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Ne travaillez jamais - La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord

Lien publiée le 19 juin 2019

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http://www.palim-psao.fr/2019/06/theorie-marxienne-et-critique-du-travail-par-alastair-hemmens-bonnes-feuilles-de-l-ouvrage-ne-travaillez-jamais.la-criti-8

Théorie marxienne et critique du travail

Alastair Hemmens

*

Ce vendredi 14 juin vient de paraître l'ouvrage traduit de l'anglais

Ne travaillez jamais 

La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord

Alastair Hemmens

Préface d’Anselm Jappe

Editions Crise & Critique

*

16€ - 326 pages

 ISBN : 978-2-490831-01-2

Diffusion et distribution : Hobo-diffusion/Makassar distribution

L'ouvrage a été traduit par Bernard Ferry, Nicolas Gilissen, Françoise Gollain, Richard Hersemeule, William Loveluck et Jeremy Verraes.

Sommaire

Préface d'Anselm Jappe

Introduction. Théorie marxienne et critique du travail

Chapitre 1. Charles Fourier, le socialisme utopique et le « travail attrayant »

Chapitre 2. Paul Lafargue, les débuts du marxisme en France et le Droit à la paresse

Chapitre 3. André Breton, l’avant-garde artistique et la « guerre au travail » du surréalisme

Chapitre 4. Guy Debord, l’Internationale situationniste et l’abolition du travail aliéné

Chapitre 5. Le nouvel esprit du capitalisme et la critique du travail en France après Mai 68

Conclusion. Nouvelles de nulle part, ou Une ère de repos

Index

En guise de bonnes feuilles nous publions ici l'introduction Théorie marxienne et critique du travail.

[pdf] THÉORIE MARXIENNE ET CRITIQUE DU TRAVAIL ALASTAIR HEMMENS BONNES FEUILLES DE NE TRAVAILLEZ JAMAIS EDITIONS CRISE ET CRITIQUE

   Théorie marxienne et critique du travail

   

   La critique du travail a toujours été traitée comme un sujet marginal dans les débats de la pensée française. Bien que de nombreuses études aient été menées sur la résistance populaire au travail sur le lieu de travail même[1], l’analyse de l’histoire intellectuelle du discours anti-travail en France est au mieux fragmentaire et ne constitue que très rarement un centre d’intérêt critique. C’est une situation regrettable, car la tradition française est particulièrement riche dans le domaine de la critique du travail qui remonte au moins au début du XIXe siècle et qui a galvanisé certains de ses plus importants penseurs et mouvements culturels. Cette tradition comprend l’utopiste socialiste Charles Fourier (1772-1837), qui a appelé à l’abolition de la séparation entre travail et loisirs ; le gendre rebelle de Marx, Paul Lafargue (1842-1911), qui a réclamé Le droit à la paresse (1880) ; le père du surréalisme André Breton (1895-1966), qui déclarait une « guerre au travail » ; et, bien sûr, le situationniste français Guy Debord (1931-1994), auteur du fameux graffiti « Ne travaillez jamais » ; ainsi qu’une foule d’autres groupes et personnalités qui ont précédé ces auteurs et leur ont succédé. Néanmoins, si on considère aujourd’hui à juste titre que nombre de ces personnalités ont largement contribué au développement de la pensée française, les aspects anti-travail de leurs projets intellectuels respectifs, ainsi que les idées clés qui ont nourri cette tradition dissidente dans son ensemble, n’ont pas fait l’objet de nombreuses analyses théoriques sérieuses. Il ne serait pas trop caricatural d’affirmer que, tout comme les travailleurs qui refusent d’obéir aux rythmes implacables de l’usine ont souvent été vilipendés et marginalisés, de même les penseurs français radicaux qui ont soutenu que le travail pouvait être suspect n’ont rencontré généralement qu’ignorance et rejet de cet aspect de leurs écrits, saisis comme naïvement utopiques voire réactionnaires[2].

   Le fait que les critiques du travail en théorie et en pratique rencontrent encore aujourd’hui beaucoup de résistance n’est pas surprenant. Le consensus politique, depuis au moins le XIXesiècle, est que le travail est à la fois une nécessité naturelle et, excepté l’exploitation du moins, un bien social. Nombreux sont ceux qui considèrent le travail comme la pierre angulaire de toute société humaine et la caractéristique même qui définit l’être humain. L’identification de l’humanité à l’homo faber, ou l’« homme qui fabrique », un être qui se construit consciemment et construit le monde qui l’entoure au cours du processus de production, est à la base de presque toutes les formes de pensée sociale moderne. Le travail en tant que tel a été traité de diverses manières à l’époque moderne comme une source de richesse sociale, d’identité, de fierté, de liberté, de progrès, de justice et même comme l’essence véridique de toute société ou, comme le dit Marx dans Le Capital (1867), « la vie humaine elle-même »[3]. En effet, c’est bien le cas, dans la mesure même de l’emprise du travail sur la société moderne. La plupart des individus contemporains, dès leur naissance, voient leur enfance sacrifiée et sont entraînés à la concurrence sur le marché du travail et, s’ils font partie des « heureux gagnants », à l’âge adulte ils passeront leur vie principalement dans une usine, dans un magasin ou dans un bureau. Même le fils du bourgeois, qui, et cela dit sans jugement, peut ne jamais avoir à travailler un jour de sa vie, doit son existence au monde du travail et a tout de même fréquemment un travail. La théorie politique et sociale s’est donc tournée, non pas tant vers l’analyse critique du travail en tant que tel, mais vers la meilleure façon de gérer le travail et de distribuer ses fruits pour le plus grand bénéfice social.

   En fait, loin de le critiquer, les deux côtés de l’éventail politique ont, à un degré plus ou moins grand, transformé le travail (et très souvent le « Travailleur ») en un véritable culte digne de vénération. Comme le note Anselm Jappe, même les branches les plus libertaires du gauchisme, telles que l’anarcho-syndicalisme, ne sont pas complètement à l’abri de ce fanatisme, comme sa célébration de l’industrie le montre[4]. Cette religion de la production a bien sûr atteint son terrible apogée dans les goulags soviétiques et dans les « usines négatives »[5] des camps de concentration nazis, où, comme les situationnistes l’ont déjà souligné, le panneau au-dessus des portes indiquait « le travail, c’est la liberté »[6]. À l’heure actuelle, très peu de gouvernements, à l’exception d’« États voyous » comme la Corée du Nord, ressentent le besoin d’organiser une action aussi systématique que les goulags ; le capitalisme contemporain, comme l’atteste même le plus bref regard sur les journaux d’aujourd’hui, est tout à fait capable d’exiger les sacrifices les plus extrêmes du dieu travail sans l’intervention de l’État. Il convient de rappeler que les images grossières de propagande productiviste des régimes de « modernisation de rattrapage » du passé[7], si facilement ridiculisées par les libéraux d’aujourd’hui, n’avaient été jugées nécessaires que parce que ces populations paysannes « arriérées » ne s’étaient pas encore pleinement soumises à la discipline du travail industriel, qui avait été depuis longtemps intériorisée en Occident sous la forme des structures les plus profondes de la psyché moderne. En d’autres termes, la fréquentation du temple du travail n’est pas moins obligatoire dans le monde actuel des « démocraties et marchés libres » occidentaux, où nous sommes censés être reconnus uniquement en tant que citoyens consommateurs. Comme l’atteste la double pensée orwellienne des politiciens de gauche d’aujourd’hui, le langage est seulement devenu plus insidieux. Il n’existe plus de « classe ouvrière », mais uniquement des « travailleurs » et des « familles de travailleurs ». Il n’y a pas de « chômeurs », il n’y a que des « demandeurs d’emploi ». Comme l’a dit un jour très sérieusement le social-démocrate allemand Friedrich Ebert (1871-1925), « le socialisme signifie surtout travailler beaucoup »[8].

   Certains signes indiquent toutefois que le consensus social qui entoure le travail depuis plusieurs siècles est en décomposition. Bien qu’il y ait toujours eu des foyers de résistance et d’opposition au travail, car heureusement le capitalisme ne peut jamais se développer uniformément partout et à tout moment, ce à quoi nous assistons aujourd’hui, même dans les pays capitalistes les plus développés, semble être quelque chose de beaucoup plus généralisé, à mesure qu’une forme de désespoir s’installe. Le tollé suscité en France par la « Loi travail », qui a vu un gouvernement socialiste chercher à renverser certaines des maigres protections accordées aux travailleurs, a conduit à d’énormes protestations avec des manifestants qui défilaient dans les rues en tenant des pancartes indiquant « Le travail tue » et, dans une référence à Debord, « Ne travaillez jamais ». On peut également penser au succès habituel en France de livres, tels que Bonjour Paresse : De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise (2004) de Corinne Maier, qui suggère des moyens de résister à la discipline d’entreprise dans le monde du travail moderne ; ou de documentaires tels queAttention Danger Travail (2003) de Pierre Carles qui suit le mouvement des « demandeurs d’emploi » français affirmant fièrement, d’une manière véritablement courageuse dans le contexte de la « société du travail », qu’ils veulent simplement être livrés à eux-mêmes et profiter de leur vie en vivant du chômage sans avoir à chercher du travail qui n’existe pas ou qui, dans les conditions imposées, ne vaut guère la peine d’être accompli.

   En effet, où que le regard se porte, on trouve de plus en plus de propositions émanant de toutes les couches de la société, même des écoles de management, pour traiter du « problème du travail » : des appels bien intentionnés en faveur d’un revenu de base, pour la « décroissance », pour un « salaire au travail ménager », ainsi que des arguments en faveur d’un meilleur équilibre travail-vie, d’une économie verte et du même refrain chanté depuis le début de la révolution industrielle : l’espérance que la technologie nous libérera enfin de la « nécessité naturelle » du travail à travers l’automatisation. Ne serait-ce qu’en Grande-Bretagne et en Amérique, ces dernières années ont vu une pléthore de titres prétendant offrir la possibilité d’une attitude plus critique à l’égard du travail[9]. Nombre de ces études, à l’instar des mouvements sociaux qui se déroulent en France aujourd’hui, font référence à des figures historiques issues de la critique française du travail, bien que parfois très superficiellement, à la fois pour trouver une source d’inspiration intellectuelle dans le passé pour traiter des problèmes du présent, et pour se situer au sein d’une histoire récurrente de résistance populaire à l’exploitation capitaliste. Il n’est pas du tout surprenant que des auteurs britanniques et américains se tournent vers la France, car ils partagent l’histoire commune consistant à projeter sur les Français soit la qualité de la paresse, soit celle d’accorder une plus grande valeur culturelle à la vie en dehors du travail, selon le point de vue de chacun. Bien que de telles projections aient pu avoir une certaine forme de vérité dans le passé comme conséquence historique d’un développement industriel inégal (étant entendu que la paresse, si elle signifie résistance au processus de travail moderne, ne peut être qu’une bonne chose), on peut difficilement dire que la société française de l’après-guerre se caractérise par cette situation, même si quelques travailleurs français conservent la dignité de ne pas manger à la hâte un sandwich à leur bureau lors du déjeuner tout en continuant à bénéficier de certains avantages sociaux refusés à leurs homologues britanniques et américains[10].

   Ces récents développements sont avant tout une réaction à la crise financière mondiale de 2008, qui n’était en soi qu’un épiphénomène à la surface de la crise structurelle plus profonde que connaît le capitalisme depuis la fin du boom de l’après-guerre au début des années 1970. Bien que de nombreux économistes bien rémunérés continuent de promettre la prospérité future, il est devenu de plus en plus difficile, même pour le plus zélateur des observateurs, de faire abstraction de l’absurdité manifeste de la juxtaposition de l’immense capacité de production de la société et de la réalité du chômage de masse, du sous-emploi, de la pauvreté au travail, de la précarité et des réductions des subventions incessantes dans les arts, l’éducation et les services sociaux. Les chiffres officiels du chômage dans de nombreux pays occidentaux aujourd’hui auraient même incité tout gouvernement de l’après-guerre à démissionner dans l’embarras[11]. Conjointement, on se rend compte, même dans les échelons supérieurs du pouvoir, que nous ne pouvons pas continuer à agir ainsi, si nous voulons que la planète continue d’être un habitat viable. Les principaux journaux au Royaume-Uni et en France invoquent même la pléthore de bullshit jobs, ou de « boulots de con »[12], tels que les nomme, dans une sorte de tautologie, David Graeber. Et il existe un véritable sentiment de déclin de la « société de travail » alors que les conditions d’hyper concurrence poussent les gouvernements nationaux successifs à imposer des conditions de travail encore plus dures à une époque qui, selon les promesses faites à la génération du baby-boom, était censée être dominée par la recherche des loisirs[13]. En bref, tout porte à croire que les mouvements sociaux, pour être efficaces, sont de plus en plus obligés de s’attaquer de front au culte du travail. C’est pourquoi la critique française du travail est plus pertinente que jamais.

   La théorie critique n’a cependant pas pour objectif de courir après les mouvements sociaux et les sujets opprimés pour leur dire à quel point ce qu’ils sont et ce qu’ils font est déjà formidable. Bien que de nombreux progrès aient émergé de ces développements intellectuels et sociaux, il semble également y avoir beaucoup d’incohérence et de confusion quant à la nature réelle de ce qu’est le travail et la forme que la critique du travail en découlant devrait prendre. D’une part, il existe clairement, dans sa forme actuelle, un mécontentement croissant vis-à-vis des formes et des conditions de travail concrètes et de leur rémunération. Il y a même eu un sentiment généralisé de perte de l’importance de l’éthique du travail et du travail lui-même en tant que centre de la vie sociale[14]. D’autre part, s’il existe une dé-symbolisation générale, ou une déconstruction postmoderne, de l’éthique du travail, une reconnaissance de son caractère relatif, il n’y a pas de compréhension de ce à quoi il se rapporte ni de ce qui le fonde socialement. En effet, l’éthique du travail, qui n’est qu’un épiphénomène culturel, est presque toujours confondue avec le « travail » en tant que tel ou le travail en général. Et cela montre à quel point le sujet moderne est véritablement attaché au travail. Tout et tout le monde peut être responsable sauf le travail lui-même : l’éthique du travail, la gouvernance néolibérale, l’équilibre travail-vie personnelle, les défaites et les trahisons historiques de la classe ouvrière, l’exploitation capitaliste en général (comme si ce n’était pas même un véritable privilège aujourd’hui d’avoir un travail où on peut être exploité) et ainsi de suite. Tous les grands idéologues de gauche, y compris Thomas Piketty[15], continuent de centrer leurs critiques sur les sphères de la circulation et des échanges, comme si le travail en tant que tel était réellement un aspect de la vie totalement neutre.

   En 1999, les sociologues français Luc Boltanski et Ève Chiapello avaient déjà noté qu’une certaine critique artiste du travail incarnée par les avant-gardes françaises du passé avait été intégrée dans un « nouvel esprit du capitalisme », bien qu’elle fût dépouillée d’une critique sociale plus large[16]. En effet, au cours de mes recherches, j’ai trouvé un cabinet de conseil qui utilisait la formule « Ne travaillez jamais » dans son baratin publicitaire, parce que : « Si vous aimez votre travail, vous ne travaillerez jamais un jour dans votre vie ». L’éthique traditionnelle protestante du travail a depuis longtemps cessé d’être considérée par la société occidentale comme un élément positif incontestable. Cependant, comme le montre cet exemple, le simple fait de rejeter l’éthique du travail et de chercher à échapper à ses corvées n’a vraiment aucun sens si cela ne fait pas partie d’une critique sociale plus profonde. Vous pouvez faire travailler d’autres personnes pour vous au nom de votre haine du travail. Vous pouvez détester votre travail, mais en imaginer un meilleur où vous auriez des vacances plus longues et une plus belle voiture. Vous pouvez travailler au salaire minimum et vivre dans un minuscule studio à New York tout en vous persuadant que votre précarité est une vie de bohème glamour. Vous pouvez avoir horreur de l’environnement de travail néolibéral, mais rêver avec nostalgie à l’atelier fordiste de l’après-guerre. Surtout, vous pouvez penser que, dans de bonnes conditions, le travail ne vous poserait aucun problème, et vous sentir partie prenante d’une histoire héroïque d’opposition populaire à l’oppression capitaliste. Même si vous imaginez un avenir « sans travail » dans un monde post-capitaliste, vous pouvez toujours penser en termes d’organisation du travail. Les ouvriers et les capitalistes sont tout aussi susceptibles de traiter de « parasites » ceux qui ne travaillent pas ou pas assez (accusation qu’ils se sont souvent renvoyée). Ce qui est étonnamment rare, cependant, et qui concerne plus ou moins, finalement, beaucoup de penseurs français examinés dans cet ouvrage, c’est de prendre à la lettre l’espoir d’une « critique dutravail » et de critiquer la catégorie du travail ou le travail lui-même.

