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Politique, savoirs, culture. Remarques sur le mouvement étudiant italien

Lien publiée le 10 mai 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/68-mouvement-etudiant-italien/

Le mouvement étudiant de la fin des années 1960 reste relativement impensé ; et ce, en dépit, ou à cause, de la prolifération discursive autour de « 1968 » (événement lui-même souvent réduit au mois de mai 68 en France). « Mai 68 » est devenu le signifiant associé à une révolte générationnelle et à l’amorce d’un processus de modernisation des mœurs et de la vie quotidienne. « Mouvement étudiant », au contraire, signifie, ou devrait signifier, un processus politique dont la lecture serait menée avec les catégories aptes à en saisir la politicité : à ce titre, une lecture entièrement différente du jargon socio-psycho-logique qui surdétermine les interprétations dominantes de la mobilisation étudiante. Peut-on essayer de saisir la valeur politique du mouvement étudiant ? En quoi cette valeur s’articule à la nature « étudiante » dudit mouvement ? Quelle sorte de politisation peut-on identifier dans l’investissement antagoniste de la condition étudiante et des institutions censées transmettre et reproduire le savoir ?

A cet égard, il ne fait aucun doute que le mouvement étudiant italien constitue un cas d’analyse privilégié : la révolte étudiante des années 1960 est un moment crucial de la Séquence rouge italienne – un moment qui représente un trait d’union important entre la phase des enquêtes et du « marxisme critique », d’une part, et, d’autre part, la phase des groupes extraparlementaires (tels Potere Operaio, Lotta Continua…) qui seront la forme politique la plus marquante de la Nuova Sinistra[1].

Le mouvement étudiant italien fut le creuset d’un processus de « constitution » politique, à la fois organisationnelle et idéologique. Pourtant, le mouvement étudiant reste un objet difficile à aborder et à traiter de manière critique et lucide à la fois. Un tel traitement impliquerait en effet un retour sur plusieurs points problématiques : d’abord, la proximité initiale entre courants et tendances qui se diviseront par la suite ; ensuite, la triple continuité (relative) entre l’expérience opéraïste et les groupes extra-parlementaires, ces groupes et la révolte étudiante, les groupes et l’Autonomie ; enfin, la question du passage de la contestation étudiante à une option politique qui se voudra révolutionnaire, disposée à la prise violente du pouvoir[2]. Cet ensemble de nœuds historiques et politiques est difficile à aborder, tant pour les lectures qui considèrent le trajet de la Nuova Sinistra comme une dissolution « minoritaire » de la Grande Politique léniniste (telle est aujourd’hui la position de Mario Tronti), que pour celles qui voient dans la mouvance « autonome » un dépassement heureux de la dérive léniniste des groupes, que pour celles qui considèrent cette dérive comme une trahison de l’éclat libérateur et « éthique » des premières mobilisation étudiantes[3]. Ce qui explique que, même pour les lectures les plus sérieuses, le mouvement étudiant italien dans sa complexité et l’ensemble de ses moments représente un héritage difficile à assumer.

Le mouvement étudiant : un phénomène politique ?

Il nous est impossible ici de développer tous ces points. Nous nous bornerons à traiter de l’un des aspects de la « politicité » propre au mouvement italien : la question de l’investissement politique du savoir dans le contexte des sociétés capitalistes-avancées.

Une introduction utile à cette problématique nous semble être représentée, sous la forme de la dénégation, par ces remarques de Mario Tronti :

« Ce sont toujours ces deux caractères qui qualifient et révèlent un phénomène politique capable de se mesurer d’égal à égal avec le noumène de l’histoire. Le premier est le surgissement d’un conflit direct, d’un rapport agoniste, « polémique » dans le sens littéral du terme, le Un qui se sépare en deux sans possibilité de synthèse, l’ouverture d’un aut-aut, qui déchaîne une lutte Freund-Feind : ami-ennemi. Le second est la longue durée du problème, le fait qu’il prend racine dans l’histoire de toujours, son époqualité et sa relative éternité[4]. »

Selon Tronti, le mouvement étudiant éclaté à la fin des années 1960 ne correspond pas à ces caractères ; il reconnaît, certes, que la jonction étudiants-ouvriers fut une réalité concrète dans le cadre de la Séquence rouge, mais il ne voit dans la composante proprement étudiante de cette rencontre qu’une « révolte anti-autoritaire ». Si bien que la rencontre elle-même – qualifiée de « pont vertueux (…) entre printemps de la jeunesse et automne chaud ouvrier, entre les enfants des fleurs et l’âpre race païenne » – finit par être considérée comme un « miracle italien » dans le contexte d’un 1968 globalement anti-ouvrier et anti-politique[5]. La limite de cette interprétation est son incapacité à comprendre le mouvement étudiant comme radicalement différent de l’image d’Epinal médiatique des commémorations posthumes. La mobilisation étudiante à la fin des années 1960 était-elle uniquement un « printemps de la jeunesse » ? Les étudiants qui « rencontrèrent » les ouvriers dans les organisations de la Nuova Sinistra – que Tronti refusa de rallier – étaient-ils réellement et simplement des « enfants des fleurs » que la Classe révolutionnaire aurait soustraits par une « ruse de la raison » à l’anti-politique de 68, ce prélude carnavalesque de l’anti-politique néo-libérale ?

Notre hypothèse est que le mouvement étudiant italien des années 1966-1969 fut un mouvement dont la nature était d’emblée politique, au moins en ce qui concerne ses composantes les plus avancées, et que la rencontre avec les luttes ouvrières était un destin virtuellement inscrit dans ses caractères spécifiques (même si l’effectivité de cette rencontre n’était nullement garantie, de sorte que le fait qu’elle ait « fait prise » peut à juste titre être considéré comme un réel « miraculeux »). Or, ces caractères spécifiques correspondent aux conditions de possibilité que Tronti indique comme indispensables à tout phénomène politique épocal : d’abord, la dimension polémique assumée, que l’influence du marxisme critique et des premières expériences opéraïstes avait léguée aux avant-gardes étudiantes ; deuxièmement, la « longue durée » des racines matérielles du conflit propre à cette politisation. Ces racines n’étaient nullement réductibles à l’anti-autoritarisme en tant que mot d’ordre libertaire et anarchoïde : elles avaient partie liée avec la question de l’inscription des savoirs dans un usage social susceptible de soutenir une perspective politique cohérente. La crise qui éclate dans les écoles et les universités manifeste en réalité la liquidation violente, opérée par le capitalisme avancé, des apories liées au statut socio-politique de la fonction intellectuelle telle que la civilisation bourgeoise l’avait institutionnalisée. L’industrie culturelle et la subsomption de la recherche et de l’enseignement aux structures du « capitalisme administré » imposent une reformulation de cette problématique, et impulsent des tentatives d’orienter autrement que dans le sens des exigences capitalistes la nouvelle donne qu’est la scolarisation de masse. La problématisation du « mandat social » des savoirs et des compétences, des formes de leur production-transmission, est un enjeu directement lié à la configuration historique du capitalisme avancé qui fut secouée par les grandes luttes ouvrières. Le mouvement étudiant italien, dont les avant-gardes ont été formées politiquement par les expériences de la gauche critique des années 1960, fut le lieu de cette problématisation, un site structurellement et massivement politique, très éloigné de tout réductionnisme « générationnel » ou génériquement « contre-culturel » – ce qui évidemment n’exclut nullement des divisions internes et des ambiguïtés, comme on le verra.

Nous essayerons de montrer les marques de cette politicité à même les énoncés du mouvement étudiant et des interprétations dont il fut l’objet. Notre but n’est pas de donner une interprétation définitive de ce moment décisif de la Séquence rouge, mais de contribuer à rouvrir une problématique. Notre source principale sera l’indispensable ouvrage de Nanni Balestrini et Primo Moroni, L’orda d’oro[6]. Cet ouvrage, dont les positions sont parfois discutables, est néanmoins un outil irremplaçable pour toute étude de la Séquence rouge. Son traitement du mouvement étudiant contient déjà, et assez précocement, les symptômes de la difficulté générale à interpréter ce phénomène politique. Pour commenter le mouvement étudiant italien, L’orda d’oro cite (avec une certaine ironie) un passage tiré du n° 27 des Quaderni Piacentini, paru en 1966 :

« La révolte autonome, voire anarchoïde et même uniquement individuelle, impolitique ou a-politique, de la part des ouvriers, des étudiants, de tous ceux qui sont opprimés, du point de vue tant individuel que collectif, par l’organisation actuelle de la société et par les rapports de production actuels – cette révolte est toujours légitime et il faut toujours la soutenir, même lorsqu’elle débouche sur des erreurs et si les patrons peuvent s’en servir à leurs fins propres[7]. »

Ce passage représente un symptôme intéressant de l’ambiguïté qui marque la position de L’orda d’oro vis-à-vis du mouvement étudiant italien : d’un côté, Balestrini et Moroni le considèrent comme un mouvement purement radical-bourgeois – ce qui se rapproche du jugement sévère de Mario Tronti, lequel pourtant se situe, par rapport aux destins politiques différents des opéraïstes, du côté opposé à celui des « autonomes » ; de l’autre, ils reconnaissent dans le mouvement étudiant le creuset de la rencontre politique entre étudiants et ouvriers, ce qui revient à lui attribuer une signification politique décisive dans le cadre de la Séquence rouge. Nous essayerons de repérer les oscillations et les ambiguïtés de cette interprétation du mouvement étudiant, telles qu’elles ressortent des matériaux et des commentaires fournis par L’orda d’oro. Nous suivrons donc de très près le récit et l’analyse de L’orda et des textes que cet ouvrage cite, et nous nous limiterons souvent à traduire ou à résumer ces travaux (d’ailleurs inaccessibles au public francophone), tout en signalant les points critiques et les problèmes soulevés par l’interprétation de ces matériaux.

Nous étudierons le mouvement étudiant italien selon ses trois sites principaux, correspondant à trois villes distinctes : Trente, Pise, Turin.

