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Grande-Bretagne : quand les dirigeants du Labour jouaient la carte xénophobe

Royaume-Uni

Lien publiée le 8 février 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/labour-immigration-corbyn-brown/

Extrait de : Thierry Labica, L’Hypothèse Corbyn : une histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne depuis Tony Blair (préface de Ken Loach), Éditions Demopolis, 380 p., 23 euros.

Extrait de la troisième partie : « Quels travaillismes ? »

Ukip a occupé une place relativement secondaire dans des développements idéologiques dont ce parti a été à la fois le bénéficiaire électoral conjoncturel et à la fois le repoussoir de circonstance (« vulgaire », « menteur », etc.) désigné. L’apparition et la popularité du Ukip est un développement politique suffisamment sérieux pour ne pas être surestimé, la surestimation des rôles des uns allant invariablement avec la sous-estimation des autres ; Ukip boit des jus de fruits xénophobes, les partis « modérés » aux commandes font pousser les pamplemousses. Pour ce qui concerne l’opposition travailliste de 2010 à 2015, autant préciser les choses d’emblée et sans suspens inutile : cette opposition a été elle-même pleinement partie prenante d’une normalisation raciste qu’elle s’est par ailleurs toujours empressée de condamner dans ses expressions subjectives les moins convenables parce que les moins conformes au cadre « multiculturaliste » du blairisme primitif.[1] L’opposition travailliste à la coalition en vint à courtiser ouvertement une part de l’opinion publique atteinte par des campagnes qu’elle a elle-même contribué à faire émerger et à alimenter. En cela d’ailleurs, ceux qui, à plus d’un titre, représentent l’héritage du blairisme se sont trouvés, dans ce nouvel environnement, être les acteurs d’une rupture de facto avec les orientations de l’ancien Premier ministre en matière de réformes du marché du travail et de politique d’intégration européenne.

Pour le comprendre, l’anecdote qui suit, bien connue outre-Manche, offre un bon point de départ. Lors de la campagne électorale des législatives de 2010, le dirigeant travailliste, Gordon Brown, eut la mésaventure suivante : une retraitée l’interpelle en lui expliquant qu’elle est électrice du parti travailliste de longue date. Elle s’inquiète aujourd’hui des problèmes de criminalité et d’immigration. Brown après l’avoir saluée avec amabilité remonte dans sa voiture et, oubliant que le micro de la chaîne Skynews qu’il porte sur lui est toujours branché, se plaint alors du « désastre » de cette rencontre avec cette « réac » [bigoted woman] et demande qui, de son personnel de campagne, l’a organisée. On se délecta de ce faux-pas. Le contraste entre l’image publique affable du Premier ministre candidat et les propos privés peu amènes avait tous les attraits du dévoilement de la vérité derrière les apparences. Mais de manière plus grave, l’attitude de Brown parut illustrer le décalage chronique entre l’élite politique et les problèmes des gens ordinaires que cette élite était alors incapable de comprendre. La sous-estimation de la question de l’immigration fut bientôt interprétée comme l’origine profonde de la défaite travailliste de 2010 et, pour nombre de travaillistes, l’enjeu central des orientations à venir.

Il était donc grand temps de rectifier les orientations et les discours hérités de la période Blair, d’autant que l’heure était maintenant à une austérité post-2008 (acceptée dans son principe par la direction travailliste elle-même) et non plus à celle de la croissance et des nécessaires alliances diplomatiques du début des années 2000.