Le Marx exotérique

   Le principal argument philosophique de ce livre, et le mode d’analyse qu’il reprend, est qu’il n’y a en réalité que deux manières possibles de comprendre et d’aborder la critique du travail. La première développe effectivement une analyse critique empirique, historique, éthique et morale, partant du principe que le travail en tant que tel n’est pas problématique, mais peut le devenir dans certaines conditions. La seconde fonde son analyse des expressions phénoménologiques du travail au sein du capitalisme dans une critique de la catégorie elle-même. Bien que ces deux approches différentes puissent parfois aboutir à des conclusions très similaires, et bien qu’elles puissent également être radicalement divergentes, elles doivent nécessairement partir de conceptions très différentes de ce qu’est le travail et de son rôle dans la société capitaliste. Comme nous le verrons, il est même possible que des aspects des deux approches convergent dans les travaux d’un même auteur et, surtout, dans les écrits de Karl Marx lui-même, qui pourrait être considéré comme le principal fondateur intellectuel de deux écoles de pensée différentes sur le travail, souvent opposées mais parfois complémentaires, dans la théorie critique moderne : ce que l’on trouve respectivement dans le marxisme traditionnel et la « critique de la valeur » marxienne. Une meilleure compréhension de ces deux approches permet de mettre en évidence certains des problèmes théoriques clés et des perspectives critiques que le présent ouvrage cherche à aborder.

   La première approche, qui est largement liée à, ce que Robert Kurz appelle, le côté « exotérique » de la pensée de Marx (nous en parlerons plus loin)[17], et qui est tout aussi caractéristique de la pensée moderne en général, pourrait être qualifiée de mode d’analyse « phénoménologique », en ce sens qu’elle repose principalement sur une critique d’objets précis, perçus empiriquement, d’une manière qui, comme le soutient Kurz, même sous une forme postmoderne, est implicitement positiviste[18]. Dans une telle perspective, seuls des phénomènes particuliers relevant du travail peuvent être l’objet de critiques, mais jamais le « travail » en tant que tel. On a donc gaspillé beaucoup d’encre en critiquant ou décrivant la phénoménologie ou la sociologie du travail : la division du travail, ses conditions, sa rémunération, qui le fait, pourquoi dans un sens immédiat le fait-on, comment il est organisé, comment il a évolué, ses technologies, son injustice, ce que l’on ressent en le faisant, comment les producteurs sont aliénés par la dépossession de leurs produits et de leur propre activité, etc. Ce type d’analyse peut donner lieu à de très fortes critiques historiques et empiriques sur la manière dont le travail a été promu et vécu par les masses au cours des deux derniers siècles et plus. Elles ont même parfois galvanisé un grand nombre d’individus au sein de mouvements sociaux révolutionnaires et, comme de nombreux auteurs examinés dans cet ouvrage, elles ont fourni le fondement pour imaginer des sociétés totalement différentes où l’abolition du travail et d’autres formes de « métabolisme humain avec la nature », comme le dit Marx, pourraient être possibles.

   D’autre part, une telle perspective, précisément parce qu’elle ne commence pas par une critique du travail en soi, s’accompagne de beaucoup de bagages philosophiques qui ne sont pas toujours perçus comme tels. Ainsi, quand il s’agit de définir le travail (ou sous son autre bannière, la « production »), de nombreux penseurs essaient de comprendre la catégorie sans faire référence au capitalisme ni à sa spécificité historique en tant que mode de vie sociale. Le travail est avant tout perçu comme une abstraction « rationnelle » ou « nominale » pouvant s’appliquer, dans le cadre d’une analyse critique, à toute forme de société historique, ou potentiellement post-capitaliste. Autrement dit, il est supposé être, en soi, une forme sociale neutre, une constante anthropologique ou transhistorique de l’activité humaine fondamentale. L’anthropologue Herbert Applebaum, par exemple, dans son livre The Concept of Work (1992) fournit une définition qui serait assez familière à presque tout le monde :

La condition humaine impose l’existence du travail en tant que condition de la vie. Les êtres humains sont à la fois dans la nature et en dehors de la nature. Ils sont dans la nature en tant qu’êtres biologiques soumis aux lois de la nature et aux cycles de la naissance et de la mort. Ils sont en dehors de la nature à travers ce qu’ils créent comme milieu humain, construit et organisé par le travail […], aucune société humaine ne peut exister sans travail. Il n’y a pas de Jardin d’Éden pour les êtres humains. Même cueillir des pommes est un travail. Quel que soit le type d’avenir que nous projetons avec notre technologie de pointe, nous devons toujours faire pousser de la nourriture, construire des abris et fabriquer des vêtements et d’autres objets pour nous protéger et satisfaire nos besoins matériels. Et nous devrons également offrir et échanger des services pour satisfaire nos besoins. Qu’est-ce que le travail ? Aucune définition n’est satisfaisante car le travail concerne toutes les activités humaines et il faudrait épuiser la liste de toutes ces activités pour déterminer le champ du travail[19].

   A première vue, cette définition ne pourrait être plus anodine. Cela décrit certainement une réalité que nous connaissons tous parfaitement, en tant qu’individus contemporains. Applebaum n’a certainement pas tort d’affirmer que beaucoup, sinon toutes les activités mentionnées, devront être poursuivies même dans un avenir très différent et que nombre des activités que nous réalisons aujourd’hui ont également été réalisées par nos ancêtres. Mais qu’est-ce qui permet à Applebaum de regrouper l’ensemble de ces différentes activités derrière une seule abstraction, le « travail », quand il fait lui-même remarquer qu’aucune des qualités concrètes de ces différentes activités ne permet de les regrouper de manière pertinente ? De même, pouvons-nous être si sûrs que le travail existe pour satisfaire les besoins humains matériels ? Est-ce que le contraire de ne pas travailler, correspond simplement au fait que l’on apporte tout à la société sur un plateau comme par magie, tel que son image du Jardin d’Éden semble le suggérer ? Et est-ce bien la nature qui nous pousse à travailler ? Pour le moment, avant de répondre à ces questions, il convient de reconnaître qu’aborder le « travail » de telle sorte comporte un ensemble d’hypothèses de base sur la société humaine et les êtres humains, ou ce que nous pourrions appeler une « ontologie du travail » sociale, ce qui n’est nullement neutre ou non discutable.

   Ce type de discours ontologique sur le travail, qui n’est pas transhistorique, est en fait un héritage de l’idéalisme de la philosophie des Lumières. Le travail, à l’époque où le capitalisme commençait à émerger comme une dynamique sociale transformative, avait été perçu comme une forme d’activité sociale limitée, à la fois pénible et réservée aux membres les plus défavorisés de la société. C’est peut-être ce qu’illustrent le mieux les étymologies discutables du « travail » dans les premiers dictionnaires français, souvent citées avec jubilation par les critiques du travail, provenant du latin tripalium instrument de torture à trois griffes[20]. En revanche, les penseurs des Lumières entendaient de plus en plus le « travail » en termes d’abstraction plus large et universelle correspondant à toute activité sociale et à une simple dépense d’énergie humaine en général (le physicien français Gaspard-Gustave de Coriolis – 1792-1843 – introduira au XIXe siècle le concept de « travail » comme une description de l’énergie dépensée par une force mécanique). Le travail pourrait donc être compris comme une partie innée de la Raison, ou logos, à travers laquelle l’individu pourrait saisir, matériellement et idéalement, toute la réalité. Le travail était par conséquent étroitement lié à la notion que se faisaient les Lumières de l’être humain en tant que « sujet » individuel – dans ce cas particulier en tant que « producteur », homme industriel ou homo faber, sinon homo œconomicus – qui domine consciemment lui-même et son environnement par le recours à la raison, devenant, comme le disait René Descartes (1596-1650),  hommes « comme maîtres et possesseurs de la nature »[21]. Descartes, par exemple, est célèbre pour avoir prétendu que la seule raison pour laquelle les grands singes ne parlent pas aux humains est qu’ils ne veulent pas être forcés de travailler[22]. De même, beaucoup plus tard, Kant a simplement identifié le travail à la « réalisation de la raison » tout court[23].

   Le travail, qui était auparavant un terme réservé aux couches les plus basses de la société, s’appliquait positivement de plus en plus à tous et à presque tous les types d’activités. Même les monarques étaient censés et supposés « travailler » en quelque sorte comme le plus petit des paysans. La reine Elisabeth II (1952-), qui aujourd’hui est souvent saluée pour son rôle extrêmement actif dans la vie publique (la ronde sans doute écœurante et sans fin des ouvertures d’hôpitaux et les défilés publics) aurait été regardée avec dédain par l’aristocratie médiévale et peut-être aussi par la paysannerie, pour sa soumission permanente à une éthique de travail aussi empreinte de protestantisme[24]. On pourrait en dire autant de la bourgeoisie d’aujourd’hui en général. « L’économie », qui à l’époque prémoderne se référait simplement au fonctionnement du foyer[25], est désormais devenue un débat scientifique sur la façon de gérer de manière rationnelle et, dans la lignée des réformateurs utilitaristes « philanthropiques », tels que Jeremy Bentham (1748-1832), pour le plus grand bénéfice social, les « énergies » incarnées par la force de travail national ; un mode de pensée réducteur concernant les êtres humains et la société qui pouvait ensuite être projeté rétroactivement comme une critique des supposés retards et de l’irrationalité de la vie « économique » dans le monde prémoderne. Les économistes politiques bourgeois, en particulier David Ricardo (1772-1823), ont également contribué à la valorisation culturelle du travail d’un point de vue économique en affirmant que le travail était la source de toute valeur économique ou richesse sociale (une découverte souvent imputée à tort à Marx, bien qu’il n’ait jamais prétendu avoir été à l’origine de cette idée)[26].

   Marx, du moins dans la partie « exotérique » de son travail où il incarne à la fois le théoricien du mouvement ouvrier et l’économiste politique par excellence, adopte largement la conception progressiste et positiviste du travail et du développement des forces productives à partir de l’idéalisme bourgeois. Dans les Grundrisse (1857-1858), par exemple, Marx reconnaît que « la production en général est une abstraction », mais il prétend, sans chercher à le prouver, qu’il s’agit « d’une abstraction rationnelle, dans la mesure où elle souligne et précise effectivement les traits communs »[27]. Ailleurs, Marx affirme, encore une fois sans apporter aucune preuve, que « la représentation du travail dans cette universalité – comme travail en général – est elle aussi des plus anciennes » et qu’elle « exprime […] une relation très ancienne et valable pour toutes les formes de société »[28]. Cependant il se contredit immédiatement en affirmant que « le ‘‘travail’’ est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple »[29]. Dans Le Capital, Marx tente de rationaliser l’abstraction du « travail proprement dit » en le définissant simplement comme une « activité adéquate à une fin »[30]. Ceci est également contradictoire, car le fait qu’une action soit adéquate à une fin ne peut logiquement constituer la base d’une abstraction rationnelle que si ces fins étaient identiques. L’abstraction « culte », par exemple, rassemble de nombreuses formes d’activités différentes par le fait qu’elles ont une fin commune, même si elles sont accomplies très différemment. Selon la définition de Marx, cependant, même une prière privée ou aller aux toilettes pourraient également être considérés comme une forme de « travail ».

   Dans une autre section du Capital, Marx tente de lier la rationalité de l’abstraction du travail à un concept d’utilité : « le travail, en tant que formateur de valeurs d’usage, en tant que travail utile, est pour l’homme une condition d’existence indépendante de toutes les formes de société »[31]. Ici, cependant, le même problème se pose parce que, comme le note Kurz à propos de ce passage, la valeur d’usage elle-même, ou la « détermination paradoxale-réelle » de l’utilité abstraite, n’est que la manière spécifique dont le capitalisme s’empare « d’objets qui ne sont pas en eux-mêmes abstraits »[32]. La valeur d’usage est, autrement dit, une manifestation concrète de l’universalité abstraite du travail. Elle ne renvoie pas à l’utilité réelle ou à la nécessité de produits et services particuliers pour la vie humaine. Ce n’est que l’expression du « besoin » historiquement spécifique de « réaliser » la valeur par le biais de l’échange au moyen d’un produit ou d’un service dans lequel le travail mort peut être incarné. Cela explique, par exemple, les efforts considérables que les producteurs déploient pour « informer » sur leurs produits, souvent absurdes et de mauvaise qualité, et en susciter le « besoin » chez les consommateurs potentiels. La valeur d’usage n’est donc pas une forme sociale transhistorique. C’est ici un sujet de confusion pour le marxisme traditionnel qui – même s’il peut, lorsqu’il considère le problème, admettre occasionnellement qu’une « mauvaise » forme de « travail abstrait » (termes discutés par la suite) producteur de valeur (ou générant des profits) peut être spécifique au capitalisme – souhaite toujours maintenir l’idée d’une « bonne »  valeur d’usage transhistorique issue d’un « travail concret ». Une telle réflexion aporétique et finalement simpliste sur le travail signifie qu’un certain progressisme, un utilitarisme et une éthique protestante du travail peuvent souvent se glisser de manière très subtile dans la théorie critique de nombreux détracteurs parmi les plus radicaux de la société capitaliste. Par ailleurs, à l’autre extrême du spectre, cela peut s’exprimer à travers une haine des « mauvais » capitaux (et emplois) à but lucratif, au profit de la célébration du « bon » « capital productif » et du « capital (et emplois) socialement utile(s) » ; une idéologie qui a joué un rôle important dans le développement de l’antisémitisme moderne (comme nous le verrons dans notre chapitre sur Fourier), ainsi que dans d’autres formes dangereuses de pseudo-opposition à la domination capitaliste[33].

   Marx, bien qu’il soit heureusement bien plus intéressant et équivoque dans son approche du travail que la plupart des interprètes marxistes actuels, souhaite toujours préserver un fondement concret au travail en tant qu’abstraction rationnelle car sa pensée reflète, et à certains égards, contribue à l’ontologie sociale du travail de l’économie politique bourgeoise. Marx ajoute, par exemple, que « le travail [est] une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature, et donc à la vie humaine »[34]. Ici, Marx confond le fait que les êtres humains doivent avoir un rapport avec l’environnement naturel avec le fait que ce rapport puisse être compris à travers la médiation d’une seule abstraction sociale (le travail). Une réalité de la vie qui, bien que caractéristique du capitalisme, n’est certainement pas le cas de toutes les formes de société. En d’autres termes, Marx reproduit l’opposition formelle cartésienne entre le sujet, « l’homme », et l’objet, la « nature », de telle sorte que le « travail » revêt le rôle de dominateur et d’accapareur de la nature que le logos exerce dans la pensée rationaliste[35]. A travers le processus de travail, Marx affirme que le producteur impose sa « propre gouverne » à la nature[36]. Marx, au moins dans cet aspect de ses écrits, imagine cette relation, qui est très réelle dans la société moderne, non pas comme le produit d’une forme spécifique de vie sociale, le capitalisme, mais comme une sorte de fait scientifique positiviste qui découle de la biologie humaine[37]. Le travail et la domination rationnelle de la nature (et de soi-même) deviennent donc synonymes de médiation de « la vie » elle-même et, par conséquent, de l’essence de l’être humain. L’homme est travail ou, pour parler le langage du jeune Marx, le travail est son « être-générique ». C’est donc, pour Marx, la « nécessité naturelle » transhistorique, et non une réalité sociale imposée historiquement, qui fait du travail une abstraction « rationnelle » et constitue le fondement de l’éthique du travail (une chose à laquelle lui-même, contrairement à son gendre Paul Lafargue, était tout à fait attaché)[38].

