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Alexandra Kollontaï, l’émancipation des femmes expliquée à Lénine
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Mediapart - 17 juillet 2017
Alexandra Kollontaï © (dr)
Pour le centenaire de la révolution russe, Mediapart vous propose 14 portraits, 14 destins exceptionnels forgés dans la tourmente révolutionnaire de Petrograd. Premier personnage : Alexandra Kollontaï. Elle fut bien plus que la grande diplomate encore célébrée en Russie. Elle réussit à s’imposer à Lénine et aux cadres bolcheviks par sa fougue militante et ses réflexions sur la liberté sexuelle et le rôle social des femmes.
Le 28 mars 2017, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dévoile une plaque à l’occasion du 145e anniversaire de la naissance d’Alexandra Kollontaï (1872-1952). Prenant la parole devant l’immeuble moscovite où elle avait habité dans les années précédant sa mort en 1952, il fait l’éloge de la première femme diplomate, de la patriote soviétique tenant bon contre les nazis comme ambassadrice en Norvège. La révolutionnaire, la commissaire du peuple, la combattante de l’émancipation des femmes, l’auteure de pamphlets marxistes de haut niveau et de romans provocateurs rédigés d’une belle plume, semble davantage embarrasser les autorités de l’ère poutinienne…
Alexandra Kollontaï © (dr)
En réalité, c’est Kollontaï elle-même qui avait déjà largement gommé le potentiel subversif de son itinéraire. Les coups de ciseaux dans la correspondance et les journaux intimes dont elle ne se séparait jamais, les révisions successives de la série d’écrits autobiographiques publiés dès 1912, marquent le parcours parfois douloureux d’une survivante de l’URSS stalinienne. Elle n’en restait pas moins persuadée de l’intérêt de ce corpus autobiographique pour les générations à venir, dont elle prévoyait qu’elles seraient bien vite oublieuses d’une époque révolutionnaire « marquée par le destin ».
Ce destin qui avait fait d’elle, en quelques mois de 1917 et 1918, une personnalité politique et intellectuelle célèbre bien au-delà des frontières de la Russie pour sa fougue militante, ses responsabilité de premier plan au parti bolchevik et ses réflexions sur la liberté sexuelle et le rôle social des femmes.
La militante de 45 ans qui rejoint Pétrograd en révolution au printemps 1917 a déjà vécu plusieurs vies. De son enfance et de sa jeunesse dans un milieu aristocratique et libéral, il lui reste l’aisance en plusieurs langues – russe bien sûr, français, allemand et anglais appris avec les nurses et dans les livres, finnois parlé avec les paysans du domaine familial, suédois et norvégien acquis en émigration. Il lui reste aussi l’art de porter chapeaux à plumes et manteaux chics, qu’elle oubliera temporairement dans le Moscou prolétarien du début des années 1920, et retrouvera comme ambassadrice à l’étranger. Il lui reste enfin un nom, puisque Alexandra (« Choura ») Mikhaïlovna Domontovich ne reniera jamais le patronyme de son premier mari Vladimir Kollontaï, père de son fils unique Micha, cousin pauvre choisi par amour, vite quitté pour l’amour d’un autre.
En 1898, première rupture transgressive dans sa vie, la jeune femme, gagnée aux idées d’émancipation sociale, veut cesser d’être une lady qui joue à la révolution en animant des clubs de charité. Elle part seule pour Zurich étudier l’économie politique. Pendant presque 20 ans, Alexandra Kollontaï s’affirme dans les milieux marxistes et sociaux-démocrates, s’aguerrit aux interventions publiques devant des foules en grève, s’entraîne aux manœuvres de parti. En 1908, deuxième rupture décisive, c’est l’exil devant la menace d’arrestation par la police du tsar.
Comme bien d’autres intellectuels d’extrême gauche, elle connaît une vie nomade, se déplaçant sans cesse, dans toute l’Europe, entre chambres d’hôtel et « meublés », financée par les revenus de ses biens en Russie ainsi que par des publications et des conférences rémunérées. À Paris en 1910-1911, elle se lie avec les émigrés russes.
