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Marxisme et minorités nationales

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Lien publiée le 20 avril 2019

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http://www.contretemps.eu/question-nationale-marxisme-rosdolsky-engels/

Friedrich Engels et les « peuples sans histoire ». La question nationale et la révolution de 1848, Paris, Éditions Syllepse, 2019.

L’économie politique de la question nationale (extrait de l’avant-propos par B. Bürbaumer)

En tant que membre de la minorité ukrainienne de l’Empire ­austro-hongrois et militant social-démocrate, Rosdolsky considérait que la dynamique déclenchée par la révolution d’Octobre devait aboutir à une libération nationale et sociale dans le cadre d’une nouvelle République populaire en Ukraine. Or, à l’issue de la guerre civile, la question nationale ukrainienne se trouve de plus en plus politiquement marginalisée en URSS[1]. Pire, Rosdolsky considère rétrospectivement que le problème principal résidait dans « l’attitude fondamentalement anti-ukrainienne des bolcheviks et de leurs alliés, qui ne demandent pas seulement à la gauche ukrainienne de rejoindre la Révolution socialiste, mais avant tout, d’abandonner intégralement leur mentalité nationale[2] ». Par mentalité nationale, Rosdolsky entendait par exemple l’usage de la langue ukrainienne, qui fut interprété comme contre-révolutionnaire. Pourtant, comme il le note, « les partis socialistes ukrainiens les plus radicaux […] ont combattu avec les bolcheviks la Rada ukrainienne bourgeoise[3] ». Dans ce contexte, il salue la reconnaissance au moment de la révolution de la question ukrainienne par Lénine et Trotsky, qui avaient fait des concessions importantes aux Ukrainiens, tout en critiquant l’attitude de Staline plus tard, qui pensait cette question définitivement résolue.

Rosdolsky questionne donc les raisons pour lesquelles une ­partie importante du mouvement ouvrier persiste à s’accommoder de l’oppression des minorités nationales. Cette problématique l’amène à remonter, à partir des positions de Staline et des austro-marxistes, aux origines théoriques qu’il trouve chez Friedrich Engels en 1848[4]. Sa thèse, soutenue en 1929 à l’Université de Vienne – « Le problème des peuples sans histoire chez K. Marx et Fr. Engels » – est donc fortement imprégnée par le contexte politique dans lequel Rosdolsky évoluait. Il explique le positionnement d’Engels au moyen d’une analyse en termes d’économie politique de l’Empire autrichien en 1848-1849 :

Nous estimons donc devoir faire découler la théorie de Engels concernant les « peuples sans histoire » de la situation objective de la révolution de 1848-1849 en Europe centrale[5].

Au-delà de son application réussie du marxisme à Engels (et à Marx), Rosdolsky montre à partir de cette étude qu’une grande partie de la social-démocratie européenne a commis­ l’erreur de partager plus ou moins la position d’Engels en 1848, au lieu de s’approprier la méthode mise en place par Marx et Engels pour comprendre la question nationale. Par ailleurs, il faut noter qu’après 1945 la question nationale paraissait toujours centrale à Rosdolsky. Dans une lettre à Karl Korsch, il aborde le potentiel d’une démocratisation du bloc de l’Est à travers une double dynamique : le mouvement de contestation de 1953 en RDA et la critique marxiste du stalinisme effectuée dans des nations opprimées comme les Tchèques et les Ukrainiens[6]. Dans les années 1950, toute revendication nationale au sein du bloc de l’Est était officiellement dénoncée comme étant l’« instrument de la bourgeoisie[7] ».

Il s’agit ici de présenter brièvement, en gardant la question de la méthode dans le marxisme comme matrice de fond, les trois dimensions de l’ouvrage de Rosdolsky : l’économie politique de l’Europe de l’Est au milieu du 19e siècle, l’analyse de la pensée d’Engels, et l’élément central de la critique des visions téléologiques et linéaires de l’histoire.

