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Enquête sur la géologie politique de la forêt de Romainville
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://vacarme.org/article3239.html
À quel prix préserver la nature ? Depuis plusieurs mois, à quelques kilomètres de Paris, deux conceptions de la nature (nature pure et préservée au détriment de la prise en compte d’enjeux sociaux et nature appropriée par des usager·ères historiques) s’opposent autour du projet de construction d’éco-quartiers et de la construction d’une base de loisirs, sur le territoire même de la cité Gagarine et de la forêt de Romainville. Défenseurs de la nature, habitant·es de la cité Gagarine, promoteurs immobiliers, acteur·ices de la région Île-de-France et de la municipalité veulent s’approprier cet espace sur lequel ils se déchirent. C’est en suivant le regard du chien Solo, les baladant au cœur de cet espace étrange, à la fois naturel et historique, qu’ils ont été conduits à mener une enquête politique sur la géologie de ces anciennes carrières ensauvagées.
« Stalker », Andreï Tarkowski, 1979
Le chien Solo
Il est des lieux proscrits, sanctuarisés, auxquels on n’accède qu’avec des passeurs. Dans Stalker du cinéaste soviétique Andreï Tarkovski, une catastrophe — dont on ne sait si elle est d’origine naturelle, technologique ou surnaturelle — a produit une zone invivable et interdite, où la nature est devenue une entité vivante à laquelle il faut obéir sous peine d’y succomber. À la manière de l’alchimiste, le passeur se soumet en composant avec elle des arrangements magiques. Elle impose des négociations, des sacrifices parfois. Chez Tarkovski, les « stalkers » sont les initiés d’un culte secret et les promoteurs d’une religion du passage. Le rapport à cette entité naturelle est cependant profondément viriliste : le passage vers le sauvage est l’épreuve d’une force masculine seule à même de pénétrer les mystères de la nature, et dont les femmes sont explicitement exclues. Tout se passe comme si l’expérience héroïque de la « zone » était la mesure de la bravoure de quelques hommes en quête de sens.
Dans la forêt de la Corniche des Forts, qui a poussé depuis la fin des années 1950 à Romainville, à quelques kilomètres à peine de Paris, le passage est moins mystique et moins viril. En soixante ans, une végétation dense a progressivement recouvert les anciennes carrières de gypse. Ce lieu, pourtant central dans la géographie de la métropole, a été clôturé puis laissé à l’abandon, ouvrant, comme la plupart des hétérotopies urbaines, la possibilité de multiples usages. S’y sont produits, en s’y croisant parfois mais en s’évitant le plus souvent, des dépôts d’ordures (le sol est une grande décharge, un ensemble plus ou moins organique de déchets, gravats, etc.), des cultures de cannabis, des fêtes, de l’horticulture, des refuges, des promenades, du glanage, des camps de roms, des ateliers clandestins de récupération de cuivre, des habitations temporaires de personnes isolées sans domicile, etc. La multiplicité des usages de la forêt a été permise par la relative absence de contrôle étatique de l’espace et la non valorisation d’un foncier hautement pollué et miné de galeries qui s’effondrent parfois en fontis. La forêt a discrètement fourni ses services à des pratiques sociales marginales. Souvent aussi, les promeneuses et promeneurs ont découvert la forêt en se faisant balader par leur chien. Nous, on s’est fait balader par Solo, le chien des amis de Nikola, Thierry et Corinne. C’est lui qui nous a introduits et promenés dans cette forêt, lui que nous avons suivi pour ce projet d’enquête.
La forêt a discrètement fourni ses services à des pratiques sociales marginales.
