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    Catalogne: débat Llonch-Garzón

    Catalogne

    Lien publiée le 10 octobre 2017

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    Un débat intéressant publié dans Inprecor.

    Pau Llonch (*): Un peu de réalité concrète (lettre à Alberto Garzón)

    http://www.inprecor.fr/article-1917-2017-%C3%8Atre%20r%C3%A9volutionnaire%20cent%20ans%20apr%C3%A8s%20la%20r%C3%A9volution%20russe?id=2058

    « Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être libre »

    Karl Marx

    Permets-moi de commencer par ce qui est le plus important : je fais partie du grand nombre de ceux qui t’admirent et t’ont souvent lu. J’ai découvert ta fougue théorique en 2014, dans un article sur la théorie des crises du capitalisme depuis les économistes hétérodoxes, et comme tant d’autres j’ai saisi qu’une des personnalités surgies du mouvement des Indignés, qui si on ne la connaissait pas pouvait paraître comme un produit médiatique, était en réalité beaucoup plus qu’un révolté sachant se servir des réseaux sociaux : un marxiste, un matérialiste n’hésitant pas à se déclarer communiste. Quelle grande découverte alors. Et quelle déception colossale cette semaine en découvrant ta position sur le processus démocratique catalan. La tienne et celle de ton parti.

    Nous avons eu récemment sur les réseaux sociaux un bref échange concernant le référendum d’autodétermination du 1er octobre. Je résume en quelques mots : j’ai commencé par te recommander un bon article de Jaime Pastor et tu as répondu que tu n’avais pas besoin de le lire, car tu connaissais ses arguments ; j’ai poursuivi avec un fragment canonique de Lénine défendant le droit à l’autodétermination, ce à quoi tu as répondu qu’il s’agissait d’« écritures sacrées » et que tu préférais – nous sommes d’accord sur cela – « l’analyse concrète de la situation concrète ». Donc des faits :

    1. Commençons bien sûr par les classes. La bourgeoisie catalane pratiquement dans son intégralité est opposée à l’exercice du droit d’autodétermination, au référendum d’octobre et (mais c’est moins important) à l’indépendance. Je suis certain que beaucoup de jeunes ont appris de toi qu’il est nécessaire d’aborder l’analyse complexe de classes. Récemment tu as démontré savoir le faire en ce qui concerne l’État, comme Marx l’a fait si magistralement dans le 18 Brumaire. Je suis fier de reconnaître que j’ai utilisé comme source ta classification en sept classes des sociétés capitalistes modernes dans la triste carrière de l’économie. Alors, où est cette complexité lorsque tu qualifies le référendum d’un « soutien au clan Pujol (1) » ? La situation concrète : en Catalogne, ni le Círculo de Economía, ni le Fomento de Trabajo, ni La Caixa, ni la Banco de Sabadell, ni La Vanguardia… ni personne faisant partie des trois premières fractions de la bourgeoisie que tu décris dans ton article (capitalistes parasitaires, le capital fictif et les bailleurs de fonds) n’appuie le processus démocratique catalan et seulement une partie des capitalistes actifs – une partie de la petite et moyenne bourgeoisie – l’appuie. Il s’agit sans aucun doute d’un mouvement national-populaire, qui est interclassiste comme c’est le cas toujours dans toutes les révolutions démocratiques réellement existantes, comme le remarquent à juste titre tes camarades catalans. Dans la sphère politique, seule une fraction de la droite catalane au sein du PDECAT en déclin l’approuve sans nuances, l’autre – en passant – a été démolie par 1 515 Gaulois lors d’une assemblée de la CUP (2) ; néanmoins, depuis les organisations libertaires tel Embat, en passant par Revolta Global (3) et la gauche socialiste de libération nationales jusqu’à la social-démocratie (chaque jour plus sociale-libérale en Catalogne, cela oui) de l’ERC appuient le référendum sans nuances.

    2. Nous défendons des potentialités concrètes, et toi des alternatives abstraites. De même que tu exiges des analyses concrètes, une alternative existe dans le cadre strictement institutionnel avec des possibilités d’être hégémonique dans une République catalane : c’est la somme de Catalunya en Comú, de l’ERC et des CUP. Note que nous pourrions même nous permettre de laisser en marge le PSC-PSOE, à la différence de ce qui peut se passer au niveau de l’État. Cela ne garantit pas l’éventuelle construction du socialisme en Catalogne, bien sûr, parce que comme toujours cela dépendra plus de ce qui se passe dans la rue que dans les institutions, mais cela offre une opportunité (très concrète) pour continuer le combat en faveur des alternatives possibles dans la phase actuelle de la restructuration capitaliste post-crise, sans faire face à des institutions totalement antagoniques, dans un conflit entre la social-démocratie honnête (CeC et ERC) et le socialisme (CUP) – ce qui pourrait être un exemple pour beaucoup de peuples de l’État espagnol et du continent.

    Je me souviens que Jaume Asens (4) et un autre camarade qui dirigent actuellement le Conseil municipal de Barcelone ont défendu un jour l’assaut « institutionnel » comme possible exemple pour d’autres villes européennes. On ne comprend pas pourquoi l’éventuelle et possible alliance que je mentionne, exceptionnelle dans tout l’État espagnol, ne pourrait pas servir également d’exemple. dans une Europe en proie à la xénophobie et au fascisme. D’autant plus que l’alternative que tu proposes consiste en une si abstraite défense du droit à l’autodétermination, passant par une réforme de cette Constitution ce qui, à la lumière des récents sondages, apparaît comme un scénario imaginable seulement dans quelques décennies. Et surtout : comme ton camarade de IU Alberto Arregui l’a rappelé, ce qui dépend de la permission de Rajoy ou de l’État, ou de l’acquiescement de toi ou de Pablo Iglesias, n’a rien à voir avec l’autodétermination. C’est l’hétéronomie et la dépendance pure et dure. Alors, qui est maintenant plus concret ? Qui est plus abstrait ?

    3. L’essentiel du mouvement souverainiste aspire à la conquête des droits sociaux et politiques, alors que les éléments chauvins et identitaires y sont totalement résiduels. Je suppose que c’est difficile à comprendre, mais dans ce pays l’hégémonie a viré lentement à gauche depuis le début de ce processus. Il suffit de suivre la réalité des faits et des discours dans les rues et au Parlement et non les préjugés de la gauche jacobine espagnole. Prenons quelques exemples : même Puigdemont a affirmé hier au Parlement qu’il n’a jamais utilisé l’expression funeste « l’Espagne nous vole » qui a été déterrée par l’imaginaire et l’argumentation de la majorité espagnoliste ; l’entité souverainiste qui constitue la référence dans cette phase (Òmnium) a récemment présenté une campagne appelée Libres (de l’exclusion, de la pauvreté et de l’inégalité), imaginée par notre camarade David Fernández (anticapitaliste et le plus apprécié député de la précédente législature – un fait curieux dans un pays supposément dupé par les élites bourgeoises convergentes), regroupant tout le tissu coopératif lié à la principale banque éthique et coopérative du pays.

    Je poursuis : le Parlement catalan s’est vu obligé par le sens commun de notre époque en Catalogne – un zeitgeist (5) nullement droitier, tu verras – d’adopter des lois (que la Cour constitutionnelle espagnole a annulées) contre les expulsions, pour un revenu citoyen garanti (insuffisant, oui), pour la fermeture des Centres d’internement des étrangers, il a interdit les balles en caoutchouc et annulé tous les procès franquistes, qui avaient touché 66 000 personnes. Imagines-tude telles majorités politiques, même si elles sont encore insuffisantes, légiférer ainsi dans l’État espagnol ? Moi non plus. Penses-tu que cette analyse est assez concrète ?