   Marx, bien qu’il offre une perspective très différente ailleurs dans son œuvre, veut conserver le travail en tant qu’abstraction rationnelle fondée sur le besoin humain, en grande partie parce qu’il est profondément attaché aux notions bourgeoises de « progrès » social par le biais du développement technologique et, quoique de manière plus ambiguë, à la rationalisation du processus de travail. La nature, dans le contexte d’un tel développement téléologique des forces productives, ne peut être saisie que comme un obstacle au plein épanouissement des facultés humaines et une frontière à franchir. Marx, dans le troisième volume du Capital, développe plus avant cette ontologie sociale du travail en divisant toute activité humaine en « un royaume de la nécessité » et « un royaume de la liberté »[39]. Le royaume de la nécessité, qui donne lieu à un « travail nécessaire », est le concept selon lequel le travail est avant tout caractérisé par les activités les plus fondamentales pour la survie humaine dans un monde hostile. Parce que Marx les met en opposition, il se caractérise implicitement par un manque de « liberté ». Cependant, à travers le développement des forces productives, l’humanité gagne de plus en plus pour elle-même la « liberté » d’exercer des activités qui ne sont pas strictement liées à la reproduction, à travers l’appropriation sociale du temps libre rendue possible par le développement technologique. Le royaume de la liberté est donc le royaume du « surtravail », du travail non strictement « nécessaire », et des loisirs.

   Dans ce sens limité et dans le contexte d’une société socialiste, la domination croissante de la nature devient donc l’outil de libération de l’humanité, car il permet de réduire temporellement le travail nécessaire (c’est-à-dire, exigé par une nature hostile) par le biais d’une dépense d’énergie effectuée rationnellement avec « le minimum de force » (même si le travail ne peut jamais disparaître complètement)[40].  Marx reproche ainsi déjà aux élites pré-modernes d’avoir utilisé leur temps libre en « oisiveté totale », présumant qu’il faudra attendre beaucoup plus des travailleurs dans une société socialiste[41]. Marx présente, dans le troisième volume du Capital, un véritable fourre-tout de différents concepts qui, même s’ils peuvent caractériser la modernité, ont très peu de sens en tant que catégories sociales transhistoriques. En effet, l’idée de « travail nécessaire » évoque beaucoup plus les notions bourgeoises de rareté naturelle et ses représentations chimériques de la dureté de la vie dans les économies de subsistance prémodernes, qui, toutes les deux, ont été infirmées, ou du moins complexifiées, par des recherches historiques et anthropologiques plus récentes[42]. Cela permet néanmoins à Marx, dans cette partie « exotérique » de son œuvre, devenue fondamentale pour le marxisme du mouvement ouvrier traditionnel, de préserver le travail, en particulier dans sa forme d’utilité « concrète », d’homo faber et de domination rationnelle de la nature, comme une activité transhistorique et progressiste. Ces questions revêtiront une importance particulière dans notre chapitre sur Guy Debord et les situationnistes.

   Le fait que Marx n’identifie pas complètement le travail en tant que tel avec le capitalisme, une approche qui caractérise tous les grands paradigmes intellectuels modernes, a eu un impact majeur sur la manière dont sa critique de la société capitaliste a été comprise. On pense traditionnellement que Marx a « corrigé » l’économie politique en révélant le « vol » par la classe capitaliste de la pleine valeur du travail des ouvriers. Les travailleurs sont obligés de vendre le seul produit qu’ils possèdent, leur « force de travail » ou leur capacité à effectuer un travail, étant donné que la classe capitaliste possède les moyens de production. Cependant, le capitaliste ne verse aux travailleurs que le salaire nécessaire à la reproduction de leur force de travail ; les travailleurs ne sont donc rémunérés qu’à hauteur d’une fraction de leur journée de travail, tandis que le capitaliste récupère la valeur produite sous forme de profit le reste du temps du labeur du travailleur, c’est-à-dire, la plus-value. Le capitalisme est, en tant que tel, saisi avant tout comme un système de domination personnelle dans lequel une petite couche de riches élites, la bourgeoisie ou la classe capitaliste, extrait le surplus créé par les producteurs. Le « vol » est occulté car l’échange de force de travail contre salaire apparaît comme un échange équitable. Dans la théorie marxiste vulgaire, ce processus peut souvent être simplement compris comme une sorte de tromperie. En conséquence, les travailleurs sont dépossédés du produit de leur travail et de l’activité elle-même, qu’ils ne contrôlent ni l’un ni l’autre. La classe capitaliste utilise la propagande et les institutions de l’État pour empêcher les travailleurs de remettre en cause le système d’oppression et, pour les écraser avec l’usage de la violence lorsqu’ils posent problème. Les intérêts économiques des travailleurs sont donc totalement opposés à ceux de la classe capitaliste. Ils doivent, à travers la lutte des classes, s’emparer des moyens de production et, dans des variantes plus autoritaires, des institutions de l’État afin de créer une société dans laquelle les travailleurs récupèrent toute la valeur de leur travail (ou bien, la production de valeur œuvre plus rationnellement en faveur des travailleurs) et, dans des perspectives plus libertaires, contrôler les conditions et les résultats de la production eux-mêmes par le biais de la démocratie directe. Le travail et la classe ouvrière seraient ainsi libérés du capitalisme.

   C’est le « Marx exotérique » que nous connaissons tous grâce à notre éducation de base et qui est facile à comprendre : le Marx de la lutte des classes, le dissident de l’économie politique et le scientifique positiviste qui a célébré le processus de modernisation concrétisé dans le développement technologique. C’est surtout cet aspect de l’œuvre de Marx qui a animé le mouvement ouvrier et le marxisme traditionnel ; et, à bien des égards, il y a beaucoup de choses à recommander dans ce schéma. Le profit provient certainement de l’extraction de la plus-value et, à un niveau phénoménologique, il existe des structures évidentes d’oppression, notamment de grandes inégalités de richesse et de pouvoir, associées aux classes sociologiques. De même, l’État a certainement recours et continue d’utiliser la propagande et la violence pour imposer le capitalisme ; même si ses ennemis auto-proclamés sont beaucoup moins nombreux qu’ils ne l’ont été auparavant dans son développement historique. En outre, alors que nombre des pires régimes de l’histoire – il suffit de penser à l’URSS, à la Chine maoïste ou à Pol Pot – ont été inspirés par cet aspect « exotérique » de l’œuvre de Marx, il y a également eu d’autres mouvements, dans la tradition anarchiste notamment, qui ont été très proches de la concrétisation d’un mouvement social véritablement émancipateur contre le capitalisme. Il y a donc certainement de la place pour de nombreuses variantes dans ce qu’il inspire et continue d’inspirer ; et ce livre n’a nullement l’intention de rejeter d’emblée toutes ces expériences historiques d’inspiration « exotérique ».

   La lecture « exotérique » de Marx contient cependant un certain nombre d’hypothèses très problématiques sur l’essence du capitalisme, et de l’oppression sociale dans le capitalisme, de par l’ontologie sociale du travail sur laquelle elle est construite. Le travail est-il vraiment seulement une activité neutre qui serait en quelque sorte, « pervertie » dans le capitalisme ? Les êtres humains sont-ils réellement des sujets producteurs devant dominer rationnellement le monde naturel ? La vaste complexité de la société capitaliste, avec son pouvoir destructeur social et environnemental apparemment incontrôlable, peut-elle réellement être réduite aux machinations d’une classe d’élites puissantes (le 1% que de nombreux militants contemporains aiment clamer) ? Le développement de technologies productives et le franchissement de toutes les barrières externes sont-ils un bien social incontestable né du besoin humain ? Pourquoi tant de mouvements sociaux contre le capitalisme ont-ils échoué ou même, comme dans le cas du « socialisme réellement existant », sont-ils devenus l’expression la plus violente de plusieurs de ses caractéristiques fondamentales ? Surtout, comment ce développement peut-il expliquer la crise actuelle, la dégradation des conditions de travail et la difficulté de trouver du travail aujourd’hui ? Il existe bien sûr de nombreuses tentatives au sein de cette tradition exotérique marxienne pour répondre à ces questions, qui ne peuvent pas toutes être traitées en détail ici, mais, parallèlement, ne serait-il pas possible que Marx lui-même, dans une autre partie de son œuvre, nous fournisse une compréhension très différente de la forme-travail et de la nature de l’oppression dans la société capitaliste ? Ne pourrions-nous pas, à la suite d’une lecture très différente de Marx, prendre à la lettre la critique du travail ?

Le Marx ésotérique

   La notion selon laquelle Marx pourrait ouvrir la voie à une critique du travail en tant que tel est un concept relativement nouveau dans l’histoire des idées. Ce concept est peut-être exprimé de la façon la plus claire dans la théorie critique de Robert Kurz (1943-2012) et chez d’autres membres de la Wertkritik, ou « critique de la valeur », école de la théorie marxienne associée aux revues de langue allemande Krisis et Exit ! [43]. Il trouve également son expression dans la réinterprétation radicale des œuvres de maturité de Marx entreprise de façon totalement indépendante par Moishe Postone (1942-2018) professeur d’histoire à l’université de Chicago aux États-Unis. Postone est désormais, à juste titre, un théoricien critique et universitaire largement respecté[44]. Kurz, cependant, reste encore peu connu dans le monde anglo-saxon malgré une réputation importante à l’étranger. Anselm Jappe (1962-), qui a lui-même contribué au développement du paradigme de la Wertkritik, particulièrement en France[45], a émis l’hypothèse que cela serait dû en grande partie à une certaine hostilité envers un corpus théorique bousculant de nombreuses hypothèses marxistes traditionnelles[46]. On peut également mentionner le fait que la Wertkritik était, dès le départ, un projet critique forgé de façon consciente principalement en dehors des sphères des discours intellectuels officiels, tels que l’académie ou les médias, en faveur d’une position indépendante et plutôt polémique. Kurz, par exemple, était lui-même un ouvrier, au sens sociologique traditionnel, qui travaillait de nuit dans le conditionnement des journaux en vue de leur livraison. De plus, bien que Postone soit évidemment accessible aux lecteurs français, il existe une pénurie de traductions de la théorie de la Wertkritik, et ce n’est que relativement récemment que l’on commence à y remédier[47]. Néanmoins, comme ce livre espère le montrer, l’approche critique de Kurz, et d’autres comme lui, représente un grand pas en avant en termes de compréhension du travail et donc, de ce en quoi une critique du travail pourrait principalement consister aujourd’hui.

   L’importance de ces théories critiques est d’avoir montré que, loin de présenter sans ambiguïté une vision positiviste de l’ontologie sociale du travail, Marx, dans une autre partie de son œuvre, avance une critique radicale du travail. Marx y présente le travail avant tout comme une catégorie intrinsèquement destructrice, fétichiste et antisociale de la synthèse sociale, constituant la base d’une « domination abstraite » par un « sujet automate », la forme-valeur (ou travail mort) qui précède, à la manière d’un a priori quasi-kantien, le « masque de caractère » sociologique porté indifféremment par les travailleurs et les capitalistes. Cet aspect « ésotérique » de l’œuvre de Marx – « ésotérique » parce que difficile à comprendre, peu connu et nécessitant une certaine initiation[48] – était en grande partie ignoré par le marxisme traditionnel, qui, lorsqu’il considérait ce problème, tendait à réduire la discussion sur le fétichisme soit à une description d’un « voile » créé par les relations bourgeoises de propriété, soit à l’écarter entièrement comme un regrettable non-sens hégélien[49]. Cependant, le marxisme occidental, qui comprenait des mouvements tels que l’École de Francfort et les situationnistes, allait assumer certains aspects de cette critique « ésotérique », et en particulier ce qui concerne le fétichisme de la marchandise, mais souvent d’une façon qui reproduisait la compréhension aporétique de Marx du travail. Pour ces théoriciens critiques, le travail « dans le capitalisme » pouvait être en quelque sorte abstrait, mais l’abstraction elle-même était toujours maintenue comme rationnelle, tout comme la notion de prolétariat qui, en tant que sujet révolutionnaire, pourrait ou voudrait libérer le travail ou l’activité productive du joug de l’exploitation bourgeoise à travers la lutte des classes. Cela ne veut pas dire que la lutte des classes et la forme-sujet n’existent pas, elles existent bien évidemment (même si aucune des deux n’est nécessairement émancipatrice) ; mais cela signifie que l’importance radicale du Marx « ésotérique » qui suggère une conception très différente de la transformation sociale – c’est-à-dire par une « rupture ontologique » avec la forme-travail – n’a pas été pleinement comprise ni développée jusqu’à sa conclusion logique, ce qui aurait entraîné une rupture avec la modernisation, la forme-sujet et la lutte des classes.

   Postone montre, par une relecture rigoureuse de ses œuvres de la maturité, que Marx fournit non seulement « une critique du capitalisme faite du point de vue du travail », et donc une économie politique critique, mais aussi « une critique du travail dans le capitalisme », et c’est pourquoi le sous-titre du Capital nous précise : une « critique de l’économie politique », c’est-à-dire une critique des catégories de base elles-mêmes, qui médiatisent la réalité sociale dans le capitalisme[50]. Le travail en tant que tel constitue donc la base d’une forme de « domination abstraite », propre à la modernité, qui ne peut pas être suffisamment comprise dans le cadre de la conception marxiste traditionnelle d’une domination « concrète » ou personnelle exercée par des individus ou des groupes, ni principalement comme une critique des relations de la propriété privée et du marché, c’est-à-dire des modes particuliers de distribution et d’échange[51]. Au contraire, le travail (et le mode de production industriel lui-même), « constitue une forme quasi objective, historiquement spécifique, de médiation sociale qui, dans l’analyse de Marx, sert de fondement social aux traits essentiels de la modernité »[52]. En d’autres termes, pour Marx, le travail n’est pas un fait neutre propre à toute vie sociale, pas plus que l’industrie moderne n’est une étape inévitable de l’évolution humaine, mais plutôt une forme sociale historiquement spécifique qui jette les bases d’un processus de domination impersonnelle, abstraite et sans sujet, qui donne à la réalité phénoménologique un caractère historique « directionnellement dynamique »[53]. Le travail, en tant que tel, est essentiellement une sorte de médiation sociale qui ne constitue la base de l’être social que dans le capitalisme, structurant à la fois des pratiques historiques déterminées et des formes quasi objectives de pensée, de culture, de visions du monde et d’inclinations[54]. Le travail, dans la sphère limitée de la modernité capitaliste, médiatise et façonne donc l’ensemble de la réalité objective et subjective (et même dépasse et explique forcément de telles dichotomies théoriques)[55].

   Robert Kurz, et la Wertkritik dans son ensemble, ont peut-être poussé plus loin que Postone la critique du travail en tant que catégorie de base de la synthèse sociale spécifique au capitalisme. Pour Kurz, le travail n’est pas seulement, comme pour Postone, le fondement social de l’oppression essentiellement abstraite incarnée dans la modernité capitaliste, il s’agit également d’une catégorie en crise depuis le milieu des années 1970. La Wertkritik se distingue des autres théories critiques en insistant sur le fait que la financiarisation des marchés et les diverses formes de crise actuellement visibles à tous les niveaux de la société capitaliste s’inscrivent dans un processus plus vaste d’effondrement, le capitalisme atteignant ses limites internes d’accumulation à cause du développement technologique[56]. Cependant, une telle fin du capitalisme n’est pas nécessairement imaginée comme un moment d’émancipation, mais plutôt comme la menace d’une barbarie encore plus grande, précisément parce que les « sujets » qui, pour Kurz, ne sont rien de plus que des « objets » du processus de valorisation, n’ont par définition aucun contrôle sur la « belle machine » de l’accumulation capitaliste et, en même temps, ont déjà intériorisé ses contraintes au plus profond de leur psyché. De même, le mouvement Wertkritik a fait un autre progrès théorique significatif grâce à la théorie de l’« Abspaltung », ou « dissociation », développée par Roswitha Scholz (1959-), qui vise à englober les domaines de la vie moderne – comme le « travail » domestique – exclus de la sphère de la valorisation[57], mais néanmoins subordonnés à cette sphère. Ces différentes facettes de laWertkritik sont discutées plus en détail ci-dessous et fourniront un cadre important pour notre analyse des auteurs étudiés dans le présent ouvrage.

