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"Ne parlez pas de violences policières": bref historique d’un déni politique

Violences-Policières

Lien publiée le 2 août 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Alors que le cadavre de Steve Caniço venait d’être retrouvé, le Premier ministre, s’abritant derrière un rapport de l’IGPN d’ores et déjà obsolète et contredit par de nombreux témoins et vidéos, déclarait le 30 juillet qu’il « ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition » du jeune homme. Quelques jours auparavant, l’IGPN avait déjà fait parler d’elle à l’occasion de la conclusion de son enquête sur l’interpellation controversée des lycéens de Mantes-la-Jolie. Les images de ces 151 mineurs à genoux, mains sur la tête, filmés dans un terrain vague sordide par un policier hilare (« en voilà une classe qui se tient sage »), avaient choqué l’opinion. Les plus anciens y avaient reconnu, consternés, comme le lointain reflet d’images d’un autre temps. En total décalage, le gouvernement s’enferme dans un déni chaque jour plus flagrant des violences policières auxquelles il expose ses citoyens.


Passée l’émotion, on sait maintenant que certains mineurs sont restés, sinon dans cette position, du moins immobilisés pendant près de quatre heures. D’autre part, sur les 151 interpellés, 142 (soit l’écrasante majorité) n’ont fait l’objet que d’un rappel à la loi. Quiconque connaît le système judiciaire sait que le rappel à la loi est l’arme la plus facile à la disposition des procureurs et des OPJ (dont on est en droit de questionner l’impartialité politique [1]), et qu’elle a été massivement utilisée pour intimider les Gilets Jaunes en particulier, et les empêcher de retourner manifester [2]. 142 lycéens sur 151 n’ont donc pas fait l’objet de poursuites judiciaires, alors que la police avait d’abord justifié l’emploi de ces méthodes par le caractère apocalyptique de la situation à Mantes : deux de choses l’une donc, ou bien les policiers ont exagéré la gravité de la situation, ou bien ils sont incompétents, et n’ont pas interpellé les bonnes personnes [3].

Pourtant, le 27 juillet, l’enquête préliminaire sur ces interpellations de Mantes, confiée à l’IGPN (la « police des polices ») par le parquet de Nanterre, a été classée sans suite. En réalité, dès le 16 mai, la nouvelle directrice de l’IGPN, Brigitte Jullien, auditionnée par une commission d’enquête de l’Assemblée Nationale, affirmait qu’il n’y avait « pas de faute » ni de « comportements déviants » (sic) de la part des policiers dans cette affaire. Quelques temps après, le 13 juin, dans une interview donnée au Parisien, cette même Brigitte Jullien déclarait sans rire : « Je réfute totalement le terme de violences policières. Il y a eu des blessures commises à l’occasion de manifestations durant lesquelles la police a fait usage de la force. Notre travail est de chercher à savoir si cet usage était légitime et proportionné. Nous devons évaluer la proportionnalité et la légalité de la riposte. Il y a peut-être eu des situations où cela n’a pas été le cas. Mais il est encore trop tôt pour le dire. » Une prudence des plus louables.

En réalité, ce refus obstiné d’attribuer aux choses leur véritable nom (« je réfute le terme ») est l’écho exact des propos devenus célèbres du président Macron, dès le 7 mars 2019, au cours d’un de ses talks-shows fleuves requalifiés en « grand débat national », à Gréoux-les-Bains : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit. […] Je refuse ce terme. » Ou encore : « Je n’aime pas le terme de répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité. » En fait, tout le discours de Macron se place au niveau des noms, des étiquettes qu’on met sur les choses, dans un jeu de langage destiné à occulter, précisément, la « réalité » — à ne pas se prononcer dessus. Et c’est sous la forme d’un syllogisme aberrant, digne de Lewis Carroll, qu’il oppose tous ces vocables entre eux, comme s’il s’agissait de signifiants vides, sans réalité concrète (yeux ou mains arrachés, traumatismes, vies brisées [voir le reportage réalisé par Salomé Saqué : Les blessés qui dérangent]) : « La France se nomme État de droit. Les violences policières sont des mots inacceptables dans un État de droit. Donc ne parlez pas de violences policières ».