    4. Il n’y a pas d'alternative à la résolution démocratique de ce conflit, et il n’y a pas de résolution démocratique possible au sein du Royaume d'Espagne. Trois piliers ont fondé la Constitution de 1978 : le capitalisme comme mode de production, le système monarchique et le déni du droit à l’autodétermination des peuples de l'État. Après 18 demandes formelles pour tenir ce référendum, après sept années de mobilisations massives et soutenues, après avoir reconduit – grâce au bon sens des CUP – l’absurde feuille de route du bloc Junts pel Sí (6) pour consolider le référendum d’octobre en tant que point de rencontre et solution, il n’y a aucune alternative à l’exercice de notre inaliénable droit à l’autodétermination fondé sur nos capacités de résistance et de lutte. Pas plus qu’il n’y a aucune façon possible d’être réellement fédéraliste dans cet État autoritaire qui n’impliquerait pas d’être d’abord indépendantiste. Comme l’a dit notre cher David Fernández, s’il n’y a pas de voie démocratique menant à l’indépendance, il y aura une voie indépendantiste menant à la démocratie pour tous les peuples de l’État. C’est cette analyse matérialiste qui amène de nombreux non-nationalistes à lutter pour ce référendum et à solliciter (ensuite) le vote pour le oui. Ne doute pas que si le verdict populaire est contraire à l’indépendance, nous continuerons à soutenir des gens comme toi dans leurs efforts pour réformer cet État pourri qu’est l’Espagne. Nous demandons seulement la réciprocité.

    5. La gauche doit exiger des garanties. Certes, mais de l’État. Le plus caricatural dans la position d’Izquierda Unida c’est que vous voulez un référendum pactisé et avec toutes les garanties, mais que vous exigez cela du gouvernement de la Généralité et de la majorité sociale catalane qui prétend s’autodéterminer et non de l’État antidémocratique qui les interdit. En oubliant, de plus, que toute révolution démocratique se construit contre la loi et non en conformité à elle.

    6. Le référendum possède une incontestable capacité de clarification et il est urgent de le mettre en marche. Cet argument, par ailleurs, vient de ton camarade Manuel Delgado, des Communistes de Catalogne, et non de moi. Il est clarificateur justement parce qu’il rompt avec les divisions antinaturelles des classes imposées par la non-reconnaissance du droit à l’autodétermination dans l’État espagnol. Nous sommes nombreux à vouloir un processus constituant justement pour pouvoir continuer à contester, avec plus de vigueur et sans le voile national, l’hégémonie de la bourgeoisie dans notre pays. Si le leadership dans la sphère institutionnelle de cette phase du processus d’autodétermination reste dans les mains du PDECAT,cela relève de la responsabilité de tous, mais surtout d’une gauche égarée dans son naufrage tacticien, électoraliste et idéaliste, alors qu’elle pourrait en être le leadership sans beaucoup de problèmes.

    Pour conclure. Le marxiste Kevin B. Anderson, dans Marx aux antipodes (7), affirme que l’internationalisme de Marx n’était pas abstrait, mais très concret, et que son soutien à l’émancipation des Irlandais et des Polonais en sont un bon exemple. J’aimerais que tu commences à appliquer la rigueur qui te caractérise en économie politique pour analyser la dite question nationale, toujours complexe, résultant des processus historiques et qui a un impact sur les rapports entre les classes sociales. Et j’espère que, pour n’avoir pas suivi le chemin souvent sinueux de l’abstrait au concret, que notre méthode exige, une révolution démocratique ne se produira pas sous ton nez alors que tu continueras à répéter dans un bégaiement éternel et tragique « Pujol ! Pujol ! Pujol ! » ■

    14 juillet 2017

    Pau Llonch, membre du Seminari d’Economia Crítica Taifa, est militant de la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire (PAH) et des Candidaturas d’Unitat Popular (CUP) de Catalogne. Cet article a été d’abord publié par le quoridien électronique Publico : (Traduit de l’espagnol par JM).

    Notes

    1. Jordi Pujol, militant antifranquiste condamné à 7 ans de prison par un tribunal militaire en 1960, fondateur de la Convergence démocratique de Catalogne (CDC, remplacé en 2016 par le Parti démocrate européen catalan, PDECAT), administrateur de la Banca Catalana (fondée par son père en 1958), a été Président de la Généralité de Catalogne de 1980 à 2003. Il se retire alors de la politique au profit d’Artur Mas, président de la Généralité de 2010 à 2016. En 2014, après qu’il eut reconnu la fraude fiscale, les médias font état des enquêtes de la justice sur sa famille et de sommes dépassant les 100 millions d’euros se trouvant dans treize pays. Cet argent résulterait de « 21 à 30 ans de commissions sur des travaux publics ». Son épouse, Marta Ferrusola, et quatre de ses enfants auraient fait transiter 3,7 millions d’euros au cours d’un seul mois en 2010, sur des comptes en Andorre et en Suisse. Un autre de ses fils, Oriol Pujol, bras droit d’Artur Mas, a été mis en examen pour un scandale de corruption. Jordi Pujol a également été poursuivi à la suite de la faillite de la Banca Catalana, qui a laissé un trou de 1,6 milliard d’euros pris en charge par l’État.

    2. L’Assemblée générale extraordinaire des CUP (Candidatures d’Unitat Popular) s’est divisée en deux – 1515 pour et 1515 contre (d’où l’allusion à ces Gaulois… comme dans les aventures d’Astérix) – le dimanche 27 décembre 2015 sur la question du soutien de ses 10 député(e)s à l’investiture de la Généralité indépendantiste dirigée par Artur Mas (PDECAT). Le vote contre étant considéré comme suffisant pour ne pas l’investir. Le Conseil politique des CUP du 3 janvier 2016, par 36 voix contre 30, a confirmé la décision de ne pas investir A. Mas, ce qui a obligé ce dernier à retirer sa candidature en faveur de Carles Puigdemont (PDECAT également), maire de Gérone, finalement investi le 12 janvier 2016, avec l’accord des CUP, qui ne participent pas au gouvernement. En 2015 les CUP ont fait élire 382 conseillers municipaux en Catalogne et lors de l’élection du Parlement catalan en octobre 2015 ont obtenu 337 794 votes (8,21% des suffrages exprimés) et 10 sièges au Parlement.

    3. Revolta Global, liée à l’échelle de l’État espagnol à Anticapitalistas, est l’organisation de la IVe Internationale en Catalogne.

    4. Jaume Asens, avocat, militant du Movimento de Resistencia Global de Catalogne, puis de Barcelona en Comú, est actuellement adjoint au maire de Barcelone.

    5. Esprit du temps, ambiance intellectuelle et spirituelle d’une époque.

    6. Junts pel Sí (Ensemble pour le oui) est une coalition politique indépendantiste catalane formée par les partis politiques : Convergence démocratique de Catalogne (CDC, remplacé par le PDECAT), la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), les Démocrates de Catalogne (DC), le Mouvement des gauches (MS), le Regroupement indépendantiste (RI), Catalunya Sí (CatSí), Avancem (une scission du PSC). Aux élections du 26 octobre 2015 elle a obtenu le soutien des mouvements sociaux (l’Assemblée nationale catalane, Òmnium Cultural et l’Association des communes pour l’indépendance), 1 628 714 voix (39,59 % des suffrages exprimés) et 62 sièges sur 135 au sein du Parlement catalan.