Tant que la carrière était ainsi laissée à elle-même, elle était relativement peu connue des Francilien·ne·s et les possibilités d’y accéder limitées. Mais, depuis quelques années, le projet de destruction de la forêt et de la cité Gagarine qui la surplombe ont conduit à l’émergence de luttes sociales et de collectifs militants visant à les préserver. La transformation des HLM en « éco-quartier » et des carrières ensauvagées en « base de loisirs » participe évidemment de la logique de valorisation foncière du Grand Paris. À cet égard, les luttes ne portent pas seulement sur la préservation de la nature. Elles visent à bloquer la production capitaliste de l’espace et le rapport instrumental au monde qui l’autorise. La destruction programmée des huit hectares de la forêt ayant commencé en septembre 2018, les collectifs ont eu comme premier souci de faire connaître l’existence de la forêt afin de la conserver. Enclose et menacée, elle n’abrite plus les usages marginaux qu’elle avait connus jusqu’ici. Alors que les pratiques discrètes, hétérotopiques, avaient intérêt à la maintenir dans l’oubli, le conflit politique a fait de la publicité de cette nature historiquel’objet et l’enjeu de la contestation sociale. Les conflits écologiques sont aussi, le plus souvent, des luttes pour la connaissance et son partage.
Le travail d’enquête que nous avons mené se présente ici comme un récit sommaire, inachevé et provisoire de l’histoire de la Corniche des Forts, depuis sa formation géologique jusqu’à la lutte en cours. C’est également un travail préparatoire pour un film à venir. Penser la ville à partir de sa forêt, ce n’est pas chercher un point d’extériorité absolue dans la pureté d’un monde sauvage, c’est plutôt essayer de comprendre les relations spatiales qui l’ont constituée en laboratoire de production de valeur et de circulation marchande, et comment la nature, aussi ensauvagée soit-elle, a été informée au cours d’une histoire sociale de luttes et de conflits. Dans ce monde dévasté, la forêt plonge ses racines dans le paysage extractiviste de la métropole pour annoncer le souhait d’une nouvelle alliance.
Forêt de Romainville : Solo
éocène (- 65 à - 33 millions d’années)
Exploité depuis l’Antiquité, le gypse d’Île-de-France constitue la principale réserve métropolitaine. Cuite selon des techniques particulières, cette roche saline permet la fabrication du plâtre. Les couches de gypse se sont formées au cours de la dernière époque de l’Éocène, le Ludien, entre -38 et -37 millions d’années. Dans le bassin de Paris, le gypse s’organise en trois masses : la « haute masse ou première masse » est la couche la moins profonde et la plus épaisse (jusqu’à 21 mètres d’épaisseur), la deuxième masse ne fait que 12 mètres d’épaisseur, et la troisième, la plus profonde, ne fait que quelques mètres d’épaisseur. Entre ces différentes couches de gypse, de la marne, une roche sédimentaire recouverte de sable au sommet. La commune de Romainville s’inscrit dans une butte-témoin, le fragment isolé d’un massif rocheux plus ancien, qui s’étire depuis Belleville à l’Ouest jusqu’à Gagny et Vaujours à l’Est [1]. Selon le rapport de l’Inspection générale des carrières de septembre 2001, ces terrains tertiaires ont été érodés et remaniés durant le quaternaire pour donner un versant d’un dénivelé de 64 mètres entre le centre-ville culminant à une altitude de 120 mètres et la limite nord de Romainville située à une altitude de 56 mètres. Comme le note encore le rapport, « les qualités du gypse extrait dans ce secteur sont à l’origine de sa réputation de “plâtre fin de Paris” obtenu après cuisson. » C’est sur le flanc nord de la butte laissée par l’érosion périglaciaire que les épaisseurs de gypse exploitable étaient les plus importantes et que furent creusées la plupart des galeries. La Corniche des Forts présente deux spécificités hydrogéologiques : une « nappe perchée », c’est-à-dire un volume d’eau souterrain dans une cuvette imperméable, et un « aquifère », une formation géologique composée principalement de marnes, suffisamment poreuses pour stocker de grandes quantités d’eau. En raison de cette hydrographie particulière, les carrières les plus basses de la deuxième ou troisième masse sont désormais ennoyées.
