutien de la classe dominante autrichienne – de l’espace politique national au profit de l’Union Européenne.
Nous aborderons dans un premier temps les structures politiques autrichiennes qui se caractérisent par une tension entre l’autorité et le consensus. Nous analyserons ensuite la séquence politique des présidentielles de 2016 comme le moment de la formation d’un consensus autoritaire, qui – au lieu de combattre l’extrême droite – prend pour cible les forces défendant « l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé »[5].
Le potentiel autoritaire du président autrichien
A la différence du président français, son homologue autrichien dispose de prérogatives en principe très limitées qui s’expliquent par le fait que, dans un régime parlementaire, le pouvoir politique se concentre autour du chancelier. Toutefois, au-delà du caractère symbolique fort, le président autrichien est doté de certaines compétences qui peuvent se révéler cruciales en cas de circonstances exceptionnelles comme la victoire d’une force politique tel que le FPÖ dont le rapport à la démocratie bourgeoise est trouble.
Sous pression des forces fascistes, qui se sont développées au sein du parti conservateur, la réforme constitutionnelle de 1929 a en effet créé la base légale pour une politique autoritaire susceptible de déclencher un coup d’Etat par le haut[6]. Les prérogatives du président permettent en effet de nommer le chancelier ainsi que les ministres, et le président dispose du pouvoir de dissoudre le parlement. A cette possibilité de neutraliser les instances de la démocratie représentative s’ajoute la fonction de commandant en chef de l’armée. En ajoutant de la détermination politique, le cocktail devient explosif.
Toutefois, dans les faits, depuis la création de la IIe république en 1955, les présidents autrichiens ont joué un rôle peu politique. Ils se sont contentés d’un côté de la représentation symbolique de l’Autriche à l’étranger et de l’autre côté d’incarner l’autorité morale du pays. A cet égard, la campagne présidentielle de 2016 marque une rupture : les candidats qualifiés au deuxième tour ont tous les deux souhaité attribuer un rôle plus actif au président.
Ainsi, le candidat de l’extrême-droite Norbert Hofer a exigé le droit d’accompagner le chancelier autrichien au Conseil Européen, il a promis la fermeture des frontières et menacé de démettre le gouvernement actuel. De même, Alexander Van der Bellen a fait savoir qu’il refuserait de nommer des ministres d’extrême-droite à cause des prétendues positions « anti-européennes » du FPÖ[7].
Il semble donc que la victoire de Van der Bellen constitue une garantie institutionnelle contre l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite. Pourtant, d’après les derniers sondages, le FPÖ gagnerait largement les prochaines élections législatives. Il est crédité de 35 %, tandis que les sociaux-démocrates (SPÖ) et surtout le Parti conservateur (ÖVP) sont loin derrière (27 et 18 %)[8]. Par ailleurs, malgré la victoire aux présidentielles de Van der Bellen, le parti Vert se trouve actuellement avec 12 % en-dessous de son score aux dernières législatives de 2013.
Le trait commun entre les sondages et le résultat des présidentielles réside dans le fait que les deux partis qui gouvernent l’Autriche depuis la libération du fascisme hitlérien en 1945 par l’armée de l’URSS n’arrivent plus à former une majorité.
La crise du régime politique autrichien
Les élections présidentielles de 2016 marquent une rupture avec l’organisation du pouvoir dans le régime politique de la IIe république autrichienne. Ce régime est fondé sur une structure corporatiste qui instaure un partage de l’hégémonie entre le Parti social-démocrate et le Parti conservateur. A titre d’exemple les chambres de l’agriculture, du commerce, des médecins et de l’industrie sont liées au Parti conservateur tandis que les chambres des ouvriers et employés se trouvent dans l’orbite du Parti social-démocrate.
Cette organisation s’inspire de l’expérience de la guerre civile de février 1934 où les ouvriers ont pris les armes contre le régime austro-fasciste porté par le Parti conservateur. Autrement dit, la lutte des classes s’est exprimée à travers les armes, et les ouvriers, dernier rempart contre la dictature, ont été écrasés. La défaite du mouvement ouvrier a ouvert la voie d’abord à l’austro-fascisme, qui a préparé le terrain à la prise du pouvoir par l’Allemagne nazie en 1938.
