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Médecin du travail, médecin du patron ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Pascal Marichalar, Médecin du travail, médecin du patron ? L’indépendance médicale en question
Presses de Sciences Po, Paris, 2014, 192 p.
L’ouvrage de Pascal Marichalar s’inscrit dans le renouveau de l’intérêt porté par les sciences sociales à la santé au travail depuis les années 2000. À partir d’entretiens et du dépouillement d’archives syndicales réalisés dans le cadre d’une thèse de doctorat menée sous la direction d’André Grelon et de Paul-André Rosental, il offre une étude sociologique riche d’un acteur majeur (et controversé) du système français de prévention des atteintes professionnelles à la santé : la médecine du travail. Court et accessible, truffé d’exemples, il entend d’abord répondre à une question sociale et politique plus large : qu’est-ce qui explique la « faillite » du système de prévention, qui ne parvient pas à protéger les salariés des effets néfastes du travail sur leur santé ? L’auteur adopte une perspective de sociologie du travail : c’est en étudiant ce que les médecins du travail « font vraiment » et les conditions dans lesquelles s’exerce leur travail que l’on comprend pourquoi « ils échouent à exercer leur mission de prévention ». Ce parti pris heuristique évite — dans la majeure partie de l’ouvrage — une posture accusatrice qui remettrait en cause les personnes exerçant ce métier, et souligne au contraire les problèmes structurels qui pèsent sur leur activité, donnant les moyens aux professionnels et aux pouvoirs publics de repenser le statut de la médecine du travail. Cette perspective est néanmoins sous-tendue par une thèse forte : la santé demeure subordonnée à la production, et les médecins du travail restent majoritairement des « médecins du patron ».
2C’est cette question politique de « l’indépendance médicale », reformulée dans les termes sociologiques de « l’autonomie professionnelle », que l’ouvrage traite en cinq chapitres. Après avoir rappelé l’ambivalence de leur statut, entre leur subordination comme salariés et leur indépendance de droit comme médecins, l’auteur montre dans le premier chapitre comment l’autonomie professionnelle est avant tout limitée par la définition jugée légitime de leur activité, orientée par exemple par des objectifs en termes de nombre de visites médicales. Les principaux obstacles à l’autonomie professionnelle des médecins du travail sont invisibles, car ceux qui veulent travailler « en paix » ont intérêt à s’en tenir à une délimitation consensuelle de l’activité, qui correspond aux attentes des employeurs. Le chapitre 2 souligne que la pratique centrale et emblématique du métier, la décision d’aptitude, converge rarement avec la mission de protection de la santé des travailleurs affirmée dans la loi de 1946. L’auteur montre en effet que la décision d’aptitude, rendue pour 11 millions de salariés sur 15 millions en 2003, revient à évaluer les capacités du salarié à exercer son activité, conformément à la conception d’orientation de la main-d’œuvre héritée de l’entre-deux-guerres et de Vichy qui inspire les décrets d’application de 1947, plutôt qu’à examiner l’éventuelle nocivité du poste de travail. Cette confusion entre aptitude et capacité professionnelle conduit à une sélection des travailleurs, renforcée par une surveillance accrue des plus vulnérables aux risques et, in fine, par leur élimination du marché du travail. Le poids des enjeux de production ou d’emploi qui pèsent sur l’activité des médecins du travail explique ainsi le rôle de la profession dans l’invisibilité des maladies professionnelles, jugé central dans l’ouvrage. L’auteur pointe également, au chapitre 3, leur responsabilité dans la sous-déclaration de ces dernières, parce qu’ils pourraient aider les salariés à faire reconnaître leur maladie comme professionnelle et qu’« ils ne le font pas ». En élargissant cette critique, il rappelle que l’un des principaux syndicats de la profession a affirmé la responsabilité des médecins du travail dans le drame de l’amiante, en considérant qu’ils auraient dû aller au-delà de ce qui est attendu d’eux, en particulier des réglementations. La série de réformes de la médecine du travail intervenues depuis la fin des années 1980 ne favorise pas non plus l’autonomie des praticiens, en promouvant la « pluridisciplinarité » et la « coordination », jusqu’à substituer aux services de médecine du travail des « services de santé au travail », augmenter le nombre d’intervenants non médecins, au statut moins protégé, et réduire la fréquence des visites médicales, ce qui atteste d’une « démédicalisation » étayée au chapitre 4. Le dernier chapitre pointe néanmoins les ressources des praticiens et boucle la question de l’autonomie professionnelle en reprenant un résultat fort de la sociologie. À rebours de la conception commune de l’indépendance — en particulier médicale —, en termes de « neutralité », l’autonomie se trouve moins dans le fait de ne dépendre de personne, qui condamne à l’isolement et à l’impuissance, que dans l’interdépendance, qui permet de nouer des alliances (avec les salariés, les syndicats, les représentants de l’État et des collègues constitués en réseau) et de gagner en pouvoir d’action. Outre les pistes données aux médecins du travail pour réaliser leur mandat, l’ouvrage, fidèle à son souci de contribuer au débat public, propose en conclusion des pistes de réforme de la médecine du travail (suppression de l’avis d’aptitude, inversion du rapport de force entre employeurs et salariés dans la gouvernance de la médecine du travail) et de la santé au travail (renforcement d’une régulation collective externe à l’entreprise par la judiciarisation et la pénalisation), témoignant de la montée en puissance des exigences sanitaires dans ce champ.
3Si l’interprétation critique des récentes réformes de la médecine du travail en termes de « démédicalisation » est convaincante, l’opposition faite par l’auteur entre une approche de la prévention (dis)qualifiée de « technique », associée à une « vision d’ingénieur de la santé au travail » reposant sur la mesure des risques, et une approche « clinique », fondée sur l’écoute des salariés, considérée comme la seule démarche « politique », de « résistance », mérite débat. Peut-on vraiment opposer « technique » et « clinique », dont Michel Foucault rappelait en 1963, dans Naissance de la clinique, que, derrière le discours mythifié des médecins sur le « pur regard » — devenu aujourd’hui « pure écoute » —, elle est d’abord une technique ? De plus, qu’est-ce qui garantit que les entretiens médicaux ne se réduisent à la sélection ou ne tombent dans une écoute palliative, individuelle, loin de la mise en débat collective des conditions de travail ? Si la « clinique médicale du travail » est enseignée dans certains cercles, elle n’est pas la pratique la plus fréquente lors des visites médicales. La défense de la pratique clinique, largement inspirée par une minorité de médecins du travail engagés et formés à la psychodynamique du travail de Christophe Dejours, court le risque, probablement involontaire, de justifier une remise en cause du temps consacré à l’étude des conditions de travail. Cette polarisation des conceptions risque d’enfermer le débat plutôt que de permettre de repenser les conditions d’une véritable articulation entre entretiens médicaux et observation du travail. Cette discussion ne remet néanmoins pas en cause l’intérêt de cet ouvrage riche, vivant et utile au débat public.
Pour citer cet article
Référence électronique
Scarlett Salman, « Pascal Marichalar, Médecin du travail, médecin du patron ? L’indépendance médicale en question », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 59 - n° 1 | Janvier-Mars 2017, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 13 février 2017. URL :
Auteur
Scarlett Salman
Laboratoire interdisciplinaire sciences innovations sociétés (LISIS), UMR 9003 CNRS, ESIEE Paris, INRA et UPEM
Université Paris-Est, Bâtiment Bois de l’Étang, Rue Galilée, 77454 Marne-La-Vallée, France
scarlett.salman[at]u-pem.fr