Elle entame alors une longue correspondance avec Lénine qui, bien que formant un improbable trio avec la revêche Nadejda Kroupskaïa et la bouillonnante Inessa Armand, n’approuve guère sa liaison avec Alexandre Chliapnikov, jeune militant d’origine prolétarienne appelé à prendre des responsabilités dans le parti clandestin en Russie. À travers l’Europe ouvrière, publié en 1912 en russe puis en allemand, fait revivre les rencontres d’Alexandra Kollontaï avec l’élite socialiste européenne, dont elle reste alors une figure mineure : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, Karl Kautsky, Émile Vandervelde, Jean Jaurès et Jules Guesde, Paul et Laura Lafargue, Maxime Gorki et Georges Plekhanov…
L’organisation de l’émancipation du travail après la révolution sociale à venir, l’attitude face la guerre redoutée puis déclenchée en août 1914, sont les grands sujets qui divisent le mouvement ouvrier. Ardente propagandiste du pacifisme pendant la fantastique tournée qui la conduit dans plus d’une centaine de villes des États-Unis à l’invitation de la fédération allemande du parti socialiste américain, Kollontaï choisit le camp radical des bolcheviks. Elle se rallie à Lénine, qui souhaite guider le prolétariat vers une révolution menée par une élite partisane disciplinée, en transformant la « guerre impérialiste » en guerre civile.
Plus originales sont sa sensibilité à l’indépendance individuelle dans la future société socialiste et ses positions au sujet de la protection sociale des femmes, de la maternité, de l’amour. Persuadée qu’il faut combattre un féminisme « bourgeois » en pleine ascension en Russie comme ailleurs en Europe, et gagner à la cause les ouvrières, les paysannes et les « petites-bourgeoises », elle entre au secrétariat de l’Internationale socialiste des femmes créée en 1907. Aux côtés de Clara Zetkin, autre femme forte du socialisme européen, elle milite en vain pour la création d’un Bureau des femmes dans le parti ouvrier social-démocrate de Russie : la question des femmes n’apparaît pas encore comme prioritaire aux yeux de Lénine, qui s’y ralliera quand il aura besoin de toutes les forces populaires pour soutenir le jeune pouvoir des soviets.
Une ascension fulgurante
La révolution tant attendue éclate alors que Kollontaï est en Norvège, de retour des États-Unis. Le choc ressenti quand elle apprend la nouvelle en lisant le journal par-dessus l’épaule d’un voyageur dans un train de banlieue, les embrassades à l’annonce de l’abdication de Nicolas II et de l’amnistie des exilés politiques, le passage de la frontière avec les Lettres de loin de Lénine cachées dans son corset, l’arrivée dans « la Russie libre » le 18 mars 1917 : autant de nouvelles péripéties talentueusement scénarisées dans ses récits autobiographiques.
Dès lors, l’ascension politique d’Alexandra Kollontaï sera fulgurante. Elle multiplie les articles dans la Pravda et le nouveau journal L’Ouvrière. Elle prend la parole sur les navires de guerre, jusqu’alors interdits aux femmes. Elle est élue déléguée au soviet de Pétrograd – contre-pouvoir au gouvernement provisoire – par un comité de soldats. Pendant qu’elle est emprisonnée à la suite de l’insurrection manquée des « Journées de juillet », Kollontaï est cooptée au comité central du Parti bolchevik, première femme à y entrer, cinquième sur la liste après Lénine, Zinoviev, Trotski, Lounatcharski.
En 1927, puis de nouveau en 1937, pour les anniversaires de la révolution, elle publiera ses souvenirs de la réunion « qui changea le destin du monde ». À l’aube du 10 (23) octobre 1917, suivant Lénine et malgré l’opposition de Zinoviev et Kamenev, elle vote la décision de renverser le gouvernement provisoire au nom du peuple. Quelques jours après le coup d’État d’Octobre, elle devient commissaire du peuple à l’Assistance publique, première femme ministre de l’histoire.
Alexandra Kollontaï © (dr)
Trois années incroyablement denses s’ouvrent alors pour Alexandra Kollontaï et son nouveau mari, le marin ukrainien Pavel Dybenko, de 18 ans son cadet. En février 1918, le VIIe congrès du Parti ne la renouvelle pas au comité central. Un mois plus tard, elle démissionne de ses fonctions au gouvernement par solidarité avec Dybenko, destitué de son poste de commissaire du peuple aux affaires navales, accusé d’avoir mal défendu Pétrograd devant les armées allemandes mais surtout hostile au traité de Brest-Litovsk qui ampute la Russie d’un tiers de son territoire. L’un et l’autre conservent cependant des responsabilités importantes.
Brièvement commissaire du peuple à la propagande de la République soviétique d’Ukraine, Kollontaï devient l’adjointe d’Inessa Armand au Jenotdel, la « section de travail parmi les ouvrières et les paysannes » du Parti bolchevik, enfin créée en 1919, puis lui succède lorsque celle-ci meurt du choléra. Elle est membre du comité exécutif de l’Internationale communiste, représentante du comité central auprès du Komsomol, l’organisation de jeunesse soviétique, organise les congrès des travailleuses et des « femmes de l’Orient »… mais de ce fait, elle publie moins, entraînée par l’action.
