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Comment ne pas introduire à la pensée de Marx.

Marx

Lien publiée le 25 juin 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/240618/comment-ne-pas-introduire-la-pensee-de-marx

Denis Collin, professeur de philosophie au passé trotskyste récemment rallié à la "France insoumise", vient de publier une Introduction à la pensée de Marx (éditions du Seuil).

Cet opuscule a été salué comme un "ouvrage utile" par Laurent Joffrin de Libération.

Il a fait l'objet de quelques publications, au nombre desquelles nous citerons un débat avec Pierre-Yves Gomez, "professeur de stratégie" et directeur de l'"institut français de gouvernement des entreprises", organisateur des "Parcours Zachée" d'initiation à la "doctrine sociale de l'Eglise", en relation avec la communauté de l'Emmanuel, et dirigeant de l'"institut français de management", débat portant sur "Marx au XXI° siècle", publié dans le dernier numéro de la revue de la "nouvelle droite", Éléments n°172, avec une présentation d'Alain de Benoist (et une couverture du dessinateur "masculiniste" Marsault).

Il a aussi fait l'objet de quelques réunions de présentation, au nombre desquelles nous signalerons celle de l'association "Militant" "bulletin marxiste pour la France insoumise", le 14 juin dernier.

Que contient cet ouvrage, manifestement publié à l'occasion du bicentenaire de Marx à titre de bilan sur la question ?

Marx était un militant ouvrier révolutionnaire, mais chut !

Les idées de Marx sont actuelles, le marxisme est mort, telle est la présentation alléchante.

Le premier chapitre, Marx en son temps, répond à la nécessité d'une présentation de la vie du personnage dont il est question, et donc à travers elle de son œuvre et de ses combats. On est étonné en le lisant d'erreurs et d'imprécisions, surtout de la part de Denis Collin que l'on a connu plus rigoureux. Outre quelques données pointues (comme le fait qu'il est acquis par la recherche actuelle que Marx et Bauer n'ont pu avoir voulu publier des Annales de l’athéisme en Prusse en 1841, tout bonnement parce qu'aucune revue ne pouvait alors y paraître avec un tel titre), c'est le mouvement ouvrier qu'elles concernent.

Le premier contact de Marx avec le mouvement ouvrier se situe à Paris en 1844 et non pas lors de sa rencontre avec le chartiste Harney, laquelle s'effectue en 1845 et non en 1846. Ce dernier n'a pas pu être membre du conseil central des syndicats britanniques puisqu'il a émigré aux États-Unis en 1863 et que le Trade union congress a été fondé en 1868. Surtout, on ne saurait laisser entendre que "Napoléon III a aidé au financement de la délégation des ouvriers proudhoniens français" à la fondation de la 1° Internationale. La France bonapartiste a financé des voyages d'ouvriers français à l'Exposition universelle de Londres de 1862 et certains contacts noués à cette occasion ont ensuite fructifié dans le meeting de Saint Martin's Hall fin 1864, où est née l'Internationale : ce n'est pas tout à fait la même chose.

Ces imprécisions, cette désinvolture envers tout ce qui concerne la praxis du mouvement ouvrier dans ses relations avec Marx, se retrouvent dans des formules telles que celle-ci : "Tout en les critiquant, Marx et Engels se mêlent parfois à ces mouvements." (à savoir les groupes utopistes). La réalité fut toute autre : se considérant comme des militants ouvriers révolutionnaires critiques à partir de 1845 au plus tard, plus vraisemblablement dès 1844, ils ne se sont "mêlés" à aucune secte utopiste, mais ont formé les Comités de correspondance communiste en 1846, puis rejoint à sa demande la Ligue des justes pour la transformer en Ligue des communistes, écrit pour elle le fameux Manifeste, combattu pour la démocratie jusqu'au bout dans les révolutions de 1848-1849, défendu la Ligue des communistes contre les dérives sectaires et la police prussienne, l'ont dissoute et ont formé un "parti" informel en tant que centre politique et pôle intellectuel international, assuré l'unité et le développement de l'Association Internationale des Travailleurs, joué un rôle central, et totalement méconnu, en coulisse, dans la vague de manifestations de masse pour le suffrage universel en Angleterre en 1866, fait campagne pour les prisonniers nationalistes irlandais, soutenu la Commune de Paris, organisé l'accueil de ses réfugiés à Londres, combattu la fraction bakouninienne, critiqué les programmes de la social-démocratie allemande en formation, dialogué avec les narodniks russes, etc. On a le droit de ne pas tout énumérer, mais strictement rien de tout cela n'apparaît chez D. Collin sous le titre Marx en son temps !