Le Dr Gordon et Mr Brown de cette anecdote — l’un visiblement à l’écoute des inquiétudes d’une électrice travailliste sur l’immigration et l’autre, dans un secret mal gardé, qui s’en exaspère — incarnent bien la contradiction qui — plus sérieusement — s’était manifestée un an plus tôt dans un conflit industriel marquant. Au mois de janvier 2009 sur le site de la raffinerie pétrolière de Lindsey (dans le Lincolnshire) démarra une grève dont la rapidité et la détermination, mais aussi le mouvement de solidarité qui l’accompagna ailleurs dans le Royaume-Uni, rappelèrent aux éditorialistes de l’époque, dans une sorte de reflexe conditionné, les grèves des années 1970. Les ouvriers du site dénonçaient l’embauche de travailleurs postés italiens et portugais par un sous-traitant italien (IREM) auquel l’entreprise donneuse d’ordres, Total, venait de transférer un contrat pour un nouveau chantier. La grève posait alors de manière urgente le problème de la mise en concurrence des salariés dans le cadre européen et prit les accents du nationalisme industriel avec le slogan : « Des emplois britanniques pour les travailleurs britanniques ». Au regard des législations sur les grèves, jamais abrogées par les néo-travaillistes, la grève et le mouvement de solidarité étaient illégaux. La presse congénitalement hostile aux syndicats avait quant à elle sous les yeux, l’image même d’un mal national que l’on croyait révolu. Il se trouva qu’en l’occurrence, le conflit de Lindsey fit l’objet d’un consensus politique et médiatique relatif autour, non pas de la question sociale et syndicale, mais bien de la question nationale. On avait donc affaire ici au Dr Gordon soucieux d’entendre son électrice sur le problème de l’immigration. Reste M. Brown. Comme le rappelle très bien Frédéric Falzon, le même Gordon Brown qui, dès 2007 lors de la conférence du parti travailliste, avait discouru sur la défense de « l’emploi britannique pour le travailleur britannique » était aussi celui qui, « en janvier 2009, au moment même où la grève éclatait, […] prononçait au sommet de Davos un discours où il pourfendait ce qu’il appelait la « démondialisation » et les tentations protectionnistes des États-Unis notamment. Comment le Premier ministre allait-il dans le même souffle répondre à l’exigence d’un bouclier social contre les politiques européennes portée par des milliers de grévistes britanniques, mais aussi par certains de ses ministres et députés ? »[2].

Le mouvement syndical, Unite et GMB en particulier, et plus concrètement encore, le comité de grève désigné par les salariés, se confrontèrent au danger que représentait la possibilité d’une dérive nationaliste éminemment récupérable par la droite et l’extrême droite, qu’elles se présentent sous forme de partis ou de tabloïdes. Côté syndical, l’orientation consista à défendre le principe d’un « « accord de paix » [allant] dans le sens d’un accès plus équitable aux contrats proposés dans la construction pour les travailleurs britanniques. « Aucun travailleur européen, » […] ne devait être empêché de se porter candidat pour un emploi britannique, mais strictement aucun travailleur britannique ne devait être empêché d’être candidat sur un emploi britannique »[3]. Mais tout juste un an après le déclenchement de la crise de 2008, les choses durent paraître singulièrement compliquées pour le Premier ministre d’alors, entre réaffirmation intempestive d’un mouvement syndical combatif et involution dangereuse de la déréglementation du marché du travail promue par Blair au début de la décennie. Les travaillistes devaient impérativement trouver une ligne de conduite sur la diversité des enjeux rangés sous « l’immigration », ce d’autant que les élections européennes du mois de juin 2009 avaient vu la relégation électorale des travaillistes en troisième place, derrière le Ukip[4].

L’orientation fut clarifiée avec la parution du programme travailliste (A future fair for all) pour l’élection législative de 2010, programme dont l’artisan principal n’était autre qu’Ed Miliband lui-même. Le deuxième grand volet du manifeste électoral du parti travailliste, « Protéger les services publics et renforcer la société » comprenait trois chapitres : santé, éducation et « Crime et immigration : des communautés plus fortes, des frontières plus sûres ». Les travaillistes alors conduits par Gordon Brown s’y décrivaient « engagés en faveur d’un système d’immigration qui promeut et protège les valeurs britanniques. Les gens ont besoin de savoir que l’immigration est contrôlée, que les règles sont fermes et justes, et que les communautés sont soutenues face au changement […] Nous reconnaissons que l’immigration peut être facteur de tensions pour le logement et les services publics dans certains territoires et par conséquent, nous augmenterons le Fonds dédié à l’impact migratoire (Migration Impact Funds), payé par les contributions des migrants, pour apporter des aides localisées ». Et le manifeste de conclure sur ce sujet :

