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La terre marchandisée
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/310518/la-terre-marchandisee
La politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne (UE) va connaître une nouvelle réforme. Le projet de la Commission européenne s’inscrit dans le processus continu de libéralisation des politiques économiques. Cette situation est d’autant plus grave que, au plan mondial, les questions de l’agriculture et de l’alimentation humaine vont devenir cruciales.
La PAC à contre-emploi
La PAC a connu plusieurs étapes depuis sa création en 1962, après avoir été instituée par le Traité de Rome en 1957. Dans un premier temps, elle fut pensée pour accroître la productivité du travail agricole et donc encourager et accompagner l’exode rural. De façon à stabiliser les prix agricoles dans un contexte d’ouverture progressive des marchés – à la fois en Europe et dans le monde –, la PAC subventionnait les exportations hors de l’UE et assurait une « préférence communautaire » à l’encontre des éventuelles importations. Lorsque le monde passa aux changes flottants dans la décennie 1970, le maintien de l’unicité des prix agricoles obligea les « six », puis les « neuf » à l’époque, à inventer la première forme de communauté monétaire avec « les montants compensatoires monétaires ».
Comme les agriculteurs dont les exploitations étaient très modernisées avaient des coûts de production qui leur permettaient de supporter assez bien la concurrence mondiale et que les subventions étaient proportionnelles, via les prix, au volume de production, la PAC fut dès son origine à l’avantage de l’agriculture industrialisée. Le résultat de cette première phase fut une surproduction chronique dans la plupart des produits, notamment dans le lait et les produits laitiers.
En 1984, puis en 1990, 1999, 2003, 2013 et 2015, lors de nombreuses réformes, une évolution s’amorça. Les prix garantis furent abaissés, les restitutions à l’exportation également et des quotas de production furent instaurés, compensés par des aides directes. Cela permettait un début de décrochage du soutien à la quantité et d’introduire des éléments d’ordre qualitatif, notamment en soumettant les aides directes à des critères environnementaux, par exemple le maintien de surfaces adaptées au pâturage et à la culture. Mais ce fut trop timide pour empêcher, durant la décennie 2000, l’ordre néolibéral de gagner les questions agricoles : les quotas furent supprimés, le marché reprit ses droits et la tendance fut à la diminution progressive de l’importance relative du budget européen affecté à la PAC : en 1969, la PAC occupait 80 % du budget européen, 70 % en 1980, et n’en représente plus que 40 % aujourd’hui (environ 70 milliards d’euros par an). La PAC et la politique de cohésion des territoires à elles deux représentent plus de 70 % du budget total mais ne devraient plus en occuper que 58 %.
En effet, la Commission européenne, confrontée au Brexit, veut réduire encore de 5 % le budget de la PAC et de 6 % la politique de cohésion, pour compenser les 12 milliards par an que ne verseront plus les Britanniques au pot commun. Le projet de budget de la Commission européenne présenté le 2 mai dernier prévoit un budget sur la période 2021-2027 de 1279 milliards d’euros (à prix courants), ne représentant que 1,11 % du PIB des 27 États membres. On comprend l’émoi que suscite ce projet parmi les défenseurs du modèle agricole français catastrophique. En effet, c’est la France qui est le pays le plus bénéficiaire de la PAC avec ses presque 10 milliards annuels, malgré (ou à cause de) son incapacité à transformer son modèle dans un sens écologique et aussi dans un sens social puisque la très grande majorité des aides va aux gros exploitants : 70 % des aides sont encore couplées avec la taille de l’exploitation. Et le gouvernement Macron vient de supprimer les aides à la mise en culture biologique. Par ailleurs, il s’est opposé aux propositions d’amendements au projet de loi « agriculture et alimentation, visant à interdire la publicité pour des aliments malsains ainsi que le glyphosate.
Ainsi, en soixante ans, la PAC a été capable de transformer l’agriculture pour vider les campagnes et accroître les rendements à l’hectare, elle s’avère contre-productive pour répondre aux objectifs de transition vers un modèle soutenable à long terme, et cela d’autant que l’agriculture européenne n’est globalement pas auto-suffisante, à cause des importations d’intrants pour nourrir le bétail.
L’accaparement des terres et de la rente
La concentration des terres, l’abandon des bocages, la perte de fertilité des sols, les difficultés de l’agriculture de montagne, avec toutes les conséquences en termes de diminution de biodiversité et de désertification de l’espace rural, ne concernent pas que la France et l’Europe. C’est le monde entier qui est menacé dans sa capacité à nourrir demain une population qui avoisinera les dix milliards dans moins d’un demi-siècle. En effet, la liberté de circuler accordée aux capitaux permet à ceux-ci de faire main basse sur une quantité croissante de terres. C’est sans doute la crise de 2007 qui a déclenché un mouvement puissant dans cette direction. Dans un capitalisme en crise, la course à la terre, c’est-à-dire au foncier, est devenue un placement de long terme rentable. Rentable parce que la terre est considérée comme un facteur de production rare et aussi parce que l’augmentation de la population va accroître la demande de terres cultivables face à un offre nécessairement bornée, dans la mesure où la planète est limitée et où l’affectation des terres pourrait se heurter à un conflit d’usage : produire de la nourriture ou des agro-carburants.