 

Pise : mouvement étudiant et marxisme critique

Le mouvement étudiant italien se manifeste comme mouvement national en février 1967 lors de l’occupation de la salle « La Sapienza » à l’Université de Pise. Cet événement, auquel participent des étudiants provenant d’universités différentes, se produit en dehors de, et contre, la ligne des associations étudiantes officielles, qui s’en trouvent du coup délégitimées. Les expériences presque simultanées de Pise et de Trente marquent l’émergence d’un sujet politique étudiant caractérisé par des traits inédits :

« Sa dimension de masse (notamment entre 1967 et 1968) ; son recours à des moyens d’action directs, bien différents de ceux qu’utilisaient les organes traditionnels de la représentation des étudiants ; son assomption objective d’un rôle politique général par delà les problèmes de l’Université et son rapport (rencontre ou affrontement) avec le système politique ; son rôle de porteur d’idées et de contenus généraux[8]. »

Le mouvement étudiant italien relève, du point de vue immédiat, de la protestation contre la réforme de l’Université dite Loi 2314 qui déclencha une vague d’occupations dans plusieurs villes italiennes, dont Naples, Gênes et Trente. Mais cette motivation « contingente » s’articulait à une prise de conscience des jeunes générations vis-à-vis d’un contexte international fort complexe : la guerre arabo-israélienne, la mort de Guevara en Bolivie, le coup d’État en Grèce, et surtout l’influence grandissante sur l’opinion publique de la résistance héroïque des vietnamiens vis-à-vis de la surpuissance des États-Unis. Ces éléments « externes » de politisation s’articulaient à des facteurs « internes » : la crise et le discrédit que connaissaient les partis de la gauche historique, et, symétriquement, l’influence sur les jeunes générations intellectuelles et militantes des éléments théoriques élaborés par les Quaderni Rossi, les Quaderni Piacentini et par la mouvance du marxisme critique de l’époque du « dégel » qui s’était ouverte après la mort de Staline et le rapport

Khrouchtchev. Il s’agissait là d’une constellation cohérente de problématiques : analyse de la société en termes de classes ; étude rigoureuse de la structure du capitalisme contemporain ; critique des modèles organisationnels classiques hérités du mouvement communiste ; saisie critique des formes de la culture moderne et des fonctions que le capitalisme avancé assigne aux sciences, aux savoirs et en général aux activités intellectuelles. Ces points sont articulés dans le document « classique » du mouvement étudiant italien, les Tesi della Sapienza :

« Les Tesi sont un manifeste de ce qui deviendra la gauche marxiste universitaire, et elles énoncent d’importants éléments théoriques qu’il est possible de faire remonter aux positions opéraïstes. Dans les Tesi les problèmes des universitaires sont posés pour la première fois dans les termes de la « lutte entre le capital et le travail » ; du coup, l’étudiant est considéré comme une « figure sociale interne à la classe ouvrière », et, par là, comme étant de la « force-travail subordonnée ». Cette position théorique, qui restera minoritaire au sein du mouvement, était destinée à exercer une grande influence sur les luttes lors des phases ultérieures du mouvement[9]. »

Ce courant marxiste-critique au sein du mouvement étudiant italien est étroitement lié aux formations politiques de la Nuova Sinistra, dont plusieurs étudiants sont devenus des militants :

« A Pise, une publication politique auto-gérée de tendance opéraïste, Il potere operaio, présente des nombreux liens avec les expériences des Quaderni Rossi et de classe operaia. D’abord publié comme supplément du bulletin interne des ouvriers des usines Olivetti, à Ivrée, Il potere operaio soutient les luttes ouvrières locales, telles que celles aux entreprises Saint-Gobain, à la RIV de Masse et aux usines dans la zone de Piombino. Parmi ses rédacteurs, on trouve Cazzaniga, della Mea et Sofri ; ce dernier sera l’un des « meneurs » de l’occupation de la « Sapienza »[10]. Avec les Tesi della Sapienza, aura lieu la première jonction politico-culturelle et opérationnelle entre l’un des courants de la gauche révolutionnaire en train de se constituer et le mouvement étudiant. Grâce à la présence de nombreux étudiants provenant d’autres villes italiennes, l’occupation de Pise et les Tesi représenteront, par-delà les résultats immédiats, un référentiel décisif pour la reproduction des luttes dans les autres universités italiennes[11]. »

 

Trente : de la critique de l’Université à l’Université négative

Une autre expérience marquante du mouvement étudiant fut l’occupation de l’Université de Trente, dont les enjeux et les objectifs portaient plus directement sur la question du statut de la production des savoirs spécialisés, et ce, à cause de la singularité de cette Université.

L’Université de Trente représentait, en 1967, la seule Faculté consacrée à l’étude des sciences sociales. La fondation de la Faculté, orchestrée par le pouvoir démo-chrétien, s’inscrivait dans la stratégie politique globale qui avait inspiré les gouvernements de centre-gauche (démo-chrétiens + socialistes). Au sein de la Démocratie chrétienne, la conjoncture du « miracle économique » avait impulsé

« la montée en puissance d’un « courant de gauche », dont la figure la plus importante était Aldo Moro, qui visait à (…) se faire l’interprète et le représentant des exigences du néo-capitalisme naissant, des dynamiques de modernisation qu’il déclenchait, de la demande de nouvelles figures et compétences sociales aptes à assurer la stabilisation du système (…). Avec la fondation de l’ISSS [Institut supérieur de Sciences Sociales] à Trente en 1962, ce courant visait à créer une nouvelle figure d’« architecte du social » qui aurait été d’une grande utilité pour gouverner la nouvelle phase du développement industriel de la Péninsule[12]. »

La ville de Trente fut choisie comme site de cette expérimentation politico-culturelle en raison de la solidité du pouvoir démo-chrétien dans la région. Mais le provincialisme bigot de la population créera souvent des tensions entre la ville et l’Université : les étudiants peinaient souvent à trouver des logements, et en général la population était hostile vis-à-vis de tout ce qui avait partie liée avec l’ISSS. En revanche, les aspects novateurs et dynamiques de l’ISSS ne font guère de doute : la rigide discrimination classiste propre au système universitaire italien y était implicitement, et pour la première fois, contestée – l’ISSS permettait l’accès aux étudiants issus des instituts technico-professionnels, traditionnellement destinés aux facultés « mineures » tels que Techniques de l’Agriculture et Economie et Commerce. L’ouverture de l’ISSS à ces étudiants constitue ainsi l’ouverture d’une Faculté « supérieure », savante, à des jeunes prolétaires, ce qui débouchera sur une croissance rapide des inscriptions :

« Des grandes provinces du Midi aux régions centrales, des zones industrielles aux aires rurales, partout le « mythe » de Trente frappe les esprits et l’imaginaire[13]. »

Alors que les notables démo-chrétiens avaient envisagé la création d’une strate de spécialistes ancrés dans la réalité locale, et docile, de Trente, l’ISSS a pour effet, au contraire, la naissance de la première université réellement « nationale », capable d’incorporer une population étudiante relativement de masse et aux origines sociales et géographiques très différenciées. Parmi les étudiants qui se formeront politiquement lors de l’occupation, on trouve Renato Curcio[14] et Mara Cagol[15], qui compteront parmi les fondateurs des Brigades Rouges, et des personnages comme Mauro Rostagno[16] et Marco Boato[17], qui deviendront des représentants de la jeune « classe dirigeante » de la gauche révolutionnaire entre la fin des années 1960 et la décennie suivante.

La Faculté est occupée pour la première fois en janvier-février 1966 ; M. Boato a résumé les enjeux de cette occupation :

« Le but était la reconnaissance juridique du pouvoir de l’Institut de décerner la laurea en Sociologie, au lieu d’une « laurea en Sciences politiques et sociales à orientation sociologique » qui aurait scellé sa résorption dans les Sciences politiques traditionnelles, en en gommant la portée novatrice sur les plans scientifique, culturel, et aussi politique[18]. »

La sociologie représente, pour les étudiants, non seulement une thématisation de la société comme réalité de masse, non limitée aux classes dirigeantes, mais surtout un savoir pour une politique conçue comme intervention directe dans le « social ». La victoire des étudiants sur ce point concernant le statut de la Faculté montrera, d’un côté, la force du mouvement étudiant vis-à-vis d’un contexte social conservateur qui tendrait à refuser jusqu’aux mesures nécessaires à la « modernisation » du capitalisme, et, de l’autre, « les limites politiques de ces luttes qui restaient internes à un cadre « corporatif », ne visant que des débouchés juridiques, dépendants des solutions parlementaires »[19].

La deuxième occupation (octobre-novembre 1966) visera les rapports internes et l’organisation du nouvel institut :

« Structures du pouvoir et logiques gestionnaires, organisation de la recherche et de la didactique (programme des études) et débouchés prévus pour les diplômés de la Faculté[20]. »

Cette phase de la lutte, bien que plus avancée du point de vue des revendications, n’a pas pour autant surmonté ni les limites d’une orientation « réformiste et syndicaliste », ni la confiance excessive vis-à-vis des

« anciens instruments politiques et organisationnels propres à l’ancienne forme de la représentation étudiante, le mouvement de Trente ayant franchi, en revanche, le seuil d’une nouvelle logique de participation politique de masse par le truchement des Assemblées[21]. »

En novembre 1966, le mouvement diffuse un document intitulé Remarques sur le statut et le programme des études dans les élaborations de la Direction de l’ISSS et de la Commission des étudiants. Ce document marque la fin de la phase des revendications « corporatives » : la figure professionnelle et intellectuelle du sociologue y est envisagée comme une figure politique à part entière ; en refusant toute réduction technocratique, mais aussi toute fonction de « conscience externe », le sociologue devrait avoir pour vocation d’intervenir dans des situations concrètes en tant que porteur d’une « intelligence publique » qui traiterait des « problèmes publics (…) et des tendances structurelles que de tels problèmes impliquent »[22]. Mais

« cette vision optimiste, qui hérite de la philosophie des Lumières (…) disparaît bientôt des élaborations du mouvement. L’idée de l’Assemblée Générale comme organe de la participation directe aux décisions restera, mais elle sera vite critiquée. Surtout, ce sera l’aspiration à transformer l’Université de l’intérieur qui s’éclipsera. L’Université sera vue comme un instrument de la société qui vise la manipulation et l’assujettissement des esprits. Du coup, le mythe du « bon sociologue » sera également éclipsé. L’Université ne pourra se transformer que par l’avènement d’une nouvelle société. Les occupations représentent le refus, de la part des étudiants, d’accepter la réduction de la population universitaire à l’état d’objet. L’étudiant devient protagoniste et antagoniste, mais non seulement en tant qu’étudiant. Son antagonisme n’est pas réductible au pouvoir universitaire : il vise désormais toutes les structures de la société capitaliste[23]. »

En mars 1967 la lutte à l’intérieur de la Faculté s’articule à des « exigences d’intervention politique étroitement liées au conflit vietnamien »[24]. Des manifestations, des expositions, des débats, des cortèges et des sit-ins sont organisés par les étudiants qui cherchent en même temps un lien avec les habitants de la ville de Trente. Ces initiatives subissent une répression policière très violente, avec fichages et charges. En novembre 1967, lors de la rentrée et de l’essor d’un nouveau cycle national d’agitation, le mouvement reprend ses activités et progresse nettement quant à sa conscience politique, en en venant à

« reconnaître dans la sphère politique, c’est-à-dire dans la structure du pouvoir à l’Université et dans la société, le seul champ adéquat pour une contestation et une négociation qui ne présenteraient plus les limites de la stratégie syndicale précédente, mais qui offriraient, au contraire, la possibilité concrète de conquérir, gérer, et dépasser de façon continue et en direction d’objectifs toujours plus généraux et avancés, les revendications syndicales, qui, dès lors, se trouveraient de quoi être encadrées dans une stratégie politique globale tant dans le domaine universitaire que dans le champ de la société civile et des forces sociales. Grâce à cette nouvelle stratégie politique, le mouvement a été amené par la suite à refuser et à liquider complètement toutes les institutions traditionnelles de la représentation étudiante, afin de construire des formes radicalement neuves d’organisation politique[25]. »

Suite à la répression policière, l’année 1967-1968 commence par une grève générale. Le document programmatique principal est le Manifeste du Mouvement pour une Université Négative (automne 1967), écrit, entre autres, par Mauro Rostagno. Le Manifeste développe une critique de la rationalisation et de la normalisation sociales ; de la « nouvelle barbarie » des spécialistes dépourvus d’une véritable culture capable d’opérer une synthèse et d’orienter les savoirs ; de l’irrationalité d’une raison qui a perdu tout pouvoir d’autoréflexion. Charles Wright Mills, Walther Rathenau, et José Ortega y Gasset sont cités à l’appui d’une violente polémique contre l’« idiotisme technologique » et la « robotisation des individus » :

« Le Manifeste pour une Université Négative jeta les bases pour le passage de l’anti-autoritarisme à la contestation générale du système capitaliste [ce qui demandait] un lien stable et de masse entre ouvriers et étudiants[26]. »

Si à Pise la jonction entre mouvement étudiant et militantisme lié à la Nuova Sinistra est opérée par Il potere operaio, à Trente le Mouvement pour une Université Négative est lié à la revue Lavoro Politico. Fondée à Vérone par Walter Peruzzi, cette revue, initialement d’orientation catholique, déclarera dès son deuxième numéro son « adhésion intégrale à la pensée de Mao Tsé-toung ». Renato Curcio compte parmi les étudiants de Trente qui militent dans le collectif de la revue Lavoro Politico ; il est également un protagoniste du Mouvement pour une Université Négative. L’éditorial du premier numéro de la revue est consacré à une analyse de la Révolution Culturelle, et à la critique sévère de toute hypothèse de guérilla à appliquer au contexte italien.