« Parce que nous croyons que venir en Grande-Bretagne est un privilège et non un droit, nous mettrons fin au lien automatique entre durée déterminée de séjour ici et obtention du droit d’installation ou à la citoyenneté. À l’avenir, la possibilité de rester sera évaluée sur la base de notre système à points et l’accès aux prestations sociales et au logement sera de plus en plus réservé aux citoyens britanniques et aux résidents permanents, économisant ainsi au contribuable des centaines de millions de livres sterling chaque année. Nous continuerons de mettre en avant la valeur qu’est pour nous la citoyenneté et les responsabilités tout autant que les droits qu’elle confère, à travers l’engagement et la cérémonie de citoyenneté, et en durcissant le test sur les valeurs et les traditions britanniques[5]. »

La suite fut sans surprise : dès son premier discours en tant que nouveau dirigeant du parti en 2010, Ed Miliband accepta le principe de l’austérité et de ses « choix difficiles ». On a déjà évoqué les surenchères de sa ministre dans l’opposition, Rachel Reeves, en matière de réduction des dépenses et de projets de mise au pas des allocataires de prestations sociales. En acceptant la nécessité d’une contraction de la dépense publique, les travaillistes, soucieux de construire leur crédibilité comptable, continuaient de valider l’idée que la présence de ressortissants étrangers représentait mécaniquement une pression supplémentaire insoutenable sur des services d’éducation, de santé et d’aides sociales déjà soumis à de fortes tensions budgétaires : « nos communautés » ne souffraient pas de l’austérité — de protections juridiques, syndicales, professionnelles et salariales en phase de liquidation, et d’émigration fiscale massive pour le bien des riches, mais de la « pression migratoire ». Il parut donc urgent de se mettre à l’écoute de l’opinion publique éclairée par l’ardent travail journalistique du Daily Express, du Sun, du Daily Mail, et leurs équivalents bien élevés. Hybridée à la situation catastrophique des réfugiés et au terrorisme, la question de l’immigration pouvait devenir le déversoir des affects les plus sombres. Ainsi, de la même manière que le gouvernement travailliste dans l’opposition prétendait se montrer plus sévère encore que la coalition sur les prestations sociales, il opta pour un zèle inédit et affiché en matière d’immigration[6].

Lors du congrès du parti conservateur de 2016, la ministre de l’Intérieur, Amber Rudd, fit une proposition très remarquée : dans un discours établissant des liens explicites entre immigration et chômage et immigration et criminalité, elle défendit le projet d’une obligation faite aux entreprises de publier des listes de leurs employés et travailleurs étrangers afin de contraindre celles-ci à privilégier les recrues britanniques. La proposition éveilla un vif émoi jusque dans les rangs conservateurs et des milieux d’affaires où l’on trouva l’idée « franchement étrange » et pour un ancien proche conseiller de David Cameron, « répugnante », « source de discorde », un vrai « délire bureaucratique », « pire que les mesures antimusulmans de Donald Trump »[7]. Les plus sévères firent le rapprochement avec le chapitre deux de Mein Kampf[8]. Le pouvoir conservateur dut s’empresser de rectifier le message, ne faisant cependant qu’ajourner la contradiction tenace entre nécessité médiatico-électorale d’un message conservateur anti-immigration à destination d’une opinion publique « travaillée » en profondeur sur le sujet et prestation de service gouvernementale à la liberté d’entreprendre, d’embaucher et licencier selon les besoins du moment, sans trop de « tracasseries administratives ». On eut tôt fait d’observer, cependant, que le propos de la ministre tory n’était pas si éloigné de ce que le dirigeant de l’opposition travailliste, Ed Miliband, avait lui-même défendu trois ans plus tôt. Le projet était alors de contraindre les entreprises employant une main d’œuvre hors-UE d’accueillir un nombre équivalent d’apprentis britanniques. Miliband prenait l’engagement suivant :