L'aspect militant – la praxis ! - de la vie et de l’œuvre de Marx sont donc délaissés ou tenus pour des à-côtés de facto secondaires par rapport à sa véritable "praxis" théorique, comme si les deux étaient dissociables. Marx grand philosophe, assurément, mais ceci n'est pas séparable de Marx militant ouvrier révolutionnaire. Du coup, nous n'avons d'ailleurs pratiquement pas de données biographiques sur le personnage Marx - le seul aspect personnel qui est abordé concerne son éventuel "judaïsme", jugé à juste titre secondaire, bien que cette question soit traitée avant toute autre.

"Philosophie de la praxis" : quelle philosophie, quelle praxis ?

Le chapitre 2 prolonge cette présentation générale en entendant nous faire ressentir ce qu'est la "philosophie de la praxis", terme que D. Collin juge la meilleure désignation de la pensée et des recherches de Marx. La place de la démocratie, et celle d'un véritable individualisme, celui des "individus vivants" et sociaux, sont présentées, à juste titre, comme centrales, mais ceci est pour ainsi dire acquis et ne constitue pas un apport original de ce livre. Pour Denis Collin, "la critique du fétichisme de l'argent et de l'inversion de l'ordre des valeurs qu'il induit n'a rien de nouveau", car c'est de longue date "un thème classique de la philosophie" que Marx aurait surtout délesté de sa dimension moralisatrice. Nous allons y revenir.

L'histoire étant faite, dans des circonstances héritées, par des hommes vivants et sociaux en chair et en os, le matérialisme de Marx est donc de caractère subjectif et pratique. Pour paraphraser D. Collin parlant de Marx, nous dirons que ceci n'a rien de nouveau, même si c'est tout à fait important. Le point spécifique sur lequel insiste quant à lui D. Collin est la formule qui est censée selon lui résumer cet aspect : "philosophie de la praxis".

Or, l'insuffisance de cette formule frappante, voire pompeuse, est facile à illustrer par une petite comparaison du destin politique des penseurs italiens que D. Collin présente comme ceux qui ont bien compris, selon lui, de quoi il s'agit, tant avec Marx qu'avec la praxis. L'inventeur de la formule, Antonio Labriola, était l'un des "éléphants", si l'on peut s'exprimer ainsi, de l'Internationale dite "seconde" avant 1914 - l'un des seuls, avec les austro-marxistes, à ne pas être jugé comme un vulgaire "marxiste" par D. Collin qui ne signale d'ailleurs pas cette place historique de Labriola. Benedeto Croce fut l'éminent idéaliste hégélien trônant dans l'université italienne. Antonio Gramsci, militant révolutionnaire, est mort tué par le fascisme après des années de prison. Giovanni Gentile, dont D. Collin nous recommande les travaux sur Marx (p. 215  sous le sous-titre Marxistes hérétiques), fut un philosophe officiel du régime fasciste qui a tué Gramsci.

Ce petit rappel semble amplement suffisant pour faire comprendre que la formule "philosophie de la praxis" reste vide tant qu'on ne sait pas de quelle philosophie et de quelle praxis il s'agit et quel est leur lien : chez Marx ou chez Gramsci, d'une part, ou chez Gentile, d'autre part, ce n'était pas les mêmes. Les premiers furent des militants ouvriers révolutionnaires, une catégorie absente du livre de D. Collin, le second fut un idéologue du fascisme militant pour la destruction physique de tout ce pour quoi agissaient les premiers. Il y a praxis et praxis ...

Le vif du sujet.