En 1848, Marx et Engels prenaient ouvertement position contre la politique allemande d’oppression nationale en Italie, en Hongrie et en Pologne. Ces nationalités étaient considérées comme des alliées dans la lutte contre l’absolutisme autrichien et le tsarisme russe, dans laquelle les fondateurs du marxisme étaient engagés. Or, cette position contraste fortement avec leur hostilité à l’égard des Tchèques et des Slaves du Sud (et des Roumains) au sein de l’Empire austro-hongrois. En effet, dans les pages de la Nouvelle Gazette rhénane on peut lire que ces nations se distinguaient par une nature contre-révolutionnaire. Le travail de Rosdolsky repose justement sur l’analyse des articles de la Nouvelle Gazette rhénane publiés entre 1848 et 1849, qui, éditée entre autres par Marx et Engels, était l’organe de presse de la gauche radicale de l’époque. Rosdolsky qualifie l’attitude adoptée par la Nouvelle Gazette rhénane, qui se résume à considérer que l’oppression nationale des Slaves (hormis les Polonais) n’est pas une raison suffisante pour que les démocrates s’y opposent, de « nihilisme national[8] ». Cette position politique persista au-delà des révolutionnaires démocratiques allemands de 1848 et se trouve aussi au sein de la 2e Internationale. Rosdolsky procède d’abord par une analyse de l’économie politique de l’Europe de l’Est, ce qui lui permet de soulever un certain nombre d’erreurs factuelles chez Engels. À titre d’exemple, la Nouvelle Gazette rhénane considérait la Pologne comme un seul bloc favorable à la révolution. Or, pour tenir cette position elle a dû ignorer que 90 % de la population de la Pologne était composée de la paysannerie polonaise qui, à la différence de la noblesse locale, fut en faveur de l’empereur autrichien.

À en croire la Nouvelle Gazette rhénane, la nation polonaise était une nation aristocratique et la paysannerie polonaise a été transformée en paysannerie ruthène. Plus généralement, Rosdolsky se base dans son étude sur les conditions historiques dans lesquelles vivent et agissent les peuples slaves : le développement des forces productives, l’existence d’une culture ou d’un sentiment national, souvent en lien avec l’existence d’une bourgeoisie ou petite bourgeoisie urbaine, l’existence d’entités politiques plus ou moins autonomes et les rapports entre la noblesse autochtone et la noblesse dominante (autrichienne ou hongroise). Ainsi, il parvient à établir dans certains cas que « l’antagonisme national était donc ici […] seulement la forme visible sous laquelle se manifestait un antagonisme social[9] ». Ce fait explique par exemple pourquoi dans les années 1840 la paysannerie ruthène refuse de soutenir la noblesse polonaise contre l’Empire autrichien. Pourtant, rappelant l’histoire de la Révolution française, Rosdolsky précise qu’Engels aurait pu considérer la paysannerie comme un « élément révolutionnaire encore embryonnaire[10] ». Or, à la différence du cas français, les révolutionnaires de 1848 n’ont pas réellement pris en compte la question de la paysannerie. Plus précisément, il était contraire à leurs intérêts de transformer radicalement les rapports de propriété foncière dont souffrait la paysannerie. La raison du refus de cette dernière de rejoindre la révolution repose donc sur « les œillères de classe de la bourgeoisie austro-allemande et de ses alliés aristocratiques – hongrois et polonais[11] ». En effet, les révolutionnaires allemands, hongrois et polonais luttaient pour leur émancipation, sans envisager de mettre fin à l’oppression des minorités dans les États qu’ils avaient l’intention de créer. Et pourtant, c’est précisément contre cette oppression que luttaient les Slaves « contre-révolutionnaires ».