« Dès la première année, une fois aux affaires, nous légiférerons pour l’adoption d’une loi qui garantisse le contrôle de nos frontières, mette un coup d’arrêt à l’utilisation abusive des travailleurs embauchés à bas coûts au détriment des travailleurs déjà sur place, et qui dise aux entreprises importatrices de main d’œuvre extra-européenne qu’elles peuvent le faire, de manière limitée, et qu’elles doivent former la génération suivante. […] Il s’agit de mettre notre économie au service des travailleurs de notre pays et de former nos concitoyens, ainsi nous pourrons répondre aux problèmes du niveau de vie que rencontrent tant de familles dans le pays. Oui, je suis déterminé à faire baisser le nombre des migrants faiblement qualifiés et donc à faire baisser l’immigration en général ».[9]

Il revint à Rachel Reeves — une possible future dirigeante du parti, déjà selon certains — de défendre le principe d’un allongement substantiel de la durée du séjour des ressortissants de l’Union européenne sur le sol britannique avant de pouvoir entreprendre une demande de prestation sociale quelconque. L’argument consistait à dire qu’il n’était que juste que l’on contribue d’abord au système avant d’en bénéficier. Cependant, là où les conservateurs venaient de décider d’un délai de trois mois avant de pouvoir accéder aux prestations sociales existantes, Me Reeves défendait, elle, une période de deux années, ou, en langage « oppositionnel » :

« Journaliste : Que pensez-vous de cette proposition de Ian Duncan Smith [le ministre conservateur du travail et des retraites] d’interdire aux migrants de l’UE l’accès aux aides sociales pour une période pouvant aller jusqu’à deux ans ?

Rachel Reeves : Tout d’abord, la majorité des migrants issus de l’UE viennent ici pour travailler et ils travaillent énormément et contribuent à notre économie. Mais il est juste aussi que nous protégions notre système de protection sociale et nos services publics contre toute forme d’abus. C’est la raison pour laquelle Ed Miliband et Yvette Cooper en mars de l’année dernière [2013] ont déclaré qu’il devrait y avoir des restrictions sur la période à partir de laquelle les migrants venus de l’UE peuvent demander des aides et au mois de décembre l’an passé, Ian Duncan Smith a annoncé que ce serait possible après une période de trois mois et nous y avons été tout à fait favorables [and we very much supported that]. Pour procéder à d’autres changements, il faut modifier les traités européens mais nous sommes favorables à ce que le gouvernement travaille avec les autres pays européens pour mettre en œuvre ces restrictions supplémentaires, qu’elles concernent les allocations familiales ou l’indemnité chômage. […] Nous n’avons pas encore eu de proposition de la part du gouvernement. Il [le ministre] a parlé d’une période d’une à deux années dans son entretien au Sunday Times et il semble avoir fait un peu marche arrière ce matin. Mais s’ils ont des propositions concrètes et pratiques qui protègent notre système de protection sociale, qui protège ce principe selon lequel il faut d’abord y contribuer avant d’en bénéficier, alors nous les soutiendrons [then we will support that]. »[10]

Cette vision d’un État providence apparenté à une sorte de mécanisme d’épargne personnalisée, en dépit des nombreuses affirmations du contraire, était d’abord peu conforme au principe d’universalisme de l’État providence. Mais elle oubliait surtout de rappeler et de faire connaître au public que les travailleurs étrangers au Royaume-Uni contribuent déjà plus au système qu’ils n’en retirent, qu’ils et elles apportent avec elles et eux des qualifications, des niveaux de formation — plus élevés en moyenne que ceux de la population active britannique — dont les coûts en dépenses éducatives, par conséquent, ont déjà été assumés ailleurs qu’au Royaume-Uni. Plus généralement, cette vision « épargnante » renonçait par avance aux arguments pourtant solides que lui soumettaient de manière répétée, depuis des années, nombres de chercheurs et d’études, à l’image, par exemple du Centre for Research and Analysis of Migration (CReAM) de University College London. Le CReAM expliquait déjà dans un travail paru en 2009 (soit, en pleine phase de revirement accéléré sur l’immigration et de promotion d’une version de la « préférence nationale ») que :