Contrairement à l’Allemagne de l’après-guerre, la IIe république autrichienne ne s’est donc pas construite sur les leçons tirées des expériences fascistes. Au contraire, l’interprétation partielle de la Déclaration de Moscou de 1943 a permis à l’Autriche de 1945 de se présenter comme la première victime des nazis – et c’est la thèse de la victime qui a constitué la position officielle du pays jusqu’en 1991. Cette pirouette a permis aux classes dominantes autrichiennes de présenter le régime austro-fasciste comme un événement politique ordinaire. Par conséquent, l’expérience du fascisme en Autriche, qui précède pourtant l’Anschluss, est ignorée dans la construction des institutions politiques après la Seconde Guerre mondiale.
Plus fondamentalement, toute la responsabilité des crimes fascistes a été attribuée à l’Allemagne, ce qui a permis aux nazis autrichiens et à leurs très nombreux sympathisants de s’intégrer sans problème dans la société autrichienne post-nazie. Le point de référence de la refondation démocratique de l’Autriche de l’après-guerre fut la guerre civile de 1934, dont la répétition devait être évitée à tout prix. Autrement dit, la IIe république a été construite pour désamorcer la lutte des classes.
Cette structure politique du partenariat social a une importance considérable sur une dynamique en cours depuis les années 1990 et dont le résultat des élections présidentielles de 2016 constitue pour l’instant le point culminant.
D’une part, le désamorçage de la lutte des classes s’est matérialisé à travers la coalition permanente entre sociaux-démocrates et conservateurs, qui a progressivement éloigné le parti social-démocrate de sa base sociale. Cette dynamique s’est accélérée avec l’approfondissement de la construction européenne à partir des années 1980. Initialement conçu par le SPÖ comme échappatoire au nationalisme autrichien, la réalité des politiques libérales de l’UE a provoqué l’effet inverse en renforçant l’idée de l’Etat-nation comme protection.
Toutefois, la grande coalition permanente a également des effets négatifs sur les conservateurs. Etant considérés comme composante à part entière d’un système politique lui-même perçu comme corrompu et éloigné des préoccupations de la population, ils perdent – tout comme le SPÖ – de manière continue des électeurs au profit du FPÖ.
D’autre part, la dimension raciste et antisémite des régimes austro-fasciste, puis nazi, demeure tacitement acceptée dans la société. Outre la thèse de la victime, le SPÖ et l’ÖVP ont activement tenté de récupérer les voix des nazis dans l’après-guerre qui représentaient près de 15 % de l’électorat. Simultanément, d’après les chiffres officiels du SPÖ, 10 % de ses responsables politiques de l’après-guerre ont milité au NSDAP[9]. Le Parti conservateur n’a jamais publié de chiffres mais une proportion encore plus élevée est fortement probable.
Malgré la réintégration rapide des nazis dans la société et politique autrichiennes une organisation indépendante qui s’inscrivait dans l’héritage assumé du nazisme a été formée : le VdU (Verband der Unabhängigen). Cette organisation est l’ancêtre direct du FPÖ. Malgré sa rhétorique antifasciste, le Parti social-démocrate a activement soutenu sa création dans le but de diviser la droite[10].
Alors qu’en Allemagne la révolte des années 1960 et l’influence des idées marxistes de la gauche radicale ont largement contribué à une confrontation avec le passé et ce que Theodor Adorno appelait « la survie du nazisme dans la démocratie »[11] l’Autriche s’est toujours réfugiée derrière l’excuse pratique de la première victime du nazisme. L’extrême droite a donc pu profiter de la combinaison fertile du refus d’affronter ouvertement le passé raciste et antisémite du pays et de la structure politique, qui en l’absence de gauche radicale, n’offre que des partis établis en perte de crédibilité.
La crise du régime trouve donc son expression dans la conquête de la majorité relative par l’extrême droite au premier tour de la présidentielle de 2016 et par la difficulté considérable des candidats des deux grands partis censés représenter la stabilité politique du capitalisme autrichien de gagner respectivement plus de 10 % des voix.