De l’incapacité d’analyser la question nationale du point de vue de l’économie politique découlent les erreurs d’analyse d’Engels. Cette analyse des événements de 1848-1849 se base sur la prétendue nature « réactionnaire », « contre-révolutionnaire » des peuples slaves entiers (hormis les Polonais). Voilà une manière élégante de contourner l’impact du chauvinisme des nations dominantes. Or, cette naturalisation de peuples entiers n’est pas le simple produit de l’imagination d’Engels. Étudiants assidus de la Révolution française et de son programme d’assimilation, les rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane étaient « fondamentalement centralistes et adversaires de tout particularisme[12] ». Chez Marx et Engels la paysannerie correspondait précisément à ce particularisme, qui devait disparaître avec le développement du capitalisme. Par conséquent, les luttes des Slaves s’opposaient au progrès. D’ailleurs l’histoire atteste que, si les Slaves n’ont pas réussi à construire leur propre État centralisé, c’est à cause de leur manque de « vitalité nationale[13] ». À ce stade l’impact de la philosophie de Hegel devient évident. Hegel n’avait en effet pas seulement façonné la réception de la Révolution française dans l’espace germanophone, mais il avait aussi offert la première tentative de comprendre et d’organiser les événements historiques dans une même dynamique, qui répond à des lois précises. Selon Hegel, dont Engels s’inspire, tous les pays européens comprennent des « ruines de peuples », c’est-à-dire « les restes d’un peuplement antérieur refoulé et assujetti par la nation qui allait plus tard devenir le véhicule du développement historique », et qui à défaut d’anéantissement complet restent les porteurs de la contre-révolution[14]. Parmi ces « ruines » se trouvent les Gaëls, les Bretons, les Basques et les Slaves du Sud. Tout en insistant sur le fait que l’histoire ne détermine pas le comportement d’une nation à travers une prétendue nature, Rosdolsky réfute empiriquement les exemples de « ruines » en expliquant le comportement contre-révolutionnaire de certaines nations à des moments précis par leur situation politique, sociale et économique, et en interaction avec les points aveugles des révolutionnaires. Contrairement à la méthode d’analyse de l’histoire, proposée encore de façon relativement brute dans le Manifeste communiste, qui insiste sur le changement induit par la lutte des classes comme caractéristique majeure de l’histoire humaine, Engels dresse ici une philosophie de l’histoire très différente :

Au lieu en effet de faire procéder les luttes des nationalités, et les mouvements nationaux, des conditions de vie matérielles des peuples et des rapports de classes en constante mutation en leur sein, elle trouve son ultima ratio dans le concept de « viabilité nationale », un concept aux allures plutôt métaphysiques qui n’explique absolument rien[15].

Rosdolsky détecte donc chez Engels une conception idéaliste de l’histoire, induite par son héritage hégélien. Même si Marx et Engels avaient modifié la philosophie de l’histoire de Hegel pour mettre le communisme au bout du processus historique, leur maintien de la vision de l’histoire comme progrès continu les conduisait à apprécier l’oppression des Slaves comme un mal nécessaire, infligé à des peuples par nature incapables d’agir dans le sens du progrès. Même si à certains moments Engels avance des arguments plus matérialistes, mais toujours téléologiques, l’élément dominant ses textes demeure l’absence de considération pour les antagonismes sociaux. C’est à cette condition qu’Engels peut railler, de façon surprenante, d’un côté l’absence de base de masse des mouvements nationaux des Slaves, et considérer de l’autre côté que ces mêmes mouvements trop faibles auraient la force de causer la défaite de la Révolution autrichienne.

En paraphrasant Marx, Rosdolsky tire la conclusion suivante de l’analyse des arguments d’Engels :

« Cela prouve seulement que, quand les grands penseurs formulent leurs théorèmes, “ils ne le font pas ar­bi­trai­rement, […] mais dans des conditions directement données et héritées du passé”[16]. »

Ces conditions ont conduit Engels à voir le progrès du côté des Allemands et la réaction du côté des Slaves. C’est pour cette raison qu’il s’opposait fermement, dans le cadre d’une polémique, à Bakounine qui avait défendu le droit à l’autodétermination de la ­plu­part des peuples slaves. Or, vis-à-vis de Bakounine Rosdolsky estime qu’Engels jette le bébé avec l’eau du bain :

Pour réfuter la « théorie morale » qui déduisait le principe de l’autodétermination des peuples de « droits humains éternels », il nie ce principe en tant que tel, […] et croit même devoir justifier des annexions dans la mesure où elles se font « dans l’intérêt de la civilisation »[17].