   Sur quelle base pouvons-nous alors prétendre que le travail est une forme sociale intrinsèquement destructrice ? Revenons tout d’abord à la notion selon laquelle le travail est une abstraction « rationnelle » ou nominale si cruciale pour l’ontologie sociale du travail examinée plus haut. Nous comprenons ordinairement les abstractions comme des généralisations que les êtres humains réalisent à partir du monde réel afin de décrire et de réfléchir à des phénomènes complexes. Une abstraction est « rationnelle » dans la mesure où il s’agit d’une généralisation fondée sur des similitudes concrètes, la forme ou l’essence, que des objets, à proprement parler non identiques, partagent. Le mot « arbre » est une abstraction rationnelle car il fait référence à différentes espèces de la flore qui, bien que non identiques, partagent des caractéristiques communes : elles ont des branches, des feuilles, des racines, etc.[58]. De même, l’abstraction « menuiserie », fait référence à un ensemble d’activités différentes qui utilisent pourtant des outils identiques ou similaires, des gestes similaires, des matériaux similaires et créent des produits similaires. La substance de ces abstractions, les caractéristiques qui leur donnent forme et une certaine validité rationnelle naissent des qualités communes que ces objets possèdent. Chaque substance, à son tour, peut être considérée comme étant essentiellement différente d’une autre quant à sa forme et son contenu[59].

   Les sociétés prémodernes disposaient d’une variété d’abstractions « rationnelles » ou « nominales » pour désigner différents types d’activités humaines, dont certaines, bien sûr, avaient un contenu résolument social, mais il n’y avait pas de concept ni de réalité matérielle d’une activité ou d’une substance sociale universelle et généralisée[60]. Les mots médiévaux « labeur » et « travail », à l’origine de nos termes modernes, avaient un sens beaucoup plus restreint et, peut-être, une base plus rationnelle. En français, par exemple, travail faisait presque exclusivement référence aux activités réservées aux membres les plus modestes de la société, en particulier au travail des champs, ou empiriquement douloureuses ou épuisantes, voire les deux. L’anglais moderne conserve une partie de la signification originale de « travail » dans son usage archaïque tel que « the travails of Christ » (« les douleurs du Christ »). De même, nous parlons du « travail » des femmes lors de l’accouchement. Le travail pourrait potentiellement avoir une signification sociale plus large et liée dans la société médiévale à l’accomplissement de son devoir chrétien. Par exemple, la critique chrétienne médiévale de l’« acédie » (souvent traduit par « paresse » en français moderne) ne faisait pas référence à un besoin social d’être « productif » mais plutôt à l’exercice de son rôle social en tant que chrétien dans le contexte de la hiérarchie féodale qui serait différent en fonction de l’Ordre social d’appartenance de la personne. Il n’y avait absolument aucun sens dans ces sociétés pré-modernes à ce que les activités d’un paysan, d’un chevalier et d’un roi partagent une essence commune. Également, bien que chaque tâche ait son propre temps concret (la récolte doit toujours être rentrée avant la tempête et l’empereur veut son nouveau costume immédiatement), il n’existait pas de temps abstrait universel permettant de les comparer[61]. Il n’existait donc aucune pression sociale abstraite pour être « productif », aucune « éthique du travail », au-delà de ce qui était nécessaire à la reproduction de la vie sociale, quelque chose qui pouvait être discuté, ou, du moins, qui relevait manifestement de l’exploitation. Comme le dit Kurz, « toutes les sociétés prémodernes partent implicitement du principe qu’il y a de toute manière toujours assez de temps à disposition, que l’on ‘‘a le temps’’, et que celui-ci n’a pas besoin d’être placé à dessein dans une ‘‘relation de pénurie’’ des diverses occupations humaines ou, plus généralement, des modes d’aliénation »[62]. En effet, si les peuples médiévaux, y compris les paysans, aspiraient à quelque chose, c’était précisément pour être comme Dieu et se reposer, comme en témoignent la vie des nobles, le rituel hebdomadaire du sabbat et le nombre étonnamment important de jours saints[63]. Dans certaines régions du monde, des saisons entières, à cause des conditions climatiques, seraient « improductives » dans une optique moderne. Dans le même temps, il n’existait pas d’espace social distinct pour les activités « productives » dotées de leurs propres règles, séparé de celui du foyer et de la vie sociale normale. Il est donc incorrect de penser que les peuples pré-modernes ont « travaillé » et, comme le soutient Kurz, c’est une erreur de traduire directement ces mots pré-modernes[64] ; même si de nombreuses activités, telles que la culture de subsistance et la construction d’abris, que nous appelons « travail » aujourd’hui, ont également été réalisées dans ces sociétés[65].

   L’abstraction moderne « travail », cependant, ne peut véritablement être considérée comme essentiellement « rationnelle » ou « nominale » du type décrit ci-dessus. Il n’y a rien dans les activités elles-mêmes, pas de gestes, pas de formation, pas de finalité concrète inhérente à la tâche, pas de matériel, pas d’outil, pas de qualités physiques ou même un regroupement strict de classe sociologique qui nous permette de fédérer le travail d’un artiste, d’un banquier, d’un agent de nettoyage, d’un instituteur, d’un mineur, d’un premier ministre et d’un esclave d’une plantation sous une catégorie d’abstraction unique. Néanmoins, l’objectivité de l’abstraction du travail, et d’une forme universelle d’activité sociale – que celles-ci soient incorporées dans la notion de « travail » ou même, à proprement parler, de « production » – n’est pas, pour autant, moins réelle dans notre société[66]. Il serait impossible, si ce n’était pas le cas, d’utiliser le terme avec la confiance et le naturel avec lequel nous l’utilisons dans la société moderne. L’abstraction « travail » revêt de plus en plus dans le courant des cinq derniers siècles, une forme phénoménologique à bien des égards « empiriquement » abstraite[67]. Le « travail », par exemple, est une activité qui se déroule souvent dans un lieu social séparé du reste de la vie sociale, comme un bureau ou une usine[68]. Il y a dans cet espace, des réglementations qui ne s’appliquent pas nécessairement dans d’autres sphères de la vie. On s’attend à ce que l’on « travaille » l’intégralité du temps pour lequel on est employé, que les pauses soient réduites au minimum et que le rythme et les conditions de production soient définis en fonction de critères établis par la direction. On n’est pas « chez soi » quand on « travaille »[69]. On est censé être « utile » au processus de production. Plus important encore, le travail est une activité qu’une personne accomplit nécessairement pour avoir accès à un marché de biens lui permettant d’acheter des marchandises. Par conséquent, et en particulier lorsque les temps sont difficiles, de nombreux travailleurs sont finalement indifférents à la forme particulière du travail en question. Après tout, ils n’ont pas d’autre moyen de survivre. Ce type d’abstraction phénoménologique, en particulier l’émergence du « travail salarié », incarné dans une sphère distincte de la vie sociale, est en grande partie ce qui a permis de penser en termes d’activité sociale généralisée dans notre langage quotidien. Cependant, ces formes phénoménologiques – les formes « concrètes » ou empiriques d’organisation du travail et qui sont au coeur des critiques du travail – ne sont pas l’«essence » du « travail » en tant que telle, mais seulement des formes d’apparence secondaires, bien que non moins objectives, qui en découlent. De même, le fait que ce côté concret du travail produise des choses matérielles ou des services ne le rend pas transhistorique ou non destructif, il reste le même travail (abstrait) anti-social[70].

   La véritable abstraction, et la plus essentielle, incarnée dans le travail est déjà contenue dans la forme même de la médiation sociale. Dans le capitalisme pleinement développé, auquel nous faisons toujours référence ici, les êtres humains ne décident pas à l’avance de ce qu’ils vont produire ni dans quelles conditions. Au lieu de cela, les producteurs individuels – particuliers ou entreprises – produisent des marchandises pour des marchés anonymes dans des conditions de concurrence totale. L’activité humaine en tant que telle – qui n’est pas en soi abstraite, mais qui est constituée d’une variété infinie de formes d’activités concrètement différentes – ne « compte » au niveau le plus fondamental de la réalité sociale que comme une dépense abstraite d’énergie humaine indifférenciée. Cette dépense est mesurée en « temps de travail socialement nécessaire », qui correspond au temps moyen nécessaire pour produire une marchandise particulière. Si, par exemple, il faut en moyenne une heure à un artisan tailleur pour confectionner une chemise, celle-ci « vaudra » une heure de temps de travail socialement nécessaire. Cependant, si un propriétaire d’usine introduit une machine permettant à un ouvrier de produire une chemise en 30 minutes, le même tailleur, utilisant l’ancienne méthode, pourrait encore prendre une heure pour confectionner une chemise, mais cette chemise ne vaudrait alors que 30 minutes de travail socialement nécessaire dans les conditions sociales de production. De même, s’il faut deux heures pour fabriquer une bombe à fragmentation et une heure pour fabriquer un jouet pour enfant, la bombe vaudra deux fois plus que le jouet pour enfant, au sens capitaliste du terme qui reste le mode de socialisation le plus fondamental. Bien entendu, ce qui importe réellement du point de vue des acteurs concernés, c’est la différence de plus-value et, en fin de compte, le profit produit. Le travail est donc une forme sociale « abstraite » – c’est le « travail abstrait » – car il ne reconnaît que les différences de quantité et ne reconnaît pas, au niveau ontologique le plus profond, le contenu social qualitatif réel. S’il est plus rentable d’employer des gens pour fabriquer des bombes que des jouets, ce seront les bombes qui seront plutôt produites indépendamment des contraintes morales des différents acteurs impliqués. La forme particulière que revêt ce travail (que Marx appelle le « travail concret ») – la fabrication des armes ou la confection de chemises –, et les valeurs d’usage qu’il crée – des bombes ou des chemises – n’a aucune importance du point de vue de la « valeur »[71].

   La forme « valeur », ou « travail mort », est la forme que prend le travail, ou « travail vivant » – c’est-à-dire le travail simplement au moment où il se produit – une fois qu’il a été dépensé. L’activité humaine, dans le capitalisme, se transforme donc en une « substance » abstraite, elle revêt une nouvelle fonction ou un caractère essentiel, son essence changeant par la médiation du travail. Il y a plus ou moins de « valeur », plus ou moins de « contenu » social, produits dans le processus de travail en fonction de la quantité de travail vivant transformée en travail mort. 1 heure de travail vivant dépensé, ou d’énergie humaine indifférenciée, mesurée en temps de travail socialement nécessaire, est matérialisée par 1 heure de travail mort ou de valeur. Le but de la production est de produire de la valeur (la valeur d’usage n’apparaît que comme un sous-produit nécessaire permettant de « cristalliser » le travail mort dans un objet qui n’est pas en soi abstrait). Cependant, la valeur créée au sein de la production ne compte que lorsqu’elle est reconnue comme une dépense valable de temps de travail socialement nécessaire. En d’autres termes, une valeur ne peut être réalisée que sous la forme de l’échange, c’est-à-dire sur le marché, car ce n’est qu’ici, une fois la production terminée, que l’énergie dépensée peut être socialement reconnue, par comparaison à tous les différents travaux effectués dans la société. Il est parfaitement possible, et cela se produit à chaque instant de la vie quotidienne, que le travail soit effectué et que des marchandises soient produites sans trouver d’acheteur. Dans de tels cas, le travail est simplement invalidé parce que sa valeur n’a pas été réalisée. C’est précisément parce que les produits du travail ne sont pas créés pour satisfaire les besoins humains préexistants, pas plus qu’ils ne sont, comme dans les sociétés prémodernes, le résultat d’une discussion et d’une négociation sociales (même si, comme dans la société féodale, ce discours social et ce contrôle pouvaient être unilatéraux et hiérarchisés). Les producteurs individuels sont obligés, par des contraintes structurelles, de se faire concurrence afin de faire reconnaitre la validité sociale du travail engagé pour récupérer, sous forme d’argent, une partie de la masse totale de la substance sociale, ou « valeur », produite par la société.

   Nous pouvons déjà constater ici que cela n’a aucun sens d’essayer de définir le travail sans faire référence aux formes négatives spécifiques de médiation sociale qui se constituent dans la société capitaliste, car ce n’est que sur la base de ces formes sociales abstraites que la catégorie « travail », et l’ontologie sociale du travail, pourraient avoir une base matérielle pour exister. Ce n’est en effet rien de moins que le travail, sous sa forme de « travail mort », qui donne de lasubstance à la valeur, à l’argent et au capital. En même temps, c’est précisément dans la perspective du « travail mort », ou plutôt des formes qui en résultent – valeur, argent et capital –, que le « travail vivant » doit être constamment engagé. Les producteurs individuels, en particulier du point de vue du « travail vivant », c’est-à-dire les travailleurs, une fois qu’ils ont réalisé une valeur sur le marché, en vendant par exemple leur force de travail, doivent répéter le processus formel de substantialisation pour se reproduire. De même, du point de vue des propriétaires de « travail mort », sous sa forme monétaire, le simple fait de répéter le processus pour arriver à la même quantité de valeur qu’avec laquelle on a commencé n’a aucun sens logique. Rappelons que le travail ne fait référence à aucun contenu concret ni à un quelconque besoin humain qualitatif. Il ne connaît que les différences quantitatives. Une plus grande quantité de valeur signifie une plus grande quantité de la substance de la richesse sociale dans le capitalisme. La valeur qui est simplement consommée en M-A-M (marchandise - argent – marchandise), ou qui aboutit à la même quantité de substance sociale, le A-M-A (argent - marchandise - argent), doit donc être considérée comme une perte, car disparaissant ou restant identique, elle n’est pas « productive » pour les producteurs individuels et les propriétaires du travail mort (personnes, entreprises, États, fonds de pension, etc.)[72]. En conséquence, le « travail mort » ne peut jamais rester inactif, mais doit se transformer, en un mouvement purement quantitatif, en une plus grande quantité de travail mort ou, comme le dit Marx dansLe Capital, en A-M-A’ (argent - marchandise - davantage d’argent). C’est donc ici que le « travail mort » prend logiquement la forme de capital : un travail mort qui s’investit dans du travail vivant pour produire une plus grande quantité de travail mort[73]. L’ensemble de la société, quelle que soit sa classe sociologique, repose donc sur la réalisation fructueuse de la valeur et son auto-valorisation car, dans le capitalisme, c’est le seul moyen d’accéder à la « richesse » sociale et de la créer. Au fond, la forme-travail, c’est-à-dire le travail sans phrase, peut être définie comme la dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée par le temps socialement nécessaire, dans le seul objectif d’un processus purement formel, quantitatif, fétichiste et autotélique qui consiste à transformer cette énergie en plus grande quantité d’elle-même, dans sa forme morte, autrement dit, à transformer 100 € en 110 €.

   De plus, la forme-travail contient en elle une autre dynamique sociale fondamentale, essentielle, directionnelle et destructrice, qui échappe au contrôle des producteurs individuels. Revenons à notre exemple précédent. Lorsque le capitaliste introduit une machine qui peut confectionner une chemise en 30 minutes, par opposition à une heure de travail de l’artisan tailleur, il peut réduire le prix ou la valeur d’échange (qui, comme on peut le voir dans cet exemple, n’est pas directement identique à la valeur[74]) de la chemise juste assez pour vendre moins cher que l’artisan et reprendre sa part de marché. Le capitaliste va donc, pendant un certain temps, non seulement conquérir le marché, mais également réaliser un bénéfice important, car il vend des chemises à un prix qui tient compte du fait que les autres producteurs individuels, ses concurrents, sont encore des artisans tailleurs prenant 1 heure pour confectionner une chemise. Un des résultats de ce processus est que le capitaliste, en introduisant ses machines, a réellement détruit des emplois et par conséquent des moyens de subsistance, de manière irréversible, car il faut moins de travail pour produire la même marchandise. Toutefois, dans la société capitaliste, l’introduction de nouvelles technologies n’est pas en mesure de permettre aux gens de travailler moins parce que l’accès à la richesse sociale ne peut se faire que par la production marchande et que la réduction du temps de travail ne contribue pas, paradoxalement, à la « création de richesse » dans une perspective capitaliste, mais la détruit. Au lieu de cela, l’artisan tailleur doit soit travailler pour le capitaliste, soit trouver un emploi dans un nouveau secteur, ce qui signifie que le capitalisme doit constamment trouver de nouveaux secteurs de croissance afin de créer de nouveaux emplois et de maintenir les personnes dans l’emploi, précisément parce que la force de travail ne peut se reproduire qu’avec un accès au marché et que le travail vivant est la seule source de valeur[75]. Sans cette croissance, il serait impossible à la force de travail et à la société en général de se reproduire.