Avec un nouveau code de la famille égalitaire en 1918, l’adoption du mariage civil, du droit à l’avortement et au divorce, et une série de mesures de protection des mères et des enfants, la ministre peut enfin s’enorgueillir d’un bilan concret pour une cause qu’elle défend depuis des années avec d’autres dirigeantes communistes : Elena Stassova, Inessa Armand, Angelica Balabanova ou Nadejda Kroupskaïa. Par ses discours, ses écrits comme La Famille et l’État communiste et Lutte de classe et sexualité, elle défend ses idées sur la liberté sexuelle, la fin de la cellule familiale, la libération des « abeilles travailleuses » par une législation audacieuse, l’accession des femmes aux responsabilités politiques.
Un débat passionné est mené au plus haut niveau du Parti et de l’État, tant par ces femmes que par des hommes comme Lénine ou Trotski. Jamais toutefois Alexandra Kollontaï ne parviendra à s’affranchir des attaques misogynes d’une grande violence auxquelles elle a été confrontée dès qu’elle est devenue connue, et d’autant plus depuis qu’elle a du pouvoir. Aux chansons populaires, aux surnoms plus ou moins ironiques donnés par la presse russe et étrangère – Walkyrie de la Révolution, Kollontaïette, Belle Révoltée, « Centro-bonne-femme » (Tsentro-baba)… – s’ajoutent les mises en cause de sa vie privée – divorce, amants plus jeunes… – et les parodies pornographiques de son œuvre.
Rares sont les portraits bienveillants, comme celui proposé par la Française Louise Weiss qui parcourt la Russie révolutionnaire en 1921 pour l’hebdomadaire L’Europe nouvelle. Fascinée par la beauté, « l’intelligence de feu », « la force épanouie de celles qui ont vécu mais qui ne connaissent pas la vieillesse » de cette « conquérante », elle ne s’en inquiète pas moins de son utopie collectiviste, « romantique dans son effréné marxisme »…
En 1921-1922, alors que la Russie soviétique connaît une terrible crise économique, les premiers accidents cérébraux de Lénine libèrent les ambitions sans merci pour sa succession. Alexandra Kollontaï prend parti pour « l’Opposition ouvrière » contre la bureaucratisation du Parti et contre la nouvelle politique économique (NEP), qu’elle voit comme un renoncement à l’esprit collectif et égalitaire de la révolution. Sa disgrâce est donc politique, mais s’inscrit aussi dans une première remise en cause de sa politique de la famille et du travail des femmes.
La « théorie du verre d’eau »
On lui reproche en vrac d’être responsable du chômage des femmes, des épouses abandonnées, des enfants laissés à la rue. Après les attaques très violentes de Trotski, Boukharine, Radek pendant le congrès de l’Internationale communiste en 1922, elle est clairement discréditée, sans être toutefois nommée, dans des entretiens avec Lénine que Clara Zetkin publie en 1924. Les propos prêtés au chef disparu auront une belle postérité dans l’attribution à Kollontaï de la « théorie du verre d’eau » :
« Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau. Cette théorie du verre d’eau a rendu notre jeunesse complètement folle […]. Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu’un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d’eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre, dont le bord a été sali par d’autres ? Le côté social est le plus important de tous. Boire de l’eau est un acte individuel. L’amour suppose deux personnes. Ce qui implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivité […]. Du sport sain, de la gymnastique, de la natation, des excursions, des exercices physiques de toutes sortes, diversité des occupations intellectuelles ! Apprendre, étudier, faire des recherches, autant que possible en commun ! Tout cela donnera davantage à la jeunesse que les éternelles discussions et conférences sur les problèmes sexuels et les plaisirs de l’existence. »
Alexandra Kollontaï © (dr)
À cette date, Alexandra Kollontaï a changé une nouvelle fois de vie. À Moscou la nouvelle capitale, ou lors de ses tournées de propagande en train spécial, elle avait vécu et accepté les aspects les plus durs de la guerre civile, l’interdiction de l’opposition et de sa presse, les exécutions sommaires des opposants et des anciennes élites. Dans le climat dépressif de la NEP, marqué par de nombreux suicides et départs volontaires ou forcés, elle reste loyale, mais cherche une échappatoire en demandant une mission à l’étranger. Staline, qu’elle assure de son ralliement, l’envoie à Christiania (Oslo), où elle devient, en 1923, chef de la mission diplomatique et conseiller commercial, puis ambassadrice.
