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Le Venezuela dystopique
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https://www.contretemps.eu/venezuela-crise-dystopie/
« Nous n’avons jamais ouvert beaucoup de salle de théâtre dans ce pays. Et pour quoi ? La structure fondamentale du pouvoir a toujours été notre meilleure scène » (José Ignacio Cabrujas)
Le Venezuela est plongé dans une crise dont on ne voit pas le bout. Certains experts parlent même d’une situation économique qui rappelle manifestement celle soufferte lors d’une guerre civile[1]. Après des années à travailler sur les conditions de la mise en place et réception de la Révolution bolivarienne dans les classes populaires, et ensuite au sein de l’État, j’aimerais ici proposer des clefs de lecture de l’actuel désastre vénézuélien post-chaviste.
Le pays s’est vidé de plus de 10% de sa population en deux ans, et semble incarner dramatiquement les affres de la maladie hollandaise ou, ce que l’on serait tenté d’appeler la calamité de la colonialité du pouvoir d’une économie extractiviste mono-exportatrice. Malgré tout, il fut un temps le pays de cocagne de la gauche internationale. Mais rappelons d’abord quelques unes des étapes du désastre.
L’économie en chute libre
Le Venezuela connaît une situation économique sans précédent, que certains chiffres peuvent aisément illustrer : en plus d’une chute de près de 70% de sa production pétrolière entre 2008 et 2019 (Sutherland 2019), 700 entreprises ont fermé en 2018. Sur la période qui correspond à la Révolution Bolivarienne (1998-2019), ce chiffre s’élève à 500 000 selon les informations prodiguées par Consecomercio[2]. De l’ensemble de ces entreprises, en 2018, 576 sont propriétés de l’Etat[3] (quatre fois plus qu’au Brésil et dix fois plus qu’en Argentine). A cela s’ajoute une indemnisation colossale à rembourser au géant pétrolier américain ConocoPhillips de 8 milliards 700 millions de dollars à travers le tribunal du Centre International d’Arbitrage des Différends (CIADI), dépendant de la Banque Mondiale[4].
Mais cette crise profonde ne date pas d’aujourd’hui, et la chute de la production (ainsi que celle des importations) est vertigineuse à partir de 2010. La construction d’alternatives non-capitalistes à l’économie a pourtant été bon train un temps, portée par les incroyables dividendes du boom pétrolier des années 2000. Ainsi, alors qu’en 2006, il existait 180 000 coopératives, puis 265 000 en 2008[5], l’idée se désintègre progressivement et est remplacée par celle des « noyaux de développement endogène », puis par les « entreprises de production sociale », parallèlement à la récupération d’entreprises par l’État, grâce à des expropriations et des nationalisations ciblées. En principe, ces mécanismes et ces figures ont été mis en place sur la base de la souveraineté économique, la recherche d’alternatives au système capitaliste, et la « démocratisation du capital ».
Depuis trois ans, les conditions économiques se sont largement dégradées, donnant lieu à une inflation cumulée de 1 700 000% en 2018, soit 3-4% par jour. Des situations hors du commun prennent le pas sur la normalité : une entreprise comme Goodyear, par exemple, ferme et indemnise ses travailleurs avec des pneus[6].
Si les thuriféraires du gouvernement crient à la guerre économique, mélopée pour dénoncer les ravages de graves sanctions économiques pensées et exécutées depuis les États-Unis, l’opposition et une partie toujours plus importante de la société rappelle la concentration du pouvoir, la corruption et le rôle des militaires, des institutions vidées de leur substance, et une vie quotidienne rythmée par la méga-inflation. Il semble donc que nous soyons face à une situation de « chaos idéal-typique » (Bozarslan 2001) par laquelle on peut aussi analyser la perte de sens et le désarroi des gens ordinaires.
Dans ce contexte, la crise-révolution émerge comme un révélateur qui nous renvoie aussi au couple légitimité/obéissance. En effet, grand nombre d’observateurs font état de l’incroyable résignation – ou inertie – qui habite la population, malgré des privations réelles, et quelques soulèvements infructueux, les choses poursuivent leur cours, accompagnées par un net recul électoral du chavisme maduriste à partir de 2013.