Après ces deux chapitres d'introduction, on entre dans le sujet annoncé par le titre, à savoir une introduction à la pensée de Marx, plus précisément à son maître ouvrage, le livre I du Capital, en une combinaison de paraphrases plus ou moins claires et d'interprétations. Le chapitre 3 se rapporte de cette façon à la première section du livre I, Marchandise et monnaie (en fait presque uniquement au premier chapitre sur la marchandise), le chapitre 4 à la seconde section, La transformation de l'argent en capital et au début de la troisième sur le processus de travail, et le chapitre 5 pratiquement sur le reste du livre I du Capital.

Nous avons, particulièrement dans les chapitres 3 et 5, la présentation de plusieurs positions propres à Denis Collin (mais pas à Marx, même si chacun est bien entendu libre d'avoir ses positions et de les présenter comme étant "au fond" celles de Marx). C'est sans doute tout à fait clair pour lui concernant le chapitre 5 où il plaque artificiellement sur Marx une conception de la lutte politique qui n'était pas la sienne, mais pas pour le chapitre 3 qui témoigne d'une réelle incompréhension à propos de la théorie de la valeur et du fétichisme.

La présentation de Marx par Denis Collin comporte quelques points forts : un matérialisme subjectif qui doit beaucoup à Aristote, ce qu'a mis en lumière Michel Vadée dans Marx penseur du possible. On peut y ajouter, à la différence par exemple d'Alain Bihr, la saisie du fait que le procès que décrit Marx dans le premier chapitre du Capital n'est pas historique car il présuppose la domination du capital : il n'y a pas eu de "mode de production marchand" antérieur au capitalisme, lequel n'est d'ailleurs pas né du commerce, mais de l'expropriation des cultivateurs et du génocide amérindien. Mais ces points forts sont affaiblis par des confusions qui aplatissent les catégories propres à Marx.

Valeur d'usage et capital.

D'abord, concernant la valeur d'usage : il est tout à fait inexact que la valeur d'usage soit de toutes les époques et qu'elle s'identifie à la richesse en général, indépendamment du mode de production capitaliste qui se manifesterait dans la valeur d'échange et dans la valeur tout court. La valeur d'usage chez Marx ne se réduit pas à la satisfaction d'un besoin quelconque telle que le suggère sa première introduction dès les premières pages. Elle est déterminée elle aussi par le capital et n'existe qu'en fonction de lui et de la valeur d'échange. Tel est notamment le sort de la valeur d'usage qui produit le capital, à savoir sa valorisation, et qui produit donc la valeur : la force de travail.

Que celle-ci soit une valeur d'usage démontre à soi seul que la catégorie "valeur d'usage" n'est pas chez Marx cette chose transhistorique, synonyme d'utilité, qu'elle est chez les économistes – et chez D. Collin.

Fétichisme et tromperie sur la marchandise.

De même, concernant le fétichisme de la marchandise et de la monnaie. Nous avons chez D. Collin l'amalgame de plusieurs termes qui, chez Marx, ont fait l'objet d'investigations poussées et distinctes à différents moments de sa vie et de sa recherche : idéologie, aliénation, fétichisme, sont unilatéralement aplatis sur un seul patron, celui de l'apparence trompeuse. Un point essentiel de la spécificité de l'analyse de Marx n'est pas saisi : le fétichisme n'est pas qu'une illusion, il est le mode réel de fonctionnement du rapport social de production capitaliste :

... pour ces derniers [les producteurs] les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu'ils sont [souligné par Marx], c'est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses.

Cette dimension fondamentale du fétichisme échappe à Denis Collin qui le réduit à son seul aspect d'illusion de type religieux.

Ainsi, nous explique-t-il subtilement, « du point de vue cognitif »« l'adepte du vaudou qui pique une statuette pour faire du mal à son ennemi » et « l'investisseur qui prétend « faire travailler son argent » ne se distingueraient pas l'un de l'autre. Sauf que l'investisseur financier, qui ne se distingue d'ailleurs en rien sous cet angle du capitaliste industriel, perçoit, hors crise, erreur spéculative ou risques de la concurrence, un profit réel, qui accroît sa richesse, son pouvoir et sa position sociale, alors que le pauvre adepte du vaudou ne blesse que sa statuette. Et même s'il s'imagine avoir marabouté son ennemi, ou s'il peut croire que cela lui arrive parce que celui-ci en fait autant, il n'a pas le même type de gain ou de perte que le capitaliste. Le fétichisme marchand fonctionne bien mieux que le vaudou. Le fétichisme marchand est le mode de fonctionnement de rapports de production, pas le vaudou.