« les immigrants arrivés de huit pays de l’Est suite à l’élargissement de l’UE en 2004 et résidents depuis au moins une année (et donc en mesure d’accéder à des prestations sociales) sont à 60 %, moins susceptibles que les nationaux de percevoir des aides de l’État ou des crédits d’impôt, et à 58 %, moins susceptibles d’habiter dans du logement social. Même si les migrants issus de ces pays avaient les mêmes caractéristiques démographiques que les nationaux, ils seraient encore de 13 % moins susceptibles de percevoir des prestations et de 28 % moins susceptibles de vivre dans du logement social. […] Pour chaque année fiscale depuis l’élargissement en 2004, les ressortissants des 8 pays de l’Est de l’Europe ont eu une contribution positive aux finances publiques en dépit du fait que le Royaume-Uni a connu un déficit budgétaire au cours des dernières années. Ceci tient à leur taux de participation à la main d’œuvre plus élevé, à leur contribution proportionnellement plus élevée en impôts indirects et à leur recours nettement moindre aux prestations et aux services publics. »[11]

Les mêmes chercheurs, dans une autre note synthétique, précisaient encore qu’« au cours de l’année fiscale 2008-2009, les immigrants venus des huit pays de l’Est européen ont payé 37 % de plus en impôts directs et indirects que ce qu’ils ont reçu en biens et services publics »[12]. L’opposition travailliste jugea donc plus approprié de ne pas contredire les récits et représentations dominantes, et d’accepter en conséquence de s’affronter à l’adversaire politique sur son terrain, selon ses termes et avec ses armes, en espérant parvenir à se montrer plus compétent que lui pour résoudre un problème dont on a, par là même, entièrement confirmé la validité au lieu d’en contester l’énoncé même. « Nos communautés », souffrent-elles de l’austérité, de l’inégalité, de la corrosion accélérée des protections et droits démocratiques, ou bien de la « pression migratoire » ? Être plus tory que les tories, plus Ukip que le Ukip, sur l’immigration, devint une ligne que nombre de commentateurs ne manquèrent pas de relever[13].

Le volontarisme travailliste sur les questions de l’immigration trouva son ultime synthèse politique dans un article de merchandizing du parti : une tasse de thé de couleur rouge (valeurs et traditions obligent) sur laquelle était inscrit le slogan « Contrôler l’immigration : je vote travailliste ». En dépit de l’embarras et des moqueries que s’attira le mug, l’immigration restait une affaire trop sérieuse pour que l’on en reste là. La question devait trouver ses penseurs, prêts à toucher le fond des choses dans une période nouvelle. En 2016, à la veille du référendum sur l’UE, la Fabian Society, un groupe de réflexion proche du parti, publia un document consacré à l’immigration. Sous la plume de l’intarissable Rachel Reeves, entre autres, l’immigration y apparaissait une nouvelle fois comme la source des difficultés de « nos services publics » et de « nos communautés ». Au nom de la réaffirmation de l’héritage welfariste, ce cœur de l’identité redistributrice du travaillisme, il apparaissait donc plus urgent aux auteurs de cette aventure intellectuelle collective, une fois encore, de désigner les étrangers plutôt que les ravages de l’assaut austéritaire[14] et de l’émigration fiscale industrielle.