C’est ainsi que beaucoup de firmes multinationales et plusieurs grands États se portent acquéreurs ou loueurs à long terme de terres. Depuis le début de la décennie 2000, plus de 42 millions d’hectares ont changé de main.
src="https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2018/05/30/harribey1.png?width=926&height=538&width_format=pixel&height_format=pixel" />Land Matrix, « International Land Deals for Agriculture », 2016, p. 13,
Land Matrix, « International Land Deals for Agriculture », op. cit., p. 23.
L’Afrique est devenue le continent le plus convoité (10 millions d’hectares sur la période 2000-2016), mais aussi l’Europe de l’est (5,1 millions), l’Asie (5 millions) et l’Amérique du sud (4,5 millions). Ces acquisitions sont le fait de capitaux en provenance surtout de la Malaisie (3,7 millions d’hectares), des États-Unis (3,3 millions) et de la Chine et Hong Kong (1,9 million), du Royaume-Uni (1,7 million), de Singapour (1,4 million), de l’Arabie saoudite (1,4 million).[1]
On le voit, ce sont globalement les terres situées dans les pays pauvres qui sont aujourd’hui la cible des placements fonciers. On assiste donc à un mouvement qui allie deux caractéristiques majeures : une forme de néocolonialisme et une marchandisation de la terre. C’est un mouvement qui rappelle celui qui eut lieu il y a quelques siècles en Europe lors de « l’accumulation primitive du capital ». Il faut donc revenir aux sources de l’économie politique et de sa critique pour l’analyser. C’est Ricardo, par ailleurs théoricien du libre-échange, qui est le plus connu pour avoir proposé une analyse de la rente qu’il appelait différentielle. La rente foncière est le revenu versé par le fermier exploitant au propriétaire du sol qu’il utilise. Au fur et à mesure que les besoins de la population augmentent, on met en culture des terres de moins en moins fertiles, c’est-à-dire qui nécessitent de plus en plus de travail, donc entraînant des coûts de production de plus en plus élevés. Le prix du blé, unique pour tous les sacs de blé, quelle que soit la terre d’où ils proviennent, tend à se fixer au niveau du coût du blé provenant de la terre la moins fertile. Le prix du blé détermine donc celui de la terre et non pas l’inverse. C’est parce que le blé est de plus en plus cher qu’on paie une rente aux propriétaires fonciers, disait Ricardo.
Marx a donné ensuite un prolongement à cette thèse en la réinsérant dans la dynamique de d’accumulation généralisée conduite par le capital. En plus de la rente différentielle identifiée par Ricardo, Marx voit, d’une part, une rente différentielle d’un second type due aux investissements qui accroissent la productivité du travail agricole, ce qui permet aux propriétaires de la plus mauvaise terre de percevoir cette rente, et, d’autre part, une rente absolue qui, elle, n’est pas due à la fertilité inégale du sol, mais au monopole foncier qui pèse sur la terre.
Le double processus de néocolonialisme et de marchandisation de la terre s’inscrit donc dans la mondialisation du capitalisme qui, à l’instar de Marx, faisait que Polanyi redoutait que, avec le travail et la monnaie, la terre devienne une marchandise. Dans le même temps, on apprend que l’augmentation du taux de CO2, déjà responsable du réchauffement du climat, « réduit la qualité nutritionnelle du riz »[2] en termes de protéines, minéraux et vitamines. C’est dire combien, en France, en Europe et dans le monde, la maîtrise collective du foncier et la définition d’un nouveau modèle de production agricole constituent des enjeux essentiels pour que, dans les années à venir, tous les êtres humains puissent se nourrir convenablement, sans que la ressource terre soit saccagée. C’est le sens que revêtent de nombreuses luttes de paysans dans le monde pour avoir accès à la terre, pour conserver leurs droits ancestraux, et pour produire des biens répondant à leurs besoins et pas ceux exigés par le marché dérégulé. Certainement, un mode de développement humain soutenable commence par l’agriculture.
Jean-Marie Harribey, Membre du collectif d'animation des Économistes atterrés
[1] Selon les données de Land Matrix, référencées ci-dessus.
[2] Alexis Riopel, Le Monde, 25 mai 2018, d’après une étude de Sciences Advances, 23 mai 2018, .