[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Passation des savoirs des luttes autonomes : France Italie

Lien publiée le 23 avril 2019

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sdl.hypotheses.org/3107

Compte – rendu de la séance du 17 janvier 2019

Si l’essai a été transformé vu le nombre de participant.e.s qui ont rempli l’amphithéâtre François Furet de l’EHESS, le pari n’en était pas moins audacieux dans la mesure où l’enjeu consistait à regrouper sur une même tribune différentes composantes de l’autonomie entendue ici au sens large, c’est à dire avec une diversité politique et générationnelle mais aussi géographique du fait des terrains d’intervention.

L’affiche était prometteuse avec Alessandro Stella et Oreste Scalzone, militants historiques de l’autonomie italienne dans les années 60 et 70 et Alain Pojolat, militant lui aussi historique de ce qui fût nommé l’autonomie française dans le sillage du mai rampant italien et qui monta en puissance dans les années 80. Rupture générationnelle ensuite avec Mathieu Burnel, trop souvent réduit à son titre « d’inculpé de l’affaire Tarnac » et activiste depuis le milieu des années 2000 ainsi que Davide Gallo Lasserre, italien installé en France investi dans des collectifs autonomes depuis la première moitié des années 2010. Enfin, c’est Ludivine Bantigny, qu’on ne peut réduire là non plus à son statut d’historienne tant son parcours politique est riche d’engagements, de prises de risques et défense inconditionnelle et multiforme de la perspective révolutionnaire.

Un pari audacieux donc, non pas parce qu’il fallait trouver un créneau commun pour regrouper ces brillant.e.s combattant.e.s pour l’émancipation, mais bien parce que les termes du sujet lui même laissaient la porte ouverte à une multiplicité de considérations, ce qui ne manqua pas de susciter du débat, au sens le plus enrichissant du terme. Si nous considérons avec Mathieu Riboulet qu’il ne s’agit « pas [d’]une question d’acceptation ou de refus » mais bien que « le principe de l’Autonomie c’est l’agrégation floue, les contours indistincts, le refus d’une prise de parole unitaire, le risque insensé de la fragmentation »1, nous pouvons déjà mettre en évidence la complexité du sujet traité. Par ailleurs, si cette caractérisation est sûrement elle-même sujette à discussions, elle semble malgré tout avoir toute sa place ici, pour donner à voir ce que ce séminaire, non dans sa prétention mais bien dans ses propositions, laissait à voir.

D’abord, c’est la notion même d’autonomie politique qui a été questionnée. Peut-on parler d’une même généalogie et d’une même filiation politique pour l’ensemble des intervenant.e.s ? C’est Ludivine Bantigny qui a pointé, dès le début de son intervention, les écarts qui se faisaient jour entre la conception même de cette notion chez les participants. Mathieu Burnel est allé plus loin encore en considérant, dans la suite de l’intervention d’Alain Pojolat, que l’autonomie française des années 80 n’était pas à proprement parler « l’Autonomie ». La caractérisation même « d’un retour du retour de l’autonomie » qui ouvrai le texte de présentation du séminaire2, qui se voulait un clin d’œil au « retour du retour de l’ultra gauche » intitulant ironiquement un article paru sur le site Lundi Matin3 à été questionné, voir désavoué. C’est encore Alessandro Stella qui a repris Oreste Scalzone en considérant que l’autonomie italienne c’était sa génération, celle des années 70 et pas la précédente, qui n’en était qu’un prémisse. Six intervenant.e.s, six considérations différentes donc.

Il ne faut pas pour autant caricaturer les échanges. Il ne s’agissait en aucun cas, dans ce séminaire, de savoir qui était vraiment dépositaire de l’appellation « autonomie » ou « autonome ». Le débat a plutôt mis en évidence que l’autonomie en soi n’existe pas, et que nous devons plutôt parler des autonomies si vous voulons un tant soit peu être crédibles et rigoureux/euses. C’est peut être Ludivine Bantigny qui a réussit, par ses formulations, à nous faire toucher du doigt ce qui pourrai apparaître comme un fil rouge constitutif et constituant, mais pas pour s’enfermer dans une caractérisation : l’Autonomie n’est « ni un courant, ni une mouvance, mais une cohérence d’existences […] et l’un de ses piliers, c’est l’idée de camaraderie, [il s’agit de] mettre en ajustement théorie et pratique au sens de pratiques d’existence, et de la praxis [en terme militant et activiste] ».

Partant de là, la séance a donc regroupé six conceptions différentes mais qui se rejoignent, ou plutôt se croisent, non pas en termes d’orientations politiques ou de propositions théoriques, mais en termes d’engagements. Ces six interventions étaient structurellement différentes. Entre la transmission de la mémoire chez Stella, Scalzone et Pojolat et les propositions théoriques et presque programmatiques de Gallo Lasserre, c’est une sorte de travail en cours que nous avons eu à entendre. La question de la transmission orale des pratiques ainsi que des éléments conjoncturels et politiques ont occupé une place centrale chez les intervenants « historiques » : tant l’évolution des premiers partis opéraïstes tels que Potere Operaio ou Lotta Continua chez Scalzone ou que l’évolution progressive et diffuse conduisant à la dissolution des organisations dans « l’aire de l’autonomie » au cours des années 1970 chez Stella. Chez Pojolat, c’est l’histoire et la filiation politique et historique des groupes français d’inspirations maoïstes comme Camarades ! ou la Gauche Prolétarienne qui fût évoqué, défendant l’idée de la diffusion des pratiques autonomes par delà les frontières.