Devant l’électorat travailliste traditionnel des territoires jamais remis de la désindustrialisation brutale des années 1980, prenant de plein fouet les effets des coupes budgétaires et les destructions de l’emploi public, et dans un pays où les inégalités inter-régionales sont les plus grandes en Europe[15], la priorité était donc de se présenter un évangile national-social dans une main et une tasse de thé anti-immigration dans l’autre. Il paraît alors surprenant, dans de telles conditions, que lors du référendum sur l’UE, ce furent encore les deux tiers de l’électorat travailliste qui votèrent pour le maintien dans l’UE ; et il paraît plus surprenant encore qu’un certain nombre de responsables travaillistes aient prétendu être elles-mêmes et eux-mêmes surpris et contrariés de la focalisation de la campagne sur des questions d’immigration qu’ils et elles n’avaient pourtant jamais cessé, au cours des années précédentes, et jusqu’à la veille du vote, de présenter comme l’enjeu central pour l’avenir de la société, de l’économie, des « valeurs » et des « traditions » britanniques fondamentales. Le travaillisme officiel post-Blair porte une immense responsabilité dans le vote anglais pour le Brexit et en particulier pour cette part du vote déterminée par le « débat » sur les migrants[16]. On ne peut pas prétendre vouloir rester dans l’UE et abonder dans le sens des pires arguments pour en sortir, au motif qu’il ne faut pas s’aliéner l’électorat ex-travailliste et maintenant pro-Ukip.

Accessoirement, tout ceci permet aussi de comprendre maintenant plus clairement ce que le groupe parlementaire travailliste anti-Corbyn voulait dire en reprochant à leur nouveau leader de ne pas envoyer de message plus « rassembleur » (not reaching out), hors de sa « zone de confort » politique, et de ne s’adresser qu’aux « convertis ». Il était acquis pour la majorité du groupe parlementaire travailliste que la prochaine victoire électorale ne pouvait dépendre que de la capacité du parti travailliste à faire la preuve de son sens des responsabilités budgétaires et fiscales (par l’adhésion à l’austérité) et de promettre mieux que les conservateurs et le Ukip (sur l’immigration) auxquels il fallait arracher ou reprendre une frange de l’électorat flottant. Cette perspective tactique ne semblait plus supposer l’existence même du vaste électorat populaire depuis longtemps découragé d’exprimer le moindre avis électoral sur des partis de gouvernement aux lignes indistinctes. Les luttes électorales paraissaient condamnées à se réduire à des affrontements dans la vase d’un lac en voie d’assèchement, dans l’oubli des cours d’eaux retenus qui ne l’alimentent plus. Alors en effet, Jeremy Corbyn n’a pas voulu participer au karaoke électoral sur les paroles et musique du Daily Express. En refusant l’injonction à se placer sur le terrain de l’immigration, il s’est paradoxalement trouvé être un meilleur défenseur de l’héritage de Blair que les blairistes présumés ou déclarés. Et sans doute fallait-il voir dans les débordements d’hostilité anti-Corbyn au sein du groupe parlementaire travailliste suite au référendum, un opportun transfert de responsabilité de ces ardents défenseurs du maintien dans l’UE — à la simple condition d’en sortir.

Notes

[1] Keith Dixon explique que ce multiculturalisme fut bientôt infléchi, au début des années 2000, par une injonction nouvelle au respect des « normes britanniques » dans le cadre d’un débat sur l’identité britannique dont le principal promoteur n’était autre que David Blunkett, ministre de l’Intérieur de Blair, qui ne parut par ailleurs pas s’inquiéter du caractère proprement raciste des incidents auxquels cette communication gouvernementale venait faire suite. Cf. Keith Dixon, Un Abécédaire du blairisme. Pour une critique du néo-libéralisme guerrier, Editions du croquant, 2005, p. 103-108 (« N. Normes britanniques »).

[2] Frederic Falzon, « La grève de Lindsey : nationalisme populaire ou nouvelle radicalité de classe ? », Observatoire de la société britannique [En ligne], 9 | 2010, mis en ligne le 1 er  novembre 2011.

[3] Ibid. note 17. Voir l’étude de Falzon pour les fragilités et ambivalences des revendications syndicales dans ce conflit.

[4] La participation avait été de 34,6 %.

[5] « The Labour Party Manifesto 2010: A future fair for all ».