L’apparence de la polarisation de la campagne présidentielle
Malgré l’absence des deux grands partis – ou plutôt à cause de leur absence – la campagne électorale du 2e tour des présidentielles du 22 mai était fortement polarisée. Toutefois, la Cour constitutionnelle autrichienne a fait un cadeau à l’extrême droite en annulant le scrutin que Van der Bellen avait gagné pour fixer un nouveau 2e tour le 4 décembre[12]. Vu la polarisation du vote du 22 mai, la nouvelle campagne électorale a été marquée par l’enjeu principal de mobiliser à nouveau, pour chacun des candidats, son électorat.
La polarisation provient du fait que depuis 2015 la montée de l’extrême-droite se combine avec la crise des politiques d’accueil des migrants et réfugiés en Europe. À partir des images des réfugiés aux différentes frontières des pays des Balkans, auxquels l’Autriche s’intéresse particulièrement pour des raisons historiques et la proximité géographique, les médias autrichiens et notamment le plus grand journal du pays Krone – 2,5 millions de lecteurs quotidiens pour une population totale de 8 millions – ont lancé une vaste campagne raciste.
Des rumeurs sur des migrants – et par extension sur tous les musulmans – qui seraient des voleurs et violeurs ont été répandues à grande échelle, et cela malgré les efforts infatigables des associations de protection des droits humains et d’accueil des migrants. Dans certains cas, la police a même dû démentir des rumeurs pour calmer la situation. La désinformation autour des agressions de Cologne au début de l’année 2016, dont la responsabilité avait été faussement attribué aux réfugiés, a également eu un impact puissant[13].
En perte de terrain, le gouvernement a repris quasiment mot pour mot les propositions du FPÖ : d’abord la construction d’un mur au sud de la frontière autrichienne, puis l’instauration de la limite d’accueil de réfugiés à 37.500 personnes et enfin une conférence avec les pays des Balkans, à l’exception de la Grèce, pour bloquer l’arrivée de migrants. Dans ce contexte, il n’est malheureusement pas surprenant que les délits racistes aient augmenté de plus de 50 % en 2015 et touchent avant tout des musulmans, réels ou supposés.
D’après Ilan Halevi, l’islamophobie « apparaît dans la nature sociale comme une métastase de l’antisémitisme »[14]. Vu le peu d’efforts entrepris par l’Autriche pour se confronter à son passé fasciste, elle semble constituer un terrain particulièrement fertile pour les agressions islamophobes. La centralité de la question des réfugiés dans la campagne présidentielle de 2016 semble confirmer la thèse de Halevi mais aussi indiquer certaines limites. En effet, pendant la même période on observe également un renouveau des paroles antisémites décomplexées conduisant à penser que la montée de l’islamophobie facilite le retour de l’antisémitisme.
Dans cette perspective, il n’est pas surprenant de voir le FPÖ organiser en novembre dans le très chic hôtel Hilton à Vienne son « Ball du Bleuet ». Depuis le XIXe siècle, le bleuet est le symbole des nationalistes germaniques qui se distinguent notamment par un antisémitisme virulent. Dans la même lignée, le bleuet fut le symbole du parti nazi en Autriche pendant les années de clandestinité entre 1933 et 1938. Les attaques islamophobes (malgré leurs contradictions inhérentes)[15] et antisémites sont parfaitement cohérentes avec la ligne idéologique du FPÖ, dont le responsable n’est autre que Norbert Hofer. Dans un manuel à destination des cadres du parti d’extrême-droite, Hofer a récemment écrit que le peuple autrichien se base sur une « communauté de souche » qui est composée de familles « indigènes »[16].
Tandis que Hofer a basé sa campagne sur la protection de l’Autriche de « l’islamisme et de la violence » la position de Van der Bellen fut clairement en faveur de l’accueil des réfugiés. Or, son approche s’inscrit dans la perspective libérale et humaniste revendiquée de sa campagne. En cela, la campagne de Van der Bellen a certes permis d’éviter une menace autoritaire et la préservation formelle des droits des minorités, mais elle a aussi contribué à instaurer une polarisation politique très problématique : face aux revendications soi-disant populaires du FPÖ, il s’est positionné comme le candidat de l’élite éclairée. De plus, la victoire de Van der Bellen ne pourra pas masquer le pouvoir d’attraction de l’extrême-droite, qui est plus fort que jamais.