Grâce à son radicalisme, à sa lucidité théorique et à son articulation organisationnelle, l’expérience de Trente devint vite un paradigme pour les luttes étudiantes :

« Le mouvement de Trente, par ses analogies avec les luttes étudiantes propres à d’autres pays européens (il sera profondément influencé par la Kritische Universität allemande) et par sa capacité d’anticipation du point de vue de l’élaboration et de la diffusion de thèmes et contenus radicaux, finira par représenter un paradigme pour tout le mouvement étudiant italien. L’originalité des contenus et des stratégies de la contestation à Trente fera de ces luttes étudiantes un modèle auquel fera référence le mouvement tout entier lors de son essor rapide dans toutes les universités italiennes. Il y aura peu d’expériences, à l’exception près de l’occupation du Palazzo Campana à Turin, où les stratégies des « contre-cours » et des « contre-leçons » seront appliquées avec autant de profondeur et de systématicité[27]. »

Traduisons simplement les passages du Manifeste recueillis dans L’orda d’oro, pour laisser parler un texte à la portée politique considérable.

« Aujourd’hui, l’Université représente structurellement une organisation dont la fonction consiste à satisfaire les exigences techniques de la société. L’Université fournit les outils techniques dont la tâche est l’organisation de plus en plus rigide de la domination qu’une classe exerce sur les autres classes. La structure technologique peut remplacer la terreur en tant que moyen visant la soumission des forces sociales rebelles et l’effectuation de la prééminence de la classe dominante vis-à-vis du reste de la société.

(…)

L’Université est un instrument de classe. Du point de vue idéologique, sa fonction consiste à produire et à transmettre une idéologie spécifique – celle de la classe dominante – qu’elle présente pourtant comme une connaissance objective et scientifique, et des attitudes-conduites spécifiques – celles de la classe dominante – qu’elle présente pourtant comme étant nécessaires et universelles

(…)

Notre hypothèse générale est que la possibilité concrète existe d’un renversement radical du système capitaliste-avancé, opéré avec des formes nouvelles de la lutte des classes nationale et internationale ; c’est pourquoi nous affirmons l’idée d’une UNIVERSITÉ NÉGATIVE dont le but est d’affirmer, au sein des universités officielles, mais à partir d’une position qui est antagoniste vis-à-vis de celles-ci, la nécessité d’une pensée théorique, critique et dialectique, en mesure de dénoncer ce que les bonimenteurs salariés appellent « raison », et de jeter les bases d’un travail politique créateur, antagoniste et alternatif (…). Ce n’est que le renversement de l’État qui permettra une restructuration réelle du système de l’enseignement

(…)

L’étudiant doit agir, par delà son statut particulier, selon une perspective de longue période, ayant en vue la formation d’un mouvement révolutionnaire des classes subalternes, un mouvement dont l’expression sera fournie par la forme organisationnelle la plus adéquate aux nouvelles formes de la lutte qu’il faut mener. Nous considérons l’Université Négative comme un site d’intégration politique et d’analyse critique vis-à-vis de l’usage qui est fait des outils scientifiques imposés, dans les Universités, par la strate intellectuelle de la classe dominante. A l’usage capitaliste de la science, il faut opposer un usage socialiste des techniques et des méthodes les plus avancées

(…)

Notre contestation se déploie sur le plan idéologique de différentes manières : a) Contre-leçons (…). Les contre-leçons ont lieu normalement au même moment que les leçons officielles ; elles portent sur des sujets propres à l’enseignement universitaire, et visent à soustraire à ce dernier la totalité des auditeurs. b) Contre-cours : il s’agit d’une forme de contestation plus organique, avec des objectifs moins immédiats, et qui consistent à socialiser plus profondément et consciemment des étudiants déjà sensibles [à ces problèmes]

(…)

Notre intérêt vis-à-vis du mouvement étudiant n’implique aucune surestimation dudit mouvement. Le corps estudiantin ne peut nullement, à notre avis, être considéré comme une « classe », dont les intérêts seraient objectivement et potentiellement antagonistes vis-à-vis de la formation économico-sociale actuelle (…) : nous envisageons l’Université comme un foyer de luttes, mais pas le seul, ni le principal ; un foyer qu’il convient pourtant de ne pas sous-estimer, car c’est en son sein qui devient effective l’opération de normalisation planifiée par le capital [je souligne, A. C.] (…). Notre manière de nous opposer à cette opération consiste à tenter (…) de « soustraire » à l’ordre technocratique des forces potentiellement antagonistes (ANTI-PROFESSIONNELLES) afin que celles-ci rallient les autres forces antagonistes que cette société recèle.

A cette fin, nous proposons le projet d’une UNIVERSITÉ NÉGATIVE qui exprimerait sous une forme nouvelle, dans toutes les universités italiennes, la tendance révolutionnaire qui, seule, pourrait guider notre société, par delà la « préhistoire », vers l’HISTOIRE[28]. »

 

Turin : les étudiants et la forteresse ouvrière

Si à Pise et à Trente le mouvement étudiant s’articule à des revues et à des groupes militants récents, à Turin le rapport entre étudiants et Nuova Sinistra est, d’une manière presque spontanée, opéré par la présence et l’activité des collectifs des Quaderni Rossi.

En 1967, Turin est le paradigme de la ville-usine, dont l’organisation sociale et culturelle est déterminée par l’« institution totale » qu’est FIAT et par la concentration de population ouvrière la plus importante de toute la Péninsule. La grande chaîne des usines FIAT – Mirafiori, Rivalta, Lingotto – est rebaptisée par les étudiants « usines Putilov », par analogie avec les usines de Pétrograd qui jouèrent un rôle déterminant dans la Révolution d’Octobre. Turin représente le banc d’essai pour la vérification et l’application des analyses opéraïstes. Mais la ville-usine représente aussi le paradigme presque mythologique de la société entièrement subsumée au capitalisme-avancé, et surtout de la « centralité ouvrière » comme moment d’antagonisme structurel et irréductible.

Le mouvement étudiant turinois commence avec la contestation de l’autorité des professeurs ordinaires – les « barons » – au sein des Facultés ; mais il développe rapidement des analyses de classe de la structure universitaire et de sa fonction sociale ; et il entreprend bientôt des démarches de rapprochement vis-à-vis des ouvriers, en les invitant à parler dans les AG des Facultés occupées, et en animant des discussions et en distribuant des tracts devant les portes des usines. Les dirigeants du mouvement turinois représentent une élite intellectuelle souvent issue de la grande bourgeoisie turinoise et d’un milieu radical-socialiste qui s’identifie profondément à la Résistance, à l’anti-fascisme et à la Constitution de la République. Parmi les jeunes « meneurs », on trouve des figures comme Marco Revelli, le fils de Nuto Revelli, ancien résistant et grand pionnier de l’histoire orale des classes populaires ; et comme Luigi Bobbio, dont le père, Norberto, lui aussi ancien résistant, philosophe et homme politique, est l’un des pères de la Constitution.

Le passage de la critique des « barons » à l’articulation d’une stratégie politique adéquate aux luttes ouvrières est exposé par L. Bobbio dans ce texte publié par les Quaderni Piacentini :

« Le mouvement étudiant commence par le refus de la condition de prédétermination que le système impose [à l’existence des] étudiants, si bien que son seul antagoniste véritable est représenté par les puissances économiques qui assignent à l’Université cette fonction. Par ailleurs, les choix des pouvoirs économiques ne sauraient devenir effectifs que par le biais des différentes médiations opérées par des centres de pouvoir appartenant à un niveau inférieur : le pouvoir politique et les hiérarchies universitaires. S’il est inutile de s’arrêter ici sur la fonction de l’État dans le domaine des politiques de l’éducation et sur la manière selon laquelle il se présente comme l’antagoniste direct du mouvement étudiant, il importe au contraire de souligner le rôle que revêtent les professeurs.

Au sein de la structure universitaire italienne (…) les fonctions de l’enseignement et de l’administration tendent à se concentrer dans les mains des mêmes figures à cause du principe de l’autonomie des universités ; à cela il faut ajouter que le corps enseignant [ordinaire] représente la dernière instance du processus de la prise des décisions, et qu’aucune autre figure (chargés de cours, assistants, étudiants) n’a de pouvoir réel ; et, finalement, que l’autonomie des professeurs est limitée de manière rigide par les pouvoirs dont disposent le Parlement et le Gouvernement. Dans ce cadre, l’autonomie universitaire ne signifie que le maintien des privilèges d’une strate de barons académiques, qui, tout en étant dépourvus du pouvoir nécessaire pour orienter différemment l’Université, disposent néanmoins d’un pouvoir suffisant pour tirer des avantages de son orientation existante. Au sein du corps des professeurs, des groupes de pouvoir s’organisent, fondés sur des intérêts économiques (…) qui relèvent du statut des titulaires de chaire. Il suffira de faire allusion aux revenus de certaines professions et spécialités, tels les cliniciens et les avocats, ou encore les expertises auprès des entreprises pour ce qui est des scientifiques. Le seul but véritable de ces groupes de pouvoir est la reproduction de leurs privilèges. Ils exercent une influence réelle sur les politiques de l’éducation des gouvernements : on pourrait même affirmer que la réforme envisagée par le gouvernement est essentiellement la réalisation d’une convergence entre les intérêts des ordinaires et les exigences capitalistes de rationalisation de la production.

Un lien existe donc, fort visible quoique contradictoire, entre les différentes instances de pouvoir qui déterminent la structure du système d’éducation. Il est dans l’ordre des choses que le mouvement étudiant soit d’abord confronté, au cours de ses luttes, avec le dernier maillon de la chaîne, à savoir les hiérarchies universitaires ; mais il est également dans l’ordre des choses que cette confrontation doive déboucher sur des problèmes plus généraux, à condition d’en saisir les limites et la partialité, tout en recherchant les conditions d’un dépassement de ces limites par les luttes.