   Dans le même temps, bien que le capitaliste domine le marché, au moins pendant un moment, il doit encore faire concurrence à d’autres producteurs individuels qui doivent chercher à le rattraper ou le surpasser technologiquement pour pouvoir réaliser leur travail mort sur le marché. En effet, c’est un moyen par lequel Kurz théorise les différents systèmes « communistes » apparus au XXe siècle comme des modèles de « modernisation de rattrapage » permettant à certains pays en retard industriellement de « rattraper » les techniques de production occidentales afin de ne pas être aussi vulnérables à la modernisation du marché mondial, comme ce fut le cas pour la plupart des pays du Sud[76]. Le développement technologique est, grâce à la concurrence sur les marchés anonymes, une question de survie pour les producteurs individuels. Cependant, lorsque ses concurrents rattrapent la technologie de notre capitaliste confectionneur de chemises, le temps de travail socialement nécessaire, ou le temps de production moyen, pour la création d’une chemise chute à 30 minutes seulement. La chemise, qui, dans des conditions artisanales, « valait » une heure, ne vaut plus que 30 minutes. Elle représente deux fois moins de « travail mort » ou de « valeur » qu’auparavant. Un tel « gain de temps », qui ne peut que paraître anodin du point de vue de la « nécessité » et de « l’efficacité », conduit à la destruction des moyens de subsistance et à la ruine de communautés entières (comme on peut le voir dans une grande partie des images nostalgiques de l’apogée des communautés manufacturières de la classe ouvrière industrielle). Plus subtilement, cependant, cela réduit également le montant de la valeur pouvant être réalisée dans la production d’une marchandise particulière. En d’autres termes, pour réaliser le même montant de la « valeur » ou de « travail mort », le capitaliste doit produire et vendre deux fois plus de chemises qu’il le faisait auparavant. En même temps, le même capitaliste doit utiliser deux fois plus de matière pour créer le même montant de valeur c’est-à-dire que si une chemise représente désormais 30 minutes de valeur, il doit vendre deux chemises pour réaliser 1 heure de valeur, alors qu’il ne fallait qu’une chemise auparavant[77].

   C’est cette pression constante du temps et sur des matériaux, résultant de la forme-travail, qui donne au capitalisme sa dynamique directionnelle, historique et destructrice ; sa nécessité de croître et de s’étendre constamment, de dominer toujours plus « rationnellement » et d’utiliser scientifiquement l’énergie humaine et le monde naturel. Plus on peut réduire le temps de travail nécessaire à la production d’un produit, moins il devient coûteux de le fabriquer, plus le taux de plus-value réalisée est élevé ; jusqu’à ce qu’un concurrent comble son retard, alors tout le cycle recommence à partir d’un nouveau standard technologique. C’est pourquoi, à l’époque moderne, il n’y a en effet jamais assez de temps et le temps est de l’argent dans un sens très littéral. Le mécanisme concurrentiel sur lequel le travail repose signifie qu’un temps de production universel et abstrait devient la mesure de toutes choses ; il ne peut y avoir de saisons « improductives », le processus de travail doit être intensif et toutes les pauses pendant les heures de travail doivent être réduites au minimum. C’est cette dynamique qui façonne et engendre le côté phénoménologique du travail : l’éthique du travail, la semaine de travail, la division du travail, le travail salarié, le lieu de travail, les différentes classes sociales (et leurs rôles) et tout ce qui est, à juste titre, généralement discuté dans le cadre d’une étude liée au « travail ». Dans le même temps, ce besoin de croissance constante est la cause fondamentale de l’histoire de l’accumulation initiale dans son ensemble, de la destruction des modes de vie pré-modernes, de l’impérialisme occidental et de l’expansion de la culture de consommation. La forme-valeur, et en fait la société entière dont elle est devenue la forme principale de médiation, exige des marchés toujours nouveaux et plus vastes, quel que soit le coût social et environnemental. C’est de même la cause de notre destruction apparemment inévitable de la planète ; le développement technologique implique toujours plus de matière pour créer la même quantité de valeur. Les êtres humains qui sont pris dans cette logique du culte du travail réellement existant sont réduits à des « moteurs à combustion » : ils ne sont que le « matériau humain » qui, au son du tic-tac du temps universel, est consumé dans un processus d’abstraction frénétique échappant au contrôle de toute personne, institution ou groupe[78].

   La forme-travail contient néanmoins en elle-même une sorte de limite préprogrammée à laquelle le processus de valorisation, et l’ensemble de la société dont elle est la substance, doivent finalement se heurter. Si le montant de la valeur cristallisée dans une marchandise diminue avec le temps en raison de la concurrence technologique, cela signifie que la masse globale de la survaleur produite par la société est également progressivement réduite[79]. Comme il est indiqué ci-dessus, le capitalisme a toujours réagi en se développant et en s’étendant constamment à de nouveaux domaines. La plus spectaculaire de ces expansions au XXe siècle a été le boom de l’après-guerre, ou les « Trente Glorieuses », lorsque, grâce à une combinaison de politiques gouvernementales keynésiennes et de pratiques commerciales fordistes, une énorme somme de travail a été déployée dans la modernisation et la reconstruction d’un continent européen dévasté. Ces efforts de modernisation, qui reposaient en grande partie sur la création de produits de consommation de masse, qui n’étaient auparavant que des produits de luxe, tels que les automobiles et les téléviseurs, ont conduit à une augmentation sans précédent de la masse de valeur produite par la société dans son ensemble. C’est avant tout cette situation historiquement spécifique, et aujourd’hui impossible de reproduire, qui a permis, du point de vue économique, d’améliorer le niveau de vie des travailleurs – incluant le plein emploi, l’augmentation des salaires et le développement des programmes sociaux – alors que suffisamment de force de travail était employée de manière productive, et donc, créait de la valeur, pour financer ce type de mesures social-démocrate.

   Cependant, parallèlement à la création de nouveaux emplois, la deuxième révolution industrielle, qui reposait sur une hyper-rationalisation tayloriste de la division du travail, et la troisième révolution industrielle, qui introduisait la cybernétique, excluaient d’énormes quantités de travail du processus de production, à une échelle jamais vue auparavant. L’ampleur des programmes de modernisation et de reconstruction d’après-guerre permettait, de la fin des années 1940 à la fin des années 1960, de compenser la réelle subsomption de force de travail en déplaçant les travailleurs vers de nouveaux emplois, mais elle ne pouvait le faire indéfiniment. La crise pétrolière de 1972-1973 – apparue à peu près au même moment que la fin de l’étalon-or et d’une prise de conscience croissante de la crise écologique – a été un épiphénomène qui a révélé à quel point le modèle keynésien de l’accumulation de capital était devenu fragile et elle a mis fin au boom de l’après-guerre. Dans les décennies qui ont suivi, les gouvernements successifs, y compris socialistes, comme ceux de François Mitterrand dans les années 1980 et François Hollande plus récemment en France, ont constaté que la mise en place de politiques néolibérales et la financiarisation des marchés apparaissaient comme le seul moyen de maintenir le système économique global. D’une part, cela impliquait d’essayer de rester plus compétitif sur le marché mondial en diminuant le coût de la force de travail par réduction des salaires, en supprimant de nombreuses protections du travail et en réduisant les programmes sociaux. D’autre part, cela signifiait encourager les marchés à négocier des produits financiers qui, essentiellement en pariant sur la création future de valeur dans l’économie réelle, autorisaient à dépenser de la valeur qui n’avait pas encore été créée. Chacune de ces transactions reposant sur un faux postulat, à savoir que cette valeur serait créée dans le futur, cette financiarisation a conduit à la création de bulles financières toujours plus importantes, qui, lorsque la valeur promise échoue inévitablement à se concrétiser, doivent, comme pour la bulle internet (dot-com bubble) dans les années 90 ou le marché des subprimes en 2008, éclater avec des conséquences sociales dévastatrices[80].

   Le processus de crise que nous traversons actuellement est un processus systémique, posant un problème sans solution et qui ne peut être résolu en modifiant les politiques gouvernementales. C’est la raison pour laquelle, par exemple, l’éducation, les services sociaux et de santé subissent des pressions et des réductions budgétaires constantes car, du point de vue de la valorisation de la valeur, ils ne sont que des maux nécessaires. C’est également pour cette raison que le capitalisme ne peut être sauvé en donnant simplement aux gens un revenu de base ou en les mettant au travail dans des emplois qui, d’un point de vue qualitatif, pourraient sembler bénéfiques sur le plan social, tels que l’enseignement, la médecine ou les arts. Toutes ces suggestions s’appuient sur des gens, quelque part, produisant à la fois de la valeur et de la plus-value, mais il est devenu de plus en plus impossible pour le capitalisme de réaliser cela en raison du développement technologique fondé sur des conditions de concurrence totale. Au cours des dernières décennies, le seul moyen de maintenir le capitalisme était de virtualiser le processus de valorisation pendant un moment par le biais de la financiarisation et de s’engager dans le cercle vicieux des réductions des protections sociales de base, des salaires et de tout ce qui n’était pas immédiatement rentable ; phénomènes que nous avons observés à partir du milieu des années 1970. Même ces mesures ne sont que des mesures temporaires désespérées, et la crise ne peut que s’approfondir à tous les niveaux de la société à mesure que le temps passe. Ce à quoi nous assistons n’est donc rien de moins qu’une crise du « travail » lui-même et du mode de vie fondé sur celui-ci.

   À ce stade, il convient de noter que le « travail », au sens de « travail abstrait », est une catégorie plus ou moins précise qui ne peut s’appliquer à toute forme d’activité. En fait, l’une des caractéristiques qui opprime le plus et la plus fondamentale du travail – et, par extension, de la valeur – est de s’appuyer rigoureusement sur l’exclusion, l’abstraction et le dénigrement de vastes pans de l’expérience humaine qui ne contribuent pas et ne peuvent pas contribuer directement à la valorisation de la valeur. Le travail, autrement dit, suppose nécessairement une division et une organisation de la vie sociale séparant ce qui contribue à la valorisation de la valeur (le cœur fétichiste de la société capitaliste) et ce qui n’y contribue pas (le « non-dit » ou « côté obscur » de la socialisation capitaliste[81]). Le travail, en d’autres termes, suppose et exige l’existence du non-travail : ces aspects de la vie sociale qui ne peuvent pas être gérés par la forme-travail, qui ne produisent pas de valeur, mais sans lesquels il ne pourrait pas bien fonctionner. Scholz utilise le concept de « dissociation », ou « Abspaltung », terme délibérement tiré de la psychanalyse freudienne, pour décrire le processus de suppression, de répression et d’interdépendance de ces différents aspects de la vie sociale[82]. Ce qui est « dissocié » (et ne prend pas la forme de « travail ») – en particulier les activités domestiques telles que la garde d’enfants, mais aussi l’art, l’amitié, la communauté, l’amour, la vie de famille, etc. – n’est pas simplement un substrat préexistant, ni un substrat dérivé, superflu, un simple appendice du capitalisme, qui existe de manière autonome par rapport à la production ; mais au contraire, il est absolument nécessaire pour maintenir la forme-travail et il est lié, même si c’est indirectement, à son règne sur la société. Ces facettes de la vie sociale sont nécessaires à la reproduction de la force de travail, mais elles ne peuvent être ni directement soumises ni comprises dans les exigences du « gain de temps », de la concurrence totale et de la production de plus-value qui caractérisent la forme-travail. Par exemple, en tant que parent, vous n’êtes pas en concurrence avec les autres parents pour réduire le temps nécessaire à consoler un enfant qui pleure ; on ne s’attend pas non plus, en investissant dans son ménage, à réaliser un profit. Scholz soutient, par exemple, qu’il est inexact d’essayer de concevoir le « travail  domestique » comme une forme de « travail »[83]. Au contraire, l’une des réalités tyranniques du capitalisme est que la forme-travail – et le processus de valorisation dans son ensemble – existe parallèlement à un ensemble informel, subalterne, de réalités, de fonctions et de rôles, dissociés, qui incluent les « tâches ménagères »[84]. L’application culturelle commune du mot « travail » à ces aspects de la vie moderne est trompeuse et ne reflète pas la volonté sociale la plus essentielle. Les activités qui entrent généralement dans la catégorie des « travaux ménagers » peuvent être tout aussi difficiles, voire plus difficiles, et tout aussi bénéfiques, sinon plus, du point de vue social – s’occuper des enfants toute la journée et nettoyer la maison est évidemment à la fois une tâche extrêmement éprouvante et plus bénéfique que de fabriquer des AK47 – mais elles ne prennent pas la forme de « travail » au sens capitaliste moderne. Cette relation structurelle de subordination à la sphère de valorisation – la transformation du travail mort en des quantités plus grandes de travail mort – explique pourquoi ces « emplois » sont généralement non rémunérés et sont souvent compris, culturellement, comme inférieurs. La tendance idéologique qui consiste à appliquer la catégorie de « travail » à tout ce qui existe – aussi inapproprié que cela puisse être du point de vue d’une théorie critique du travail – est due au caractère abstrait, vide et complètement irrationnel que la forme-travail donne au monde concret ; son incapacité à voir dans une action humaine autre chose qu’une « dépense d’énergie humaine indifférenciée ». Le travail, en tant que tel, prétend faussement à une totalité qu’il ne pourrait jamais vraiment réaliser dans la pratique et, par conséquent, « se dissocie » – au sens pleinement psychanalytique – de tout ce qui le contredit.

   Autrement dit, l’argument selon lequel le « travail domestique » n’est pas une forme de « travail » en tant que tel n’est pas une omission de la part de la théorie critique de la valeur-dissociation, mais au contraire, une des manières par laquelle la théorie cherche à décrire le caractère fondamentalement patriarcal de la modernité capitaliste. Son rôle dans la société exige sa propre théorisation et il ne peut être fondu dans les catégories de la critique de l’économie politique, ni uniquement conçu comme une extension de l’exploitation de classe. La valeur-dissociation, le travail et le non-travail, le logos et ce qui se trouve à l’extérieur de ce dernier, la « masculinité » et la « féminité », émergent ensemble en tant que processus dynamique et dialectique se transformant mutuellement et transformant le monde qui les entoure. Le capitalisme est une « totalité brisée »[85], un système d’identité et de non-identité, dans lequel la sphère de la valorisation a développé ces caractéristiques qui ont été désignées comme « masculines » (ainsi que blanches et européennes) – dureté de cœur envers soi-même et les autres, raison, travail acharné, force physique et morale, leadership et utilisation « rationnelle » de la force (en bref tout qui permet de réaliser un profit) – et la sphère dissociée de tout ce qui se trouvait à l’extérieur a été projetée sur le « féminin » (et d’autres « altérités ») – douceur, sentimentalité, irrationalité, paresse, faiblesse physique et morale. Pour cette raison, et en règle générale, le « masque de caractère » de la valeur – sous ses formes d’argent, de travail et de capital – est tombé aux mains des hommes et le reste a été légué aux femmes et aux autres groupes marginalisés. Néanmoins, la valeur-dissociation ne doit pas être comprise en termes simplistes comme une structure strictement binaire et statique. Au contraire, non seulement les femmes ont été historiquement actives dans le domaine de la valorisation depuis le tout début (bien que souvent moins bien payées et non reconnues), mais les rôles des genres et les notions de genre ont constamment évolué depuis la création du capitalisme. Aujourd’hui, par exemple, il existe de nombreux hommes au foyer, des femmes chefs d’entreprise, et le mariage gay est accepté comme une loi dans de nombreux pays capitalistes parmi les plus développés, ce qui aurait été impensable à d’autres époques du capitalisme. Toutefois, même si les « races », le genre et l’orientation sexuelles de ceux assignés à la sphère dissociée bénéficient dorénavant d’une plus grande égalité, sont moins assignés à leur catégorie ou changent de genre (avec la réserve que le racisme, la transphobie, l’homophobie et le sexisme restent des problèmes empiriques très ancrés, à surmonter), le problème structurel de la dissociation n’a pas fondamentalement changé : le « travail domestique », quelle que soit l’identité de celui qui le réalise, reste nécessairement non rémunéré, dégradé, dissocié et dans une position subordonnée à la « production ». La valeur-dissociation peut changer d’apparence mais pas son caractère essentiellement tyrannique. La critique du travail devrait, comme telle, aller de pair avec une critique concomitante du patriarcat et des autres formes de marginalisation et de discrimination, mais elle ne l’a pas toujours fait[86].