La réalité du recentrage politique
La polarisation apparente de la campagne électorale cache l’attraction fondamentale des deux candidats pour des politiques libérales. Certes, le candidat d’extrême-droite Nobert Hofer entend profiter de la victoire de Donald Trump et des scores élevés de l’extrême-droite allemande de l’AFD pour « contester » le pouvoir des « élites ». En réalité, l’extrême-droite autrichienne vote systématiquement contre la moindre tentative de réguler le secteur bancaire, pour la baisse des cotisations sociales des entreprises, et pour la casse des droits des travailleurs. De plus, sa participation au gouvernement de coalition avec le Parti conservateur entre 2000 et 2007 fut une période de privatisations de grande ampleur et de scandales de corruption liés à ces mêmes privatisations.
La stratégie du FPÖ ressemble en ce sens fortement à la « raison populiste » qui prétend s’opposer aux « élites » dans les « institutions » tout en omettant les intérêts de classe dans la société[17]. Concernant l’UE, un effet de domestication du FPÖ s’observe clairement. Ainsi, il ne revendique plus la sortie de l’Autriche de l’UE mais se prononce pour une exclusion des « économies faibles » de la zone euro. Suite aux débats suscités par le Brexit en été 2016 le chef du FPÖ Heinz-Christian Strache a définitivement évincé le moindre doute quant à la prétendue position anti-UE de son parti en affirmant que « nous n’avons jamais exigé la sortie de l’UE »[18].
En effet, sur le plan économique l’Autriche se porte mieux que la plupart des autres pays membres de l’UE et cela malgré la récente hausse du chômage et la baisse de la part des salaires dans le revenu national. Comme l’Allemagne et les Pays-Bas, elle se caractérise par un excédent commercial important ce qui lui permet de compenser une partie des difficultés économiques. Dans cet édifice, l’euro joue un rôle central au profit de l’Autriche : en tant que monnaie faible – l’euro est de fait sous-évalué par rapport à l’ancienne monnaie nationale le Schilling – il favorise les exportations autrichiennes et la protège des dévaluations compétitives de la part d’autres pays de la zone euro[19].
A l’instar du ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble le FPÖ considère que l’exclusion de certaines économies faibles renforcera la cohérence de la zone euro. De plus, Hofer soutient les récentes propositions de la Commission européenne d’aller vers une militarisation croissante de l’Europe et se retrouve aussi dans les restrictions à la liberté de circulation des individus. En ce sens, les propos de Schulz, Valls et Hollande sont totalement erronés car – malgré une vision politique plus nationaliste – comme eux le FPÖ est en faveur de l’UE et souhaite seulement des ajustements secondaires de l’Union économique et monétaire.
Concernant ce point central de la campagne présidentielle, les arguments de Van der Bellen ont été parfaitement malhonnêtes en affirmant qu’un des désaccords majeurs entre Hofer et lui concerne le rapport à l’UE. Or, au-delà d’une question de communication politique, le bien-fondé à partir duquel Van der Bellen a annoncé son refus de nommer des ministres d’extrême droite s’effondre. Dans la mesure où le FPÖ n’est pas « anti-EU » le président ne trouverait donc aucune raison pour l’empêcher de former un gouvernement en cas de victoire probable aux prochaines législatives en 2018.
Ce fait en dit long sur les convictions antiracistes et féministes de l’ancien chef des Verts. Nous sommes pleinement dans la politique de l’extrême-centre pour qui « les divergences politiques sont minimales » et deviennent « un but en tant que tel »[20]. Ce consensus autoritaire autour de la politique économique et sociale inclut donc l’extrême droite mais exclut toute politique de transformation sociale.
Dans une dynamique similaire vers des positions libérales, Van der Bellen a abandonné les positions sociales modérées qu’il portait encore quand il était le chef du parti Vert. Désormais il défend des frais d’inscription à l’université et une ingérence accrue des entreprises dans l’enseignement supérieur. De même, il est prêt à soutenir non seulement les réformes néolibérales des retraites mais plus généralement les privatisations, et ne semble pas vraiment s’opposer aux traités de libre-échange comme le CETA (dans la volonté de défendre les PME autrichiennes, Hofer s’y est opposé).