Les étudiants refusent leur condition d’exploitation et de prédétermination de leurs destins professionnels, et demandent la maîtrise de leur propre formation ; il s’agit d’un refus de se rendre [des sujets] disponibles. Afin d’obtenir cette maîtrise, le mot d’ordre doit être celui du « pouvoir étudiant ». Avec ce mot d’ordre, ce qu’on vise est l’implication des étudiants dans les organismes décisionnels de la politique universitaire ; mais si sa signification s’arrêtait là, elle laisserait intacte l’organisation générale des études. « Pouvoir étudiant », au contraire, signifie : restructuration intégrale de l’Université, par le biais de laquelle cette forme de pouvoir (et donc la maîtrise réelle du processus de formation) pourra devenir effectif. Il s’agit donc d’aller au-delà de la demande de démocratisation de l’Université, dans laquelle le mouvement étudiant se reconnaît depuis désormais plusieurs années ; l’exigence portée par les étudiants n’est pas la démocratie (qui se réduit souvent à la pure et simple collaboration [avec les politiques actuelles]), mais le pouvoir – ce qui implique de toute évidence de l’antagonisme. D’ailleurs, l’évocation de la « démocratisation » revient à mettre l’accent sur la subordination des étudiants vis-à-vis des professeurs, tandis que l’évocation du « pouvoir étudiant » vise directement leur subordination sociale (…). Les limites du mouvement étudiant doivent être indiquées très clairement : la non-autonomie de l’Université implique la non-autonomie, voire la subordination, du mouvement étudiant par rapport à la classe ouvrière – c’est en elle que le mouvement étudiant reconnaît son repère et sa vérification. L’action des étudiants n’a aucun sens si l’organisation politique du mouvement ouvrier est incapable d’en accueillir les expériences et de les unifier dans la perspective d’une stratégie révolutionnaire. Les problèmes posés par le dernier point touchent à la situation générale de la gauche italienne. Le mouvement étudiant ne peut nullement limiter son action à son domaine particulier immédiat (…) ; au contraire, c’est bien par une appréciation d’ensemble de la situation politique qu’il pourra revêtir la fonction qui consiste à fournir des impulsions et des suggestions (…) visant la radicalisation de la gauche italienne et la sortie de sa crise actuelle[29]. »

En somme, que ce soit à Pise, à Trente ou à Turin, avec la conception de l’étudiant comme force-travail, de la critique de la technocratie néo-capitaliste à l’analyse des convergences entre néo-capitalisme et hiérarchies universitaires, le mouvement étudiant italien exprime, dans ses réflexions les plus avancées, une série de points décisifs : l’organisation actuelle du savoir par les institutions universitaires est un moment de la société capitaliste-avancée ; cette organisation est à transformer totalement ; cette transformation ne peut que s’inscrire dans un processus de transformation révolutionnaire de la société capitaliste ; l’action des étudiants ne peut que déboucher sur une jonction avec le moment antagoniste du système capitaliste : la classe ouvrière. La position qui ressort en définitive de l’agencement de ces points est donc la suivante : l’alliance entre étudiants et ouvriers est la seule base possible d’une transformation réelle du savoir dans les sociétés capitalistes-avancées.

Si l’on prend au sérieux les énoncés produits par le mouvement étudiant, force est de constater que son noyau politique essentiel est définitivement irréductible à la libéralisation des mœurs ou à la « révolte » générationnelle qu’affectionnent les commémorations officielles. Malheureusement, tout cet aspect du mouvement étudiant italien – qui revient à en faire le site d’un projet politique de transformation révolutionnaire de la culture – a été éclipsé de la mémoire historique et des (auto)célébrations administrées par des anciens protagonistes (qui ne sont souvent que des simples contemporains, voire des innocent bystanders). Evidemment, la saisie du mouvement étudiant en tant qu’amorce d’un projet politico-social ambitieux impliquerait une étude lucide et honnête de la phase des « groupes » postérieure à 1969, qui fut sans aucun doute une manière de concrétiser la rencontre recherchée et pratiquée avec les luttes ouvrières. Or, les groupes représentent en effet l’expérience la plus refoulée de la Séquence rouge italienne, celle dont personne ne se réclame et que les positions les plus différentes considèrent comme un échec à oublier rapidement. Ici, il nous est impossible de nous arrêter davantage sur ces questions. Mais on pourra constater, dans les lignes qui suivent, la difficulté que rencontrent la plupart des reconstructions de la Séquence à évaluer la grammaire théorique du mouvement étudiant, sa généalogie historique, et finalement la vexata quaestio de ses rapports avec les luttes ouvrières.

 

Le mouvement étudiant et les luttes ouvrières : aliénation ou autonomie de classe ?

Dans son commentaire des matériaux de la révolte étudiante, L’orda d’oro, qui épouse les positions de l’Autonomie des années 1970, tend à réduire l’élaboration théorique du premier mouvement étudiant à une conscience politiquement radicale-bourgeoise et philosophiquement néoidéaliste, dont la matrice serait à trouver dans les courants du marxisme critique des années 1960 :

« Le débat philosophique des années 1960 est dominé par la recherche d’un horizon humaniste dans lequel pourraient se rencontrer un marxisme renouvelé et un existentialisme engagé (…). L’affirmation de l’originalité de la pensée du jeune Marx vis-à-vis de l’« économisme » du Marx de la maturité joua un rôle décisif dans la tendance des mouvements anti-capitalistes à se présenter comme des mouvements anti-autoritaires. Le trauma des événements hongrois en 1956, la réflexion critique sur le stalinisme, la crise de l’« intellectuel organique » (…) : il s’agit, face à chacun de ces points, d’entamer une réflexion profonde (…) qui est très importante pour comprendre la torsion anti-autoritaire du mouvement révolutionnaire des années 1960 (…). L’attention portée aux textes marxiens de 1844 contribua à mettre au centre du marxisme critique naissant la problématique de l’aliénation. L’« aliénation » est la perte de soi (…), le devenir-étranger des moyens et des fins de la civilisation industrielle, l’impossibilité de se reconnaître dans ses propres produits devenus marchandises (…) et dans sa propre activité, un clivage interne à sa propre personnalité. Ce processus relève du caractère de totalité de la domination capitaliste, qui subsume (…) l’existence tout entière (…). L’aliénation est la condition de souffrance de l’homme en régime capitaliste, soumis à la division entre travail manuel et travail intellectuel, et à la spécialisation en fragments du travail intellectuel. Cette conscience [de l’aliénation] représente le fondement humaniste de la révolte de 1968[30]. »

L’orda d’oro rappelle que cette politisation radicale-humaniste se donna comme repères Histoire et conscience de classe de Lukács, le Linkskommunismus des années 1920 et les travaux de l’Ecole de Francfort : l’élément commun à tous ces courants était la continuité entre le marxisme critique et la dialectique hégélienne, interprétée à partir de la fonction critique de la négativité, telle que la formulera Marcuse. En élaborant une interprétation de ces courants et de leurs effets, L’orda d’oro adopte une position qui relève, d’une part, de la singularité de la mouvance « autonome » et des leçons qu’elle croira pouvoir tirer de la crise de la Nuova Sinistra après la dissolution des « groupes », et, d’autre part, de l’appropriation par ladite mouvance des concepts et du jargon de la philosophie française des années 1960-1970 (notamment d’Althusser, Foucault et Deleuze-Guattari). Du coup, ce commentaire a tendance à rejeter comme « humaniste » la problématique « francfortoise » indéniablement chère au marxisme critique italien de l’époque du dégel et des années 1960 : la rupture avec cette problématique serait marquée, d’abord, par l’appropriation des positions exposées par Sartre dans Questions de méthode en tant que ces positions exprimeraient une pensée

« qui nie le donné dominant, en déclenchant le refus des conditions données (…) au sujet, et en mettant en œuvre la révolutionnarisation de soi-même comme élément décisif de la révolutionnarisation de la réalité. C’est la conquête tourmentée de la spontanéité consciente, de la subjectivité négativisatrice, en tant que pensée délivrée des conditionnements historiques, sociaux et militants, et qui vise un rapport continuel avec le Tout[31]. »

Il est difficile de comprendre en quoi ces positions seraient moins « idéalistes », « dialectiques » et « humanistes » que celles inspirées par Adorno et Marcuse – à ceci près que le ton exalté propre à la parénèse (pseudo-)théorique assez typique de l’Autonomie est bien inférieur, du point de vue de la rigueur et de la valeur critique, à la prose francfortoise. Reste que, selon L’orda d’oro, la véritable rupture avec ce que le commentaire appelle « le néo-idéalisme gauchiste d’origine francfortoise et Links-conseilliste » aurait été opérée par le courant italien dit « de la composition de classe » – qui n’est autre chose que ce qui est identifié aujourd’hui à la constellation opéraïste :

« La pensée de la composition de classe (nous faisons allusion par cette expression aux travaux de Raniero Panzieri, Mario Tronti, Toni Negri, Romano Alquati, Sergio Bologna…) refuse radicalement toute fondation de la conscience dans une nostalgie idéaliste de l’« humain », et affirme que le processus révolutionnaire jaillit de la dynamique sociale et matérielle (par delà toute présupposition d’une (…) authenticité aliénée) : une dynamique dont le ressort est la sphère du travail, et notamment le refus ouvrier du travail (refus de livrer son propre temps de vie à l’activité commandée par le capital). Le cycle des luttes de l’ouvrier-masse, ce mouvement conflictuel continuel et spontané qui dépassait les bornes des « tâches » historiques que les organisations du mouvement ouvrier s’étaient données, détermine la théorie même par laquelle il faut l’interpréter[32]. »

Ces passages posent plusieurs problèmes.

D’abord, pour en rester aux données purement factuelles, la division entre la « théorie de la composition de classe » et la problématique « francfortoise » et « lukacsienne » est loin d’être nette au cours des années 1960[33]. Mario Tronti cite Histoire et conscience de classe comme l’une des sources des positions développées dans Ouvriers et capital[34] ; Panzieri s’appuiera, pour élaborer ses analyses du capitalisme avancé, sur Histoire et conscience de classe et sur Minima Moralia d’Adorno[35] ; Sergio Bologna traduira, en 1963, L’âme et les formes, l’un des premiers livres du philosophe hongrois. Ces liens avec Lukács et l’École de Francfort ne sont aucunement anecdotiques. Franco Fortini, ami et interlocuteur de Panzieri, consacre plusieurs commentaires à Lukács ; Renato Solmi et Cesare Cases, respectivement le premier traducteur de Benjamin et Adorno et le principal disciple de Lukács en Italie, sont des proches de Panzieri et participent aux groupes qui animent les revues Quaderni Rossi et Quaderni Piacentini ; Fortini, Cases et Solmi sont également des membres du comité éditorial des éditions Einaudi (comme Panzieri avant d’en être exclu) qui publient régulièrement les textes de Lukács et de l’Ecole de Francfort. Fortini et Solmi avaient été des protagonistes de la phase du « marxisme critique » et des revues dites « du dégel » (Discussioni, Ragionamenti…), qui essayèrent d’élaborer une critique théorique du capitalisme avancé par le biais d’un renouvellement de la culture de la gauche marxiste.