Toutefois, Rosdolsky souligne aussi que malgré les différences d’appréciation, à la fois Engels et Bakounine avaient soutenu sans ambiguïté les révolutionnaires, ce qui de fait met les Slaves dans le camp de la contre-révolution. Or, une position en faveur de la révolution était intenable pour les Slaves, car cette révolution ne leur offrait rien. Dans ce contexte, Rosdolsky estime que dénoncer le comportement des Slaves est inopérant, puisque cela ne change pas le sort de la révolution. En d’autres termes, dans le camp de la révolution deux conceptions à propos de la question nationale étaient en dispute – celle d’Engels et celle de Bakounine. Or, les deux étaient irréalisables, car elles reflétaient « deux faces de la même contradiction entre les tâches objectives de la révolution et le caractère limité des forces sociales qui étaient à sa disposition[18] ». L’échec de la révolution bourgeoise et sa potentielle extension en « révolution en permanence[19] » en Autriche reposent donc sur le développement inégal entre les paysans slaves et les démocrates allemands, hongrois et polonais. À cela s’ajoute la conviction téléologique de Marx et Engels selon laquelle la diffusion du mode de production capitaliste ferait disparaître la base sociale de la paysannerie. Or, sur le plan politique, le tsarisme et le droit à l’autodétermination des Slaves, en tant que son prétendu outil politique en Europe de l’Est, constituaient une des entraves majeures à cette évolution. Le travail de Rosdolsky permet donc d’identifier l’impact profond de la pensée de Hegel sur Engels. Même si les jeunes Marx et Engels se sont clairement distanciés de la pensée hégélienne, la rupture avec cette dernière était en réalité moins nette à ce stade. Les fondateurs du marxisme avaient en effet conservé une vision téléologique de l’histoire, dont l’aboutissement au fil des étapes de différents modes de production serait la société sans classes. Politiquement, les obstacles à ce développement linéaire comme la question paysanne et le droit à l’autodétermination des Slaves devaient donc être combattus. Voici donc l’« erreur fondamentale » de Marx et Engels dont ils « n’arrivèrent jamais à se départir totalement[20] ». À ce propos, la recherche récente sur Marx et ses textes plus tardifs – il faut garder à l’esprit qu’en 1848 Marx avait à peine trente ans – nous permet de terminer sur une note moins fataliste. En effet, dans Marx aux Antipodes, Kevin Anderson montre que Marx a profondément modifié sa position avec la révolte anticoloniale des Cipayes en Inde en 1857[21]. Il a abandonné la vision téléologique et étapiste de l’histoire et a développé un intérêt croissant pour le monde extra-européen et son potentiel révolutionnaire.

L’objectif du travail de Rosdolsky n’est pas d’émettre un jugement anachronique sur la révolution de 1848-1849, mais, en suivant la méthode esquissée par Marx et Engels, d’articuler les conceptions politiques de l’époque à leur conditionnement historique. À travers cette méthode Rosdolsky est en capacité de montrer qu’un certain nombre de marxistes, même soixante-dix ans plus tard, ont statiquement reproduit la position d’Engels en 1848 au lieu de fonder leur analyse sur la méthode marxiste. Rosdolsky termine donc par une remarque sur le lien entre la théorie et la pratique politique :

Assurément, l’internationalisme du mouvement ouvrier est devenu impensable sans Marx et Engels. Mais cela ne signifie pas qu’il soit interdit de faire un distinguo entre ce qui relève des théorèmes généraux de leur théorie scientifique et ce qui est du domaine de la politique pratique qui a été la leur au jour le jour. Ni qu’on doive concevoir la tendance nécessairement internationaliste du mouvement d’émancipation prolétarien comme un fait, déjà pleinement réalisé dès le tout début, une réalité indépendante du cours de l’histoire[22].

Par conséquent un des piliers du projet de refondation du mouvement révolutionnaire qu’ambitionne Rosdolsky est l’internationalisme. De ce point de vue la transformation de la sympathie intuitive des travailleurs envers tous les opprimés en une conscience internationaliste explicite est une condition nécessaire à tout projet révolutionnaire. L’embryon révolutionnaire des travailleurs contient une dimension internationaliste, qui doit être activement sollicitée, et cela notamment « chez les socialistes des nations dominantes, qui se croyaient fréquemment d’autant plus “internationalistes” qu’ils ignoraient superbement l’existence d’une question nationale[23] ». C’est en cela que réside d’après Rosdolsky l’avancée majeure de la social-démocratie russe de Lénine. Tandis que la première génération de la social-démocratie russe autour de Zassoulitch et Plekhanov considérait l’Ukraine, le « point névralgique » du socialisme russe[24], comme une acquisition définitive, la Révolution de 1917 l’a remis à l’ordre du jour. À ce moment, Lénine a pu, en s’appuyant sur la théorie marxiste, « dépasser les limites de la conception de Engels comme de celle de Bakounine et de jeter un pont entre les deux[25] ».