En toute cohérence sa campagne fut axée sur l’Autriche comme pays dans lequel tout va bien. Comme dans La Mélodie du bonheur, les affiches électorales de Van der Bellen montraient le monde merveilleux des montagnes autrichiennes[21]. Et pourtant, le chômage a récemment atteint un niveau record, et 10 % des salariés vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Pour combler son vide en matière de politique sociale et économique, il a misé sur l’argument négatif du vote utile contre l’extrême droite et le soutien des élites du pays : 3 anciens chefs du Parti conservateur[22] ainsi qu’une grande partie de l’élite culturelle et de la bourgeoise autrichienne – sans parler des dirigeants sociaux-démocrates – a soutenu le candidat vert.
Avec quelques années de retard, les Verts autrichiens s’enfoncent donc de plus en plus dans la même direction que leurs camarades verts en Allemagne : remplacer la lutte pour l’émancipation par la gestion des éclairés[23].
Toutefois, l’argument du vote utile contre l’extrême droite a largement convaincu. Le résultat du vote du 4 décembre montre par exemple que la politique sexiste de l’extrême droite a joué un rôle déterminant contre elle. Tandis que 56 % des hommes ont voté pour Hofer, 62 % des femmes ont voté Van der Bellen[24]. De plus, la répartition géographique des votes indique que l’Autriche rurale a largement préféré Hofer. Cela rappelle les travaux de l’historien Eugen Kogon qui souligne que les mouvements fascistes se développent d’abord à la campagne[25].
Par contre, il est clair que le libéralisme éclairé de Van der Bellen n’a absolument pas mobilisé les ouvriers. Ainsi, aucun des deux candidats ne s’est adressé aux classes populaires pour faire face à la baisse des salaires et aux inégalités sociales croissantes en Autriche[26]. Par conséquent, le choix à cette élection présidentielle s’est résumé à l’opposition entre les franges libérale et nationaliste de la classe dominante.
Nouveau départ pour briser le consensus autoritaire !
Le résultat des élections présidentielles permet évidemment de constater la faiblesse de la gauche radicale en Autriche. Depuis le début des années 1960, le Parti communiste autrichien, qui représente la force radicale la plus organisée, n’a jamais dépassé les 2 % lors des élections à portée nationale. Sans surprise, la candidature de l’écrivaine anticapitaliste El Awadalla aux élections présidentielles a échoué parce qu’elle n’a même pas réussi à présenter les 6500 signatures populaires nécessaires à chaque candidat.
Divisée en petits groupes peu coordonnés, la gauche radicale autrichienne se distingue par son absence lors des grands débats publics et souvent aussi des élections et se trouve dans l’incapacité d’organiser des campagnes politiques et des luttes à l’échelle du pays. Son activité se réduit généralement à l’organisation de manifestations antifascistes, même si depuis 2015, elle fait un travail militant conséquent autour de la solidarité avec les migrants.
Parallèlement, depuis avril 2015 un processus de regroupement des différents courants de la gauche radicale autrichienne – qui va de quelques représentants du courant antilibéral du SPÖ jusqu’aux antifascistes autonomes en passant par les trotskystes et inclut aussi des personnes sans organisation politique ainsi que des militants associatifs – est en cours. Pour la première grande conférence de rapprochement de juin 2016 sous le nom d’Aufbruch (qui signifie à la fois nouveau départ et rupture) les organisateurs attendaient 1000 participants. Finalement plus de 2000 personnes ont participé ce qui a permis de lancer avec beaucoup d’élan la première campagne nationale sous le slogan « les riches nous coûtent trop cher ».
La montée alarmante de l’extrême-droite, bénéficiant des particularités de l’histoire politique autrichienne et de la conjoncture à la fois hostile aux migrants et aux travailleurs, et l’ouverture de plus en plus prononcée du SPÖ envers le FPÖ ont sans doute accéléré ce processus[27]. La question de la formation d’un nouveau parti de la gauche radicale est à l’ordre du jour des militants d’Aufbruch à partir de janvier 2017. En même temps, les positions radicales d’Aufbruchconcernant l’UE se heurteront très rapidement au consensus autoritaire[28].