Or, si l’interprétation du capitalisme comme système « total » joue un rôle dans ces positions, il ne faut pas oublier que les « marxistes critiques » de l’époque de la déstalinisation s’intéressent assez peu à la problématique très spéculative de l’« aliénation » et de la « totalité humaine », et se concentrent bien davantage sur l’analyse de la société d’après-guerre et sur la critique du stalinisme. D’ailleurs, la reprise du Linkskommunismus sera impulsée moins par les groupes purement « intellectuels » que par un militant comme Danilo Montaldi (dont le rôle dans le développement d’une « pensée de la composition de classe » est souvent passé sous silence par les reconstructions de tendance post-opéraïste, alors qu’il est sans aucun doute l’un des « maîtres » du jeune Romano Alquati).

Entre « pensée de la composition de classe » et critique « dialectique » de la société capitaliste, les liens sont multiples et complexes, et les critères de démarcation proposés par L’orda d’oro sont insuffisants pour saisir les véritables différences entre les différents courants et positions. Certes, Fortini, jusqu’au début des années 1960, visait moins une intervention politique qu’une activité indépendante de noyaux intellectuels « critiques » – une stratégie qui était beaucoup plus redevable à Sartre qu’à Adorno – mais il changera de position après la naissance des Quaderni Rossi, et il se ralliera à Panzieri dans son projet d’enquête et analyse des structures du néocapitalisme[36]. Le clivage entre théorie critique et intervention politique était donc beaucoup moins net au moment de la mort de Panzieri – les jeunes militants proches des Quaderni Rossi ou de classe operaia, qui deviendront des avant-gardes du mouvement étudiant, se formèrent politiquement dans une phase où le « marxisme critique » des revues du dégel s’était largement transformé en analyse sociologique et militante du capitalisme avancé. Les passages tirés des documents du mouvement en témoignent : la critique du néo-capitalisme en est un moment décisif, tout comme l’idée qu’une articulation entre luttes étudiantes et luttes ouvrières est nécessaire. Les positions les plus proches de la problématique de l’aliénation sont en effet celles qui insistent sur la critique de la technologie, de la spécialisation disciplinaire et de la planification-massification de l’existence : il s’agit de critiques qui se fondent sur une analyse des structures sociales, et nullement sur une mythologie spéculative à propos de l’« humain ».

Que les clivages internes à la gauche marxiste italienne, et au mouvement étudiant, puissent être saisis par une opposition entre humanisme dialectique et autonomie de classe qui remonterait au début des années 1960 n’est qu’une illusion rétrospective : en réalité, la culture philosophique « francfortoise » et lukácsienne circule dans les milieux les plus « militants », et la théorie de la composition de classe, tout comme les analyses du mouvement étudiant, puisent dans cette tradition de critique dialectique de la société que rien n’oppose radicalement aux théories opéraïstes et pré-opéraïstes. Il suffira, pour s’en convaincre, de lire ce portrait que Balestrini et Moroni eux-mêmes esquissent à propos de la pensée de la composition de classe :

« La subjectivité capitaliste représente un processus de totalisation (…) s’articulant comme subsomption despotique des existences réelles (…). C’est le triomphe du travail abstrait (…) Le travail abstrait est la condition de l’indifférence, de l’identité vide du temps humain général, du caractère insensé du processus de la connaissance et de la fragmentation en spécialités du travail intellectuel (…). La totalité d’oppression de la subsomption capitaliste du temps et de l’homogénéisation impérialiste du monde – cette totalité est l’antagoniste du mouvement de 1968. Ce mouvement se manifeste (…) comme critique de la totalité idéaliste et du totalitarisme réel – et comme processus de singularisation qui prendra la forme explicite de l’autonomie[37]. »

Encore une fois, il est difficile de reconnaître un véritable clivage dans ce passage : la révolte du travail vivant socialisé et subsumé à l’abstraction joue le même rôle que la conscience critique-négative dans la vision francfortoise traditionnelle – il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de penser le moment irréductible qui brise la fausse auto-identité d’un système social devenu totalité auto-reproductrice.

En effet, la « grammaire » théorique profonde de l’Autonomie, de l’opéraïsme, du marxisme critique des années 1950-1960 – et bien entendu des avant-gardes du mouvement étudiant – est toujours la même. Ce qui ne signifie aucunement nier l’existence de clivages et différences au sein du mouvement étudiant. Mais ces clivages relèvent de la structure sociale de l’Italie du « miracle économique », et ne trouvent pas de correspondances immédiates avec les différentes orientations théoriques disponibles.

 

Etudiants et prolétaires : l’entrelacs

L’orda d’oro nous fournit une analyse de ces clivages, en reprenant une étude des Quaderni Piacentini – une analyse qui est d’autant plus utile qu’elle évite tout excès de sur-détermination théorique dans leur interprétation :

« Les étudiants refusent le rôle « prédéterminé » que le système vise à leur imposer. Ils contestent la fonction du « technicien industriel » comme « débouché naturel » pour les diplômés, ce qui revient à refuser de collaborer au maintien du système (…). Ils demandent de se soustraire à la planification de leur existence entièrement organisée « d’en haut », et ils demandent également un renouvellement profond des contenus et des méthodes de l’enseignement (…).

Il ne fait aucun doute que ces problématiques (…) étaient toujours récupérables, tant par le réformisme que par l’intelligence néocapitaliste, et transformées en ressort [de la modernisation] du système universitaire. Le refus de se considérer comme « force-travail en formation », composante matérielle du prolétariat, l’incapacité à élaborer un discours cohérent sur la force-travail techno-scientifique, représentent des moments essentiels de la première phase du mouvement étudiant, et ils en marquent le caractère réformiste-bourgeois.

Mais il reste à vérifier l’hypothèse d’une autre histoire, souterraine, clandestine et difficile. Une histoire qui commence en juillet 1960 (…), qui avait été marquée par le grand moment de rupture que représenta la révolte de la Piazza Statuto, qui avait souvent rencontré les luttes de l’ouvrier-masse et sa recherche d’une stratégie de l’« autonomie de classe ». Des minorités de masse avaient lutté dans les rues en unité idéale avec les peuples exploités par le colonialisme et avec les révoltes au sein des forteresses du capital. Ces minorités avaient exprimé un refus radical des modèles sociaux dominants d’abord par le biais des cultures beat et underground ; elles avaient adopté ensuite des visions plus complexes et un outillage théorique efficace grâce aux expériences des Quaderni Rossi, de classe operaia et des Quaderni Piacentini, ce qui avait débouché sur la formation d’une strate de militants tant opéraïstes (dans la Vénétie, au Piémont, en Toscane) que marxistes-léninistes (à Milan et dans le Sud).

Dans les grands hinterlands des métropoles et dans l’immense, inconnue, province italienne, toute une génération émergeait, dont les comportements étaient tendanciellement subversifs, et que personne n’avait jamais considérée auparavant comme appartenant au prolétariat : il s’agissait de jeunes restés aux marges du développement économique, et renfermés dans une condition misérable du point de vue des perspectives existentielles, et souvent aussi de celui des conditions matérielles. Ces dernières étaient d’autant plus intolérables que le développement néo-capitaliste tendait à impulser la demande interne et la croissance des besoins. Ces figures sociales provenaient tant du prolétariat que de la petite bourgeoisie des cadres prolétarisés ; elles avaient eu accès à l’Université au prix d’immenses sacrifices (…) ; ou alors elles attendaient d’y accéder, en peuplant entre-temps les Instituts techniques et commerciaux. C’est en 1967-1968 que « commence l’essor de la figure de l’étudiant-prolétarien, contraint d’accepter des petits boulots temporaires et insuffisamment rétribués, afin de pouvoir survivre dans les grandes villes, logé dans les quartiers du sous-prolétariat avec les immigrés du Sud, ou dans les quartiers ouvriers de la banlieue ; c’est là qu’il commence à expérimenter des formes d’existence collective, de vie commune, de partage des logements et du salaire (…) qui accélèrent l’homogénéisation du mouvement et sa prolétarisation subjective (…). La composante étudiante majoritaire des luttes de 1968 détermine les contenus explicites du mouvement, mais, par delà l’apparence immédiate des motivations explicites du mouvement étudiant, c’est tout un système de revendications et de tensions qui fait surface. La révolte anti-autoritaire (…) se fonde sur la terreur qu’inspire l’usine. L’usine est ressentie comme le destin sombre que la planification capitaliste impose à la force-travail techno-scientifique. Face à ce destin, l’intellectuel réagit d’abord en invoquant les valeurs de l’humanisme que l’usine bafoue, voire qu’elle réduit à leur réalité effective : celle de formes vides, dont la seule fonction consiste à cacher la subordination réelle des hommes vis-à-vis du processus d’accumulation. La réaction des étudiants face à la prolétarisation imminente est une réaction démocraticiste et humaniste, et surtout destinée à l’échec. L’usine incorpore désormais la société et, avec elle, le travail intellectuel ».

Le comportement [antagoniste] des étudiants-prolétaires, des jeunes chômeurs, des étudiants hors-siège, se fonde lui aussi sur le refus de l’usine ; mais il s’agit d’un refus dont la substance est une mémoire de classe, le constat que l’école et l’Université ne sont pas des vecteurs d’émancipation (…). Cette tendance apporte aux luttes étudiantes la misère matérielle, les besoins de classe, la violence de ces besoins, le refus des médiations culturelles.

« Cette tendance peine d’abord à prendre forme, et surtout à s’exprimer clairement par une position homogène. La seule forme de manifestation qu’elle connaît semble être représentée – à l’occasion du printemps 1968 – par la radicalisation incessante de l’affrontement. Cette tendance, irréductible au projet contestation-culture critique-renouvellement des institutions, se manifeste dans la rue, accepte les affrontements avec la police, commence à fabriquer des cocktails-molotov, à dévaster les lieux universitaires que l’étudiant-contestateur voudrait réformer tout en sauvegardant l’ordre et la propreté ; elle refuse souvent la logique démocraticiste de l’AG pour mener des actions apparemment minoritaires mais qui sont en mesure de faire avancer le mouvement ». Cette tendance trouve souvent un appui théorique dans la pratique et la culture politiques des intellectuels opéraïstes et marxistes-léninistes, tout en continuant à s’articuler à la révolte existentielle et anti-autoritaire (…). Il ne fait aucun doute que la composante radicale du mouvement contribua à rendre impraticable le projet capitaliste d’une récupération des luttes comme ressort de la modernisation de la société – ce qui a contribué à rendre visible la vraie question à poser : « Le problème de la formation d’un mouvement de lutte général où force-travail ouvrière, force-travail techno-scientifique et force-travail en formation convergent dans un projet unitaire de lutte pour les salaires, et contre l’organisation du travail. De ce point de vue, le processus d’assimilation subjective entre le mouvement étudiant et les luttes ouvrières est déclenché et soutenu par cette tendance étudiante qui, d’abord minoritaire et incapable de s’exprimer, a rendu vains tous les efforts de la tendance officielle, réformiste et contestatrice, pour fournir un débouché positif à la crise de l’Université »[38]. »

Avec l’investissement politique des strates sociales et des compétences qu’indique la catégorie de l’« intelligence techno-scientifique », la problématique propre au mouvement étudiant est partiellement transformée : la question qui est posée est celle de la structure interne du prolétariat, du travailleur-collectif, dans le capitalisme avancé. Ce questionnement fera l’objet d’un approfondissement ultérieur : sans rien préjuger de son importance et de sa fécondité en ce qui concerne l’analyse du capital et l’élaboration d’une stratégie politique, il ne fait aucun doute qu’il corresponde à un effacement partiel de la problématique de la contestation des savoirs institutionnels. C’est à propos de cette problématique que nous avancerons quelques remarques.