On peut parfaitement être en désaccord avec Marx, mais il s'agit ici d'autre chose - d'une incompréhension de son apport théorique spécifique, qui est loin de se réduire à une critique classique (en fait feuerbachienne) de « l'inversion de l'ordre des valeurs » - ce qui au demeurant, ne veut pas dire grand-chose : Feuerbach parle plus rigoureusement d'inversion du sujet et du prédicat dans le procès de formation de la religion et de la philosophie hégélienne.

Lutte des classes révolutionnaire, ou pas ?

La lutte des classes dans le mode de production capitaliste est chez Marx un phénomène émergent qui repose et présuppose les relations définies et décortiquées dans la première section du livre I du Capital. A ce sujet nous sommes d'accord avec Denis Collin (et pas avec L. Althusser !). Mais les lacunes conceptuelles et les aplatissements que nous avons remarqués dans son troisième chapitre s'épanouissent, au chapitre 5, en ce qui concerne la nature de la lutte des classes.

L’aplatissement conceptuel devient ici un aplatissement politique, au moyen d'un commentaire unilatéral du passage de la troisième section du livre I du Capital où est introduite la lutte des classes, sous la forme d'un affrontement, droit contre droit, que seule la force peut trancher collectivement, entre acheteurs de la force de travail qui ont le droit de consommer entièrement ce qu'ils ont acheté (les capitalistes), et possesseurs de cette force qui ont le droit de refuser sa dilapidation (les prolétaires ; Marx s'appuie ici sur la grève du bâtiment londonien de 1859, soit dit en passant pour la "praxis"). C'est donc un marchandage, mais comme il ne trouve pas d'issue en lui-même il doit être arbitré - provisoirement - par des lois sociales coercitives limitant la durée du travail.

En s'en tenant là, la lutte des classes peut être présentée comme une lutte immanente au mode de production capitaliste, qui finit même par le féconder en poussant à la hausse de la productivité du travail par la modernisation des équipements (production de plus-value relative), et qui vise à l'humaniser, conformément à l'ordre public et au bien commun, par le recours à la protection apportée à tous par l'Etat.

Comment comprendre que le même Marx qui donne prise, effectivement, si on le tronque, à cette interprétation, ait pu tout en rédigeant ce livre I du Capital écrire au dirigeant ouvrier allemand von Schweitzer que "la classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n'est rien ?" (13 février 1865 ; cette citation n'est évidemment pas de D.Collin).

Il pourrait y avoir deux Marx, un réformiste et un révolutionnaire en quelque sorte. Mais ce n'est pas le cas : la lutte pour des réformes, notamment en procurant du temps libre pour se cultiver et s'organiser, est pour lui révolutionnaire, et toute lutte de classe, toute grève, dont l'importance durable réside dans "l'union grandissante des travailleurs", sont politiques et révolutionnaires.

Le politique chez Marx est révolutionnaire, c'est-à-dire qu'il vise à l'abolition du capital, du salariat, du patronat, des rapports marchands, par la prise en main collective des individus associés, laquelle ne repose pas sur l’État, comme le pense D. Collin, qui attribue ici ce dogme à Marx : au contraire la lutte de classe, lutte politique, se développe contre l’État et devient révolutionnaire lorsqu'elle se généralise ou lorsqu'une crise du mode de production capitaliste – ou une combinaison géopolitique - l'y pousse.

Le caractère politique de la lutte des classes chez D.Collin et, selon ce dernier, chez Marx, la réduit à une sorte de marchandage réformiste faisant appel à l’État arbitre. Nous sommes là aux antipodes de la ... praxis, et donc aussi de la philosophie, de Marx.

Un mot sur Lénine.