    7. Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes – Nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Paris 2015, Syllepse, 25,00 €

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    Alberto Garzon (*) - L’indépendance abstraite de la Catalogne – en réponse à Pau Llonch

    http://www.inprecor.fr/article-%C3%89tat%20espagnol%20&%20Catalogne-L%E2%80%99ind%C3%A9pendance%20abstraite%20de%20la%20Catalogne%20%E2%80%93%20en%20r%C3%A9ponse%20%C3%A0%20Pau%20Llonch?id=2055

    « Comment – se demanda monsieur K. – suis-je devenu nationaliste d’une minute à l’autre ? Parce que j’ai croisé un nationaliste. »

    Bertolt Brecht (1)

    Récemment, le camarade Pau Llonch, militant des CUP et membre du Séminaire d’économie critique Taifa, m’a écrit par le biais d’une lettre ouverte pour discuter de ce qu’on appelle la question catalane. L’origine de ce débat public réside dans la prise de position d’Izquierda Unida de ne pas participer au référendum qui aura lieu le 1er octobre, ce qui est une « colossale déception » pour Pau Llonch. Je vais donc reprendre ses arguments.

    D’abord, en ce qui concerne l’autorité des citations. Dans le cadre de notre discussion précédente sur les réseaux sociaux, Llonch m’a cité une position de Lénine sur le droit à l’autodétermination qui, si on l’accepte telle quelle, mettrait en évidence que ceux qui appartiennent à l’école marxiste devraient soutenir les désirs d’indépendance de n’importe quel peuple. Il en serait ainsi si deux préconditions étaient réunies : s’il existait quelque chose comme l’école marxiste, homogène et intemporelle, et que l’interprétation de Lénine était canonique. Dans mon cas, j’ai toujours été réticent à lire les classiques comme s’ils étaient porteurs de la vérité et que leurs textes étaient des écritures sacrées. Ensuite, paradoxalement, il se référait à la définition du marxisme par Lénine : « analyse concrète de la réalité concrète ». Sur cette question, mon opinion coïncide avec celle d’un des meilleurs marxistes, Francisco Fernández Buey (2), qui recommandait de lire les classiques non en cherchant une phrase à citer, mais en tant qu’inspirateurs d’une tradition politique plurielle et hétérogène, toujours ouverte au contexte et au moment historique. Sinon, nous courons le risque d’interpréter la citation de Marx que Llonch a mis en tête de son article et sa position sur l’Écosse ou l’Irlande comme si elles n’étaient pas inscrites dans un contexte historique particulier. Et la réalité c’est que nos classiques avaient également des contradictions. Qui ne se souvient pas de la position de Marx sur la brutale colonisation de l’Inde par l’Angleterre, cette dernière qualifiée ni plus ni moins que d’« instrument inconscient de l’histoire » (3). Notre cher vieux Engels a également justifié la « guerre de conquête » menée par les Étatsuniens contre les Mexicains, se demandant rhétoriquement si c’était « un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu'en faire ? » (4) Et que dire de la IIe Internationale, internationaliste de pure forme en termes européens et colonialiste en même temps, qui dans son Ve Congrès a reconnu « le droit des habitants des pays civilisés à s’établir dans des pays dont la population se trouve dans des stades inférieurs de développement » (5). En somme, mieux vaut l’analyse concrète d’une situation concrète que la lecture scolastique du marxisme.

    Deuxièmement, sur la méthode. Llonch accuse mon analyse d’abstraction, à la différence de la sienne qui ferait appel aux réalités concrètes. En bref, il soutient que je défends le non à l’indépendance à partir d’un fil déductif qui exclut le détail, autrement dit qui détermine fatalement le résultat. Par exemple, je parlerais de la bourgeoisie sans tenir compte de ses divisions. Mais c’est une mauvaise perception de ma manière de travailler. Ce n’est pas en vain que tous les deux – et tout le monde – nous utilisons des catégories abstraites (classe, nation, parti, bourgeoisie, indépendance…) qui sont construites en s’inspirant d’une conception déterminée du monde, qui de plus, soit dit en passant, sont dans ce cas des cousines germaines. Ce qui change, c’est le poids explicatif accordé aux différentes catégories et leur articulation. Llonch ne parle pas de réalités plus concrètes, il articule seulement différemment ses catégories abstraites. Par ailleurs, et je crains que là soit la confusion, il accorde à la stratégie indépendantiste un espoir qui devrait se matérialiser à court terme, par comparaison à n’importe quel autre. En effet, il arrive à dire que la stratégie indépendentiste est une « potentialité concrète » alors que la nôtre serait, en théorie, une « alternative abstraite ». C’est une hypothèse légitime, mais cela n’a rien à voir avec la méthode analytique. En fin de compte, il ne s’agit pas du fait que mes analyses seraient plus abstraites et que celles de Llonch ne le seraient pas ; il s’agit du fait que nos perspectives et nos instruments d’analyse diffèrent, et donc aussi nos conclusions politiques.

    Troisièmement, parlons de la catégorie nation. En tant que matérialiste non dogmatique je me fonde sur le fait que les nations sont des constructions sociales. Ou, comme l’explique l’historien marxiste Benedict Anderson, ce sont des communautés imaginées. Être espagnol, être catalan ou être français fait partie du domaine des croyances, qui se sont créées et développées historiquement. Des circonstances historiques et contingentes extérieures et la construction de la personnalité sont impliqués dans la consolidation ou la destruction de telles croyances. Mais dans le domaine des croyances il ne s’agit pas de science, mais de politique. Par conséquent je ne discute pas de qui se sent catalan ou espagnol sur la base du sens objectif que cela aurait, mais de sa capacité de médiation par rapport aux objectifs, qu’il s’agisse du socialisme ou de la simple amélioration des conditions de vie. C’est pourquoi il est absurde de mettre tous les nationalismes dans le même sac. Le nationalisme impérialiste de l’Allemagne de 1914 ou le nationalisme de l’Espagne franquiste ne sont pas comparables avec le nationalisme de libération nationale des peuples latino-américains ou celui des luttes anticoloniales du siècle passé. À partir de cet argument on peut tirer une première conclusion : le droit à l’autodétermination n’est pas une fin en soi. Être indépendantiste, à mon avis, non plus. Cela dépend de la réalité concrète.

    Quatrièmement, les peuples sont aussi des constructions sociales. Cela signifie que leur reconnaissance et leur existence sont un acte politique. Un acte qui doit être fondé. Par exemple, je reconnais le peuple catalan. Un peuple avec ses propres institutions – la langue, la culture, les normes, etc. – dont les racines plongent certainement au-delà de 1713 ; qui, sinon, aurait mis en question Philippe IV au milieu du XVIIe siècle ? Le peuple catalan s’est construit, comme je l’ai dit, à partir de trajectoires historiques. Sans doute, le fait qu’en Espagne ait régné si longtemps la Maison d’Autriche et non celle des Bourbons a-t-il eu une influence notable sur le développement du peuple catalan. Mais à ce stade, il faut se rappeler que la bourgeoisie est responsable de la construction de l’État, non de la construction des peuples. Il y a un peuple catalan de ceux d’en bas et un peuple catalan de ceux d’en haut ; il y a un peuple qui se réfère davantage à la semaine tragique de 1909 ou à la défense de Barcelone au cours de la guerre civile qu’à l’esprit de Francisco Cambó (6), par exemple.

    Cinquièmement, la reconnaissance du droit à l’autodétermination est un principe fondamental pour les marxistes.

