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Les femmes dans le mouvement des gilets jaunes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/femmes-gilets-jaunes/
Nous publions ici la version intégrale d’une tribune de Fanny Gallot parue dans Le Monde il y a quelques jours. Elle permet de comprendre que la mobilisation des femmes dans le cadre du mouvement des gilets jaunes n’est pas inédite, s’inscrivant dans une histoire longue de révoltes contre la vie chère ou de luttes ouvrières, et qu’elle constitue tout à la fois une révolte de classe et une transgression de genre.
Fanny Gallot est historienne et auteure notamment d’En Découdre (La Découverte, 2015), dont on pourra lire un extrait ici.
***
Depuis quelques jours, les médias rendent compte de la présence importante des femmes de tous âges dans la mobilisation des gilets jaunes. Sur le terrain, elles sont effectivement présentes sur les ronds points et apparaissent régulièrement dans les médias. Plusieurs figures ont ainsi émergé telles que Priscilla Ludoski qui a été à l’initiative d’une pétition qui a recueilli près d’un million de signataires ou encore Jacline Mouraud qui poste une vidéo sur facebook à la fin du mois d’octobre[1]. Elles dénoncent la baisse de leur pouvoir d’achat, les injustices fiscales, les bas salaires, mais aussi la condescendance du pouvoir et son mépris de classe, résumés par le mot d’ordre de démission d’Emmanuel Macron.
La participation des femmes dans les grèves et les mouvements sociaux n’a rien de nouveau, en particulier contre la vie chère. Dès le XVIIIe siècle, elles sont parties prenante des révoltes, que celles-ci soient frumentaires, antifiscales ou antiseigneuriales : elles peuvent alors prendre le devant de la scène, exhorter les hommes à les suivre. Arlette Farge écrit à ce sujet :
« Dans la révolte, les femmes fonctionnent différemment des hommes, ces derniers le savent, y consentent et pourtant les jugent. D’emblée, ce sont elles qui prennent le devant de la scène, exhortent les hommes à les suivre, en occupant les premier rangs de l’émeute. De ce momentané « monde à l’envers » les hommes ne sont pas surpris ; bousculés par les cris et les incitations, ils gonflent la foule de leur présence.
Ils savent bien à quel point les femmes mises en avant impressionnent les autorités, ils savent encore qu’elles craignent peu, puisque moins punissables, et que ce désordre des choses peut être le gage d’un succès ultérieur de leur mouvement. Ils savent, acceptent ces rôles masculins et féminins, et pourtant simultanément ils jugent : les femmes, leurs cris, leurs gestes et leurs comportements. Fascinés, irrités, ils les voient et ils les décrivent hors d’elles, abusives, voire excessives »[2]
Ces quelques mots d’Arlette Farge résumant le rôle joué par les émeutières du XVIIIe siècle pourraient également se rapporter à leur implication dans les mouvements sociaux d’une part ou à la vie politique d’autre part. Qu’elles soient à l’initiative de la lutte ou simplement partie prenante, elles se trouvent souvent jugées par les hommes lorsqu’elles manifestent ou font grève car cela constitue en définitive une transgression de genre et de ce fait, elles peuvent être critiquées voire discrédités.
En octobre 1789, elles s’assemblent contre la cherté du pain et marchent jusqu’à Versailles pour interpeler le monarque. Elles ramènent alors à Paris « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », qu’elles considèrent comme les garants d’une vie convenable, donc les responsables de leurs misères. Elles sont également parties prenantes des soulèvements qui émaillent le XIXe siècle.
De même, à la « Belle Époque », l’historienne Anaïs Albert montre que les femmes des classes populaires demeurent le pivot des mobilisations contre la vie chère, les conditions de travail et les bas salaires comme c’est le cas des Midinettes en 1917, et ce parce que la consommation des ménages populaires leur incombe et qu’il s’agit d’une part importante du travail domestique qu’elles ont à fournir[3].
Ces révoltes ne sont pas simplement spontanées et spasmodiques, donc non dignes d’être entendues : leur rationalité spécifique a au contraire été mise au jour par l’historien Edward Palmer Thompson, à propos de la classe ouvrière en formation en Angleterre. Outre la pauvreté, c’est le sentiment d’injustice qui est à l’origine de la mobilisation, un événement vécu par les acteurs et les actrices comme la rupture d’un contrat social tacite.
Dans les années 1970, les ouvrières en grève mettent en avant la dignité au travail, considérant qu’il y a rupture de ce contrat lorsqu’elles se trouvent humiliées, rabaissées au quotidien par les petits chefs, victime du mépris de la hiérarchie. Au-delà des revendications salariales ou liées à l’organisation du travail, la dignité et la reconnaissance constituent donc un point essentiel de leurs luttes d’alors, où sont mises en jeu les frontières du juste et de l’injuste.