Toutefois, la gauche radicale a raison d’être optimiste car elle est créditée de 25 % lors des prochaines législatives d’après certains sondages – un score totalement inédit depuis l’introduction de la démocratie bourgeoise en Autriche en 1918. Concrètement elle sera seul rempart contre la prise du pouvoir de l’extrême-droite.
Notes
[1] Voir : http://www.francetvinfo.fr/monde/europe/presidentielle-en-autriche-hollande-salue-le-choix-de-leurope-et-de-l-ouverture_1953033.html.
[2] Voir : http://www.bfmtv.com/politique/pour-hollande-le-peuple-autrichien-a-fait-le-choix-de-l-ouverture-1066825.html.
[3] Pelinka, Anton, The Haider Phenomenon in Austria: Examining the FPO in European Context, The Jounral of the International Institute, Vol 9, 2001.
[4] Ali, Tariq, The extreme center: A Warning, Londres, Verso, 2015, p. 9. Voir aussi Palheta Ugo, Vers l’autoritarisme ? Crise de la démocratie libérale et politique d’émancipation et la notion du parti de l’ordre chez Clover, Joshua, Émeute, grève, émeute : entretien avec Joshua Clover, Période.
[5] Marx, Karl, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843.
[6] A la différence de la majorité des partis fascistes en Europe de l’entre-deux-guerres le mouvement austrofasciste s’est développé à l’intérieur du Parti conservateur (ÖVP). Encore aujourd’hui le dictateur Dollfuss y jouit d’un certain prestige.
[7] Voir : http://diepresse.com/home/politik/bpwahl/4995602/Van-der-Bellen_Kein-RegierungsbildungsAuftrag-fuer-FPOe.
[8] Voir : https://de.statista.com/statistik/daten/studie/288503/umfrage/sonntagsfrage-zur-nationalratswahl-in-oesterreich-nach-einzelnen-instituten/.
[9] Voir : http://www.profil.at/home/zeitgeschichte-rote-gewissenserforschung-die-spoe-protokolle-116032.
[10] Pelinka, A., Wodak, R., The Haider Phenomenon in Austria. Transaction Publishers, 2009, p. 5.
[11] Adorno, Theodor, Eingriffe, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1963, p.126.
[12] La Cour a annulé l’élection pour des questions formelles tout en soulignant qu’aucune manipulation du résultat de vote n’a été constatée – ce qui d’après la constitution n’est pas une raison suffisante pour répéter un vote.
[13] Voir : https://www.ensemble-fdg.org/content/cologne-lutte-contre-le-sexisme-lutte-contre-le-racisme.
[14] Halevi, Ilan, Islamophobie et judéophobie – l’effet miroir, Syllepse, Paris, 2015 p. 28.
[15] Müller-Uri, Franny, Opratko, Benjamin, L’islamophobie et les théories critiques du racisme, Période, 2014.
[16] Voir : http://derstandard.at/2000047805924/Die-FPOe-und-ihr-Handbuch-fuer-Extremismus.
[17] Anderson, Perry, « The Heirs of Gramsci », New Left Review, N° 100, 2016.
[18] Voir : http://orf.at/stories/2354912/2354913/.
[19] Streeck, Wolfgang, « Pourquoi l’euro divise l’Europe, au lieu de l’unir », Contretemps, N° 31, Syllepse, Paris, 2016, p. 65.
[20] Ali, Tariq, The extreme center: A Warning, Londres, Verso, 2015, p. 9.
[21] Il faut d’ailleurs noter que le très sympathique capitaine Georg von Trapp du film est militant austrofasciste déclaré. Dans ce sens, ce film véhicule parfaitement la thèse de l’Autriche (personnifiée par von Trapp) comme victime agressée par l’Allemagne.
[22] Certains responsables du Parti conservateur ont toutefois officiellement soutenu l’extrême-droite.
[23] Jachnow, Joachim, What’s become of the German Greens, New Left Review, N° 81, 2013.
[25] Kogon, Eugen, The Theory and Practice of Hell: The German Concentration Camps and the System Behind Them, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2006.
[26] Guschanski, Alexander, Özlem, Onaran, The Political Economy of Income Distribution: Industry Level Evidence from Austria, 2016
[28] Et pourtant, en perte flagrante de soutien, seulement 51 % des autrichiens se prononcent en faveur de l’UE.