 

Après le savoir et la culture

La valeur et le sens des fonctions dites « intellectuelles », la place qu’elles occupent dans les « destins généraux » des hommes et des civilisations, représentent des questions qui traversent l’histoire de l’humanité : de ce point de vue, toute tentative d’y répondre se trouve inscrite dans une histoire dont la longue durée tend à coïncider avec une invariance anthropologique majeure. Cette invariance renvoie à la nécessité permanente, pour les individus et les sociétés, de s’orienter, d’organiser l’existence et le temps selon une perspective cohérente et à partir de principes ayant une valeur universelle. Selon des théoriciens comme Herbert Marcuse et Franco Fortini, les grandes objectivations de la culture, les œuvres de la science et de l’art, manifestent la promesse d’une humanité émancipée : un certain usage des fonctions intellectuelles devient allusion et renvoi à un usage émancipateur de l’existence[39]. Il me semble que Mario Tronti dise exactement la même chose lorsqu’il affirme l’existence d’un lien, voire d’une homologie formelle, entre la « grande politique » communiste et la qualité absolue de la pensée[40].

Le mouvement étudiant européen, dans ses manifestations les plus avancées, s’inscrit dans cette histoire, et se confronte à une discontinuité survenue à l’époque du capitalisme avancé dans la manière bourgeoise d’organiser les puissances des intelligences.

La civilisation bourgeoise a créé des formes d’institutionnalisation des fonctions intellectuelles dont la tâche était de détourner de la politique, et notamment de la politique révolutionnaire, les aspirations à la valeur et à l’universel, tout en permettant à ces aspirations de se déployer librement dans un espace propre. L’essor de la société bourgeoise, et du développement capitaliste, après les guerres napoléoniennes, représenta la fin des « illusions héroïques » de la période révolutionnaire, ce qui imposa comme une tâche de la plus grande urgence la construction d’un espace politiquement neutre où les énergies libérées par la Révolution auraient pu agir sans ébranler l’ordre politique et social. Selon George Steiner :

« Tandis que la politique entrait dans cette phase de mensonge benoît qu’analyse Stendhal dans Lucien Leuwen, la croissance économique et industrielle provoquée par les guerres napoléoniennes, ainsi que par la centralisation des nouvelles nations souveraines, se développait à l’infini. De « sombres usines diaboliques » (selon l’expression célèbre de William Blake) s’élevaient partout (…). Le thème de l’aliénation, fondamental dans toute théorie d’une crise de la culture, est (…) inséparable de l’essor de la production de masse. C’est au début et au milieu du dix-neuvième siècle que s’instaurèrent simultanément l’asservissement des ouvriers, hommes et femmes, par le travail (…) et le décalage de la sensibilité de l’homme moyen par rapport à l’attirail d’une technologie envahissant jusqu’à la vie quotidienne[41]. »

Si les possibilités de mener une existence sensée telle que l’humanisme bourgeois l’avait envisagée disparaissent dans l’ordre social postrévolutionnaire et capitaliste, la volonté de valeur et d’authenticité se ré-territorialise dans des pratiques intellectuelles qui assument un statut à la fois institutionnel et oppositionnel :

« L’artiste se fait héros. Dans une société asphyxiée (…), l’œuvre d’art devient le haut fait par excellence (…). Apparemment harcelé, sans défense, le poète n’en est pas moins [selon Shelley] « le législateur méconnu » du genre humain. Ou, comme le proclame Victor Hugo, le mage, le prophète emporté dans les fourgons du progrès. Je ne m’arrête à ces déclarations que pour autant qu’elles accusent un (…) certain clivage entre la société et les forces de l’esprit[42]. »

Ce clivage est la source de ce que Franco Fortini qualifiait d’« illusion esthétique »[43] : la tendance, propre à la société bourgeoise, à faire des pratiques esthétiques un ersatz à la fois de la religion et de la politique. Une illusion dont les effets étaient contradictoires : d’une part, la politique s’en trouvait sublimée et neutralisée ; mais, d’autre part, dans l’esthétique se concentraient les tensions et les conflits dont le traitement appartient à la politique.

Pourtant, l’esthétique comme pratique culturelle oppositionnelle n’était pas la seule institution culturelle propre à la civilisation bourgeoise. La Science, au sens étendu de Wissenschaft, en tant qu’unité du savoir et de son organisation par les institutions universitaires, est l’autre forme par laquelle l’époque de la bourgeoisie triomphante essaya d’ouvrir un espace libre pour les fonctions intellectuelles. Que la Science puisse représenter l’opérateur de la construction d’une vie sensée et orientée par des valeurs absolues, c’est ce qu’affirme cette remarque de Max Weber :

« Nous ne devons pas nous cacher que la formation scientifique telle que nous devons la pratiquer dans les universités allemandes, selon la tradition de ces universités, est une affaire d’aristocratie de l’esprit[44]. »

Dans sa célèbre conférence de 1917, consacrée à la Wissenschaft als Beruf, Weber s’interroge sur le sens subjectif, donc sur la valeur, de la science comme vocation-profession à l’époque de la spécialisation :

« Quelle est la position intérieure de l’homme de science lui-même à l’égard de sa profession-vocation, à supposer qu’il s’enquière de celle-ci ? Il affirme s’occuper de la science « pour elle-même », et non pas seulement pour les réussites commerciales ou techniques que d’autres peuvent obtenir grâce à elle[45]. »

L’objet des analyses de Weber est la position subjective du savant « pur », donc la valeur qu’on peut attribuer à la pratique de la science (sans distinctions entre sciences de la nature et sciences historico-sociales) par-delà tout souci utilitariste d’application pratique, politique ou économique. Quelle est cette valeur ? Que peut signifier la science pure pour ceux qui la pratiquent ?

L’homme de science se consacre à la recherche de connaissances pures et validées, que le progrès scientifique finira inéluctablement par dépasser et dissoudre :

« Le travail scientifique est emporté dans le déroulement du progrès (…). En science, chacun d’entre nous sait que le produit de son travail sera caduc dans dix, vingt, cinquante ans. C’est le destin, c’est même le sens du travail de la science, destin et sens auxquels elle est soumise et assujettie en un sens tout à fait spécifique par rapport à tous les autres éléments de la culture (…) : tout « accomplissement » scientifique implique de nouvelles « questions », il demande à être « dépassé » et à vieillir. Quiconque veut servir la science doit s’en accommoder[46]. »

Le sens subjectif du travail scientifique est problématique à cause du progrès qui dépasse toute connaissance validée, mais aussi à cause de la spécialisation :

« A l’époque actuelle, la condition intérieure par rapport à l’entreprise de la science comme profession-vocation est déterminée tout d’abord par le fait que la science est entrée dans un stade de spécialisation jusqu’alors inconnu, et qu’il en sera ainsi pour toutes les époques à venir (…). L’individu ne peut s’assurer de réaliser quelque chose de véritablement et pleinement achevé dans le domaine scientifique que dans le cas de la plus rigoureuse spécialisation (…). C’est uniquement grâce à une spécialisation rigoureuse que le travailleur scientifique peut effectivement atteindre la pleine certitude, une fois dans sa vie, et peut-être plus jamais, d’avoir accompli quelque chose qui durera. Une œuvre vraiment définitive et de bonne qualité est aujourd’hui toujours une œuvre de spécialiste. Que se tienne donc éloigné de la science celui qui ignore la capacité de se mettre une fois pour toutes en quelque sorte des œillères, et de laisser emporter par l’idée que le destin de son âme dépend de savoir si la conjecture qu’il fait à l’endroit de tel manuscrit est exacte (…). Quiconque ignore cette ivresse étrange, qui fait sourire tout observateur extérieur, cette passion, cette conviction que « des millénaires devaient s’écouler, avant que tu ne viennes à la vie, et d’autres millénaires attendent en silence » de savoir si tu parviendras à faire cette conjecture, n’a pas la vocation de savant ; qu’il fasse quelque chose d’autre. Car, pour l’homme en tant qu’homme, rien de ce qu’il pourrait faire sans passion n’a de valeur[47]. »

La spécialisation et la précarité de tout accomplissement n’empêchent pas la science d’être un opérateur de la formation de la personnalité : au contraire, la nécessité de se confronter à la vanité des efforts humains et à la discipline d’un travail de spécialiste est considérée par Weber comme une épreuve à laquelle la construction d’une subjectivité forte et accomplie se doit impérativement de se soumettre. L’idéal humaniste, à la fois pédagogique et politique, de Wilhelm von Humboldt, qui associait la vie culturelle des universités et des lycées à l’épanouissement d’une personnalité harmonieuse, est reformulé par Weber dans les conditions nouvelles, et défavorables, imposées par l’essor du capitalisme et de la bureaucratisation de l’État, et par l’emprise que les structures économiques et politiques exercent sur l’organisation des institutions universitaires et scolaires.

La science peut toujours contribuer à former la personnalité de celui qui lui consacre sa vie :

« Dans le domaine scientifique, seul celui qui est exclusivement au service de sa cause a de la « personnalité ». Et ce n’est pas seulement dans le domaine scientifique qu’il en est ainsi. Nous ne connaissons aucun grand artiste qui ait fait quelque chose d’autre que de servir sa cause, et elle seulement. Même une personnalité du rang de Goethe, dans la mesure où son art est concerné, a dû payer le fait d’avoir pris la liberté de vouloir faire de sa « vie » une œuvre d’art[48]. »

Culture scientifique et culture esthétique : ces deux sphères sont les lieux où la personnalité se forme, mais à condition que le sujet accepte de se soumettre à une ascèse radicale du point de vue des exigences que chaque sphère d’activité implique. Mais cette possibilité de construction subjective implique l’autonomie des sphères culturelles : elle implique notamment que l’art et la science puissent valoir pour le sujet comme des causes autonomes et exclusives de la conduite et des efforts du sujet. L’autonomie de ces domaines, qui présuppose l’autonomie institutionnelle de leur déploiement, représente la structure de la civilisation bourgeoise qui permit à celle-ci à la fois d’intégrer et déplacer la charge politique des idéaux de sa « période héroïque ».