Pourtant, dans l’histoire des luttes mixtes, elles ont pourtant souvent tendance à être reléguées au rang de témoin, l’organisation et la stratégie de la mobilisation étant principalement prise en charge par des hommes syndicalistes. Dans le cadre de grèves mixtes, dans l’industrie, les ouvrières sont ainsi souvent reléguées à une posture de témoin à partir de laquelle s’élabore, sans elles une stratégie.
Chez Moulinex dans les années 1968, si elles sont parties prenantes des luttes et sollicitées par les médias pour rendre compte de ce qu’elles vivent au quotidien dans l’usine, ce sont les hommes syndicalistes qui se réunissent avec la direction et négocient tandis qu’en parallèle, des féministes élaborent également une réflexion autour de l’articulation entre les luttes de femmes et la lutte de classe, en s’appuyant sur l’expérience des ouvrières sans toujours les associer à la réflexion stratégique.
Dans toutes les mobilisations sociales de la période récente, l’implication des femmes est également forte et, pourtant, elle surprend. Cette implication des femmes apparaît à chaque fois comme une nouveauté. Leur présence est alors comprise comme le signe d’une mobilisation exceptionnelle : si même les femmes s’y mettent… En réalité, ce qui mérite l’étonnement, c’est qu’on oublie leur participation, autrement dit leur invisibilisation rétrospective.
Elles se sont mobilisées de manière décisive depuis plusieurs années, avec des grèves majoritairement féminines dans le secteur de la santé avec les infirmières par exemple ou encore dans celui du nettoyage ou elles dénoncent. À l’automne 2017, les salariées d’Onet effectuent plusieurs dizaines de jours de grève pour dénoncer leurs conditions de travail dans les gares tandis que celles de l’Holiday Inn se mobilisent contre les cadences infernales. En ce moment par exemple, la grève des femmes de ménage de l’hôtel Park Hyatt Vendôme permet de rendre visible non seulement leur travail mais également les conditions dans lesquelles il est accompli, du fait de la division sexuée mais également raciale du travail.
Aujourd’hui, avec les gilets jaunes, l’implication des femmes est pour partie liée à leur prise en charge du travail domestique, un travail gratuit réalisé pour l’essentiel par les femmes (même si les ressorts de leur mouvement ne s’y réduisent pas) : c’est toujours à elles qu’il revient de joindre les deux bouts dans le cadre du ménage et de la famille.
Dans un contexte qui rend impossible la réalisation de cette tâche pour nombre d’entre elles, la mobilisation permet de faire apparaître dans l’espace public ce qui restait dans la sphère privée : si beaucoup n’y parviennent plus, c’est bien que les problèmes vécus généralement comme personnels ont des causes sociales, que le privé est politique.
En outre, certaines femmes impliquées dans les gilets jaunes travaillent dans les métiers de service à la personne où les formes d’organisation et de mobilisation collective, dans et par le travail, sont difficiles à mettre en œuvre : se mobiliser avec les gilets jaunes, c’est faire apparaître en pleine lumière et politiser leurs difficiles conditions de travail et d’existence. C’est d’ailleurs, ce dont rendent compte les premiers résultats publiés par une enquête en cours sur les gilets jaunes[4] : beaucoup d’entre elles sont aides-soignantes ou encore aides à domicile. Certaines élèvent seules leurs enfants[5].
Ce qui change peut-être dans la publicisation du mouvement des gilets jaunes, c’est que l’invisibilité des femmes est partiellement rendue visible et débattue (même si cela reste tendanciel car certaines soirées sur BFMTV par exemple donnent davantage la parole à des hommes). Un phénomène probablement lié au gain de légitimité de la parole des femmes ces derniers mois.
Avec la séquence féministe qui se déploie à l’échelle mondiale, de la grève du 8 mars en Espagne aux mobilisations pour le droit à l’avortement en Argentine, de #MeToo aux États-Unis à la manifestation du 24 novembre en France, une nouvelle vague féministe est en cours de développement. Elle favorise la prise de parole des femmes dans l’espace médiatique.
Si la mise en place de porte parole des gilets jaunes a été symptomatique de la tendance à voir disparaître les femmes – elles étaient 2 sur les 8 portes paroles – , l’originalité du mouvement est justement de ne pas avoir de direction où les hommes pourraient monopoliser l’attention. Les formes d’organisation démocratique telles qu’elles s’esquissent parfois dans le mouvement ne peuvent donc passer à côté de leur parole. Des initiatives féministes – AG, cortèges dans les manifestations – se mettent d’ailleurs en place pour rendre encore davantage visibles les femmes et leurs revendications dans le cadre du mouvement.
Notes
[2] Arlette Farge, « Évidentes émeutières », in Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Plon, vol. III, 1991, p. 491-496.
[3] Albert, Anaïs. « Les midinettes parisiennes à la Belle Époque : bon goût ou mauvais genre ? », Histoire, économie & société, vol. 32e année, no. 3, 2013, pp. 61-74.
[4]https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html