Front de taille (vue en coupe)
Forêt de Romainville : front de taille (vue in situ)
Il est difficile de dater avec précision le début de l’exploitation de gypse à Romainville. En revanche, il est certain que la fermeture progressive des carrières parisiennes conduit à une production de plus en plus intensive dans la proche banlieue à partir de la fin du XVIIIe siècle. Les galeries de 1re, 2e et 3e masse de la Corniche des Forts ont été majoritairement creusées en souterrain au XIXe siècle puis à ciel ouvert au XXe. L’Inspection générale des carrières a isolé quatre carrières distinctes dont trois ont été exploitées à ciel ouvert et dont les toponymes méritent d’être relevés : la carrière des Bas-Pays, la carrière de l’Aviation, la carrière du Fort de Noisy, et la carrière du frais culs de Béthisy et de la Lunette de Noisy. Si au cours des dix derniers millénaires le sol était resté relativement stable, la production industrielle à grande échelle va définitivement marquer la formation géologique de la Corniche des Forts. La fabrique de la métropole parisienne commence par l’exploitation intensive de ses sous-sols et inscrit, dans le temps géologique, les pratiques extractivistes des deux derniers siècles.
Forêt de Romainville : Solo
capitalocène 1 (1800-1959)
Depuis plusieurs années, climatologues et géologues discutent de la légitimité de nommer une nouvelle ère géologique qui succéderait à l’Holocène (-11 000 ans jusqu’à nos jours). Le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer ont ainsi proposé le terme d’« anthropocène » pour désigner l’époque géologique qui débuterait vers 1800 et se caractériserait par une transformation définitive de la lithosphère sous l’effet des activités humaines, extractives ou industrielles. Les débats sur l’holocène et l’anthropocène ont désormais largement dépassé le champ des spécialistes de la « sous-commission à la stratigraphie du quaternaire » du Congrès mondial de géologie pour devenir un des enjeux centraux des sciences et des humanités environnementales et, plus largement, de la pensée politique contemporaine. Le concept ne désigne plus seulement une modification de la croûte terrestre, mais aussi une époque géologique de courte durée au cours de laquelle les pratiques sociales sont devenues une force tellurique capable de modifier l’ensemble des conditions naturelles de la vie sur terre. Les principales critiques, désormais bien connues, du terme d’anthropocène visent l’indétermination de son sujet historique. On a légitimement objecté que ce n’était pas tant l’humanité en général qui avait bouleversé l’histoire naturelle que les sociétés coloniales et leurs plantations (« Plantationocène »), l’Occident et son rapport instrumental au monde (« Occidentalocène »), l’industrialisation et son productivisme outrancier (« Industrialocène ou Mégalocène »). Comme l’indique l’histoire des carrières parisiennes, l’espace du capital s’est largement développé grâce à l’extraction des richesses souterraines, notamment fossiles, et l’on pourrait imaginer un âge de l’extractivisme, un « Extractionocène », dont la forêt de Romainville serait exemplaire. Pour l’heure, nous utiliserons le concept de « Capitalocène », forgé par l’historien Jason W. Moore, qui a le mérite de nommer le mode de production responsable de la crise en cours.
On pourrait imaginer un âge de l’extractivisme, un « Extractionocène », dont la forêt de Romainville serait exemplaire.
À partir de la fin du XVIIe siècle, l’obligation de plâtrer les maisons à colombage pour prévenir les incendies provoque une explosion de la demande en gypse et le peuplement progressif de Montmartre, de Ménilmontant et des Buttes-Chaumont au XIXe siècle conduit au déplacement des anciennes carrières vers le Nord et l’Est de la capitale. Dans la plupart des secteurs de l’économie, la fin du XIXe siècle est une phase de constitution de monopoles. Les sociétés plâtrières de Paris n’échappent pas à la règle. La plus grande partie de la production française, l’une des plus importantes au monde, se concentre rapidement entre les mains de deux grands groupes, la Société générale de Paris et la Société plâtrière du Bassin de Paris, qui se partagent la plupart des exploitations, dont ils cèdent les concessions à de nombreux exploitants, vivant souvent dans une grande misère. Beaucoup vivent sur place ou à proximité. Des deux cents tonnes de gypse sortant quotidiennement de la carrière de Romainville à la fin du XIXe, une part importante sert à la construction de la capitale en plein essor, tandis qu’une part non négligeable est destinée à l’exportation mondiale. À mesure qu’il produit des natures connectées par la circulation des marchandises qu’il exploite, le capitalisme dessine des paysages industriels et extractivistes dévastés.