    Comme le disait Manuel Sacristán, « aucun problème national ne peut être résolu sans partir d’une situation d’autodétermination » (7). Bien que les peuples et les nations soient des constructions sociales, ils fonctionnent en réalité comme s’ils étaient des entités objectives et que, par conséquent, leurs activités produisent des effets réels. Lorsque les peuples entrent en conflit les uns avec les autres, quelles qu’en soient les causes, la seule façon de le résoudre devrait être le dialogue et la négociation. En accordant la même condition abstraite au nationalisme espagnol et au nationalisme catalan, on ne saurait prendre parti préalablement pour aucun des deux. Il y a ici la veine libertaire qui sous-tend toute approche qui conduit à l’expression « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Il faut, au contraire, être conscient qu’il est possible d’ouvrir des canaux institutionnels pour résoudre le conflit réel. Le meilleur canal institutionnel est la reconnaissance du droit à l’autodétermination, ce qui implique que tout processus de dialogue entre les peuples – note que je parle des peuples, et non de Rajoy – doit intégrer ce mécanisme spécifique.

    Sixièmement, la défense du droit à l’autodétermination est compatible avec la défense d’un modèle fédéral.

    Étant donné que le droit à l’autodétermination n’est pas fondé sur la conviction que tout peuple devrait être indépendant, mais sur des principes démocratiques et pratiques indiqués précédemment, il est compatible avec la défense d’un État fédéral. Ce n’est rien d’autre que défendre la vie commune des peuples dans le cadre d’institutions communes, idéalement basées sur des principes de fraternité et d’administration autonome. Cette fraternité, comme Antoni Domenech l’explique brillamment, vient de la tradition républicaine-socialiste et inspire, entre autres choses, l’internationalisme. Un État fédéral qui reconnaît les peuples et les nations d’Espagne et ne les affronte pas, est une belle aspiration. Et c’est possible.

    Septièmement, est-il possible de ne pas être indépendantiste avant ?

    Selon Llonch, compte tenu de la réalité d’un État autoritaire en Espagne, il est impossible d’être fédéraliste sans être indépendantiste avant. Quelque chose comme : je voudrais bien être fédéraliste, mais ils ne me le permettent pas. Cet argument a une part de vérité, celle qui fait référence à la nature obsessionnelle et autoritaire de l’État espagnol et de ses deux principaux partis, PP et PSOE. Jusqu’à présent, sa position politique a entravé les possibilités d’activer des canaux institutionnels adéquats, comme le référendum. Mais la croissance du vote indépendantiste ces dernières années n'est pas seulement due à cette cause. Il y a très clairement une canalisation populiste de la frustration populaire devant la crise et le capitalisme. Autrement dit : l’indépendance a été également présentée non pas comme un droit démocratique du peuple catalan mais comme la solution aux maux économiques et sociaux subis individuellement. La droite catalane a été la première à saisir que les drapeaux sont des abris intéressants en temps de crise. Bien que l’argumentation fondée sur « l’Espagne nous vole » n’ait pas été utilisée – c’est difficile vu la stupidité de l’argument – il y a sans aucun doute un fond économique, stimulé par la droite catalane elle-même, qui voit comme un poids la simple existence de liens avec des zones moins développées de l’État. Néanmoins, la question demeure : est-il possible d’être fédéraliste en Catalogne ? Selon la question formulée pour le 1er octobre, certainement pas. C’est frappant, car c’est en fait une différence avec le 9 novembre [2014]. Que pourrait voter le 1er octobre une personne qui n’est pas nationaliste ou indépendantiste, espagnole ou catalane ? Simplement, elle ne pourrait pas. Formulons le autrement : le cadre construit par les promoteurs du 1er octobre rend impossible que la société catalane s’exprime dans sa totalité. En somme, le processus manque de garanties suffisantes.

    Huitièmement, les garanties vont au-delà de la légalité.

    Lorsque nous disons que le processus n’offre aucune garantie, nous ne faisons pas référence à sa légalité, comme s’il nous semblait prioritaire de respecter le régime de 1978, mais à son utilité en tant que mécanisme pour résoudre le conflit. Ce n'est pas seulement que l’option fédéraliste est neutralisée, ce qui est déjà remarquable, mais aussi, alors que le processus a été dirigé plus comme une arme politique que comme un instrument pour canaliser le conflit, il ne donne pas l’impression qu’il peut contribuer à résoudre quoi que ce soit. Les différends au sein du gouvernement, sur la manière de réaliser le référendum, semblent abonder cette idée : peu croient que cela sera utile. En tout cas, c’est une démonstration de force, légitime, mais inutile. La garantie serait que lorsque le peuple catalan est consulté, il peut exprimer son opinion clairement et nettement, après un débat sérieux et rigoureux. Le droit à l'autodétermination est en fait un clarificateur et c'est pourquoi nous le défendons. Mais pour que ce droit puisse être exercé avec des garanties, il ne peut l’être comme c’est proposé pour le 1er octobre. Toutes les personnes qui, partageant mes thèses, veulent voter pour la rupture avec le régime de 1978 sans voter pour l’indépendance aspirent à avoir leur espace propre ; et actuellement ce n’est pas le cas.

    Neuvièmement, ce n’est pas une bonne idée de sous-estimer la force de la bourgeoisie catalane.

    Il est vrai qu’une partie considérable de la bourgeoisie catalane ne semble pas soutenir l’indépendance et il est vrai que les tensions ont atteint l’ancienne Convergence (CDC) donc le nouveau PDECAT. Mais il m’est difficile de supposer que la bourgeoisie catalane soit maladroite et mauvaise au point d’offrir à des forces catalanes subalternes le contrôle du processus. Llonch nous rappelle comment 1 515 militants des CUP ont réussi à renverser Mas et le repousser de la première ligne en décembre 2015. Mais il oublie de rappeler que 1 515 autres militants ont voté en faveur de l’investiture de Mas, et donc ont priorisé la question nationale par rapport à celle de la classe d’une manière très significative. Antonio Baños, que j’admire, a démissionné pour la même raison, car il était favorable au maintien du chef de la droite à la barre. Et que dire de l’ERC qui soutient, depuis de nombreuses années, un gouvernement catalan que les classes populaires ont du mal à supporter – et qui en souffrent. Et ainsi, d’une chose à l’autre, nous voyons depuis au moins cinq ans comment l’élite catalane continue à gouverner réellement la Catalogne. Honnêtement, avec cette feuille de route, je ne sais qui contrôle qui. Bien sûr, le fait qu’un rapport de forces ait permis d’adopter les lois anti-expulsion, par exemple, est très positif. Mais je ne vois pas comment cela justifierait l’indépendantisme. Il y avait également des lois anti-expulsion en Navarre et en Andalousie et dans tous ces cas le régime de 1978, au travers de la Cour constitutionnelle, les a annulées. Cela m’invite à réfléchir davantage sur l’ennemi commun que sur l’indépendance d’une partie.

    Dixièmement, le référendum est-il la meilleure façon de rompre avec le régime ?