Rosdolsky termine la rédaction de Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire » en 1948, pour le centenaire de la Révolution de 1848. Il envisageait de convaincre la Yougoslavie de Tito de publier son livre, mais cette dernière n’avait pas un intérêt particulier à rappeler les écrits anti-slaves de Marx et Engels. La publication en URSS n’était pas non plus possible dans la mesure où des textes de Friedrich Engels sur le tsarisme et la question nationale avaient déjà été interdits dans les années 1930. Finalement, en 1964, la Fondation Friedrich Ebert, proche du SPD, publie une première version, avant que l’ouvrage paraisse sous la forme de monographie en 1979, également en Allemagne. La version espagnole paraît un an plus tard au Mexique, et des traductions en anglais (en 1987) et italien (en 2005) suivent.

Malgré le caractère parfois interchangeable de termes différents comme le peuple ou la nation dans Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire », Rosdolsky fait partie des références sur la question nationale, comme le démontre sa présence dans l’Encyclopedia of Nationalism[26]. Il est notable que dans ce champ d’études son travail contredit une affirmation puissante d’Ernest Gellner, le théoricien du nationalisme « le plus généralement respecté et le plus largement cité[27] », à propos du marxisme. Admiratif de la pensée de Marx, ce dernier considère néanmoins que parmi les deux grandes erreurs du marxisme se trouve la sous-estimation du nationalisme[28]. Plus précisément, Gellner pense que les intérêts nationaux l’emportent sur des intérêts de classe. Le travail de Rosdolsky en tant que tel indique que le marxisme n’a pas oublié la question nationale, et il fournit aussi des cas empiriques démontrant qu’un contenu social peut prendre une forme nationale. Par ailleurs, en insistant sur les conditions historiques dans lesquelles s’inscrivent les différentes nations, Rosdolsky va au-delà des dualismes répandus dans la littérature sur le nationalisme, qui postulent un nationalisme occidental civique, constitutionnel, libéral et rationnel, et un nationalisme oriental ethnique, autoritaire, illibéral et mystique[29]. Ainsi il fait partie des précurseurs, qui ne distinguent pas l’Occident et l’Orient selon des valeurs immuables, mais selon leur place dans le développement inégal et combiné du capitalisme. À cet égard les ressemblances entre l’analyse de Rosdolsky et celle de l’historien tchèque renommé Miroslav Hroch sont frappantes.

Comme le rappelle Miroslav Hroch, en Europe de l’Ouest « l’État moderne s’est développé sous la domination d’une culture ethnique, soit sous la forme absolutiste soit dans un système représentant les États », tandis qu’en Europe centrale et orientale « une classe dominante “exogène” dominait les groupes ethniques qui vivaient sur un territoire compact[30] ». Concernant les petites nations, comme celle de l’Europe de l’Est, la polarisation des intérêts matériels contradictoires correspond aux différences de nationalité. Ainsi les dimensions de classe et de nations s’interpénétraient : « La noblesse représentait donc en même temps la classe dominante, les paysans la nationalité opprimée[31]. » Par ailleurs, la critique de Rosdolsky du concept du peuple sans histoire a également été utilisée dans des contextes plus spécifiques : Enzo Traverso critique l’utilisation de ce concept à propos des Juifs[32] et Michal Kasprzak se réfère positivement à Rosdolsky pour l’étude de la politique des nationalités du Parti communiste polonais[33]. Ces éléments montrent la profondeur du travail de Rosdolsky que l’historien John-Paul Himka qualifie de « révélation[34] ». Dans la même lignée, l’économiste Ernest Mandel considère que cet ouvrage est « sans doute le plus important » de Rosdolsky, car en critiquant sévèrement l’attitude hostile de Marx et Engels envers les petites nationalités slaves, il constitue « le premier exemple d’une critique marxiste réussie de Marx lui-même[35] ».

Notes

[1]                . D’autres minorités nationales étaient également concernées. Voir Moshe Lewin, Le Siècle soviétique, Paris, Fayard, 2003 ; Matthieu Renault, « La révolution décentrée. Deux études sur Lénine », Période, 2017, .

[2]                . Rosdolsky-Kreis, Mit Permanenten Grüssen, op. cit., p. 95.

[3]                . Voir le chap. 11, « Le panslavisme démocratique », p. 236.

[4]                . La position d’Engels est par ailleurs fortement influencée par l’étude de la Révolution française, et en particulier de la lutte des jacobins Barrère et Grégoire contre les langues régionales en France.