Forêt de Romainville : gravats
Contrairement à ce que suggère l’image enchanteresse, printanière, de la Forêt de la Corniche des Forts, il faut se rappeler que, dès le milieu du XIXe siècle, les carrières ont servis de « dépôt de gadoue », c’est-à-dire de décharge pour les ordures ménagères urbaines. Il est vrai que la gadoue était alors essentiellement composée de matières organiques, notamment fécale, triée par des chiffonniers ou gadouillers et le plus souvent recyclée comme engrais naturel. Cependant, à partir de la fin des années 1950, la forêt sert principalement de décharge d’ordures non recyclables. En décembre 1959, un camionneur est englouti avec son camion par l’effondrement d’un fontis alors qu’il déchargeait des gravats. L’émoi provoqué par cet accident n’empêchera pas la Préfecture de proposer quelques mois plus tard que les carrières soient transformées en décharge à ciel ouvert. Quoique la mobilisation du maire communiste et des habitant·e·s ait permis, à l’époque, d’empêcher cette autorisation, le sol de la forêt témoigne de la réalité des pratiques informelles de dépôt d’ordures et de gravats tout au long du XXe siècle. Pourtant, malgré ces pratiques, la forêt a poussé comme croit la possibilité d’un autre monde.
Paris-Jour, décembre 1959 : un camionneur est englouti avec son camion
chthulucène / ensauvagement (1959-2018)
Mai 1962. En cette fin de guerre d’Algérie, Chris Marker et Pierre Lhomme sillonnent les rues de Paris, interrogeant les Parisiens sur les bouleversements d’une ville qui se « modernise », et incidemment sur la possibilité du bonheur, au moment où les bidonvilles sont progressivement détruits et remplacés par de grands ensembles. En ce même mois de mai, on discute à l’Assemblée nationale d’une modification du Code minier en vue d’interdire toute exploitation de carrières souterraines dans le département de la Seine (75-92-93-94). De nombreux accidents tels que l’effondrement d’habitations à Clamart et la mort du chauffeur de poids-lourds à Romainville conduisent les députés à durcir le contrôle et la sécurité des exploitations, voire à les interdire. Mais, au-delà de cet enjeu de sécurité publique, la modification du Code minier a un double objectif : s’assurer que les exploitants remettent les terrains en bon état à la fin de la concession, et permettre la construction de grands ensembles sur les anciennes zones de carrières d’Île-de-France. Le 3 mai, le rapporteur de la commission de la production et des échanges, René Plazanet, industriel et député de l’Union pour la nouvelle République (UNR) présente ainsi le projet : « Si nous envisageons l’avenir […] il est temps de chercher à établir la consolidation et la libération du sol pour permettre l’édification des grands ensembles prévus en banlieue ». Il n’est pas anodin que les carrières de Romainville traversent les débats de l’Assemblée en 1962. C’est à ce moment que commence la construction de la cité Gagarine, surplombant les carrières, et sur le site de laquelle il faudrait éviter de nouveaux effondrements. Si la construction de la cité s’effectue sans incident, les carrières elles-mêmes vont rester à l’abandon, trop polluées par les dépôts d’ordures et les décharges industrielles, trop instables pour permettre la construction d’habitations. Commence alors l’ensauvagement de cet espace extractiviste. En quelques décennies, le paysage dénudé des carrières laisse la place à une forêt nouvelle.