Or, l’essor du capitalisme avancé dans les sociétés européennes d’après-guerre marque la crise irréversible de cette autonomie : l’industrie culturelle et la nécessité d’une production de masse de compétences « formatées » par les demandes du capitalisme rendirent problématiques la possibilité d’une indépendance formelle des sphères de l’activité intellectuelle et leur rôle d’ersatz de l’émancipation politique. La fonction intellectuelle connut une restructuration profonde de ses modes d’inscription et de légitimation sociales dans les sociétés occidentales : les mouvements étudiants des années 1960 représentent une réponse à cette restructuration de la part des strates sociales qui étaient au centre du processus de redistribution des compétences et des statuts sociaux qui les accompagnent.

Dans certains contextes nationaux, dont l’Italie représente le cas le plus évident, cette crise des savoirs s’articulait à la crise des modèles politiques du mouvement communiste : or, ces modèles avaient représenté, depuis la naissance du mouvement ouvrier, une manière alternative d’organiser et de transmettre le savoir et la culture, un autre mode d’existence de la fonction intellectuelle, à la fois analogue et antagoniste par rapport à ses modes bourgeois. Il est impossible ici de résumer convenablement l’histoire de cette problématique, qui traverse l’histoire du socialisme et du communisme, et qui est évidemment cruciale pour penser leur destin politique. Il suffira de remarquer que, là où la crise des institutions culturelles bourgeoises est contemporaine de la crise des modèles de relation « organique » entre la fonction intellectuelle et la pratique politique, les conditions existent pour que les jeunes avant-gardes du mouvement étudiant puissent aspirer à une transformation, non seulement des savoirs et des formes culturelles traditionnels, mais aussi d’un autre savoir, en excès par rapport à toute compétence, qui opère dans la pratique effective de la politique communiste, et qui existe comme allusion et renvoi dans les formes de la culture. C’est de cet autre savoir que parlait Franco Fortini :

« Il y a une ressemblance extraordinaire entre les « valeurs » que les intellectuels « désorganiques » formulent en dehors des « compétences techniques » et le discours gigantesque, ininterrompu, sur les « valeurs », c’est-à-dire sur les raisons dernières de l’être et de l’agir, qui refait surface de temps en temps, cherchant des réponses dans les livres, dans la confrontation, dans l’amitié, dans l’amour, cherchant opiniâtrement une sagesse qui n’est pas le savoir de l’expert, du père jésuite ou du camarade, mais qui est autre chose[49]. »

La recherche d’une autre manière d’organiser et d’expérimenter les modes de ce savoir est un aspect du mouvement étudiant qui est au moins aussi important que la critique de la production et de la circulation des savoirs. Cette recherche et cette critique ont pu s’articuler dans les expériences les plus radicales du mouvement étudiant, et c’est pourquoi, en elles, la rigueur « éthique » et la tension vers une transformation de l’existence sont indissociables du discours politique et social portant sur les institutions du savoir. Contrairement à ce qu’opinent les commentateurs trop férus de

Realpolitik, aucun de ces deux aspects n’est, en tant que tel, liquidable comme « histoire mineure » ou « démocraticisme bourgeois » : ils sont, l’un et l’autre, le fruit de la rencontre entre la décomposition de la civilisation bourgeoise et la crise du mouvement communiste. Le mouvement étudiant des années 1960 a fourni à cette double crise un site où des contradictions spécifiques ont pu être formulées, une dernière fois.

 

Conclusion

L’éclipse des mouvements antagonistes et des « nouvelles gauches » occidentales a représenté la clôture de ces problématiques ; et, très certainement, l’effondrement du mouvement communiste à détruit tout ressort de la problématisation des formes culturelles. C’est probablement dans ce domaine que la césure traumatique opérée par la disparition de toute alternative au monde capitaliste ressort avec le plus de clarté. En 1993, Franco Fortini avait essayé de mesurer l’ampleur de cette discontinuité :

« Ce qui s’est effondré n’est pas seulement la tentative communiste, « l’Est », « le Mur » : deux siècles de culture occidentale se sont effondrés. Ce qui a été liquidé n’est pas le communisme, mais le communisme en tant que moment de l’héritage des Lumières. Des Lumières est née la grande culture bourgeoise, et, au sein de cette culture, sous la forme de la Révolution française, se sont développées les revendications du Quatrième État. Tout cela est d’une logique parfaite et cette logique reste un cercle fermé sur soi-même (…). Lénine aurait pu parfaitement dialoguer avec Michelet ou Robespierre : ils parlent la même langue. Et tout cela s’est effondré avec notre siècle, notamment avec ses dernières décennies. Non pas avec la Seconde Guerre Mondiale : en elle, la transition a été amorcée, mais une apparence d’humanité persistait, même dans l’extrême inhumanité (…). [Persistait] un système de valeurs grâce auquel, comme Sartre l’a dit, celui qui prononçait le mot « Parthénon » pouvait en entendre l’écho… « Parthénon » (…). Tout cela a été ébranlé définitivement, non seulement par les guerres, mais principalement par la transformation des modes de vie, par la mutation technologique et par celle des mœurs[50]. »

L’une des raisons de refuser toute liquidation sommaire des critiques internes de la culture bourgeoise et de leur rôle dans les mouvements antagonistes est que les contradictions immanentes à la conscience bourgeoise ont partie liée avec la question du communisme et de son destin moderne. La désintégration de la grande épopée du prolétariat a coïncidé avec la dissolution des formes par lesquelles la civilisation bourgeoise déployait et gérait ses propres tensions critiques vis-à-vis du monde capitaliste. Telle était la tâche des sphères autonomes de la culture et du savoir : elles faisaient exister le savoir de la critique sous la forme d’un excès vis-à-vis de toute compétence définie et spécialisée, sans pour autant briser le lien de la fonction critique avec ces compétences. C’est pourquoi la rencontre était possible entre les hommes luttant contre leurs conditions matérielles de vie et l’inquiétude de ceux qui avaient pris au sérieux les images d’autonomie et d’égalité que les formes de la culture et du savoir enveloppaient, même si uniquement perspeculum et in aenigmate : une rencontre entre deux recherches de la maîtrise de l’existence et de la cohérence formelle de la vie.

L’échec des inventions politiques visant à articuler les conséquences de cette rencontre a débouché sur notre situation actuelle : ce qui nous tient lieu de « culture » se divise, d’une part, en une série illimitée de spécialités n’obéissant qu’aux impératifs du profit et du pouvoir, et, d’autre part, en une prolifération chaotique de produits culturels massifiés dépourvus de toute tension critique vis-à-vis de ce qui existe. Nous n’avons plus aucune idée de comment inscrire des savoirs et des compétences déterminés dans une orientation cohérente de la vie individuelle et collective ; les pratiques intellectuelles critiques, pour autant qu’elles continuent à exister, se développent dans le vide et dans la contingence : aucune structure – institution, parti, ou mouvement – ne garantit leur reproduction, ni leur transmission, ni la réussite de leur adresse à un destinataire devenu inassignable. Leur durée, leur efficacité, et en effet leur existence pure et simple, relèvent de conditions qu’il faut désormais réinventer à chaque fois, en les arrachant à l’insignifiance prolixe des médias et d’une Université rivée au clivage entre savoirs « experts » et verbiage éclectique. Les objets culturels qui circulent dans une société fragmentée sont redevenus les relais du conformisme généralisé, et la fonction critique – de plus en plus difficile à articuler à la production effective de connaissances positives – est devenue une bouteille à la mer qu’aucun projet politique, peu importe si visant la révolution ou la stabilisation, n’accompagne à sa destination. Cette condition est une composante majeure de la désorientation présente : nous ne disposons plus d’aucune destination à assigner au savoir et à la culture – notre époque semblerait être définitivement post-culturelle, si nous entendons par « culture » les domaines de l’exercice autonome des fonctions intellectuelles.

Les mouvements étudiants ont représenté un symptôme et une réaction face à l’avènement de cet état post-culturel et post-critique : leur jonction avec le mouvement communiste, lui aussi en train de s’interroger sur ses propres instituts et sur la place faite à la fonction critique en leur sein, a été une jonction entièrement politique – la Séquence rouge italienne représente un site historique où cette politicité atteint une intensité rare. Le blocage, puis la dissolution du processus politique qui avait surgi de cette jonction a entraîné une dégradation particulièrement violente et désespérante de la réflexion sur le savoir et la critique. Mais la situation n’est guère différente dans les autres pays européens : que la France continue à jouir d’une « vie intellectuelle » n’est que l’effet de la viscosité d’institutions culturelles beaucoup plus puissantes, et d’une considérable capacité d’auto-suggestion. Mais les mêmes questions s’imposent désormais universellement : où, et comment, organiser des tentatives de réactiver la fonction de la critique ? Quelles pratiques sont possibles aujourd’hui visant l’élaboration et le partage d’une prise de distance vis-à-vis de l’état actuel des choses ? Comment faire en sorte que la distance se change en refus ? Ces questions, auxquelles nous sommes tous confrontés dans nos pratiques – au moins dans la mesure où nous nous efforçons de les soustraire à l’insignifiance – ne peuvent avoir aujourd’hui qu’un statut pré-politique : le besoin d’expérimenter un usage libéré et libérateur du savoir, et des formes de mise-en-commun de cet usage, ce besoin qui peut surgir chez tous ceux qui sont formés et assignés à l’élaboration et à la transmission des objets culturels, ne peut exister aujourd’hui que sous la forme d’initiatives locales et provisoires, animées par des minorités, qui forcent dans l’existence des situations et des contextes – tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ou aux marges, des institutions officielles – capables de résister à l’éclectisme, à la dispersion, à la séparation entre les verba et les res. Ces initiatives peuvent proposer des critères et des hiérarchies de valeurs différents de ceux qui dominent aujourd’hui : une autre sélection des objets et d’autres manières d’en organiser le traitement. Mais, contrairement à ce qu’il était encore possible de penser pour le mouvement étudiant italien des années 1960, ces inventions sont aujourd’hui séparées de toute possibilité de modifier les rapports de pouvoir qui structurent la société, dans ses nœuds institutionnels et économiques. C’est pourquoi elles restent dans la sphère du pré-politique, voire du non-politique : leur rapport à la politique n’est pas situable selon une scansion évolutionniste, et reste en effet indécidable dans la situation présente (où la plupart des instances politiques existantes semblent s’accommoder assez bien de notre post-culture). Les pratiques d’émancipation et l’exercice de la critique semblent aujourd’hui ne pouvoir compter que sur une consistance aléatoire relevant de la pure persuasion subjective – sans cette persuasion, certes, aucun processus politique ne saurait se soutenir ; mais, aujourd’hui, elle peut difficilement être autre chose qu’une demande de politique, dont les conséquences restent imprévisibles.

Cet article a paru initialement dans Les Cahiers du Groupe de Recherches Matérialistes, 3, « Des luttes étudiantes dans les années soixante en Europe Occidentale (Allemagne, France, Italie) », 2012, OpenEdition, URL : http://grm.revues.org/295

Notes

[1] Sur cette séquence et la Nuova Sinistra, voir Andrea CAVAZZINI, Le printemps des intelligences – La Nouvelle gauche en Italie. Introduction historique et thématique, ; et Cahiers du GRM 2. La Séquence rouge italienne, Europhilosophie Editions, GRM Association/ Cleo Editions Sur les luttes étudiantes italiennes, voir Séminaire du GRM, séance du 1 mai 2010, . Sur les liens entre les marxismes critiques des années 1960 et les luttes étudiantes, voir Séminaire du GRM, séance du 3 décembre 2011, blogs.dir/1106/files/2013/01/GRM_5_annee_Cavazzini_3_decembre_2011.pdf.