Davide Gallo Lasserre a proposé une « perspective théorique sur la méthode de l’autonomie » en insistant sur le fait que «  la pensée radicale, la pensée révolutionnaire, autonome ou autre, ne peut pas faire l’impasse d’une analyse économique, sociale et politique précise du capitalisme ». Selon lui, c’est l’un des apports fondamentaux de l’autonomie italienne des années 70 : celui d’une imbrication fondamentale entre la théorie et la pratique. Dès lors, la relecture des penseurs de l’autonomie italienne apparaît comme centrale, particulièrement celles des ouvrages de Mario Tronti (dont l’ouvrage phare « Ouvriers et Capital ») ou encore Toni Negri. Au cœur de l’argumentation naît le processus d’évolution de l’Autonomie, qui apparaît comme un point central et qui a notamment fait irruption dans la discussion entre Oreste et Alessandro. Selon Davide, « le concept d’autonomie dans les années 60 désignait à la fois et de façon inextricable : 1. l’autonomie des ouvriers par rapport à leur statut de travailleurs (les ouvriers se niant en tant que force de travail pour s’affirmer en tant que puissance active de déstabilisation, en tant que classe) ; 2. l’autonomie de la classe ouvrière par rapport au développement capitaliste (le « travail comme variable indépendante » des taux de productivité et des taux de profit, la « rigidité ouvrière ») ; et 3. l’autonomie de la classe par rapport au réformisme des institutions partidaires et syndicales du mouvement communiste officiel. Ce n’est qu’à partir des années 70 que le concept d’autonomie s’est enrichi des deux autres déterminations, toutes nouvelles. Tout d’abord le concept d’autonomie a commencé à renvoyer à l’autonomie des femmes par rapport aux travailleurs hommes ; à l’autonomie des travailleurs immigrés ou racisés par rapport au prolétariat blanc ; et à l’autonomie des précaires par rapport aux salariés stables ».

L’Autonomie historique comme évolution donc, partant notamment d’une relecture marxiste – ou plutôt marxienne selon les mots de Mario Tronti – notamment des concepts de classes, pour ensuite se montrer plus englobante, affectant et traversant l’ensemble de la société et des relations sociales. Pour saisir ces transformations sociales, pour saisir les métamorphoses des subjectivités, la proposition théorique sur la méthode de l’autonomie est celle de « l’enquête militante […], le style ou la méthode qui assurent l’unité entre la théorie et la pratique. La centralité stratégique qu’on accorde à l’enquête militante consiste donc à ne pas séparer l’élaboration intellectuelle de l’intervention politique ; à ne pas distinguer le plan de l’organisation de celui de l’analyse. Son objectif n’est donc pas la simple rédaction de textes, d’entretiens ou de comptes rendus d’enquêtes dont on pourrait s’approprier commodément le contenu grâce à un support électronique ou papier [mais bien] une accumulation de connaissances et une expansion du conflit ».

Une proposition donc, mais qui n’est pas celle de Mathieu Burnel. Déjà, une divergence importante apparaît. Pour lui les « ouvriers essayaient de rompre avec l’identité même de l’ouvrier », et il en fût de même pour les femmes, les homosexuel.le.s. La fin des identités en quelque sorte, la fin des auto-assignations. La proposition n’est pas neuve, c’est celle qui est déjà défendue en partie par les militant.e.s italien.ne.s de « l’autonomie désirante » des années 1970. Mais sa critique fût surtout vive à l’égard du milieu militant autonome actuel, dont certains s’auto-assignent comme « totos ». Il pointe du doigt la guerre « à la couronne », les codes qu’il faut s’approprier pour faire partie ou non du milieu autonome, fustigeant celles et ceux « qui habitent à trois dans une maison et pensent faire la révolution »: les milieux militants n’échappent pas à certaines formes de starifications ou de phénomènes momentanément hype. Le pointer du doigt permet d’en prendre conscience et, si ce n’est d’y remédier, au moins de s’y confronter.