En 2001, le cabinet d’étude « Écosphère » a relevé 218 espèces végétales avec des arbres de tailles respectables et une strate arbustive dominée par les fourrées de sureau noir et sureau yèble. Les principaux arbres, l’érable plane, le robinier faux-acacia, l’orme champêtre, le frêne commun et l’érable sycomore, auxquels se mêlent quelques merisiers, des marronniers, des pins noirs, des hêtres, sont aux prises avec des plantes invasives, du lierre et des lianes. Sophie Roy, étudiante à l’École spéciale d’architecture, a produit en 2018, dans le cadre de l’Atelier Master de Sara Kamalvand consacré à la forêt, un tableau tout à fait significatif de la biodiversité. On serait alors tenté, comme l’ont fait certaines organisations écologistes à propos de la Corniche, de vanter les mérites de cette nature qui, sans être primitive, semble pourtant « sauvage ». Mais la nature du sauvage dont il est ici question est ambivalente. Dans la mesure où « ça pousse » de manière autonome, on peut y voir le triomphe d’une naturalité brute, sans histoires. Mais puisqu’il s’agit d’un lieu anthropisé, produit par des siècles d’exploitation des ressources, on pourrait en faire, à l’inverse, un modèle d’hybridité du social et du naturel, un espace mixte où les éléments originaires se seraient dissous dans l’indétermination d’une forêt domestique. Une des plantes de la forêt, la renouée à feuilles pointues, ou renouée du Japon, invite à une formulation plus précise de ce paradoxe.
Considérée comme espèce invasive, cette plante rhizomatique pousse particulièrement bien sur les décharges et les sols pollués au plomb. Elle signale souvent des taux de pollution élevés et prolifère dans la forêt. Or, par-delà l’aspect insolite d’un sol composé intégralement de gravats et de déchets, les sols de la Corniche des Forts sont effectivement pollués. Arsenic, cuivre, mercure, plomb, strontium, benzopyrène sont quelques-unes des substances les plus cancérigènes qu’on trouve en quantités largement supérieures aux quantités autorisés. La valeur de définition de source sol [2] du cuivre est par exemple de 95 milligrammes par kilogramme de terre et les résultats dans la forêt donnent 3190 milligrammes par kilogramme de terre. Comme le conclut l’analyse des risques sanitaires de 2017, réalisée par « Egis Structure et Environnement », la validité du projet de base de loisirs suppose « l’apport d’a minima 30 cm de terre végétale au droit des futures zones non recouvertes d’un revêtement étanche et fréquentées par les usagers et les travailleurs sur site. […] La zone de l’éco-pâturage a vocation à être reboisée. L’accès à la zone devra être sécurisé afin d’en interdire l’accès aux usagers et ainsi empêcher tout contact direct avec les sols de surface non recouverts. » On touche là l’un des paradoxes de cette forêt : elle est largement protégée par la pollution qui empêche de la convertir intégralement en espace de loisirs ou d’habitations.
La forêt de Romainville est une « nature sauvage historique », selon l’expression de l’historien de l’environnement William Cronon.
Parler d’ensauvagement, plutôt que de nature sauvage, c’est donc noter l’historicité d’une nature qui, quoiqu’elle réaffirme sa puissance dans les ruines du capitalisme, se développe pourtant dans un monde anthropique dont les effets en termes de pollution échappent largement à notre maîtrise. Aussi la forêt de Romainville est-elle une « nature sauvage historique », selon l’expression de l’historien de l’environnement William Cronon : son apparition et son autoproduction reposent sur des conditions culturelles. Historique, la forêt a poussé dans les interstices de la métropole capitaliste, dans un lieu central de l’extractivisme francilien du XIXe siècle. Naturelle, elle s’est déployée par la puissance d’un règne végétal qui peut s’adapter aux zones les plus polluées en créant les conditions de leur invisibilité. Cette nature historique est donc le résultat d’un principe d’auto-déploiement vital caractéristique de la biosphère, mais dans un monde aliéné, un monde dont la force destructrice nous échappe. Cette puissance d’engendrement inhérent au vivant a une histoire autonome, une histoire naturelle, mais elle a aussi une histoire hétéronome, une histoire sociale. Surgissant au cœur d’une ville où l’explosion du foncier est le signe d’une concentration toujours plus forte des humains, des marchandises et des capitaux, la forêt apparaît comme une mise en question intérieure. Elle indique l’existence d’un passé enseveli et la possibilité d’un avenir inhumain.