    C’est ce que semblent insinuer Llonch et nombre d’autres personnes, dans la gauche espagnole également. Parfois une partie de leur argumentation est fondée sur une formulation du « plus c’est pire, mieux c’est », que je ne partage pas. Le problème consiste en ce que, pour commencer – même en supposant que c’est la meilleure manière de rompre avec le régime (ce que je ne crois pas, car le régime s’est constitué pour défendre un mode de production et une structure du pouvoir qui ne seront pas modifiés par la simple existence d’États plus nombreux) – ce n’est pas notre manière. C’est-à-dire que nous ne contrôlons aucun des paramètres de cette rupture. Tout peut arriver et rien n’est décidé à l’avance. Les camarades des CUP pourront-ils gouverner un scénario après l’indépendance ou bien sera-t-il dirigé par la droite catalane ? Relancera-t-il les forces de rupture dans le reste de l’État ou les conduira-t-il à une défaite fomentée par le renforcement du nationalisme espagnol ? La citation de Brecht avec laquelle je commence cette réponse n’est pas accidentelle. Je suis convaincu que le nationalisme espagnol a créé des milliers de nationalistes catalans. Mais nous oublions souvent qu’un peuple espagnol existe aussi et que le nationalisme catalan crée autant d’autres nationalistes espagnols. Enfermés dans ce dilemme nous voyons arriver les échos de cette année 1914 fatidique, au cours de laquelle la social-démocratie allemande et la française, entre autres, ont trahi leur classe pour défendre leur nation ; et ils l’ont fait en confrontant leur peuple et leur propre classe. Je préfère réfléchir, en somme, à des formules qui nous permettent de discuter de la rupture démocratique et sociale dans laquelle ceux d’en bas de nos peuples respectifs peuvent coopérer.

    Il y a quelque chose de plus sur quoi je voudrais terminer. Le capitalisme pousse les classes populaires à rivaliser les unes avec les autres dans la sphère productive comme dans d’autres espaces. Nous sommes en concurrence pour les emplois, l’accès aux services, le statut social… Nos classiques (Marx, Engels, Luxemburg, Lénine, Gramsci…) le savaient très bien et ont compris que la classe sociale commence par un fait objectif – la place qu’elle occupe dans la production – mais qu’elle se construit aussi socialement. C’est pourquoi on a appelé « formation de la classe » les processus de constitution d’organisations comme les partis, les syndicats, etc. Lorsque nous nous organisons, nous faisons plus que de nous coordonner : nous déclarons ce que nous avons en commun face à un système qui nous divise. Nous construisons ainsi un « nous » qui évite une « guerre entre les pauvres » qui est la situation normale dans ce système capitaliste. « Prolétaires de tous les pays, unissons-nous » ou « Frère prolétaires, unis » ne sont pas seulement des très dignes slogans conjoncturels, ils expriment l’universalité d’une situation spécifique, celle des dépossédés et de la partie souffrante de l’humanité qui luttent pour s’émanciper du règne de la nécessité… dans toutes les parties du monde – comme l’a dit Fernández Buey. C’est mon approche, qui commence son exposé par l’abstrait et qui se cristallise avec l’analyse concrète. Cette dernière est bien claire : droit à l’autodétermination et République fédérale. Et, aussi, un socialisme apatride. Salud y República ■

    16 juillet 2017

    Alberto Garzón, économiste, membre d’ATTAC, militant du Parti communiste d’Espagne (PCE), est coordinateur fédéral de Izquierda unida (IU, Gauche unie), est député de Unidos Podemos. Cet article a été d’abord publié par le quotidien électronique Publico : (Traduit de l’espagnol par JM).

    Notes

    1. Bertolt Brecht, Histoires de monsieur Keuner, Paris 2015, L’Arche éditeur, 13,00 €

    2. Francisco Fernández Buey (1943-2012), philosophe marxiste, membre du Parti socialiste unifié de Catalogne et de Izquierda Unida.

    3. K. Marx, Œuvres, Gallimard 1965, tome IV, p. 270. Ce que l’auteur ne dit pas, c’est que Marx parle de l’Angleterre « mue uniquement par les plus sordides intérêts » avant de la qualifier ainsi (note du traducteur).

    4. F. Engels, Le panslavisme démocratique, Neue Rheinishe Zeitung, 14 février 1849 (en polémique avec Bakounine) :

    5. L’auteur cite sans doute d’après le site web dont les références ne sont pas sérieuses. Sur cette question Karl Kautsky a écrit en 1907 un pamphlet (Le socialisme et la politique coloniale) où il polémique en particulier avec Hendrikus van Kol et Edouard Bernstein à propos des débats du VIIe congrès de Stuttgart, qui a rejeté le projet de résolution proposé par la commission dirigée par Van Kol. Quant à la résolution coloniale adoptée par le Ve Congrès socialiste international tenu à Paris du 13 au 27 septembre 1900, elle a un sens différent. La voici :

    « Considérant,

    « Que le développement du capitalisme mène fatalement à l’expansion coloniale, cette cause de conflits entre les gouvernements ;

    « Que l’impérialisme qui en est la conséquence excite le chauvinisme dans tous les pays et force à des dépenses toujours grandissantes au profit du militarisme ;

    « Considérant,

    « Que la politique coloniale de la bourgeoisie n’a d’autre but que d’élargir les profits de la classe capitaliste et le maintien du système capitaliste tout en épuisant le sang et l’argent du prolétariat producteur, et en commettant des crimes et des cruautés sans nombre envers les races indigènes des colonies conquises par la force des armes,

    « Le Congrès déclare,

    « Que le prolétariat organisé doit user de tous les moyens en son pouvoir pour combattre l’expansion coloniale de la bourgeoisie et flétrir en toutes circonstances et de toute sa force les injustices et les cruautés qui nécessairement en découlent dans toutes les parties du monde, livrées aux convoitises d’un capitalisme sans honte et sans remords ;

    « Dans ce but, le Congrès préconise plus particulièrement les mesures suivantes :

    « 1. Que les divers partis socialistes mettent à l’étude la question coloniale partout où les conditions économiques le permettront ;

    « 2. Encourager d’une façon spéciale la formation des partis socialistes coloniaux adhérant aux organisations métropolitaines ;

    « 3. Créer des rapports entre les partis socialistes des différentes colonies. » (cf. Les Congrès Socialistes Internationaux, Ordres du jour et Résolutions, publié par le Bureau socialiste international de Bruxelles, Société coopérative « Volksdrukerij », Gand 1902, pp. 87-88. Photographies disponibles sur le web : )

    6. Francesc Cambó (1876-1947), homme politique catalan, fondateur du parti conservateur Lliga Regionalista de Catalunya.

    7. Manuel Sacristán, Seis conferencias – sobre la tradición marxista y los nuevos problemas, Barcelona 2003, El Viejo Topo, p. 142. Manuel Sacristán (1925-1985), philosophe, écrivain et dirigeant du PSUC et du PCE clandestin (avec lequel il pris ses distances après 1968 et qu’il quitta à la fin des années 1970).

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    Josep Maria Antentas (*) - 1er octobre : À propos du débat Llonch-Garzón

    http://www.inprecor.fr/article-%C3%89tat%20espagnol%20et%20Catalogne-1er%20octobre%20:%20%C3%80%20propos%20du%20d%C3%A9bat%20Llonch-Garz%C3%B3n?id=2056

    Concernant le référendum sur l’indépendance de la Catalogne du 1er octobre prochain, l’échange public de lettres entre Pau Llonch, militant des Candidaturas d’Unitat Popular (CUP) catalanes, et Alberto Garzón, coordinateur fédéral de Izquierda Unida (IU), est une bonne et stimulante surprise.

    Encouragé par cela, je n’ai pas résisté à m’inviter dans cette discussion, espérant ne pas trop m’immiscer et, surtout, ne voulant pas contrarier le camarade Garzón, avec qui j’ai un désaccord fondamental sur le 1er octobre et son analyse de ce qui est arrivé depuis le 11 septembre 2012 (1). En fait, mon article est essentiellement une réponse à ce qu’a défendu le coordinateur de IU, accompagnée de quelques considérations sur le processus indépendantiste catalan et la politique d’Unidas Podemos sur cette question.

    Le débat entre Llonch et Garzón a aussi glissé vers un duel méthodologique. Je ne crois pas que l’opposition entre eux concerne des conceptions différentes de l’abstrait et du concret. Il s’agit plutôt de la capacité de lire politiquement – une question très léniniste, certainement – les conséquences du mouvement indépendantiste catalan. C’est sur cela que je vais me concentrer.