   Il est nécessaire de souligner ici que tous les processus sociaux oppressifs qui ont été décrits jusqu’à maintenant – du chômage et des fermetures d’hôpitaux aux crises financières et à la destruction de la planète – peuvent s’expliquer sans aucun recours aux machinations malveillantes de personnes ou de groupes humains. Ils découlent du caractère essentiellement fétichiste de la forme-travail elle-même. Il y a bien des gens qui accomplissent ces actes, mais ils ne font que respecter les injonctions des lois sociales fétichistes qui les régissent. Le seul « auteur » dans tout cela est la forme-valeur, ou « travail mort », qui cherche à médier toute la réalité sociale, en fixant des règles strictes pour ce qui est possible et nécessaire de faire pour les différents acteurs de ce système social historiquement spécifique. C’est la raison pour laquelle Marx appelle les travailleurs et les capitalistes les « masques de caractère » de la valeur. La forme-valeur exige que toute la complexité des relations humaines soit médiée par une dépense d’énergie humaine purement quantitative et indifférenciée, sans autre objectif que sa propre expansion tautologique. Des modes de vie alternatifs entiers sont détruits et des millions de personnes sont tuées ou mutilées, ou ont leurs vies dévastées, au nom de cette forme de médiation sociale abstraite, qui est implacable dans son indifférence à la souffrance humaine. Toute la réalité sociale doit être faite pour être « utile » et servir aux « buts » de la forme-valeur, qui exige que le monde naturel soit davantage approprié et dominé par le développement de technologies productives et de modes de pensée scientifique très rationnels qui projettent ces catégories abstraites de la vie sociale comme des catégories universelles intemporelles. C’est cette qualité impersonnelle et quasi autonome du capitalisme qui explique pourquoi Marx a choisi de désigner la valeur, ou le « travail mort », par « sujet automate »[87] ; ou, comme le dit Kurz, en raison du fait que la société capitaliste est une forme de domination fétichiste « sans sujet »[88].

   Le travail – et, à un niveau méta, la valeur-dissociation – a la qualité d’être un a priori quasi kantien ou une « forme sociale totale »[89]. La catégorie de travail – et avec elle la marchandise, la valeur, l’argent et le capital – précède, limite, façonne et détermine les formes de pensée et d’action possibles dans la société moderne. Il convient toutefois de souligner qu’une telle position doit est comprise comme une critique du capitalisme et non comme une affirmation générale à propos de la société humaine en tant que telle. En d’autres termes, le capitalisme est oppressant, destructeur et aliénant, précisément à cause de son caractère déterministe, inconscient et fétichiste. Bien sûr, aucune société ne peut être, et n’a jamais été, entièrement consciente, sous contrôle et rationnelle, mais le capitalisme, de par le caractère abstrait de ses formes sociales, a une emprise particulièrement dure et meurtrière sur ce qui est, et peut être, fait et pensé. La valeur, le « sujet automate », ne reconnaît les êtres humains que dans la mesure où ils sont capables et disposés à exécuter ses ordres. L’émergence même du concept, et de la réalité, de la catégorie de « sujet » au début de la période moderne était étroitement liée à la montée du capitalisme alors que ce dernier transformait la vie sociale et les notions d’être humain. Comme nous l’avons vu plus haut, la philosophie de l’époque moderne réduit la nature et la réalité concrète à un objet sur lequel le sujet, l’homme, agit et qu’il transforme consciemment et rationnellement, réalisant ainsi sa volonté. La notion de sujet, cependant, n’est pas simplement inappropriée, comme certains l’ont soutenu ; elle reflète plutôt la réalité de la forme-valeur, qui façonne la conscience et l’action humaines. C’est la valeur, et ses lois de fer, qui est le vrai sujet et qui réduit le monde concret entier à un objet dans lequel elle se réalise. L’être humain acquiert le statut de « sujet » quand il commence à percevoir le monde comme il est, quand il s’est révélé capable de jouer le rôle de masque de caractère de la valeur, que ce soit sous forme de travail, de capital ou d’argent. En conséquence, être un sujet, c’est ironiquement être en réalité un « objet » de la valeur. Historiquement, le statut de sujet était d’abord accordé aux propriétaires blancs européens – les premiers véritables « sous-officiers » du capital – et n’a été accordé progressivement qu’à différents groupes, tels que les travailleurs, une fois qu’ils avaient pleinement intériorisé les exigences de la valeur ; c’est-à-dire une fois qu’ils étaient dignes de  confiance pour mettre en œuvre, même avec enthousiasme, ses ordres et plus encore son intérêt (au nom du « progrès » technologique ou de la « République du travail », par exemple)[90].

   La critique du sujet mise en avant dans le courant de la Wertkritik marque un point de rupture majeur par rapport au marxisme traditionnel et a des implications « politiques »[91]. La plupart des théories anticapitalistes affirment que le capitalisme est une forme de domination personnelle dans laquelle un sujet, la bourgeoisie, exploite une partie croissante de l’humanité, le prolétariat. Le prolétariat développe, à travers l’histoire des luttes avec son ennemi, une conscience de sa propre existence en tant que classe et, en conséquence, devient un sujet qui revendique ses intérêts contre ceux de la bourgeoisie. Par ailleurs, ces intérêts prolétariens étaient censés être entièrement opposés à ceux de sa classe antagoniste. Le capitalisme, en tant que tel, avait été envisagé comme engendrant son propre « fossoyeur » incarné par un sujet « radical » : la classe ouvrière. Cependant, comme le fait valoir Kurz, à de nombreux égards, le concept de sujet radical pose problème. Le sujet, tel qu’il est généralement conçu ici, est un concept fétichiste car, d’une part, il se dit autonome par rapport au capitalisme et émancipateur, tandis que, d’autre part, il est toujours considéré précisément comme un objet engendré par le développement de la logique même du capitalisme[92]. Le développement du schéma d’émancipation sociale fondé sur la lutte des classes émerge de l’histoire des luttes du travail vivant contre le capital. Ces luttes étaient très réelles, parfois mortelles et relevaient même d’une question de vie ou de mort pour ceux qui y participaient ; cependant, c’étaient encore des batailles qui tournaient autour de la distribution et de la gestion de catégories – valeur, argent, travail et capital – qui n’étaient pas en soi remises en question. Notamment parce qu’entrer en rupture avec ces formes signifierait cesser d’être un « sujet ». En effet, le mouvement ouvrier – précisément parce qu’il ne représente les intérêts des êtres humains que dans la mesure où ils sont des « travailleurs », c’est-à-dire comme force de travail, les masques de caractère du travail – a souvent joué un rôle important dans la levée des obstacles à la pleine réalisation de la valorisation de la valeur. Il a encouragé de nombreuses modernisations face à une bourgeoisie réactionnaire qui, surtout au XIXe siècle, était plutôt heureuse de maintenir le statu quo. Les travailleurs ont obtenu le droit de vote, de participer au gouvernement, de passer des contrats, de réclamer des salaires plus élevés, etc. tout ce qui a implicitement promu et étendu la portée matérielle et idéelle de la forme-valeur sur la vie sociale. La lutte des classes n’est donc pas un conflit émancipateur, mais une « querelle de famille » ou une compétition pour la gestion des catégories considérées comme acquises ou même célébrées, comme dans le cas du travail, par les deux parties. L’érosion progressive de l’importance du mouvement ouvrier dans la politique au cours du XXe siècle a conduit de nombreux penseurs à identifier de nouveaux sujets radicaux potentiels qui pourraient représenter l’espoir de l’émancipation sociale – jeunes, étudiants, précariat etc. –, mais la logique reste la même. Aucun « sujet » ne peut nous sauver.

   La Wertkritik a souvent été critiquée pour ces positions car elle apparaît, dans la perspective d’une approche plus traditionnelle, comme ignorant simplement les luttes immanentes actuelles des mouvements sociaux et ne semble offrir aucun espace pour l’émergence d’une quelconque autonomie par rapport au capitalisme. Kurz n’hésite toutefois pas à affirmer que les luttes actuelles, telles que la protection sociale, les fermetures d’hôpitaux, les réductions de salaires, etc., sont le point de départ nécessaire des mouvements sociaux. Ce qui est important, c’est néanmoins la manière dont ces mouvements se développent[93]. La même vieille méthode ne fonctionnera plus. Il n’est pas possible, dans le contexte de la crise actuelle, d’imposer des politiques économiques keynésiennes et non pas parce qu’il n’y aurait pas assez de volonté politique. Face à la détérioration constante de la situation, nous avons besoin de mouvements sociaux qui cherchent à construire un mode de vie différent au-delà et contre la médiation du travail, du marché et de l’État. Jappe, par exemple, souligne la nécessité d’une nouvelle « révolution grassroots » qui n’hésiterait pas à se procurer des produits de première nécessité – nourriture, abri et autres objets nécessaires à un nouveau métabolisme avec la nature – en « court-circuitant la médiation de l’argent »[94]. Il plaide par ailleurs en faveur de l’unité de différentes luttes, sur l’environnement et la technologie, par exemple, afin de provoquer une véritable « transformation de la civilisation » qui serait bien plus profonde que tout ce qui pourrait se produire dans les urnes ou la saisie de l’État. C’est pourquoi il faut que les mouvements sociaux se développent dans le sens d’une « rupture catégorielle » avec l’ontologie du travail que nous avons décrite dans ce chapitre. La fin du capitalisme, en tant que telle, nécessite l’abolition du travail.

   L’ambiguïté de l’histoire de la « critique du travail » explorée dans cet ouvrage a également d’importantes conséquences politiques. Cela montre assez clairement les pièges de ce que Kurz appelle la « critique affirmative »[95] : une critique du travail qui touche à son côté phénoménologique, mais n’atteint pas, du moins pas complètement, la catégorie elle-même. Selon Kurz, une telle approche ne peut logiquement déboucher que sur l’appel en faveur d’un changement « quasi-adjectival » et non sur la « rupture catégorielle » nécessaire :

La critique et le dépassement de ces catégories paraissent impensables. De sorte que, si nous sommes en capacité de critiquer une certaine politique en vue de la remplacer par une autre, il nous est par contre impossible, au sein de l’ontologie moderne, de critiquer la politique en tant que telle, en vue de mettre à sa place un autre mode de régulation sociale. Nous n’avons pas la moindre idée là-dessus, et par conséquent pas de concept non plus. Tout ce sur quoi nous pouvons éventuellement agir, ce sont les contenus contingents de telle ou telle catégorie, mais pas la forme catégorielle ou le mode de tous les contenus. Il en va ainsi pour les catégories de nation, d’État, de droit, de travail, d’argent et de marché, sans oublier celles d’individu, de sujet et de rapport de genre (masculinité et féminité sociales). À ces formes catégorielles peuvent à tout moment être attribuées, un peu à la façon d’adjectifs, des déterminations de contenu nouvelles ; en revanche nous n’avons aucune prise sur la catégorie proprement dite ou le mode social correspondant[96].

   Le travail est déjà en tant que tel une forme d’être social qui mérite notre critique avant même que nous ne commencions à réfléchir aux questions de hiérarchie, d’exploitation et d’« aliénation » au sens premier du terme. Kurz affirme que la « critique du travail » doit être considérée à la lettre comme la critique d’une abstraction réelle, historiquement spécifique et socialement destructrice. La compréhension critique du caractère essentiellement négatif de la forme-travail n’a longtemps été que partielle et souvent contredite dans les écrits d’un même auteur du fait d’un mode de discours critique plus phénoménologique réaffirmant constamment l’ontologie sociale du travail. Par conséquent, l’un de mes souhaits pour ce livre est qu’en contrecarrant cette tendance, il contribue dans une certaine mesure à développer les formes de pensée nécessaires à une critique sociale opérante. L’abolition du travail, si cela veut au moins avoir une signification positive, ne sera pas le résultat d’une prouesse technologique, mais le résultat d’êtres humains pensant de manière critique et agissant en conséquence. Avant de pouvoir le faire, nous devons comprendre à quoi nous sommes confrontés.

   Ce long exposé de la critique catégorielle du travail, telle que l’a développée la « critique de la valeur », pourrait sembler déplacé dans un livre apparemment consacré à l’analyse critique d’un aspect de l’histoire intellectuelle française. Cependant, la perspective que j’ai exposée ici est fondamentale pour mon approche analytique et, du fait qu’elle est peu connue, j’ai jugé nécessaire de clarifier pour les lecteurs une perspective avec laquelle ils pourraient ne pas être familiers. En bref, la théorie critique du travail que je viens de décrire fournit une nouvelle perspective critique à partir de laquelle on peut analyser les critiques passées du travail. Les conceptions marxistes traditionnelles, anarchistes et libérales du travail pourraient, au mieux, ne voir dans ces formes historiques de discours anti-travail qu’une histoire de résistance populaire permanente à l’exploitation capitaliste de la classe ouvrière. Il est vrai que nombre de critiques examinées dans ce livre adoptent elles-mêmes quelque chose de cette perspective. Cependant, ce qui rend ces auteurs spécifiques – et la tradition anti-travail française en général – si intéressants, est précisément le fait que leurs travaux contiennent, à un degré plus ou moins grand, des éléments d’une critique « catégorielle » du travail. Nous pouvons donc nous appuyer sur la critique de la valeur pour dégager et expliquer les complexités et les ambiguïtés de ces discours, leur contexte historique et social, leurs forces et leurs faiblesses. La distinction fondamentale établie par Kurz et d’autres entre une critique du travail purement phénoménologique, et donc « affirmative », et une critique catégorielle négative est absolument essentielle à l’argumentation présentée dans ce livre. J’espère que ce qui est finalement présenté est plus intéressant et utile qu’une hagiographie utopique d’extrême gauche, tout en restant profondément sensible à l’objectif radical commun de vaincre la contrainte écrasante que le travail impose à la vie humaine.

Egalement paru aux éditions Crise & Critique en mai 2019 : 

Notes :

[1]     Voir, pour exemple, Michael Seidman, Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les fronts populaires, Marseille, éditions Senonevero, 2010 (1991) ; et, pour une étude sociologique des tendances les plus récentes, Stephen Bouquin (coord.), Résistances au travail, Paris, Syllepse, 2008.

[2]     Un exemple particulièrement flagrant de ce dernier cas s’est produit en 2007 lorsque la ministre française des Finances, Christine Lagarde, a surpris l’Assemblée nationale en accusant Paul Lafargue d’être réactionnaire. Lagarde a affirmé que Lafargue exprimait un dédain aristocratique pour le travail hérité de l’Ancien Régime. L’idée implicite étant que toute attaque sur la durée de la journée de travail était en quelque sorte une atteinte à la liberté même. Qu’il suffise de dire que les monarchies absolutistes du passé n’auraient certainement pas plaidé pour quelque chose comme l’appel de Lafargue à une journée de travail de trois heures. Assemblée nationale, treizième législature, session extraordinaire, première séance, résumé, 10 juillet 2007 : < www.assembleenationale.fr >.

[3]     Karl Marx, Le Capital, Livre I, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 48.

[4]     Anselm Jappe, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Paris, Lignes, 2011, p. 29.

[5]     Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme », dans Critique du fétiche-capital. La gauche, l’antisémitisme et le capitalisme, Paris, PUF, 2013 (trad. Luc Mercier et Olivier Galtier).

[6]     « Arbeit macht frei », littéralement « Le travail fait liberté ». La phrase est extraite du titre d’un roman de 1871 de l’écrivain nationaliste Lorenz Diefenbach (1806-1883) dans lequel un joueur fraudeur est transformé en citoyen allemand productif grâce à un travail acharné. La phrase peut être interprétée de différentes manières : premièrement, un mensonge envers les nouveaux arrivants dans les camps qu’ils seraient libérés s’ils travaillaient dur ; deuxièmement, un mantra exprimant la conviction que l’intériorisation de la discipline du travail les corrigerait de leur « dégénérescence » ; et troisièmement, que le peuple allemand serait « libéré » en faisant travailler ses prétendus ennemis jusqu’à la mort. Les situationnistes reproduiront plus tard une photographie de l’entrée d’Auschwitz, avec ces mots au-dessus des portes, dans un numéro de leur journal, à côté, et en opposition, de celle du graffiti « Ne travaillez jamais » de Guy Debord. Voir le chapitre 4 de l’ouvrage.