Mais ce déni présidentiel s’inscrivait lui-même dans une longue suite de dénis de réalité : ainsi, sur TV Carcassonne, le 14 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner affirmait déjà : « Moi, je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des Gilets jaunes […] Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou attaquer un journaliste ». Castaner ici ne se bat plus seulement sur les « termes », la qualification des faits : avec l’aplomb grossier de l’ex-joueur de poker, il va jusqu’à mettre en doute leur existence — non certes en affirmant haut et fort que les violences policières n’existent pas, mais en se contentant d’un hypocrite « je ne connais pas », « je n’ai jamais vu ». Castaner prétend ne jamais avoir vu ce qui est pourtant offert sur internet au tout venant — des heures et des heures de vidéos de violences policières [4]. Rappelons qu’au 21 juillet, selon le décompte indépendant de David Dufresne, on était pour la répression du mouvement des Gilets Jaunes à 860 signalements sur twitter, 1 décès [5], 24 éborgnés et 5 mains arrachées. Or pour qui veut bien voir, comme l’avait vigoureusement montré Frédéric Lordon dès l’affaire Benalla, c’est le visage le plus brutal, policier et autoritaire du néolibéralisme qui transparaît de plus en plus sous les traits juvéniles du président Macron.

Benalla : la face cachée, honteuse du macronisme, soudainement révélée à l’été 2018 ; les violences policières du printemps 2018, chaînon capital dans la transformation de la doctrine française du maintien de l’ordre, entre la brutalité des nouvelles méthodes d’encadrement des manifestations introduites sous Valls et Cazeneuve, et la répression débridée du mouvement des Gilets Jaunes sous Castaner. On se souvient des auditions au Sénat à l’été 2018, qui avait tenu en haleine une partie de la population : de l’audition pitoyable de Gérard Collomb, qui déjà à l’époque n’avait rien vu, ne connaissait personne. L’une d’entre elles, malheureusement, était passée inaperçue — celle de Marie-France Monéger-Guyomarc’h, la précédente directrice de l’IGPN. Elle y avait pourtant commis un lapsus ravageur, mettant tout à coup à nu cet édifice de mensonges, d’euphémismes et d’omissions : « Cette vidéo a été visionnée par des agents de l’Inspection Générale […] le 5 ou le 6 mai. Ils ont relevé que les violences étaient légitimes ». Et se rendant soudain compte de l’énormité qu’elle avait prononcée : « Que l’usage de la force, pardon, était légitime. Ils n’ont pas détecté de violences illégitimes. […] Il s’agissait d’une action de police faite par ce qu’ils pensaient être des policiers. » Autrement dit, ce qui choque Mme Monéger-Guyomarc’h, ce n’est pas l’interpellation réalisée par Benalla en elle-même, comme par exemple le violent coup pied (avec rangers) donné verticalement dans le ventre d’un homme mis à terre, c’est simplement le fait que Benalla n’était pas policier. Sitôt démasqué comme n’étant pas policier, sa violence n’est plus légitime. Comment mieux dire l’impunité dont ceux qui sont effectivement policiers peuvent jouir dès lors ?

Ainsi, des procureurs à la Ministre de la Justice (qui garde un silence assourdissant), en passant par les deux dernières directrices de l’IGPN et le Ministre de l’Intérieur, et jusqu’au président Macron lui-même, c’est l’ensemble de la hiérarchie, administrative et politique, à tous ses échelons, qui couvre les policiers auteurs de bavures, et sème le doute sur l’existence même de telles violences policières. Il ne s’agit pas là de déclarations isolées, de maladresses d’expression : toutes ces citations constituent au contraire une parole politique publique formidablement cohérente, destinée à conforter les policiers violents et anti-républicains dans leur sentiment d’impunité. Et à les récompenser même, pour leur sale besogne de répression.

Car comment interpréter autrement cette remise de « médailles de la sécurité intérieure », une « promotion Gilets Jaunes » (c’est son nom officiel) à l’ampleur insolite (9162 noms, contre une centaine habituellement, le 1er janvier et le 14 juillet), décidée par Castaner le 16 juin dernier ? Depuis 2012, ces médailles récompensent les « services particulièrement honorables, notamment un engagement exceptionnel […] et les actions revêtant un éclat particulier ». Parmi les heureux nominés, Médiapart avait révélé que se trouvaient deux commissaires mis en cause dans l’affaire Genevière Legay à Nice (23 mars), Rabah Souchi et sa compagne Hélène Pedoya (à qui le procureur de Nice avait d’abord jugé bon de confier l’enquête préliminaire sur les agissements de son conjoint…). Mais aussi Bruno Félix, le capitaine qui a commandé les tirs de grenade qui ont très certainement provoqué la mort de Zineb Redouane dans son appartement de Marseille le 1er décembre ; le commandant divisionnaire Dominique Caffin, CRS qui a personnellement pris part au tabassage de plusieurs manifestants dans un Burger King à Paris, toujours le 1er décembre ; et last but not least, Grégoire Chassaing, le commissaire qui, quelques jours après la prise de l’arrêté de nomination, donnerait l’ordre d’utiliser les gaz lacrymogèneslors de la charge destinée à disperser un rassemblement festif à Nantes, dans le cadre de la Fête de la Musique, la nuit de la mort par noyade de Steve Maia Caniço.