    1. Le processus indépendantiste. Le mouvement qui a fait irruption massivement le 11 septembre 2012 est le résultat d’une triple dynamique cumulative : l’héritage de l’espagnolisme agressif du deuxième gouvernement Aznar (2000-2004), qui a conduit à l’échec de la réforme du Statut d’autonomie, échec qui a culminé de façon spectaculaire avec la sentence de la Cour constitutionnelle en juillet 2010, sur fond de crise économique et du tournant vers des politiques d’austérité très dures. Sous la direction de l’ANC, ce mouvement a été dès le départ construit comme un mouvement démocratique, autour de la revendication exclusive de « l’indépendance », déconnectée de toute proposition de changement du modèle social et de critique des politiques d’austérité.

    Sa base sociale est interclassiste, mais il penche vers les classes moyennes et la population jeune ou d’âge moyen. La grande bourgeoisie catalane, comme Llonch l’affirme justement, s’y est opposée dès le début et a tenté de le faire dérailler ou de l’orienter vers une voie de garage, en agissant dans les coulisses. Les doutes de Garzón sur ce sujet ne sont pas pertinents. Cela n’empêche pas de constater qu’une bonne partie des classes populaires catalanes n’ont pas l’indépendantisme comme horizon de leur avenir et restent divisées sur ce sujet. Il en va de même des activistes et des militants de ces classes populaires.

    2. Illusions stratégiques et potentiel démocratique. L’indépendantisme mainstream a été fondé sur la primauté de la question nationale en tant que cadre d’identité partagée (« nous, les Catalans, devons nous unir parce que nous avons des intérêts communs ») et dans la primauté stratégique de posséder un État comme levier pour décider du modèle du pays (« sans un État rien ne peut être réalisé »). Cette double primauté – le national et l’État avant tout – est complétée par les partisans d’un changement du modèle économique par une perspective étapiste (« d’abord l’indépendance et ensuite nous nous battrons pour le reste »). Cela a formé un mouvement qui a de grandes et solides illusions stratégiques mais, en même temps, un projet démocratique qui s’est heurté frontalement au cadre institutionnel du régime de 1978. Pour la gauche qui lutte contre le capitalisme néolibéral, c’est le point de départ de toute analyse stratégique sérieuse.

    Garzón affirme à juste titre qu’il y a « une canalisation populiste de la frustration populaire devant la crise et le capitalisme. Autrement dit : l’indépendance a été également présentée non pas comme un droit démocratique du peuple catalan mais comme la solution aux maux économiques et sociaux subis individuellement ». C’est la grande contradiction de la politique catalane contemporaine : une grande partie des aspirations à vivre mieux a été dirigée vers un projet concret, l’indépendance, qui ne les garantit nullement. Mais il est plus facile de faire comprendre les limites de la proposition indépendantiste de voter « oui » et du processus ouvert en 2012 à partir d’un engagement démocratique et de l’exercice du droit de décider, maintenant concrètement le 1er octobre, qu’en s’en distanciant. En même temps, ses apories n’empêchent pas de reconnaître son potentiel démocratique ni d’essayer de l’approfondir jusqu’à une pulsion constituante qui déborderait définitivement le PDECAT. Le mélange de passivité et de rejet devant l’indépendantisme découlant de la politique de Unidos Podemos et, ce qui est plus étonnant, de celle de Catalunya en Comú, n’aide nullement à dépasser les limites ni à tirer partie de son potentiel.

    3. La politique des CUP. Au cours de ces cinq années, les CUP ont combiné leur engagement dans le processus indépendantiste et l’affirmation d’un programme anticapitaliste. Ils ont cependant joué trop à l’intérieur du cadre de ce processus sans pouvoir lier le contenu anticapitaliste de leur programme avec une réponse stratégique qui, sans sortir de la voie ouverte par ce processus en 2012, leur aurait permis aussi permis de jouer de l’extérieur et d’aider à redéfinir certaines bornes de l’indépendantisme mainstream. Leurs deux erreurs majeures, qui s’autoalimentaient partiellement, ont été :

    • Premièrement, ne mener aucune politique unitaire orientée vers la gauche non-indépendantiste partisane du droit de décider au cours des trois moments décisifs : lors de l’émergence du Procès Constituant depuis avril 2013, de celle de Podemos lors des élections européennes du 25 mai 2014, et de celle de Guanyem (rapidement rebaptisé Barcelona en Comú) en juin de la même année. Si les CUP l’avaient fait, la carte de la gauche catalane aurait pu être modifiée.

    • La seconde erreur a été d’avaliser la séquence 9 novembre 2014/élections plébiscitaires/déconnexion durant dix-huit mois (2) qui a essentiellement permis de prolonger artificiellement le rôle dirigeant du PDECAT dans la politique catalane et de faire un détour par nulle part durant trois ans.

    Placés dans une position difficile à l’issue des élections du 27 septembre 2015, les CUP ont déjoué autant que possible leurs difficultés internes, fruit d’une ligne politique erronée, mais ils l’ont fait en démontrant publiquement leur participation et leur démocratie interne, qui a brutalement contrasté avec le plébiscite autoritaire dans Podemos. Les CUP ont ensuite joué un rôle décisif, comme le souligne Llonch, en ayant reconduit « l’absurde feuille de route » post-27 septembre jusqu’au référendum en tant que catalyseur démocratique.

    4. Le régime de 1978 et la dialectique centre-périphérie. Préoccupé par l’impact dans l’ensemble de l’État espagnol de l’avancement du projet indépendantiste en Catalogne, Garzón se pose la question : « Relancera-t-il les forces de rupture dans le reste de l’État ou les conduira-t-il à une défaite alimentée par le renforcement du nationalisme espagnol ? » Il n’est pas possible de donner une réponse claire à cette question cruciale, mais on peut dire que la tâche de la gauche espagnole est de travailler pour la réalisation du premier scénario, ce qui implique de combattre dès le début le projet nationaliste espagnol hégémonique et la rhétorique réactionnaire. Plus on cède devant l’argument hégémonique et plus on veut tourner autour du pot des questions épineuses, plus on prépare le terrain pour que le Parti populaire (PP) et ses comparses utilisent l’indépendantisme catalan comme distraction et comme bouc émissaire de leur propre manque de légitimité.

    Ce qui est en jeu c’est de savoir si les forces de gauche, d’ampleur étatique et de matrice fédérale/confédérale, et l’indépendantisme catalan (et tous les indépendantismes « périphériques ») seront capables d’articuler une stratégie commune, partant du respect de leurs projets propres, contre les piliers et les bastions du régime de 1978 et du pouvoir économique. Ou si, au contraire, elles se combattent et s’annulent de cette façon. En bref, le défi est de s’engager dans une complexe dialectique centre-périphérie consistant à la fois à ne pas concevoir les choses à partir du centre ni à s’enfermer dans une fuite périphérique. Cette question stratégique décisive a malheureusement brillé par son absence dans les débats politiques postérieurs à 2011 et 2012 et n’a pas paru trop intéresser ni Podemos et IU, d’une part, ni les CUP et l’indépendantisme mainstream, de l’autre. Dans ce panorama, Anticapitalistas est une exception saine. Précisément, le 1er octobre offre une opportunité concrète pour commencer à explorer les parcours d’action commune. L’argumentation de Llonch tente cette voie.