Forêt de Romainville
Forêt de Romainville : renouée du Japon à la fin de l’hiver
Tandis que la plupart des termes qui visent à se substituer au concept d’Anthropocène nomment le désastre, Donna Haraway a forgé le concept, positif, de « Chthulucène ». Dans un monde où la survie des collectifs humains et non humains est en permanence menacée par des effondrements politiques et biotiques, le « Chthulucène » permet de sortir des définitions négatives pour envisager la possibilité de rapports à la terre plus soutenables et plus riches, fondés sur la camaraderie entre espèces et entre parents. Plutôt que de penser les ruptures qui ont provoqué la catastrophe, la biologiste et philosophe des sciences propose de composer des arrangements différents en « faisant des parents et non des enfants » (Making Kin Not Babies), c’est-à-dire en cherchant à multiplier les relations entre les humains et leurs espèces symbiotiques sur une planète endommagée. Aussi cette nouvelle ère se rapporte moins à un passé destructeur et à un présent dévasté qu’à un avenir désirable. Le Chthulucène est la tentative de faire proliférer des espaces refuges dans un monde de réfugiés humains et non humains [3].
Forêt de Romainville : Solo
capitalocène 2 (2016-2027)
Le projet de base de loisirs sur la forêt de la Corniche des Forts ne date pas d’hier [4]. Remodelé plusieurs fois depuis 1992, sa superficie s’est réduite à mesure que les expertises témoignaient de la pollution du lieu et que les luttes interrompaient le projet. Sur les 27 hectares de la forêt, 7 hectares ont déjà été détruits en vue de constituer un espace de loisirs composé d’une « plaine de loisirs » avec des équipements sportifs et des aires de jeux pour enfants, d’une « passerelle d’observation » de la biodiversité et d’une zone d’éco-pâturage fermée au public mais ouverte à des moutons et des animaux d’élevage, dont l’analyse des risques résiduels a montré qu’ils seront impropres à tout contact avec des humains, en raison des taux de pollution des futurs pâturages. Contrairement aux projets initiaux, 20 hectares de la forêt seront non seulement préservés mais « sanctuarisés » pour abriter les écosystèmes. Cette nature historique inaccessible — en raison de la pollution de ses sols et de la fragilité de ses sous-sols — est donc présentée comme un lieu sacré et sauvage que nous aurions la charge de protéger et dont les accès seront interdits. On ne comprend pas cette sacralisation soudaine de l’environnement si on ne mesure pas à quel point elle est liée à la destruction / réhabilitation de la cité Gagarine qui surplombe la forêt.