Notons au passage qu'en reprochant à Lénine – seul lieu de cet opuscule, p. 119, qui traite des idées de ce dernier, qui, en tant que "marxiste", trahit forcément Marx dans l'optique de Collin - d'établir une séparation entre lutte revendicative et lutte politique, Collin commet un contresens global envers les positions de Lénine qui se situaient là dans le prolongement de celles de Marx.

Certes ce contresens, envers Que faire ?, est banal d'autant plus que certaines formules de Lénine dans cette brochure y donnent prise. Mais la lutte revendicative trade-unioniste attaquée par Lénine n'est pas le mouvement propre de la classe ouvrière en tant que tel, elle est ce mouvement tel que voulait le formater (en prétendant qu'il devait en être naturellement, spontanément, ainsi) le courant "économiste" de la social-démocratie (et, internationalement, ses ailes opportunistes). Dans Que faire ?, s'il y a une chose que Lénine ne préconise certainement pas, c'est bien de faire de la politique contre le tsar en laissant tomber la lutte revendicative : tout au contraire, il veut lier systématiquement les deux. Le contresens est donc total.

Zadisme néoconservateur.

L'introduction à la pensée de Marx par Denis Collin se ramène en fait à ces trois chapitres sur le livre I du Capital. Le fétichisme de la marchandise est pris pour une religion, la valeur d'usage pour une donnée universelle transhistorique, et la lutte des classes pour un combat pour des réformes diminuant le temps de travail au moyen de l'Etat.

On peut d'ailleurs compléter ce dernier point, chez Collin, par l'idée qu'avec des droits sociaux, la sécurité sociale à la française, mais aussi la cuisine familiale, le jardinage amateur et le ... bénévolat, on fait déjà du communisme en fonction du principe "à chacun selon ses besoins" : il se dessine souvent chez D. Collin un espèce de zadisme néoconservateur, mixte de David Graeber (1) et de Jean-Pierre Pernot, en cohérence avec l'incompréhension théorique du caractère subordonné au capital et productif de capital de la valeur d'usage et donc de toute activité humaine sous la domination du mode de production capitaliste.

 (1) David Graeber est l'auteur de Dette, 5000 ans d'histoire, mentionné élogieusement par D. Collin à la fin de son ouvrage, et dont on trouvera une lecture critique ici :

Émancipation, révolution, politique, Etat.

Les chapitres 6 à 8 délaissent franchement le thème annoncé – une introduction à la pensée de Marx – au profit d'une présentation soit de ce qu'était réellement mais sans qu'on s'en soit aperçu, soit de ce qu'aurait dû être, la pensée de Marx selon D. Collin. Autrement dit leur véritable sujet est la pensée de D. Collin.

C'est ainsi que dans le chapitre 6 il voudrait appuyer une phrase clef de Marx, dans le Manifeste, préconisant une association humaine "où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous" (et pas l'inverse !). Chez Marx, ceci indique la possibilité de la liberté, du libre développement de chacun, dominant la nécessité.

Chez Marx selon D. Collin, autrement dit chez D. Collin, cette liberté possible est préparée par ce "mouvement réel" dont Marx et Engels écrivaient qu'il était ce fameux communisme, mais qui consiste ici dans l'apparition de lois sociales, le développement du capital et du salariat, les institutions "véritablement "communistes" comme la Sécurité sociale à la française, la dimension intellect collectif prise par l'entreprise capitaliste. Le communisme, ce serait donc le capitalisme, en tout cas avec des lois sociales, si l'on a bien compris ?

L'on a bien compris : l'association des hommes libres appelée par Marx "'est déjà en cours dans la société dominée par le mode de production capitaliste" – et ne consiste pas, précisons-le, dans l'organisation de classe et le mouvement révolutionnaire, mais dans ce qui est énuméré par D. Collin : lois sociales et évolution du capital et des entreprises eux-mêmes. Le mouvement réel, c'est-à-dire le communisme chez Marx, c'est donc le capitalisme, gratifié du titre de "révolution permanente" par un tour de passe-passe verbal amalgamant bougisme permanent de l'accumulation capitaliste et révolution.