Première femme là encore à exercer ces fonctions, elle rendra hommage dans ses souvenirs à l’absence de sexisme des Norvégiens, qu’elle attribue à leur « esprit démocratique ». Une dernière fois, elle intervient dans la vie politique soviétique par un article polémique, « Place à Éros ailé. Lettre à la jeunesse travailleuse », et dans le débat sur le nouveau code de la famille adopté en 1926. Plus jamais elle ne débattra de l’évolution qui renvoie dans les années 1930 les femmes soviétiques au statut de travailleuses et de mères, dans un cadre familial conservateur.
C’est à Oslo qu’Alexandra Kollontaï rencontre Marcel Body. Simple soldat envoyé en Russie avec la mission militaire française pendant la Première guerre mondiale, membre du petit groupe communiste français de Moscou dès 1918 avec Jacques Sadoul et Pierre Pascal, le jeune secrétaire de la représentation commerciale (il a 33 ans) a été lui aussi écarté du centre moscovite pour ses positions critiques du pouvoir stalinien en construction (ici, écoutez Marcel Body). Il rentre en France en 1927, mais leur liaison perdurera plusieurs années au gré des affectations de l’ambassadrice : le Mexique en 1926, de nouveau la Norvège en 1928, la Suède en 1930. Elle participera aussi aux sessions de la Société des nations à Genève, après l’entrée de l’URSS en 1934.
Au fil de ses rappels réguliers à Moscou et des nouvelles qu’elle reçoit par les lettres de ses amis et les visiteurs venus d’Union soviétique, Alexandra Kollontaï apprend les arrestations et les exécutions de la « Grande Terreur », dont certaines touchent son entourage proche : Alexandre Satkevitch, son compagnon après la séparation d’avec son premier mari ; Pavel Dybenko, l’ancien commissaire du peuple. Les dossiers d’accusation des diplomates Rosenberg et Arossev la mentionnent comme complice de crimes d’espionnage et de menées contre-révolutionnaires. Elle sera épargnée par Staline, qui n’hésite pourtant pas à faire fusiller les épouses des condamnés et qualifie les intellectuelles de « harengs à idées ». Elle survivra aux purges et aux tensions extrêmes des années 1939-1945, pendant lesquelles l’URSS bénéficie de sa parfaite connaissance de la politique scandinave et de son prestige d’« ambassadrice rouge ».
Les quelques lignes de nécrologie de Kollontaï dans les Izvestia en 1952 ne mentionnent que sa carrière diplomatique. Restée connue à l’étranger, souvent caricaturalement, par la théorie apocryphe du « verre d’eau », elle connaîtra un regain d’intérêt chez les féministes des années 1970, fascinées par la modernité de ses réflexions sur la place de la vie privée dans une société socialiste, la sexualité libre, la pertinence – ou pas – de l’intervention de l’État dans « l’union entre deux personnes » et le sort de leur « descendance ».
Au-delà du côté romantique d’un parcours fascinant, il reste beaucoup à découvrir, dans les archives de Moscou et d’Europe, sur les combats politiques d’Alexandra Kollontaï et son engagement total dans la révolution bolchevik.
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Lire sous l'onglet Prolonger de cet article notes et références.
Prolonger
Clara Zetkin, « Souvenirs sur Lénine », Cahiers du bolchevisme n° 28 (1er octobre 1925) et n° 29 (15 octobre 1925), .
Alexandra Kollontaï, Judith Stora-Sandor (trad. et éd.), Alexandra Kollontaï. Marxisme et révolution sexuelle, Paris, Maspéro, 1973.
Alexandra Kollontaï, Christine Fauré & Nicolas Lazarévitch (trad. et éd.), Autobiographie, suivi du roman Les Amours des abeilles travailleuses, Paris, Berg, 1976.
Arkadi Vaksberg, trad. du russe par Dimitri Sesemann, Alexandra Kollontaï, Paris, Fayard, 1996.
Sabine Dullin. Des hommes d’influence. Les ambassadeurs de Staline en Europe (1930-1939), Paris, Payot, 2001.
Guillaume Lanuque, « La résurrection d’Alexandra Kollontaï », Dissidences. Le blog, http://dissidences.hypotheses.org/6896.
Boite Noire
Sophie Cœuré est historienne. Professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Diderot (Paris-VII, USPC), auteure notamment de Pierre Pascal. La Russie entre christianisme et communisme (Noir sur Blanc, 2014) et de La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939 (CNRS éditions, 2017).