Forêt de Romainville : chantier de la base de loisirs avec, à l’arrière plan, la cité Gagarine
En effet, la base de loisirs sera ouverte « par une promenade écologique » sur le grand ensemble de l’avenue Lénine. Mais celui-ci aura largement été détruit. La cité compte aujourd’hui plus de 700 logements qui souffrent principalement du manque d’entretien des bailleurs sociaux. Sur l’ensemble de ces logements, 306 seront réhabilités et 476 démolis, afin de reconstruire plus de 900 logements dans des immeubles modernes, peu consommateurs d’énergie et « écologiques ». Une station de la ligne 11 du métro, à 500 mètres du quartier Youri Gagarine, fournira un accès rapide au centre de la capitale. Si la mairie assure qu’une partie importante des résidents seront relogés à proximité, Mohammed Boughanmi de Droit au logement—Spoutnik (DAL) remarque que lors de la dernière réunion publique, en novembre 2018, la municipalité était incapable d’annoncer le nombre de personnes qui seront effectivement relogées à Romainville, ni les logements qui leur sont destinés. En 2016, le bailleur social de la cité a d’ailleurs changé : Romainville Habitat a cédé la place à Seine-Saint-Denis Habitat. Les résidents devront donc être relogés, certes, mais quelque part en Seine-Saint-Denis et non plus à Romainville même. Ce projet d’éco-quartier participe manifestement du programme social et racial de gentrification de la capitale et de sa proche banlieue. D’une Romainville ouvrière et immigrée, il s’agit de faire une ville de cadres travaillant dans le centre de Paris. Pour avoir défendu ces propos dans un film de Joyce Edorh sur la lutte contre l’expulsion d’une famille de la cité, Mohammed Boughanmi est poursuivi par une mairie qui utilise tous les dispositifs policiers, judiciaires et informels possibles pour empêcher les mobilisations. Les organisations militantes de Gagarine luttent contre un projet de modernisation qui « vise à accompagner une dynamique entrepreneuriale alternative et innovante, à être ouvert sur les nouveaux modèles économiques […] et à rassembler les habitant·e·s, les artisans, les créateur·rice·s d’entreprises, etc. » selon la description de la mairie [; id="nh5" target="_blank">5]. L’enthousiasme de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) pour ce projet n’a d’égal que l’hostilité des habitantes et des habitants qui en ont témoigné, à chaque réunion publique, au côté des associations écologistes.
Forêt de Romainville : vue de Pantin depuis la forêt
Cet espace intégré de la base de loisirs et de l’éco-quartier Gagarine n’illustre pas seulement la logique foncière du Grand Paris, il témoigne également de l’imaginaire spatial du capitalisme tardif. Plutôt qu’une forêt ensauvagée abritant des usages hétérotopiques et des espèces rares, longée par une cité HLM qui la surplombe avec une certaine indifférence, il propose des espaces artificialisés, soi-disant écologiques, où les travailleurs cognitifs de la capitale pourront profiter de la tranquillité nécessaire à la reproduction de leur force de travail. Puisque la partie constructible de la forêt de la Corniche des Forts est déjà détruite, c’est sans doute vers le maintien de Gagarine et de ses logements que la lutte doit désormais s’orienter. La justice environnementale n’est pas une affaire de préservation de nature sauvage. Elle vise à défendre la salubrité des écosystèmes dans lesquelles on vit et à combattre la reproduction sociale et environnementale des rapports de domination de race, de genre et de classe. L’imaginaire capitaliste d’un monde blanc et vert dans lequel le paysage urbain est devenu un jardin ordonné au sein duquel évoluent tristement des personnages 3D, en poussette ou en costume, renvoie toujours, négativement, à d’autres espaces périurbains où l’expression du pouvoir colonial passe par le contrôle policier de la cité. La Corniche des Forts et la cité Gagarine présentent un autre modèle où la nature historique tourne le dos à un grand ensemble qui la toise avec distance. Pourtant, ces deux espaces juxtaposés constituent un territoire dont l’histoire commune est sans doute plus chargée de dignité et d’avenir que tous les éco-quartiers du Grand Paris.