Il existe pourtant chez Marx l'idée (et même le combat, fil conducteur de sa vie et de sa pensée, ajouterons-nous !) de la révolution prolétarienne. Il faut donc en parler un peu : c'est l'objet du chapitre 7, qui juxtapose deux grilles d'analyses : celle, reprise à Michel Vadée, sur le non-déterminisme, le non-fatalisme et l'absence de théorie générale ou de "philosophie de l'histoire" chez Marx, et celle, propre à D. Collin et que nous ne devons pas confondre avec la précédente, selon laquelle Marx, après s'être un peu emballé dans sa jeunesse et avoir même joué les Robespierre en parlant de "révolution en permanence", a progressivement compris qu'il n'y avait là qu'une possibilité éventuelle dans le cadre de processus cycliques s'intégrant dans une longue évolution !

Ce qui disparait ici comme dans toute cette "introduction", c'est Marx militant révolutionnaire et en l'occurrence Marx cherchant à définir une stratégie révolutionnaire, souvent appelée par lui  "révolution en permanence" et combinant les questions sociales, nationales et géopolitiques à l'échelle de l'Europe et du monde, sous des formes différentes selon les situations historiques. Entre le jeune excité de la "révolution permanente" et le vieux sage acceptant la pesanteur de l'histoire, il y a place pour une réflexion à la fois théorique et stratégique, toujours renouvelée, toujours inachevée, et qui fut la pensée de Marx ...

C'est au chapitre 8 que D. Collin entreprend (enfin) de critiquer frontalement Marx en voulant déceler une contradiction, apparemment rédhibitoire, entre deux manières chez lui d'envisager, non pas la révolution, mais "le développement de la société moderne" :

"1. L'expropriation des expropriateurs et l'organisation de l'économie par les producteurs associés : c'est la perspective du Capital.

2. La transformation révolutionnaire de la société de classe en société communiste sans classes et sans État, en passant par une phase intermédiaire d'un État qui n'est plus que la "dictature révolutionnaire du prolétariat".

Selon Denis Collin ces deux options s'excluent, ce qui n'est en réalité rendu possible, chez lui, que par le traitement qu'il inflige à celle qui a sa préférence, la première : l'expropriation des expropriateurs se fait tous les jours, le capital est impersonnel et le mouvement réel, la révolution permanente, c'est lui : avec des lois sociales garanties par un État fort et du bénévolat associatif généralisé, il offre la possibilité d'aller vers la société des producteurs associés. Dans cette société, il y aura toujours un État, parce qu'il y aura toujours un "gouvernement des hommes" - ainsi est réfuté Saint-Simon, auteur de la formule sur le remplacement du gouvernement des hommes par l'administration des choses, mais pas Marx comme semble se l'imaginer Collin ...

La première option ayant été ainsi triturée, on peut renvoyer la seconde aux oubliettes des choses "désuètes" comme cette "dictature du prolétariat", dans la catégories des rêveries millénaristes.

Chez le Marx réel, une telle dichotomie n'existe pas : la recherche d'une stratégie révolutionnaire le conduit au combat pour la démocratie la plus radicale, identique à la "dictature du prolétariat" illustrée par la Commune de Paris, sous une forme politique certes républicaine, mais sans appareil d’État permanent. Le "dépérissement de l’État" tendait chez Marx (et Engels) à ne plus être une formule utopique ou anarchiste, mais la formule d'une démocratie radicale n'abolissant effectivement pas le gouvernement des hommes, mais tendant à lui donner la forme de l'auto-gouvernement. Tout cela, bien évidemment, se discute : mais c'est précisément cette discussion (et, avec elle, la "praxis" réelle de Marx !) qui est évacuée par D. Collin, comme ... "désuète" !

Marx n'aurait produit qu'une "philosophie sociale", et donc "le républicanisme" (terme qui renvoie à l'école intellectuelle nord-américaine de Pocock, Skinner, Pettit et Sandel) pourrait être la "théorie politique" lui correspondant. Quel républicanisme ? Celui qui conserve bureaucratie, armée et cléricature (religieuse ou idéologique), ou celui qui la détruit par l'action révolutionnaire et démocratique du prolétariat ?

Règlement de compte final.