    5. Nationalismes. Bien que Garzón souligne qu’il « est absurde de mettre tous les nationalismes dans le même sac », le problème fondamental de son argumentation c’est qu’en pratique il tend à assimiler la fonction concrète contemporaine des nationalismes espagnol et catalan. « En accordant la même condition abstraite au nationalisme espagnol et au nationalisme catalan, on ne saurait prendre parti préalablement pour aucun des deux », poursuit-il. Dans l’abstrait, pourquoi pas. En termes abstraits on pourrait imaginer une situation hégémonisée par un nationalisme espagnol démocratique (et de gauche) et un nationalisme catalan ultraconservateur (réagissant, par exemple, à un projet de gauche majoritaire dans l’ensemble de l’État).

    Mais cela ne doit pas nous faire oublier deux choses liées entre elles : premièrement, la distinction classique entre le nationalisme des dominés et celui des dominants est une boussole politique qui fonctionne souvent comme un bon guide pour s’orienter dans la plupart des cas d’oppression nationale ; deuxièmement, la constatation des fonctions différentes des nationalismes espagnol et catalan sur le terrain démocratique. On peut être ou non nationaliste catalan, mais il faut reconnaître que cela n’a pas été construit sur la base de la négation à quiconque des droits démocratiques, alors que tel est le cas du nationalisme espagnol majoritaire, dans ses versions de droite ou de centre-gauche.

    « Je suis convaincu que le nationalisme espagnol a créé des milliers de nationalistes catalans. Mais nous oublions souvent qu’un peuple espagnol existe aussi et que le nationalisme catalan crée autant d’autres nationalistes espagnols », déclare Garzón dans son argumentaire. Bien sûr que la propagande réactionnaire anti-indépendantiste dans de nombreux médias a contribué à renforcer le nationalisme réactionnaire espagnol. Mais cette affirmation oublie que les expériences endurées par les deux nationalismes sont totalement distinctes et que ces réactions ne sont pas de même nature.

    6. Indépendantisme et fédéralisme. En se démarquant de l’indépendantisme, Garzón rappelle à juste titre que « la défense du droit à l’autodétermination est compatible avec la défense d’un modèle fédéral ». Le problème apparaît quand, comme le souligne Jaime Pastor en analysant la politique d’Unidos Podemos, le droit à l’autodétermination est conçu comme toujours lié à une solution fédérale et à une grande réticence pour reconnaître le droit à la séparation en tant que tel. Deux problèmes supplémentaires apparaissent dans une telle approche. Premièrement, bien que le fédéralisme soit formellement plurinational, si l’on dit qu’un « État fédéral qui reconnaît les peuples et les nations d’Espagne et ne les affronte pas, est une belle aspiration », cette conception du fédéralisme paraît plus typique d’un État uninational. Deuxièmement, en relation avec ce qui précède, le fédéralisme est toujours conçu comme le résultat d’une rupture globale du cadre de 1978, en raison d’une nouvelle (et souhaitable) majorité politique au niveau de l’État, mais il n’y a aucune réponse pour un scénario d’absence d’une telle majorité et d’une pression de masse depuis la Catalogne afin d’exercer le droit de décider.

    Tout cela empêche Garzón de supposer qu’un fédéralisme conséquent en Catalogne peut impliquer, dans le contexte actuel, de voter pour la séparation en tant que préalable d’une volonté de libre adhésion. Le noyeau de l’argumentation de Llonch, que Garzón ne partage pas, se résume dans l’affirmation du premier « qu’il n’y a aucune façon possible d’être réellement fédéraliste dans cet État autoritaire qui n’impliquerait pas d’être d’abord indépendantiste ». En réalité, c’est vraiment le cœur du problème stratégique du fond. L’affirmation de Llonch est pour l’essentiel correcte, même si deux précisions doivent être ajoutées, la seconde plus importante que la première. D’abord, plutôt que « d’être d’abord indépendantiste », il suffit de défendre « oui » à l’indépendance lors d’un référendum. Il ne s’agit pas exactement de la même chose et, pour certains, cela marque une distinction subjective. Deuxièmement, appeler au « oui » à l’indépendance et s’engager totalement dans l’exercice du droit à l’autodétermination est compatible – malgré l’existence de contradictions programmatiques, tactiques et stratégiques – avec le soutien politique depuis la Catalogne aux tentatives d’articuler une majorité nouvelle autour d’Unidos Podemos, Catalunya en Comú et En Marea. Il est possible de voter, et de voter « oui », le 1er octobre et d’aller voter pour Catalunya en Comú lors des élections générales. La voie unilatérale catalane et la recherche d’une nouvelle majorité politique au niveau de l’État sont complémentaires, même si leurs temporalités sont discordantes.

    7. Des horizons qui bifurquent. L’opposition entre fédéralisme (et droit de décider) et indépendance a été le principal handicap stratégique de la gauche catalane et, de ce fait, elle a été marquée par une ligne de division profonde. De manière surprenante, personne n’a essayé de formuler un accord stratégique entre les indépendantistes et les fédéralistes partisans du droit de décider, centré autour d’un projet de rupture démocratique fondé sur les revendications de République catalane et du processus constituant. Sur le terrain politique cela a conduit à l’incapacité d’articuler de manière convergente les horizons émanant du mouvement des indignés et du processus indépendantiste, qui ont bifurqué. L’absence de toute réflexion sérieuse sur ce sujet, sauf des exceptions individuelles et minoritaires, dans le monde de Catalunya en Comú (et de Unidos Podemos à l’échelle étatique) et des CUP (et, d’autre part, également de l’ERC) revient à se tirer une balle dans le pied et produit beaucoup de malheurs actuels qui menacent de s’installer en permanence dans un futur qui durera. Le résultat c’est que le PDECAT bénéficie du gouffre entre le monde indépendantiste et le droit de décider, alors que l’ERC ne subit presque pas de pression pour contrer son alliance avec la droite.

    8. 1er octobre. Avant le référendum annoncé par le gouvernement catalan, il faut faire quelques considérations stratégiques fondamentales. Premièrement, il est très difficile que cela finisse par être le référendum dont la Catalogne a besoin. Mais cela est dû, en premier lieu, à l’attitude autoritaire du gouvernement de l’État espagnol. Ne pas commencer le raisonnement par là est insoutenable politiquement. C’est un devoir fondamental de la gauche d’ampleur étatique de mettre cette question sur le tapis. La critique du nationalisme autoritaire de l’État est la question incontournable avant de souligner les limites de l’indépendantisme catalan. Il ne s’agit pas d’une formule rhétorique, mais du point de départ d’une orientation politique. Deuxièmement, tout en étant un rendez-vous problématique, le 1er octobre est pour le moment l’unique (tentative de) référendum apparaissant à l’horizon. Unidos Podemos défend correctement l’organisation d’un référendum en Catalogne et travaille pour cela. Cependant, la réalité, c’est qu’il n’existe pas à court ou moyen terme une perspective de pouvoir construire dans le Congrès des députés une majorité dans ce sens. Unidos Podemos s’oriente donc vers la formation d’une majorité alternative au Parti populaire en cherchant une alliance avec le PSOE. Au-delà d’une si rapide et si surprenante réhabilitation du PSOE en tant qu’acteur du changement que cela implique, il est évident qu’un bloc gouvernemental avec le PSOE n’ouvrira pas la voie à l’exercice du droit de décider et à un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, mais à la réforme constitutionnelle. C’est quelque chose de très différent. Disqualifier le 1er octobre au nom d’un référendum meilleur qui n’est pas possible maintenant est une stratégie démobilisatrice.