[7]     La manière de Robert Kurz de faire référence au socialisme au XXe siècle. Voir Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung. Vom Zusammenbruch des Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie, Frankfurt, Eichborn, 1991.

[8]     Cité dans Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, Paris, La Découverte, 2017, p. 114.

[9]     Voir, par exemple, Peter Fleming, The Mythology of Work. How Capitalism Persists Despite Itself (London, Pluto Press, 2015) ; David Frayne, The Refusal of Work. The Theory and Practice of Resistance to Work (London, Zed Books, 2015) ; Nick Srnicek et Alex Williams, Inventing the Future. Postcapitalism and a World Without Work (London, Verso, 2015) ; et Kathi Weeks, The Problem with Work. Feminism, Marxism, Antiwork Politics and Postwork Imaginaries (Durham, Duke University Press, 2011).

[10]    En effet, de nombreux observateurs pro-commerce ont souligné les avantages du modèle social français en notant que la population active est, en dépit des idées fausses répandues, statistiquement beaucoup plus productive que celle du Royaume-Uni. Voir Ferdinando Giugliano et Sarah O’Conner, « Boasts Debunked as France Gets Last Laugh over UK on Productivity », Financial Times, 19 Mars 2015 : < >.

[11]    Voir Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft(Eichborn, Verlag, 1999), p. 354-359.

[12]    David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Liens qui libèrent, 2018.

[13]    Lorraine de Foucher, « Absurdes et vides de sens : ces jobs d’enfer », Le Monde, 22 avril 2016.

[14]    Voir, par exemple, Dominique Méda, Le Travail, une valeur en voie de disparation ?, Paris, Flammarion, 2010.

[15]    Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013.

[16]    Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[17]    La notion de Marx « ésotérique » et « exotérique » est avancée dans Robert Kurz, « Les destinées du marxisme », dans Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle, choisis et commentés par Robert Kurz, Paris, Les Balustres, 2002 (traduction de Hélène et Lucien Steinberg), pp. 13-41.

[18]    Voir Robert Kurz, « Die Substanz des Kapitals. Abstrakte Arbeit als gesellschaftliche Realmetaphysik und die absolute innere Schranke der Verwertung », Exit ! Krise und Kritik der Warengesellschaft, n° 1, Horlemann Verlag, 2004, pp. 44-49 (à paraître en français, La Substance du capital. Le travail abstrait comme métaphysique réelle de la société et la borne absolue inhérente à la valorisation, Paris, éditions L’Échappée, 2019).

[19]    Herbert Applebaum, The Concept of Work. Ancient, Medieval, and Modern, Albany, NY, State University of New York Press, 1992, pp. 9-10.

[20]    Jean Dubois, Henri Mitterand, et Albert Dauzat, (coord.), Dictionnaire étymologique et historique du Français, Paris, Larousse, 1995, p. 778.

[21]    René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1987, p. 62.

[22]    Ce conte apocryphe est malheureusement presque certainement faux. Le médecin hollandais Jacobus Bontius (1592-1631), dans son livre Historiae naturalis and medicae Indiae orientalis libri (1658), note que les habitants de Java affirmaient que les orangs-outans pouvaient parler, « mais ils ne voulaient pas le faire parce qu’ils ne voulaient pas être forcés de travailler », cité dans Chris Herzfeld, The Great Apes. A Short History, New Haven Yale University Press, 2017, p. 14. Descartes, qui avait sans doute lu le livre, mentionne alors cette observation dans une lettre privée, apparemment pour plaisanter, où il se plaint de n’avoir jamais été laissé seul en paix puisqu’il a fait savoir au monde qu’il est un écrivain. « Si j’avais été seulement aussi sage qu’on dit que les sauvages se persuadent que sont les singes, je n’aurais jamais été connu de qui que ce soit, en qualité de faiseur de livres : car on dit qu’ils s’imaginent que les singes pourraient parler, s’ils voulaient, mais qu’ils s’en abstiennent, afin qu’on ne les contraigne point de travailler ; et parce que je n’ai pas eu la même prudence à m’abstenir d’écrire, je n’ai plus tant de loisir ni tant de repos que j’aurai, si j’eusse eu l’esprit de me taire », René Descartes, lettre à Pierre Chanut, 1ernovembre 1646, Œuvres, vol. 4, Paris, Léopold Cerf, 1901, p. 535. Le récit apocryphe pourrait ne pas être vrai, mais il en dit néanmoins quelque chose sur la façon dont l’auteur a été interprété au fil des ans.

[23]    Chris Rojek, Decentring Leisure. Rethinking Leisure Theory, London, Sage, 1999, p. 189.

[24]    Dans cet ordre d’idées, Jappe cite une anecdote racontée par un moraliste français du XVIIIe siècle qui évoque un moment juste avant la Révolution où la France était déjà passée par la valorisation culturelle du travail des Lumières, ce qui n’était pas encore le cas de l’Espagne : « Un Français avait été admis à voir le cabinet du roi d’Espagne. Arrivé devant son fauteuil et son bureau : “C’est donc ici, dit-il, que ce grand roi travaille. ‒ Comment ! Travaille, dit le conducteur : quelle insolence ! Ce grand roi travailler ! Vous venez chez lui pour insulter Sa Majesté !” Il s’engagea une querelle où le Français eut beaucoup de peine à faire entendre à l’Espagnol qu’on n’avait pas eu l’intention d’offenser la Majesté de son maître » (voir Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 242). Le roi, bien sûr, était un « homme de loisir » et toute allusion selon laquelle il « travaillait » était une insulte non seulement à sa personne, mais également à ses sujets. De tels exemples de développement historique inégal donnent une idée de la différence entre la compréhension prémoderne du mot « travail » et celle de notre époque.

[25]    Aristote, dans La Politique, souligne l’importance de l’« économie » pour d’autres aspects de la vie, comme le fonctionnement de la ville (la politique), mais la différence essentielle est qu’il s’agit d’établir la nature des bons rôles sociaux, les relations entre les personnes (comme dans un ménage), plutôt que les relations entre les personnes et les choses ou la dépense la plus efficace et la plus utile de leur propre « énergie indifférenciée ». De même, ce que nous pourrions penser de la « matière » de la vie économique, telle que les marchandises et les pièces de monnaie, n’est en aucun cas au centre de son travail. Il s’agit plutôt d’une gestion sociale de la terre et des personnes, dans laquelle les objets troqués et échangés ne constituent qu’une partie plutôt que le centre essentiel de la vie sociale. Voir Moishe Postone, « Thinking the global crisis », South Atlantic Quarterly, Printemps 2012, pp. 247-248 : « Dans le premier volume du Capital, Marx note que, pour Aristote, les chaussures et les maisons sont incommensurables. Par conséquent, il ne pouvait pas trouver le terrain de leur échange mutuel. Pour Marx, ces motifs sont historiquement spécifiques et sociaux. Ce qui les rend mesurables, c’est la valeur, une forme de richesse historiquement spécifique qui n’a rien à voir avec leurs propriétés, qu’elles soient matérielles ou immatérielles, mais est l’expression cristallisée d’une forme de médiation sociale historiquement explicite qui, dans l’analyse de Marx, est constituée de la forme historiquement déterminée du travail ».

[26]    En fait, Marx, bien qu’il contribue à bien des égards à la valorisation culturelle du travail, critique Ricardo pour sa conception anhistorique du travail. Voir Anselm Jappe, Les Aventures, op cit., p. 137.

[27]    Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dites « Grundrisse », Paris, Éditions sociales (traduction de Jean-Pierre Lefebvre), 2011, p. 41.

[28]    Ibid., p. 60, 61.

[29]    Ibid., p. 60.

[30]    Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 200.

[31]    Ibid., p. 48.

[32]    Robert Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., p. 52.

[33]    Voir Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme », op. cit.

[34]    Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 48.

[35]    Dans le même passage, Marx renforce même le caractère sexué du travail et du sujet laborieux en se référant à l’économiste William Petty du XVIIIe siècle : « le travail est le père de la richesse matérielle, la terre est sa mère » (traduction originelle modifiée), ibid., p. 49.

[36]    Ibid., p. 200.

[37]    Il faut se rappeler que Marx était un grand admirateur de Darwin et qu’il souhaitait parfois que son travail prenne un statut scientifique similaire.

[38]    Ce qui est présenté ici est explicitement un examen de l’aspect pro-travail ou « exotérique » de Marx ; quelque chose qui devrait devenir plus clair par la suite quand nous verrons que Marx présente également une conception théorique très différente et négative de la forme-travail. Pour une exploration détaillée de ces ambiguïtés dans le travail de Marx lui-même, voir cependant Jappe, Les Aventures, « Le travail est une catégorie capitaliste »,op. cit., pp. 120-131.

[39]    Karl Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éditions sociales (traduction de Cohen-Solal et Gilbert Badia), 1976, p. 742.

[40]    Ibid.

[41]    Ibid. p. 741

[42]    Voir, par exemple, les recherches anthropologiques de Marshall Sahlins sur les communautés de chasseurs-cueilleurs, dans Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976, et, sa critique de l’homo œconomicus, dans La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, Éditions de l’Éclat, 2009. Pour une analyse historique de la façon dont les économies modernes se distinguent des modes de vie pré-modernes plus récents, établie sur la base d’un cadre non marxien, voir Karl Polanyi, La Grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

[43]    Pour une brève introduction à Kurz et à la Wertkritik, voir Anselm Jappe, « Robert Kurz, voyage au cœur des ténèbres du capitalisme » dans La Revue des Livres, n°9, janvier 2013 (également disponible sur le site < ) ; et « La critique de la valeur à travers les écrits de Kurz », dans Éric Martin et Maxime Ouellet (dir.), La Tyrannie de la valeur, Montréal, Écosociété, 2014, pp. 52-66.

[44]    Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009 (traduction de Olivier Galtier et Luc Mercier).

[45]    Voir Jappe, Les Aventures, op. cit. Ce livre constitue une excellente introduction détaillée à la critique de la valeur, en particulier de ses aspects anti-travail, pour les lecteurs sceptiques plus familiarisés avec les modes d’analyse marxistes traditionnels.

[46]    Voir Jappe, « Robert Kurz, voyage au cœur des ténèbres du capitalisme », op. cit.

[47]    La bibliographie française comprend notamment les titres suivants : Krisis, Manifeste contre le travail, Paris, Lignes et Léo Scheer, 2002 ; Robert Kurz, Lire Marxop. cit. ; A. Jappe et R. Kurz, Les habits neufs de l’Empire, Lignes et Manifestes, 2003 ; Robert Kurz,Avis aux naufragés, Lignes, 2005 ; Robert Kurz, La démocratie balistique. La gauche à l’épreuve des guerres d’ordre mondial, Paris, Mille et une nuits, 2006 ; Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, Paris, Lignes, 2011 ; Quelques ennemis du meilleur des mondes, Sortir de l’économie, Vierzon, Le Pas de côté, 2012 ; Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, Fécamp, Post-éditions, 2014 (traduction de Paul Braun et Vincent Roulet); A. Jappe,Les Aventures de la marchandiseop. cit. ; A. Jappe, La société autophage, Paris, La Découverte, 2017 ; Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, Paris, éd. Divergences, 2018 ; Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n°1 (éd. Crise & Critique, 2019), constitue également la première revue francophone dédiée à ce courant ; Robert Kurz, La Substance du capitalop. cit. .

[48]    Le jeune hégélien de gauche Heinrich Heine a distingué entre les lectures « ésotérique » et « exotérique » de Hegel dans Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne(1834). Marx lui-même appliquera un schéma similaire à Adam Smith dans les Théories sur la plus-value (1863) (à la fois au chapitre 10 et au chapitre 20). Voir par exemple Karl Marx,Théories sur la plus-value, tome II, Paris, Éditions sociales, p. 184-185.

[49]    Le structuraliste français Louis Althusser, dans une préface à l’édition de 1969 du premier volume du Capital (Paris, Garnier-Flammarion, 1969), conseille malencontreusement aux lecteurs novices de sauter complètement le premier chapitre qui, ironiquement, contient le fondement de la critique de Marx du fétichisme de la marchandise et il consacre une grande partie de son introduction à critiquer les lectures hégéliennes qui ont influencé Marx.

[50]    Moishe Postone, Temps, travail et domination socialeop. cit., p. 19.

[51]    Ibid., pp. 16-17, 19-20.

[52]    Ibid., p. 17-18.

[53]    Ibid., p. 18.

[54]    Ibid. Il est vrai que Postone ne traite pas vraiment la conception plus positiviste du travail trouvée chez Marx, comme examinée ci-dessus. De plus, il conserve la notion de travail en tant qu’abstraction rationnelle, sous la forme de « travail nécessaire », c’est-à-dire que Postone ne nie pas l’idée du travail en tant que tel dans sa dimension transhistorique, mais, comme le soutient Kurz, malgré cette limite il faut aussi reconnaître que Postone a fait un grand pas en avant, cela n’invalide pas ses idées originales. Voir Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., p. 84-90, section « Éléments pour une critique du concept postonien de travail ».

[55]    Moishe Postone, Temps, travail et domination socialeop. cit., p. 18. Comme le fait valoir Jappe, le « déterminisme économique » du marxisme traditionnel, ou bien l’idée d’une infrastructure « objective » en dessous de la superstructure culturelle « subjective » que l’on trouve dans le matérialisme historique, n’est pas totalement erroné dans la mesure où il reflète la subordination réelle de la vie humaine à la dictature de l’économie dans le capitalisme, mais il n’est certainement ‘‘pas caractéristique de toute autre forme de société : « En découle que l’‘‘économisme’’, en tant que subordination de toute activité humaine à l’économie, n’est pas une erreur de la théorie : il est bien réel dans la société capitaliste – mais dans celle-ci seulement. Il n’est pas une donnée immuable de l’existence humaine, et encore moins quelque chose à revendiquer. Cette subordination constitue, au contraire, un aspect de la société capitaliste qui peut et qui doit être changé. Il faut quand même souligner que cette centralité de l’‘‘économie’’, et de l’aspect ‘‘matériel’’ en général, dans la modernité (aux dépens, par exemple, de la ‘‘reconnaissance’’) ne s’explique que par l’autonomisation du travail abstrait » Jappe, Crédit à mortop. cit., p. 139. Également, même dans le capitalisme, les superstructures culturelles ou les formes de subjectivité structurées par le travail peuvent parfois supplanter son infrastructure économique « objective » ou les intérêts strictement économiques des individus. Une personne peut, par exemple, choisir, pour des raisons morales, de faire ce qu’elle perçoit comme un travail « honnête » de col bleu, donc travailler de ses mains, tandis qu’on lui propose un emploi de col blanc mieux rémunéré, dans une banque, par exemple, parce qu’elle le trouve moralement inférieur, étant donné que, selon elle, « là-bas, on travaille avec l’argent des autres ». Cela peut aussi fonctionner dans l’autre sens, par exemple, lorsque les parents de la classe moyenne découragent leurs enfants de poursuivre une carrière qualifiée de col bleu, plutôt que de col blanc, même lorsque, comme c’est souvent le cas aujourd’hui en Occident, c’est mieux rémunéré et plus sûr, en raison des préjugés culturels contre le travail manuel, qui, pour des raisons historiques, est considéré comme inférieur dans l’échelle sociale.

[56]    Pour un exposé détaillé de cet argument, voir Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisationop. cit.

[57]    À proprement parler, les contributeurs de la revue Exit ! se réfèrent maintenant à leur théorie sous le nom de Wertabspaltungskritik, la « critique de la valeur-dissociation », pour refléter ce développement. Voir Roswitha Scholz, Das Geschlecht des Kapitalismus: Feministische Theorien und die post-moderne Metamorphose des Kapitals, Bad Honnef, Horlemann Verlag, 2011 et « Patriarchy and Commodity Society. Gender without the Body », in Marxism and the Critique of Value, Chicago, M-C-M’ Publishing, 2012, pp. 123–142 (disponible sur < ). Voir également, Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers de la modernité, Albi, éditions Crise & Critique, 2019.