[2] Sur la question de la violence (et de son exorcisme), voir Fabrizio CARLINO, « Autonomisation de la catégorie de Lumpenprolétariat et pratique de la violence. Enjeux de la transition de Lotta Continua aux Nap », dans Cahiers du GRMop. cit.

[3] Telle est par exemple l’interprétation de Goffredo Fofi, l’un des fondateurs des Quaderni Piacentini : « 1968 n’a duré que quelques mois, et, face aux premières crises de croissance, a eu recours aux anciens modèles de l’ancienne gauche : le léninisme, figurez-vous ! La génération de 1968 (…) a choisi de suivre le fil qui va du mythe de la Résistance rouge à l’opéraïsme et qui récupérait la tradition léniniste tout entière, bien que 1968 représente une rupture par rapport à cette tradition-là » (G. FOFI, La vocazione minoritariaIntervista sulle minoranze, a cura di Oreste Pivetta, Bari, Laterza, 2009, p. 99). Un ouvrage qui a insisté avec beaucoup de force sur la signification positive des groupes extra-parlementaires en tant que tentative rationnelle de fournir une forme organisationnelle à l’effervescence contestatrice est celui de Diego GIACHETTI, Oltre il Sessantotto, Pise, BFS, 1998.

[4] Mario TRONTI, La politique au crépuscule, traduit de l’italien par M. Valensi, Paris, L’Eclat, 2000, p. 57-58.

[5] Ibid., p. 55-56.

[6] Nanni BALESTRINI et Primo MORONI, L’orda d’oro. 1968-1977. La grande ondata rivoluzionaria e creativa, politica ed esistenziale, Milan, SugarCo, 1988; nouvelle édition sousla direction de Sergio Bianchi avec Franco Berardi (Bifo), Franca Chiaromonte, Giairo Daghini,Letizia Paolozzi, Milan, Feltrinelli, 1997. Traduction française : La Horde d’or. Italie, 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, L’Eclat, « Premier secours », 672 p.

[7] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oroop. cit., p. 202. Le commentaire qualifie les rédacteurs des Quaderni piacentini de « professeurs sophistiqués ».

[8] Walter TOBAGI, Storia del movimento studentesco e dei marxisti-leninisti in Italia, Milan, Sugar, 1970; cité in N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 202. W. Tobagi (1947-1980) était un journaliste milanais, qui avait travaillé notamment sur les groupes armés tant « rouges » que « noirs » et sur l’assassinat du magistrat progressiste Emilio Alessandrini. Il fut assassiné par un groupe d’extrême gauche en 1980.

[9] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 201-202.

[10] G. M. Cazzaniga (1942) est un historien de la philosophie, professeur à l’Université de Pise ; il a été un militant de la gauche extraparlementaire mais aussi du PSI, du PSIUP (Parti socialiste d’unité prolétarienne) et du PCI, puis du PDS (Parti démocratique de la gauche). Luciano della Mea (1924-2003) a été résistant, militant de la gauche du PSI, membre du PSIUP, et de la gauche extraparlementaire ; il a également animé des pratiques d’intervention dans les anciens asiles dans le cadre des initiatives de Franco Basaglia. Adriano Sofri (1942) est un intellectuel, écrivain et journaliste qui a été le leader de Lotta Continua ; en 1988, il a été arrêté pour avoir commandité l’assassinat du commissaire Luigi Calabresi en 1972. Condamné en 1997 à 22 ans de prison, il proclamera son innocence tout en avouant sa responsabilité morale (Lotta Continua avait impulsé une violente campagne contre Calabresi, à cause de son rôle dans la mort, pendant un interrogatoire, de l’anarchiste Giuseppe Pinelli, injustement accusé de l’attentat de la Piazza Fontana en 1969). Voir Adriano SOFRI, La notte che Pinelli, Palerme, Sellerio, 2009 ; trad. franç. de Philippe Audegean et Jean-Claude Zancarini, Les Ailes de plomb : Milan, 15 décembre 1969, Lagrasse, Verdier, 2010. Adriano Sofri a terminé de purger sa peine le 16 janvier 2012.

[11] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oroop. cit., p. 202-203.

[12] Ibid., p. 204-205.

[13] Ibid., p. 206.

[14] Né en 1941, il grandit dans un milieu prolétarien et protestant ; étudiant à Trente depuis 1963, en 1969 il fonde, avec son épouse Mara Cagol, le Collectif Politique Métropolitain qui deviendra en 1970 l’organisation clandestine connue sous le nom de Brigades Rouges, que Curcio dirige avec Cagol et Alberto Franceschini. Il est arrêté en 1976 ; depuis quelque temps, son rôle dans l’organisation était devenu relativement marginal. Condamné pour plusieurs crimes, il est sorti de prison en 1998. Il a fondé en 1990 les éditions Sensibili alle foglie ; il mène des recherches sur le travail précaire, les conditions de vie dans les prisons, et les asiles.

[15] 1945-1975, issue d’une famille catholique, elle deviendra la compagne de R. Curcio et une fondatrice des BR. Elle fut tuée en 1975 lors d’une fusillade entre brigadistes et carabinieri.

[16] 1942-1988, fondateur de Lotta Continua, après la dissolution de cette organisation il deviendra un membre de la gauche « contre-culturelle » et se consacrera à des activités culturelles. Devenu membre de la secte d’Osho Rajneesh, il fonde en 1981 une « communauté thérapeutique » en Sicile. Suite à son activité de journaliste et à ses critiques publiques des complicités entre les pouvoirs politiques et le crime organisé, il est tué par un commando mafieux en 1988.

[17] Né en 1944, d’origine chrétienne-progressiste, ensuite parmi les fondateurs de Lotta Continua, il militera successivement dans le Parti Radical et les Verts. Il a été à plusieurs reprises député, puis sénateur.

[18] Marco BOATO, « Introduzione » à « Trento. Istituto universitario di scienze sociali », in Documenti della rivolta universitaria, Bari, Laterza, 1968, p. 4

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 5.

[22] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 209.

[23] 23 Ibid., p. 209-210. Les auteurs de L’orda d’oro citent deux livres comme sources de ces passages : Alessandro SILJ, Mai più senza fucile, Florence, Vallecchi, 1976 et Soccorso rosso, Brigate Rosse, Milan, Feltrinelli, 1976.

[24] M. BOATO, « Introduzione », op. cit., p. 5.

[25] Ibid.

[26] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 213.

[27] Ibid., p. 208.

[28] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 210-212.

[29] Luigi BOBBIO, « Le lotte nell’Università. L’esempio di Torino », in Quaderni Piacentini, 30, 1967 ; cité in N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 217-219.

[30] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 273-274.

[31] Ibid., p. 275-276.

[32] Ibid., p. 276.

[33] Voir aussi, sur ces passages historiques et les figures évoquées ici, Andrea CAVAZZINI, « Le bon usage des ruines. Franco Fortini et la question des intellectuels dans la Séquence rouge italienne », op. cit. et Séminaire du GRM, séance du 3 décembre 2011, sur

Montaldi, voir Séminaire du GRM, séance du 19 novembre 2011, http://f.hypotheses.org/wpcontent/blogs.dir/1106/files/2013/01/GRM_5annee_2e_seance_Cavazzini_15_octobre_2011_aux_origines_de_la_conricerca-2.pdf

[34] En particulier dans le chapitre intitulé « Qu’est-ce que le prolétariat? », dans la traduction de Y. Moulier-Boutang et G. Bezza, parue en 1977 chez Christian Bourgois, maintenant sur le site de la revue Multitudes, (il s’agit d’un texte de 1966).

[35] Panzieri commente l’essai lukácsien sur la « Réification et la conscience du prolétariat », recueilli dans Histoire et conscience de classe, dans un texte de 1961 : « L’homogénéité mesurable, quantifiable, est la base de la production de marchandises et du dispositif productif capitaliste (…). La quantification implique, à l’évidence, l’application d’un calcul rationnel, et le développement du capitalisme montre une application de plus en plus poussée de ce calcul, qui, selon Lukács (…) peut être considéré comme le principe régulateur du capitalisme » (R. PANZIERI, « Relazione sul neocapitalismo », in R. Panzieri, La ripresa del marxismo-leninismo in Italia, a cura di D. Lanzardo, Rome, Edizioni Sapere, 1977, p. 186-187. Ensuite, il cite les analyses que Lukács consacre au morcellement de l’unité organique du processus et du produit du travail, morcellement imposé par les exigences de la rationalisation de l’emploi de la force-travail (p. 188-189).

[36] Sur le rapport Panzieri-Fortini, voir Séminaire du GRM, séance du 3 décembre 2011,

[37] N. BALESTRINI et P. MORONI, L’orda d’oro, op. cit., p. 277.

[38] Ibid., p. 254-257. Les passages entre guillemets sont cités depuis « Lotte di classe a Milano : operai, studenti, impiegati », dans Quaderni piacentini, 38, 1969.

[39] Sur tous ces points, voir en particulier Andrea CAVAZZINI, « Le bon usage des ruines. Franco Fortini et la question des intellectuels dans la Séquence rouge italienne », op. cit.

[40] « Action et pensée ont défini dans les expériences du mouvement ouvrier, pour la première fois dans l’histoire, après la grande expérience chrétienne, deux modalités complémentaires de libre existence humaine. Et tant que la passion de la politique a cohabité avec la rigueur de la pensée, il y a eu de la place pour de grandes espérances » (M. TRONTI, La politique au crépusculeop. cit., p. 217). Voir aussi Diego MELEGARI, « Negri et Tronti, entre social et politique. L’opéraïsme et la question de l’organisation », in Cahiers du GRM 2. La Séquence rouge italienneop. cit.

[41] G. STEINER, Dans le Château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, trad. de l’anglais par L. Lotringer, Paris, Gallimard, 1986, 2002, p. 29.

[42] Ibid., p. 33.

[43] Voir A. CAVAZZINI, « Le bon usage des ruines. Franco Fortini et la question des intellectuels dans la Séquence rouge italienne », op. cit

[44] Max WEBER, « La profession et la vocation de savant », in M. WEBER, Le savant et le politique, Préface, traduction et notes de C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003, p. 74.

[45] Ibid., p. 82.

[46] Ibid., p. 81-82.

[47] Ibid., p. 76-77.

[48] Ibid., p. 80.

[49] F. FORTINI, « Note per una falsa guerra civile » (1977), dans Id. Disobbedienze I. Gli anni dei movimenti. Scritti sul manifesto 1972-1985, manifestolibri, Rome, 1997, p. 175.

[50] F. FORTINI, « C’è un cattivo odore nell’aria », entretien avec R. Giuffrida, in F. FORTINI, Un dialogo initerrotto. Interviste 1952-1994, a cura di V. Abati, Turin, Bollati-Boringhieri, 2003, p. 688.