[6] Il faut au moins brièvement rappeler que les travaillistes avaient déjà introduit en 2008, de manière moins remarquée, un visa spécifique d’une validité de six mois pour les travailleurs domestiques migrants. Sous leur nouveau statut d’« assistant domestique », remplaçant celui de « travailleur domestique », ces migrants n’étaient désormais plus couverts par la législation du travail. Il leur était interdit de changer d’employeur même en cas d’abus caractérisés. Au terme des six mois, le visa ne pouvait être renouvelé et le ou la migrante devait quitter le Royaume-Uni sans aucune autre possibilité de s’y établir. Comme l’expliqua l’association de soutien aux travailleurs domestiques étrangers, Kalayaan, les travaillistes créèrent ainsi un espace de non-droit et des conditions d’exploitation et de violence aggravées pour – généralement – ces travailleuses originaires d’Inde, des Philippines, du Sri Lanka, et d’Indonésie (au service d’employeurs indiens, du Moyen-Orient, ou Britanniques). Le rapport établi par Kalayaan (avec la participation de l’organisation caritative Oxfam) dressa un portrait détaillé de ce renouveau d’une servitude officielle peu conforme à la modernité proclamée du travaillisme nouvel âge, dans « The New Bonded Labour? The impact of proposed changes to the UK immigration system on migrant domestic workers », Kalayaan (Justice for migrant workers) et Oxfam, 2008.

[7] Steve Hilton, « The PM risks freeing us from the UE only to slam the door to the world », Sunday Times, 9 octobre 2016.

[8] Cf. l’animateur de la station LBC, James O’Brien, . Le caractère excessif de l’analogie est cependant quelque peu nuancé si l’on pense aux gros titres de la presse tabloïde, volontiers assimilés, dans le discours politique, à « l’opinion publique » elle-même.

[9] Cité dans « Labour Party conference : Ed Miliband says he would force firms that hire foreign workers to take on British apprentices », The Independent, 22 septembre 2013.

[10]        Rachel Reeves, sur la chaine SkyNews, janvier 2014,

[11] C. Dustman, T Frattini, C Halls, « Assessing the Fiscal Costs and Benefits of A8 Migration to the Uk», CReAM, UCL, Discussion Paper Series, n° 18/09, 2009. Cité du « non-technical abstract » p. 2. Le Joint Council for the Welfare of Immigrants (JCWI) proposait une utile synthèse des principales données à la veille de l’élection législative de 2015 :

[12] « The fiscal effects of A8 migration to the UK », VOX, CEPR’s policy Portal, 8 août 2009 :

[13] Pour des exemples parmi d’autres, « Labour and the Tories must stop imitating Ukip if they want to win in 2015 », The Telegraph, 21 novembre 2014 ; Reeves questionnée par Andrew Neil sur la tentative des travaillistes et des conservateurs de déborder le Ukip sur sa droite, ; la chaine « officielle » de Ukip même a voulu dénoncer la récupération de son programme : https://www.youtube.com/watch?v=-yHRsONaRSE

[14] Au début de l’année 2017, la Fabian Society a également mis son expertise, ancienne et notable, au service de l’élaboration de pronostics pour le parti travailliste sous sa nouvelle direction. Le document d’analyse (« Stuck : how Labour is too weak to win and too strong to die »), paru le 3 janvier sous la plume du secrétaire général du think tank, Andrew Harrop, peignait des perspectives particulièrement calamiteuses pour le parti. À quelques mois d’intervalle seulement, la gravité prospective de nombreux passages de cette étude se mua rétrospectivement en divertissement comique : Les prédictions électorales émises par la Société à la mi-avril 2017 (https://www.newstatesman.com/politics/staggers/2017/04/our-election-prediction-labour-dire-heres-how-party-can-prove-us-wrong ) sont plus encore à recommander pour les mêmes raisons, ce qui toutefois, n’empêche en rien le secrétaire général d’administrer doctement son expertise et ses recommandations pour l’avenir en dépit de l’élection -spectaculairement mal- anticipée de juin 2017. Le diafoirisme politologique a de l’avenir. http://uk.businessinsider.com/labour-must-sound-patriotic-win-next-election-fabians-say-2017-7

[15] Inequality Briefing, « Briefing 61: Regional inequality in the UK is the worst in Wetern Europe », 26 juin 2015,

[16] L’opposition à l’UE d’un syndicat comme le RMT était d’une tout autre teneur, bien entendu.