conclusion
Présenté à partir de 2008, en pleine crise mondiale des subprimes, le projet du Grand Paris semble répondre au besoin cyclique du capital de se fixer dans l’espace. Il s’apparente donc, selon l’expression du géographe David Harvey, à un « aménagement socio-spatial » ou « spatial fix ». Jouant sur la polysémie du mot anglais fix, Harvey considère que l’aménagement spatial répond à une triple logique. Fix, comme le shoot de drogue qui permet de relancer la machine capitaliste quand elle est en manque de débouchés (en raison d’une crise de suraccumulation). Fix, comme la réparation d’un dégât mécanique ou la solution à un problème pratique. Fix enfin, comme la fixation dans l’espace d’investissements qui vont certes immobiliser une partie du capital mais qui vont ensuite permettre d’augmenter la vitesse de circulation des marchandises et des travailleurs en réduisant les temps de transport : cette fameuse « annihilation de l’espace par le temps » dont parle Marx dans les Grundrisse. La Métropole du Grand Paris correspond à un tel projet et prépare une relance massive de l’accumulation par des aménagements spatiaux fondés sur un imaginaire de la mise en réseaux de travailleurs et travailleuses hyper connecté·es, d’espaces résidentiels écologiques aseptisés et de centres de consommation où l’on peut skier en toute saison. Ce qui se dessine là, c’est l’effacement des histoires naturelles, des histoires ouvrières, des histoires de l’immigration au profit d’une narration sans passé et sans avenir. Le Grand Paris écrit dans l’espace le récit d’une ville sans histoires.
À Romainville, la Corniche des Forts et la cité Gagarine proposent une autre image de la ville, moins aliénée et moins fantasmagorique. Elles ouvrent la possibilité d’autres pratiques où l’espace et le temps ne sont pas totalement subsumés par la logique de la valeur. Ce sont ces espace-temps [6] qu’une justice environnementale doit défendre contre un capital qui « a la planète entière pour théâtre [7] ». La possibilité d’un avenir utopique est suspendue à notre capacité de produire un autre imaginaire de la ville où la défense des territoires est toujours un combat pour la dignité de celles et ceux qui y vivent.
Forêt de Romainville
Post-scriptum
Nikola Chesnais est photographe, cinéaste, monteur d’exposition. Il a réalisé deux films Eccentric Isles et Trabalho Escravo.
Cette enquête aurait été impossible sans l’aide et les conseils de Jade Lindgaard, Thierry Crombet, Solo, Corinne Blouet, Joyce Edorh, Mohammed Boughanmi et le DAL-Spoutnik, Olivier Belbéoch, Sylvain Piron, les Amis de la Corniche des Forts, Sara Kamalvand et les étudiantEs de son atelier de Master de l’École Spéciale d’Architecture, Sophie Roy. Nous tenons à les remercier ici.
Notes
[1] La plupart des informations géologiques et hydrogéologiques de cet article proviennent du Rapport en vue de l’élaboration d’un plan de prévention des risques naturels liés aux anciennes carrières de l’Inspection générale des carrières de septembre 2001, consultable à cette adresse http://sigr.iau-idf.fr/amfphp/servi....
[2] La valeur de définition de source sol (VDSS) est une valeur guide française, spécifique d’une substance, devant servir à identifier une source de pollution constituée de sols, et à délimiter sa surface. La plupart des informations sur les pollutions, dans cet article, viennent de l’impressionnant travail de synthèse et d’alerte d’Olivier Belbéoch. Qu’il en soit une fois de plus remercié.
[3] D. J. Haraway, Staying with the trouble : making kin in the Chthulucene, Durham, Londres, Duke University Press, 2016.
[4] Voir les articles de Sylvain Piron dans Lundi Matin qui dresse un historique exhaustif des projets d’aménagement et des luttes en cours : « Risque d’effondrement à Romainville », 16 octobre 2018, consultable à l’adresse https://lundi.am/Risque-d-effondrem... et « Plâtre et béton sur la Corniche », 7 décembre 2018, consultable à l’adresse https://lundi.am/Platre-et-beton-su....
[5] http://www.ville-romainville.fr/106....
[6] Voir notamment S. Khiari, La contre-révolution coloniale en France : De de Gaulle à Sarkozy, Paris, La Fabrique, 2009.
[7] R. Luxemburg, Œuvres, tomes III et IV, « L’accumulation du capital », « Contribution à l’explication économique de l’impérialisme », M. Ollivier et I. Petit (trad.), Paris, F. Maspéro, 1972, 2 vol.