Un des éléments important souligné par Mathieu Burnel concerne la question de la transmission des savoirs de luttes, c’est à dire l’intitulé du séminaire, ou plutôt sa non transmission. Partant de son expérience personnelle, il relate qu’au fil de son parcours, peu d’ouvrages politiques évoquaient l’Italie des années 70, et encore moins l’Autonomie italienne. Comment expliquer que le mouvement social et insurrectionnel et si puissant, le plus proche de nous, tant temporellement que géographiquement, « n’existait pas » même dans les milieux militants. Il propose deux hypothèses. Il y a d’abord « une raison historiographique, officielle ». Selon lui, il faut chercher dans « la France et son rapport à la pensée, où ce qui compte, c’est d’avoir la bonne théorie avant de pouvoir imaginer que ce qu’on va faire ait un sens [ alors qu’en ] Italie, c’est l’exact inverse : ce qui a produit l’aire de l’Autonomie est un dépassement, un débordement et une fuite de toutes les formes qui préexistaient ». Ensuite, il considère qu’on « sent planer éthiquement et sensiblement un certain ethos français » dans les « milieux gauchistes ». Selon lui, dans la mesure où la France est « le pays de l’État, de la centralisation, de l’unité, de la société [tout] ce qui n’est pas parfait et n’a pas vocation à être hégémonique » , la séquence italienne n’est pas digne d’un réel intérêt.

Des propositions donc, des pistes différentes, des oppositions même. De la politique en somme. Mais une politique qui viserait « les divergents accords » pour reprendre Ludivine Bantigny. Et là encore, ce 15 janvier 2019, ce séminaire a montré à quel point les sujets politiques passés sont brûlants pour le présent. Comme l’ont rappelé à chacune de leur intervention Oreste Scalzone, Alessandro Stella, Alain Pojolat ou encore Ludivine Bantigny, l’arrestation de Cesare Battisti, militant italien de la lutte armée des années 70 en exil depuis des dizaines d’années met en lumière une « vengeance d’État, un passé qui ne parvient pas à passer et qui traduit une détestation farouche et féroce ». A la tribune, c’est donc un soutien qui s’est exprimé à l’égard de Battisti mais aussi une dénonciation et une critique virulente de son arrestation et plus largement de la criminalisation de toute une période politique émancipatrice. C’est avec Enzo Traverso que nous pouvons mettre en évidence que « le passé accompagne le présent et s’installe dans son imaginaire comme une « mémoire » […] souvent régentée par les pouvoirs publics »4. Dans ce passé qui ne passe pas, l’État italien met tout son poids pour se figurer comme le dépositaire de la mémoire officielle, une mémoire sélective, qui permet de condamner encore plus profondément les « années de plomb » tout en broyant celles qui ont été aussi des « années de rêves » pour reprendre la formulation d’Alessandro Stella5.

Mais plus encore : le soulèvement des Gilets Jaunes est venu là aussi percuter de plein fouet à la fois les organisations politiques « traditionnelles » mais aussi les milieux militants qu’ils soient autonomes, révolutionnaires, anarchistes :tout le monde a eu son mot à dire tant un tel événement dût imprévisible. C’est l’irruption du politique qui met sur le devant de la scène les racines du problème : injustice sociale, injustice fiscale, déni de démocratie, sentiment de mépris permanent. Si les Gilets Jaunes ont revendiqué une autonomie farouche à l’égard des organisations politiques traditionnelles, ils et elles ne se sont pas pour autant revendiqués « Autonomes ». Vient donc ici se questionner la notion, ou plutôt la condition de l’autonomie. Face à l’ampleur et à la profondeur du mouvement, nous avons eu à entendre comme en éch ce que proposait Etienne Balibar lors d’un colloque intitulé Gilets Jaunes : les exclus s’incluent : « c’est le genre de circonstance dans lequel l’intellectuel.le doit prendre le risque et ne pas redouter, au fond, de soumettre des hypothèses probablement très fragiles »6.

Le séminaire s’est donc présenté comme un espace de réflexions, de propositions et de discussions. Un espace et un temps dans lesquels la multiplicité des points de vues, des expériences et des horizons d’attentes se sont croisés pour ouvrir le terrain à la pensée, à la pensée politique dans sa forme la plus profonde, c’est à dire émancipatrice, celle qui nous soulève. « Qu’est ce qui nous soulève ? Partons donc de l’hypothèse que ce serait la force de nos mémoires quand elles brûlent avec celles de nos désirs quand ils s’embrasent »7.

1Riboulet Mathieu, Entre les deux il n’y a rien, Lagrasse, France, Verdier, 2015, 135 p. p.57

2La passation des savoirs de luttes autonomes de l’Italie a la France, consulté le 18 avril 2019.

3Retour du « retour de l’ultragauche » – Julien Coupat répond aux inquiétudes du Parisien, consulté le 15 avril 2019.

4Traverso Enzo, Le passé, modes d’emploi: histoire, mémoire, politique, Paris, France, la Fabrique éditions, 2005, 136 p. P.10

5Stella Alessandro, Années de rêves et de plomb: des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980), Marseille, France, Agone, 2016, 164 p.

6BALIBAR Etienne, BANTIGNY Ludivine, NEGRI Toni, HARCOURT Benoît, Gilets Jaunes : les exclus s’incluent, Columbia Global Center, 2017, 174 minutes.

7Didi-Huberman Georges, Désirer, désobéir. 1, ce qui nous soulève, Paris, France, Les éditions de Minuit, 2019, 682 p. P.19