Que penser d’un régime à ce point complaisant avec la violence de sa police ? A ce point hypocrite, et occupé à systématiquement retirer aux choses leur véritable nom ? Lordon, qui a bien parlé de cette « défiguration par / de la langue » propre au pouvoir macroniste, avait déjà compris que l’affaire Benalla n’était pas une aberration circonstancielle, le pétage de plombs d’un collaborateur incontrôlable, mais une première étape dans la révélation progressive de la nature profonde du macronisme : « Nous attendons de voir s’il se trouve quelque média pour enfin montrer toutes ces choses, entendons : pour les montrer vraiment, c’est-à-dire autrement que comme une série d’articles factuels mais sans suite ni cohérence, par-là voués à l’oubli et l’absence d’aucun effet politique, quelque média pour connecter ce qui doit l’être, non pas donc en en restant au confortable FN, mais en dessinant enfin l’arc qui est maintenant sous nos yeux, l’arc qui emmène de Marine Épouvantail Le Pen à Valls, Collomb, Macron, qui fait le rapport entre la violence pluri-décennale dans les banlieues et celle plus récente dans la rue, ou contre les syndicalistes trop remuants, et ceci quitte, s’il le faut (on sent qu’il le faudra…), à demander aux journalistes-remparts-de-la-démocratie d’aller puiser dans leurs souvenirs d’enfance : « relie les points dans l’ordre des numéros et tu verras apparaître une figure ». Avertissons d’emblée ces âmes sensibles : ici on va voir apparaître une sale gueule. »

[1] Exemples les plus récents de procureurs voyous : Jean-Michel Prêtre à Nice, qui a minimiser la blessure de Geneviève Legay pour ne pas « embarrasser » le Président (mais que le Ministère de la Justice ne souhaite pas sanctionner) ( et Bernard Marchal à Toulon, tellement servile et appliqué à défendre le commandant de police Didier Andrieux (le fameux « policier boxeur », filmé en train de porter plusieurs coups de poing à diverses personnes le 5 janvier, tout en les invitant, sûr de lui, à « porter plainte ») qu’il se retrouve aujourd’hui contredit par… l’IGPN ! ().
[2] Dans son édition du 30 janvier 2010, le Canard enchaîné nous apprenait ainsi qu’une note interne du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, adressée par courriel à tous les magistrats du parquet de Paris, recommandait de ne « lever les gardes à vue » des interpellés que « le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble », ou encore l’inscription de ces gardés à vue au fichier TAJ (pour « traitement d’antécédents judiciaires ») commun à la police et à la gendarmerie, même « lorsque les faits ne sont pas constitués » ou que la procédure est classée sans suite. Ce Rémy Heitz, on s’en souvient, doit sa nomination à Emmanuel Macron lui-même, qui l’avait imposé contre les candidats de la Ministre de la Justice ( c’est le même qui, le 4 février 2019, tenterait de perquisitionner les locaux de Mediapart dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par ses soins pour atteinte à la vie privée de Benalla, après la révélation par le quotidien en ligne d’enregistrements accablant Crase et Benalla. ()

[3] On lira un fidèle résumé des arguments des policiers de Mantes dans ce papier du Point, qui se contente pour l’essentiel de recopier le PV que ceux-ci lui ont vraisemblablement transmis d’eux-mêmes :
On notera au passage cette délicieuse réminiscence de scène tribale, sobrement consignée par l’auteur anonyme du rapport, et qui semble avoir marqué le plumitif du Point  : « Un groupe de jeunes dansait autour du véhicule [en flammes], note la police ».
[4] On trouvera le résumé des brutalités les plus plus médiatisées à l’encontre des Gilets Jaunes sur cette vidéo — entre tant d’autres :

Ceci n'est pas une vidéo sur les #ViolencesPolicières