Tous comptes faits, D. Collin nous a entretenus de la "praxis" et donné des paraphrases de certains textes de Marx afin, tout en soulignant son caractère non dogmatique, contrairement à la réputation qui lui fut faite, de le tirer dans le sens d'une sorte de pragmatisme vaguement néo-conservateur. C'est parfaitement son droit, mais la tentative de fonder sur Marx, à la fois à partir de lui et en partie contre lui, une telle conception, s'avère d'une vive inconsistance. Cette inconsistance éclate en fanfare dans le règlement de compte sommaire administré au chapitre 9 à tous ceux que l'on a ou qui se sont intitulés "marxistes".

Le marxisme fut une "religion à destination des classes subalternes" : cette formule, reprise au penseur italien Constanzo Preve, permet à D. Collin de ne pas parler d'un siècle et demi de révolutions et de contre-révolutions. En Russie en 1905 et en 1917, en Angleterre en 1926, en Chine dans les années 1920, en Espagne en 1936 ... et nous pourrions allonger la liste, les combats n'ont pas cessé, et même l'histoire de la social-démocratie allemande avant 1914 n'a précisément rien à voir avec un simple rite religieux permettant de donner une dignité à tous ces "subalternes" en leur comptant fleurette sur les lendemains chantants de la révolution prolétarienne, le dimanche. Ce fut en réalité l'histoire d'un combat contre l’État, pour le briser, à savoir l’État bureaucratique, militaire (et universitaire ! ) prussien, un État qui a tenté d'écraser la social-démocratie entre 1878 et 1891, et que celle-ci a progressivement renoncé à combattre, malgré la poussée de ses sections régionales stimulées par Rosa Luxembourg en 1910-1911 : le "républicanisme" du SPD des origines, d'Engels et de Rosa, visait à briser la machine de l’État du second Reich prussien, par la révolution, pour la démocratie. Entre 1917 et 1923 le sort de l'Europe et du monde se joue entre révolution prolétarienne et contre-révolution, et de son échec grandiront Hitler et Staline. Ces menus détails de l'histoire évènementielle, de la praxis véritable des militants ouvriers révolutionnaires, sont purement et simplement exclus du champ de la discussion, et donc du savoir, par cette grande découverte (qui elle-même schématise les conclusions de C. Preve) : le "marxisme" des II° et III° Internationale fut une "religion pour les classes subalternes" : inutile, donc, de réfléchir et d'étudier l'histoire de la stratégie, ou de l'absence de stratégie, pour la révolution prolétarienne internationale.

Au passage, fort dialectiquement si l'on peut dire, D. Collin nous explique que tout cela, ce fut et ce ne fut pas la faute à Engels.

Ce fut la faute à Engels : il a inventé le "matérialisme dialectique" et très largement aussi le "matérialisme historique", sans parler de ... la stratégie de la conquête politique du pouvoir d’État par la classe ouvrière organisée en parti, toutes choses qui furent la religion des "subalternes" !

Ce ne fut pas la faute à Engels : ses travaux poussant au dogmatisme et à l'érection du "marxisme orthodoxe" déguisé en science, dans Dialectique de la nature, ont été publiés et connus bien après que le mal eût été fait. Engels : double ou traître ?, questionne Collin, qui nous souffle sa réponse : les deux, mon capitaine.

Bref : une mutation idéologique des idées de Marx en "marxisme orthodoxe" s'est produite pour des raisons mystérieuses, un peu à cause d'Engels, ou pas, et parce que les "subalternes" ont besoin de consolation les dimanches, c'est bien connu. Toute réflexion critique sur les facteurs ayant conduit à l'intégration des partis ouvriers dans l'ordre du capital, bureaucratie, petite-bourgeoisie, différentiations dans la classe ouvrière, facteurs théoriques et stratégiques ... est de facto écartée.

Inutile donc ne serait-ce que de citer quelque "marxiste orthodoxe" que ce soit. Foin de Trotsky ou de Rosa Luxembourg : leurs écrits portent sur la manière de faire la révolution et sur la stratégie révolutionnaire, ce qui était déjà le sujet de Marx, mais ce n'est pas celui de D. Collin.