[58]    Voir Norbert Trenkle, « Terror of Labour », dans Krisis. Contributions to the Critique of Commodity Society, London, Chronos, 2002, pp. 3-8 (original : « Terrorismus der Arbeit », 1998, disponible sur : < >).

[59]    C’est seulement avec l’essor du capitalisme que l’on voit les philosophes modernes faire valoir l’idée selon laquelle la réalité serait constituée d’une seule substance abstraite. Voir Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., pp. 49-57, section « Concept philosophique de substance et métaphysique réelle du capitalisme ».

[60]    Pour des preuves empiriques et un examen de la spécificité historique du « travail », voir, par exemple, Jacques Le Goff, « Pour une étude du travail dans les idéologies et les mentalités du Moyen Âge », dans Lavorare nel medio evo. Rappresentazioni ed esempi dall’Italia dei secc. X-XVI (Todi, Presso L’Academia Tudertina, 1983) ; Robert Fossier, Le Travail au Moyen Âge (Paris, Pluriel, 2012) ; Daniel Becquemont et Pierre Bonte,Mythologies du Travail. Le Travail Nommé (Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 8-9) ; Michel Freyssenet,  « Invention, centralité et fin du travail », CSU, Paris, 1999, 15 p. Édition électronique, freyssenet.com, 2006 (version anglaise, « The Emergence, Centrality and End of Work », Current Sociology, 1999, vol. 47, n. 2, pp. 5-30) ; Marie-Noëlle Chamoux, « Société avec et sans concept de travail : remarques anthropologiques », Sociologie du travail, vol. 36, Sept. 1994, pp. 57-71 (disponible également sur internet).

[61]    Sur l’évolution historique du temps abstrait sur le temps concret, voir Moishe Postone,Temps, travail et domination socialeop. cit., pp. 320.

[62]    Robert Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit, p. 69.

[63]    Voir Michael Perelman, The Invention of Capitalism. Classical Political Economy and the Secret History of Primitive Accumulation (London, Duke University Press, 2000), pp. 17-18 ; et Juliet Schor, The Overworked American. The Unexpected Decline of Leisure (New York, Basic Books, 1991), p. 43-53. Malgré tout, il est également évident que, en particulier dans certaines communautés monastiques, le « travail » comme fin en soi était souvent considéré comme un moyen d’expier la nature pécheresse de la condition humaine. L’existence d’une idéologie aussi aberrante au Moyen Âge fut certainement pour quelque chose dans le développement futur de l’éthique du travail moderne.

[64]    Robert Kurz, «  Die Substanz des Kapitals », op. cit., p. 60. C’est-à-dire que si l’on voit le mot « travail » (en latin, grec, français médiéval, etc.) dans un texte du Moyen Âge, on ne peut pas simplement utiliser le mot « travail » du français moderne, sans souligner la différence fondamentale entre les deux.    

[65]    Certains historiens médiévaux ont suggéré que les connotations négatives originelles du « travail » étaient le résultat d’une attitude de classe ou d’un « dédain aristocratique ». Cependant, il est tout aussi important de dire que les populations médiévales, en particulier les paysans eux-mêmes, ont vu de manière assez rationnelle que les tâches qui étaient, empiriquement, difficiles ou pénibles, devaient être subies ou évitées. En effet, dans la mesure où « le travail », dans son sens originel, était une malédiction du péché originel, l’ensemble du christianisme prémoderne pouvait être considéré précisément comme une forme de consolation et d’absolution de cette activité.

[66]    Comme nous l’avons vu dans l’affaire Applebaum ci-dessus, ce problème est profondément frustrant pour les penseurs qui souhaitent une définition du travail satisfaisante sur le plan intellectuel, généralement positiviste comme une abstraction transhistorique mais qui, en même temps, ne trouvent aucune base rationnelle. Un courant de pensée plus postmoderne pourrait simplement reconnaître le caractère apparemment arbitraire de ce qui est considéré ou non comme du travail dans la société et en conclure que c’est simplement une question de point de vue, ce qui évite simplement la question sous prétexte de promouvoir les voix des opprimés (voir, par exemple, Keith Grint et Darren Nixon, The Sociology of Work, Oxford, Polity Press, 2015, p. 2). Une définition plus moralisante pourrait prétendre que ces activités sont ingrates ou forcées et constituent donc une forme de « travail », une idée commune chez plusieurs critiques du travail ; mais, bien que cela puisse être vrai pour certains, il serait évidemment faux d’affirmer que toutes les activités qui entrent dans la catégorie du travail en tant qu’activité sociale généralisée soient, à un niveau empirique, universellement vécues comme douleur et domination personnelle, même si cela est, objectivement, souvent le cas. Cela n’expliquerait pas non plus pourquoi il existe une forte tendance, même au sein de la physique, à projeter le travail sur l’activité en général. De même, les tentatives, comme celles de Hannah Arendt dans La Condition humaine (1958), d’établir des distinctions philosophiques entre « travail » et « œuvre » ignore complètement la manière dont le travail abstrait médiatise la réalité sociale et elles sont ainsi également vides de sens.

[67]    Voir Jappe, Les Aventuresop. cit., pp. 53-54.

[68]    Pour une discussion plus approfondie de ce côté tangiblement abstrait du travail, ou « travail concret », voir Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., pp. 100-122, section « Qu’y a-t-il d’abstrait-réel au niveau du travail abstrait ? ».

[69]    « L’homme moderne aborde l’espace commercial comme une forme finie dont il sent le caractère désincarné, mais qu’il ne peut plus nommer », ibid., p. 105.

[70]    « Si le travail abstrait est l’abstraction d’une abstraction, le travail concret ne représente que le paradoxe de l’aspect concret d’une abstraction – à savoir de la forme-abstraction ‘‘travail’’. Ce n’est que concrètement, dans un sens très étroit et restreint, que les différentes marchandises exigent des processus de production différents : une voiture est fabriquée différemment, par exemple d’une tablette d’aspirine ou d’un taille-crayon. Mais même le comportement de ces processus de production n’est nullement indifférent, techniquement ou organisationnellement, au but présupposé de la valorisation. […] Le processus de production capitaliste est configuré à cet égard : il est organisé uniquement selon la maxime : produire le plus grand nombre possible de produits dans les meilleurs délais possibles. On parle alors d’efficacité économique d’une entreprise. Le côté concret et matériel du travail n’est donc rien d’autre que la forme tangible dans laquelle le diktat temporel du travail abstrait confronte les travailleurs et les force à suivre son rythme », Norbert Trenkle, « Value and Crisis : Basic Questions », dans Marxism and the Critique of Valueop. cit., p. 10.

[71]    Il faut souligner à nouveau que le « travail abstrait » et le « travail concret » ne sont pas des types de travail différents. Ce sont plutôt des catégories qui permettent de parler du travail à différents niveaux d’ontologie sociale. Selon Kurz, à juste titre, le « travail abstrait » est un « pléonasme logique » – comme « l’eau mouillée » –, car le travail est déjà une abstraction et cette qualité abstraite du travail est ce qui définit son essence ou sa forme. En même temps, le « travail concret » est une sorte de détermination paradoxale-réelle ou d’oxymore car le travail en question est, par définition, non concret, mais la catégorie permet de parler du fait paradoxal que, dans une inversion de toute logique sociale antérieure, une abstraction réelle, le « travail abstrait » saisit, organise et médiatise la réalité concrète à tous les niveaux. Toutes les formes de « travail concret » sont donc tout aussi abstraites, à un niveau social essentiel, même si, empiriquement, elles semblent différentes. De ce fait, le travail concret, ainsi que la valeur d’usage, ne constituent pas une catégorie qui peut être projetée sur le monde pré-moderne. Voir Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., pp. 60-61.

[72]    Jappe, Les Aventuresop. cit., p. 70-75.

[73]    « On n’exagère pas beaucoup en affirmant que le renversement de la formule M – A – M en A – M – A’ renferme en soi toute l’essence du capitalisme. La transformation de travail abstrait en argent est le seul but de la production marchande ; toute la production des valeurs d’usage n’est qu’un moyen, un mal nécessaire, en vue d’une seule finalité : disposer au terme de l’opération d’une somme d’argent plus grande qu’au début. La satisfaction des besoins n’est plus le but de la production, mais un aspect inévitable et secondaire. [...] Le concret sert seulement à alimenter l’abstraction matérialisée : l’argent », dans Jappe, Les Aventuresop. cit., p. 73.

[74]    Voir Jappe, Les Aventuresop. cit., pp. 83-85.

[75]    La société a atteint un tel état d’absurdité que la « création d’emplois » est devenue aujourd’hui un travail en soi et même une pierre angulaire de la politique de gauche.

[76]    Voir Robert Kurz, « Die Himmelfahrt des Geldes. Strukturelle Schranken der Kapitalverwertung, Kasinokapitalismus und globale Finanzkrise », disponible sur <https://www.exit-online.org >. Voir aussi Jappe, Les Aventuresop. cit., pp. 204-205.

[77]    Voir Trenkle et Lohoff, La Grande dévalorisationop. cit., pp. 92-93.

[78]    « Un triple processus d’abstraction réel et pratique. Premièrement, bien que ce soient eux qui ‘‘travaillent’’, les sujets de fonction doivent faire abstraction de leur propre personne, s’effacer en quelque sorte en tant qu’êtres humains, afin d’obéir aux impératifs du travail abstrait. Cela ne résulte pas du caractère objectif en soi de l’automouvement capitaliste – du fait notamment d’une production (sociale) pour les autres plutôt que pour ses propres besoins –, mais de sa visée fondamentalement ‘‘étrangère’’ : valoriser la valeur. Il ne s’agit pas de produire des objets d’usage, que ce soit pour soi ou pour d’autres, mais de produire de la valeur et de la survaleur, c’est-à-dire de consumer au maximum sa propre énergie abstraite-humaine au sein de l’espace fonctionnel de l’espace-temps gestionnaire, de se changer en tant qu’être humain en un moteur à combustion social », in R. Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., pp. 114-115.

[79]    Le marxisme traditionnel a toujours compris ce processus comme la « baisse tendancielle du taux de profit », ce qui est une manière plus phénoménologique de tenter de comprendre ce processus, mais, précisément parce qu’elle n’était pas fondée sur une critique catégorielle, on n’imaginait pas qu’elle puisse remettre en cause l’existence future du capitalisme lui-même.

[80]    Voir Trenkle et Lohoff, La Grande dévalorisationop. cit. ; Jappe, « Le capital fictif »,Les Aventuresop. cit., pp. 157-166 et Jappe, « Crédit à mort », dans Crédit à mort, op. cit., pp. 95-124. Plus la forme-travail et la forme-valeur en viennent à dominer la vie sociale, plus ces crises financières deviennent dangereuses. À une époque où le mode de vie agraire était encore largement répandu à côté de l’industrie moderne, les gens pouvaient simplement retourner à la terre. Aujourd’hui, du moins pour la plupart des Occidentaux, ce n’est tout simplement pas une option.

[81]    Anselm Jappe, « Le ‘‘côté obscur’’ de la valeur et le don », dans Crédit à mortop. cit., pp. 128-154. Ici, Jappe établit des parallèles entre le concept maussien de « don » et la théorie de la « dissociation » de Scholz.

[82]    Pour une discussion détaillée sur la critique de la valeur-dissociation et le genre, voir Roswitha Scholz, Das Geschlecht des Kapitalismus. Feministische Theorien und die post-moderne Metamorphose des Kapitals, Bad Honnef, Horlemann Verlag, 2011 ; « Patriarchy and Commodity Society » (2009) dans Marxism and the Critique of Valueop. cit., pp. 123-140 ; voir aussi, « Remarques sur les notions de ‘‘valeur’’ et de ‘‘dissociation valeur’’ » dans Richard Poulin et Patrick Vassort (coord.), Sexe, capitalisme et critique de la valeur, Ville Mont-Royal (Québec), M éditeur, 2012, pp. 89-102 ; Simone de Beauvoir aujourd’hui, Paris, Le Bord de l’eau, 2014 ; Johannes Vogele, « Le côté obscur du capital. ‘‘Masculinité’’ et ‘‘féminité’’ comme piliers de la modernité », in ibid., pp. 103-120 ; Robert Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., pp. 105-106 et 110-111. Voir également, Roswitha Scholz,Le Sexe du capitalismeop. cit.

[83]    Roswitha Scholz, « Patriarchy and Commodity Society », op. cit., pp. 127-128 et Johannes Vogele, « Le côté obscur du capital », op. cit., p. 112.

[84]    D’autre part, cela n’empêche pas la sphère domestique de devenir utilitariste, fonctionnaliste et « productiviste » dans un certain sens. Les aspects dissociés de la vie doivent constamment justifier leur existence et leurs modes d’organisation spécifiques comme se déroulant en dehors de la logique de production et (ils le font souvent dans ces termes : par exemple, on peut imaginer un travailleur d’une famille nucléaire traditionnelle qui déclare à son épouse : « Je travaille huit heures par jour, donc tu devrais faire huit heures de travaux ménagers »). Bien qu’ils puissent présenter des similitudes empiriques, ces aspects dissociés ne prennent toujours pas la forme de travail (abstrait).

[85]    Johannes Vogele, « Le côté obscur du capital », op. cit., p. 112.

[86]    Bien que ce soit notre objectif ici, nous ne pouvons pas penser à la « dissociation de la valeur » uniquement en termes de patriarcat. Les caractéristiques dissociées de la paresse et de l’irrationalité ont souvent été projetées sur les personnes ayant un handicap et les personnes de couleur ; qui ont également subi une discrimination et ont été exclus de la pleine participation à la vie publique. Même la maladie, dans la modernité, est essentiellement définie par la capacité à travailler. Par exemple, dans la langue française officielle, une blessure ou une maladie est évoquée en termes d’« incapacité de travail ».

[87]    Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 173.

[88]    Voir A. Jappe, Les Aventures, « Le sujet automate », op. cit., pp. 98-107.

[89]    Pour une exploration détaillée de ces positions, voir Anselm Jappe, La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, Paris, Découverte, 2017. Jappe, s’appuyant sur Freud et les travaux de Christopher Lasch, soutient que la forme-sujet est essentiellement de nature narcissique, dans la mesure où elle ne reconnaît aucune limite à elle-même. Cela fixe donc la psyché humaine à un stade de développement psychologique infantile où le monde objectif n’est perçu que comme une projection de soi. Les « sujets » empiriques sont de moins en moins capables d’établir des relations réciproques saines avec le monde extérieur, qui devient au contraire le terrain de jeu pour la réalisation des désirs les plus primitifs. Dans le même temps, ces sujets sont de plus en plus pris entre des sentiments d’omnipotence et d’impuissance totale, alors que le capitalisme s’effondre en atteignant ses propres limites internes et externes.

[90]    Anselm Jappe, Les Aventures, « Critique du progrès, de l’économie et du sujet », op. cit., pp. 207-211.

[91]    La nature de la valeur et du travail en tant que formes a priori, bien qu’historiquement spécifiques, exclut évidemment le vote lors d’élections générales, la citoyenneté active ou la saisie de l’État comme moyens de résoudre le problème du capitalisme. Ces formes de « participation » permettent uniquement aux sujets empiriques d’avoir accès à différents rôles de gestion, ou d’exprimer une opinion sur les styles de gestion, au sein du système de valorisation, qui ne pourrait jamais être voté ou aboli par une loi.

[92]    Robert Kurz, « Révolution nulle part », 2012 (traduction par Stéphane Besson), disponible sur < >.

[93]    Ibid.

[94]    Anselm Jappe, « We Gotta Get Out of this Place » (entretien avec Alastair Hemmens),Brooklyn Rail, Sept. 2015 (version française disponible sur le site < >).

[95]    Robert Kurz, « Die Substanz des Kapitals », op. cit., p. 85. Dans ce cas, Kurz a spécifiquement à l’esprit le mouvement Autonome. Sur la distinction entre critique affirmative et critique catégorielle, voir également du même auteur, « Théorie et pratique. Critique de la vision tronquée de la pratique et de la théorie », in Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n°1, op. cit.

[96]    Robert Kurz, « La rupture ontologique. Pour que débute une autre histoire mondiale » (traduction de Stéphane Besson) à paraître dans Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n°2, Albi, éditions Crise & Critique, 2020.