[5]                . Voir le chap. 8, « Le problème des “peuples sans histoire” et l’“erreur de pronostic” de Engels », p. 196. Par ailleurs, la plupart des travaux historiques de Rosdolsky articulent l’économie politique et la question nationale : « Fridrych Engels pro Ukrajinu » [Friedrich Engels à propos de l’Ukraine], Chervonyj Shliakh, n° 7-8, 1927 ; La Communauté villageoise en Galicie de l’est et sa dissolution (1936) ; et Die grosse Steuer – und Agrarreform Josefs II : Ein Kapitel zur österreichischen Wirtschaftsgeschichte [La grande réforme fiscale et agraire de Josef II : Un chapitre de l’histoire économique autrichienne], Varsovie, Panstwowe Wydawnictwo Naukowe, 1961.

[6]                . Karl Korsch, « Karl Korsch Papers : Korrespondenz Mit Roman Rosdolsky », 1953, IISG.

[7]                . Miroslav Hroch, « Learning from small nations » [Leçons des petites nations], New Left Review, n° 58, 2009, p. 41-59.

[8]                . Voir chap. 1, « Les Tchèques », p. 80.

[9]                . Voir chap. 3, « Les Ukrainiens (Ruthènes) », p. 107.

[10]              . Idem, p. 114.

[11]              . Voir chap. 5., « Nations révolutionnaires, nations contre-révolutionnaires », p. 144.

[12]              . Idem, p. 145.

[13]              . Voir chap. 7, « L’histoire contre les Slaves : Engels sur l’origine et la vocation historique de l’Autriche », p. 170.

[14]              . Voir chap. 8, « Le problème des “peuples sans histoire” et l’“erreur de pronostic” de Engels », p. 184.

[15]              . Idem, p. 189.

[16]              . Voir chap. 11, « Le “panslavisme démocratique” (Engels contre Bakounine) », p. 227.

[17]              . Ibid., p. 228.

[18]              . Voir « Conclusions », p. 251.

[19]              . Karl Marx et Friedrich Engels, « Adresse du comité central à la Ligue des communistes », 1850.

[20]              . Voir « Conclusions », p. 255.

[21]              . Kevin Anderson, Marx aux antipodes : nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Paris/Montréal, Syllepse/M. Éditeur, 2015.

[22]              . Voir « Conclusions », p. 257.

[23]              . Rosdolsky vise ici à souligner que malgré un intérêt plus marqué pour la question nationale que la majorité des Partis sociaux-démocrates, les réponses des austro-marxistes dans ce domaine n’ont pas été suffisantes.

[24]              . Voir « Conclusions », p. 259.

[25]              . Idem, p. 260.

[26]              . Alexander J. Motyl, Encyclopedia of Nationalism, 2 vol., San Diego, Academic Press, 2000 ; Sur le rapport entre les concepts de nation, nationalité, peuple et conscience nationale, voir notamment Neil Davidson, Nation-States : Consciousness and Competition, Chicago, Haymarket Books, 2016 ; pour un aperçu des débats marxistes sur la question nationale, voir Michael Löwy, * Patries ou planète ?, Lausanne, Page 2, 1997.

[27]              . Philip Spencer et Howard Wollman, Nationalism : A Critical Introduction, Thousand Oaks, Sage Publications, 2002, p. 34.

[28]              . Ernest Gellner, Thought and Change, Chicago, The University of Chicago Press, 1965, p. 172. L’autre erreur étant la croyance en la misère croissante du prolétariat.

[29]              . Spencer et Wollman, Nationalism : A Critical Introduction, op. cit., p. 96-97.

[30]              . Miroslav Hroch, « From national movement to the fully-formed nation : The nation-building Process in Europe », dans Mapping the Nation, Londres, Verso, 1996, p. 80.

[31]              . Miroslav Hroch, Social Preconditions of National Revival in Europe : A Comparative Analysis of the Social Composition of Patriotic Groups Among the Smaller European Nations, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 187.

[32]              . Enzo Traverso, Understanding the Nazi Genocide : Marxism After Auschwitz, Londres, Pluto Press, 1999.

[33]              . Michal Kasprzak, « Nationalism and internationalism : Theory and practice of marxist nationality policy from Marx and Engels to Lenin and the Communist Workers’ Party of Poland », 2012, .

[34]              . John-Paul Himka, « Vorwort zu mit Permanentenn Grüssen », dans Mit Permanenten Grüssen, op. cit., p. 7.

[35]              . Ernest Mandel, « Klappentext zur nationalen frage », dans Friedrich Engels und das Problem der “geschichtslosen” Völker, Hanovre : AfS, 1964.