Et Staline ? Hé bien, Staline a "mis en musique" les rêves que la social-démocratie d'avant-guerre chantait aux ouvriers ! Ceci est écrit en toutes lettres p. 208. Quels imbéciles, ces ouvriers ! Que Staline fut le plus grand massacreur de communistes de l'histoire à ce jour est une contradiction dont l'examen n'a manifestement pas sa place ici ...

Restent donc les marxistes "originaux", "hérétiques", tolérables. Un marxiste original et hérétique façon D. Collin est souvent, pour une raison mystérieuse, italien : nous avons évoqué déjà la place faite à Labriola et Gramsci, ainsi qu'à l'idéaliste Croce et au fasciste Gentile, cités par Collin dans sa rubrique des marxistes sympas, mais dont on n'ose croire, tout du moins pour le fasciste, qu'il les y compte aussi. La liste italienne se poursuit pour aboutir à Diego Fusaro – lequel, au moment de la parution de cet ouvrage, est une sorte de BHL souverainisto-poutinien qui sert de penseur officieux à la fois pour le Movimiento Cinque Stelle et pour la Lega. Diego Fusaro, ou le stade ultime du marxisme sympa ?

Autrefois, le marxiste sympa façon D. Collin pouvait aussi être autrichien (Bauer, Adler et Hilferding furent pourtant des sortes de "cardinaux" de la seconde Internationale, pesant dans le même sens que les Kautsky dont Collin nous raconte que Staline aurait été l'exécuteur testamentaire). Sympas aussi, Lukacs quand il était jeune, et Korsch (présenté uniquement comme philosophe et pas comme animateur d'un courant ultra-gauche). L'Institut de Francfort, très sympa : et d'énumérer la série de ses figures en terminant par Habermas, quasi penseur officiel de la République fédérale allemande, sans un mot sur l'héritier de ce courant le plus proche du Marx réel, M. Postone. Super-sympas, enfin, Bloch, Castoriadis et Lefort. C'est tout ? C'est tout ! Quel conformisme au bout de tant d'insoumission ...

Il est temps de conclure. D. Collin est à juste titre inquiet de l'évolution du monde contemporain : c'est sur ce point qu'il pense que Marx avait raison, à savoir que l'accumulation du capital conduit à la catastrophe. Le "communisme de Marx", qui, au terme de cette "introduction", doit apparaître au lecteur comme bien nébuleux, serait donc tout de même "nécessaire". Mais pour assumer et assurer cette nécessité, que faire ? Collin conclut :

"Il faut simplement laisser de côté les rêveries romantiques de prise du Palais d'Hiver, sur le modèle de la révolution d'Octobre, et comprendre la transformation sociale comme un processus de longue durée qui ne peut reposer en dernière analyse que sur l'activité pratique des hommes libres." Tels sont les derniers mots.

Précisons que nulle part ailleurs dans cet opuscule, il n'est question de la révolution d'Octobre. Il apparaît pourtant que sa raison d'être est d'en conjurer le spectre. Au moment historique où la crise climatique, Trump, Poutine, Macron, exigent contre eux praxis, réflexion, action, libre débat, rapides et efficaces, nous avons là un appel à ne pas se presser, à ne pas faire de révolution - en fin de compte, une prise de position contre"l'activité pratique des hommes libres".

Voici donc une "introduction à la pensée de Marx" avec comme message d'ensemble : à bas la révolution ! Non à la recherche d'une stratégie révolutionnaire ! Foin des militants ouvriers révolutionnaires ! - assorti d'une tentative inconsistante d'attribuer le tout à ... Marx. Un tel choix politique ne saurait permettre de rester raisonnable, rationnel, civilisé, humaniste, démocrate ... et rigoureux, comme on peut d'ores et déjà le constater.

Quant aux militants et aux jeunes, c'est à penser par eux-mêmes qu'il faut les former : la lecture de Marx en relation avec les combats présents et la reconstruction d'une stratégie révolutionnaire est ici irremplaçable, donc, ne vous laissez pas formater par les "introductions" qui circulent et soyez des sujets agissants libres !

VP, 23/06/18.