    Préoccupé par l’incertitude sur les garanties du 1er octobre, Garzón affirme : « La garantie serait que lorsque le peuple catalan est consulté, il peut exprimer son opinion clairement et nettement, après un débat sérieux et rigoureux. Le droit à l'autodétermination est en fait un clarificateur et c'est pourquoi nous le défendons. Mais pour que ce droit puisse être exercé avec des garanties, il ne peut l’être comme c’est proposé pour le 1er octobre. » Mais il oublie de préciser que la principale raison de tout cela c’est que, depuis 2012, le gouvernement espagnol a non seulement refusé tout référendum, mais a évité tout débat « sérieux et rigoureux ».

    Deux questions se posent alors. La première : devant ce blocage, quelle est la voie la plus émancipatrice ? Celle d’une politique passive en Catalogne ou celle d’une tentative de continuer de pousser en avant ? Entre une attente indéfinie, dont les seuls moments d’activation seraient de voter pour Unidos Podemos et Catalunya en Comú lors des élections, et une politique de mobilisation soutenue et d’engagement citoyen, je crois que la réponse est claire. La seconde question : si le 1er octobre le référendum dont la Catalogne a besoin ne réussit finalement pas, quelle attitude aide mieux à en obtenir un véritable, une politique attentiste ou un engagement actif pour que le résultat de l’automne soit le meilleur possible ? Ce n’est pas la même chose de voir le gouvernement Rajoy sortir indemne de l’enjeu ou de le voir payer le prix fort en le forçant à accumuler des mesures répressives.

    9. Référendum et affirmation démocratique. Lorsque le coordinateur de l’IU écrit, en se référant au 1er octobre, « que le processus a été dirigé plus comme une arme politique que comme un instrument pour canaliser le conflit, il ne donne pas l’impression qu’il peut contribuer à résoudre quoi que ce soit », il se place dans la position d’un spectateur. Une politique qui est, de facto, celle suivie par Catalunya en Comú et qui se marie mal avec son importance après ses trois victoires électorales consécutives et alors qu’elle gère Barcelone. À la suite d’une orientation similaire, mais d’un raisonnement plus consistant dans le domaine de l’entente plurinationale et de la crise de souverainetés, le secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias, et le coordinateur de Catalunya en Comú, Xavi Domènech, affirment : « La mobilisation du 1er octobre peut être un acte d’affirmation des droits et de la souveraineté face à une situation qu’il faut débloquer, compte tenu de l’échec fracassant du PP et de ses pulsions répressives. Dans ce sens, comme mobilisation politique, nous revendiquons sa légitimité et nous appuyons sa réalisation. Mais il y aura un lendemain et nous devrons continuer à travailler pour un référendum qui devra s’adresser à tous ceux qui sont impliqués. »

    Il y a là deux problèmes. D’abord, on décrète d’emblée que le 1er octobre est une mobilisation et non un référendum, comme si c’était inévitable et n’avait aucun rapport avec la politique de ceux qui le conçoivent ainsi. En réalité, il serait beaucoup plus raisonnable de faire état du besoin de travailler pour que cela puisse être un référendum, exerçant ainsi une pression sur le PDECAT (qui se précipite vers le 1er octobre à son grand regret) et sur le gouvernement catalan, tout en avertissant qu’il est possible que, finalement, ce ne sera qu’un « un acte d’affirmation de la souveraineté » en raison de l’action répressive de l’État. Et préciser que si les choses étaient malheureusement ainsi, cet acte n'aura pas été vain parce qu’il sera une nouvelle étape dans la pression politique pour que le référendum soit accepté par l’État.

    Décider d’emblée que le 1er octobre n’est pas un véritable référendum et déconnecter la lutte pour l’obtenir de ce qui se passe ce jour-là est dans le fond contradictoire dans ses propres termes avec la politique de ceux qui défendent cette perspective. Le résultat, c’est la passivité de Unidos Podemos et de Catalunya en Comú, ce qui est particulièrement grave dans le cas de cette dernière.

    Ensuite, Garzón ajoute une autre réserve : l’absence d’une option fédéraliste parmi les réponses soumises au vote. Cette objection me semble très discutable. Les formulations de la consultation ont leurs racines dans le mouvement de masse qui a commencé en 2012 et dans la majorité politique des indépendantistes. Il est donc normal, que l’on partage ou non leur but, d’assumer que le référendum concerne l’indépendance. Est-ce que cela implique qu’une consultation incluant une option fédéraliste est inimaginable ? Non, mais cela aurait un sens si en Catalogne existait une quelconque alliance entre les fédéralistes et les indépendantistes pour une action démocratique commune contre le cadre de 1978 ou s’il y avait une quelconque proposition fédéraliste de la part du gouvernement espagnol. En outre, l’absence de « l’option fédéraliste » sur le bulletin de vote ne signifie pas que cette dernière « est neutralisée », mais qu’elle doit être considérée par ses partisans comme une proposition postérieure à l’exercice du droit à la séparation.

    10. La question décisive : quel internationalisme ? Nous arrivons finalement au point stratégique de la plus grande portée, qui transcende à la fois le processus indépendantiste catalan et la question nationale elle-même, bien qu’il ne lui soit pas étranger : quel internationalisme pour notre époque ? Trois grandes réflexions s’imposent ici. La première, c’est que tout authentique internationalisme commence par la défense du droit de décider, des droits nationaux des minorités et de la liberté des peuples. Cela confère une responsabilité particulière aux forces internationalistes appartenant aux nations dominantes. La seconde, c’est que tout internationalisme qui a un avenir pose le défi de refonder les formes de coopération et de solidarité pratique transfrontalière et/ou transnationale entre les opprimés et les exploités. La troisième, c’est qu’un internationalisme véritable pour le monde d’aujourd’hui implique de (re)imaginer l’idée même de nation en tant que communautés chaque fois plus plurielles, culturellement, linguistiquement ou ethniquement. C’est-à-dire de la concevoir politiquement et stratégiquement. À juste titre Garzón nous demande de penser « à des formules qui nous permettent de discuter de la rupture démocratique et sociale dans laquelle ceux d’en bas de nos peuples respectifs peuvent coopérer. » Compte tenu du calendrier politique, le 1er octobre semble être une excellente occasion pour la coopération solidaire, dans laquelle le rôle actif de la gauche peut aider à combattre le PP comme à déborder la droite catalane.  ■

    18 juillet 2017

    Josep Maria Antentas, professeur de sociologie à l’Université autonome de Barcelone (UAB), fait partie du Conseil éditorial de la revue Viento Sur. Cet article a d’abord été publié par le quotidien électronique Publico :

    Notes

    1. Date de l’immense manifestation – les estimations officielles varient entre 1,5 et 2 millions de manifestants – sous le slogan « Catalogne, nouvel État européen », organisée par le mouvement social Assemblée nationale catalane (ANC).

    2. Le 9 novembre 2014 a eu lieu le vote sur l’avenir politique de la Catalogne, autour de deux questions : « 1. Voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? » et « 2. En cas de réponse affirmative, voulez-vous que cet État soit indépendant ? » Avec une participation de 47,63 % des inscrits, une majorité de votants a répondu « oui-oui » (80,76 %) et « oui-non » (10,07 %), alors que seulement une petite minorité des votants a répondu « non » (4,54 %). Les élections du Parlement catalan ont été avancées au 27 septembre 2015. Elles avaient un caractère plébiscitaire après que la Cour constitutionnelle eut unanimement déclaré que le référendum du 9 novembre était anticonstitutionnel. Une déclaration commune des principaux partis (CDC et ERC) et mouvements sociaux (ANC et Omnium Cultural) proclamait en mars 2015 une feuille de route unitaire du processus souverainiste catalan, incluant les élections et une déclaration unilatérale d’indépendance au plus tard 18 mois après.