Notre hypothèse ici est que le Venezuela apparaît comme le parangon d’une dystopie intimement liée au sentiment d’effondrement global ambiant, et par là à la crise et la redéfinition du capitalisme. Le Venezuela représente une évocation, une représentation en miniature de cette crise : pétro-Etat macrocéphalique, tantôt omnipotent, tantôt invertébré, qui réussit à se hisser au niveau de l’utopie politique, pêche aujourd’hui en eaux troubles, celles des affres d’un monde dominant aux abonnées absents d’une réflexion sur notre survie, à toute.s. Il est également le reflet du reflux des idéologies progressistes étatiques, de la multipolarité, tout cela rapporté au contre-coup symbolique de la décadence de la Révolution bolivarienne[7], et la victoire concomitante d’options politiques ultra-conservatrices et libérales dans la région.
Dans ce contexte d’effondrement en miniature, on assiste aussi à l’éclatement des identités politiques et de l’axe droite-gauche : il est aujourd’hui question de continuité (dans la crise) ou de rupture (avec la crise). Les efforts de définition politique sont vains et essoufflés par les différentes stratégies de gestion de la crise et de reproduction des groupes de pouvoir. Dans cet entrelacement des régimes de pouvoir et d’intérêts, les partis politiques d’opposition représentent l’ordre ancien aux yeux des partisans de la révolution – de moins en moins nombreux au demeurant[8] –, alors que le PSUV et les militaires se font l’establishment du Nouveau qui se répète invariablement. Sur le plan des structures, nous y voyons la continuité de groupements qui ont peu évolué ces deux dernières décennies. Ce que l’on observe relève plutôt de la monopolisation de la représentation et des ressources politiques, de la marginalisation et l’absence d’autres groupes.
Passage d’un État social de droit à un État défaillant
C’est une construction qui s’inscrit dans la durée, et qui vient achopper sur l’idée d’un revirement permanent, d’une résolution violente de la crise, tant par le discours employé que par les éléments extérieurs, en premier lieu l’inflation.
Dans les années 1980, l’économiste Albert Hirschman parlait déjà d’une « matrice sociopolitique de l’inflation » (Hirschman 1980) et son collègue Norbert Lechner de « culture de l’inflation qui déstabilise les expériences accumulées, accélère les attentes, raccourcit les délais et, en définitive, dévalorise le futur ». Tout cela, reprenait-il, « affecte profondément le fonctionnement de la démocratie » (Lechner 1991).
Lorsqu’il est question du Venezuela, les analyses vont bon train quant aux explications d’une situation qui semble chaque jour plus inextricable. Certaines voix s’élèvent pour parler d’une « modernité avortée » (Vasquez 2019) mais peu de personnes s’essayent à une analyse des tenants et aboutissants de la situation de crise, sans recourir à une prise de position arc-boutée sur une ontologie de l’allégeance à un projet politique ou à son rejet inconditionnel.
Je propose donc de regarder d’un peu plus près les effets de l’hyperinflation dans d’autres contextes, pour s’extirper du conflit politique hautement symbolique qui prend forme autour de la situation vénézuélienne. Dans un cadre d’hyperinflation, la possibilité de prédiction entre les individus et les biens disparaît, s’établit alors une incohérence des systèmes d’équivalence entre les biens, et un évanouissement de l’autorité publique comme dans la situation argentine analysée par Kessler et Sigal (1997).
La culture de l’urgence a toujours été un thème récurrent de l’analyse du contexte vénézuélien[9] (Pedrazzini, Sanchez 1998, Coronil 1997) mais elle est renforcée par une rationalité inflationniste (Kessler, Sigal 1997) qui raccourcit le temps, figeant ainsi toute possibilité de penser des réalisations à moyen et long termes. Dans une économie inflationniste, l’épargne devient spéculation. On spécule à défaut de pouvoir prévoir. Cet état de fait a des effets très nets sur les modes de gouvernementalité.
La comparaison avec le contexte argentin hyper-inflationniste des années 1990 permet l’analogie entre les « spéculateurs fourmis » argentins et les bachaqueros vénézuéliens. Les spéculateurs fourmis renvoient aux petits épargnants qui allaient immédiatement changer en dollar une partie de leur salaire au moment des crises inflationnaires pouvant ainsi « revendre » cette somme de devises sur le marché noir. Le terme bachaqueros au Venezuela se réfère à une grosse fourmi rouge (bachaco) et, particulièrement depuis la crise qui s’initie en 2013, aux personnes qui vont vendre au marché noir des produits de première nécessité soumis à un contrôle des prix, soit par la voie de l’accaparement, soit par l’exfiltration des marchandises vers la Colombie où elles sont rachetées en devise (échangeable, ce qui n’est pas le cas du bolivar, monnaie dévaluée qui s’échange aujourd’hui au poids). Il s’agit bien à première vue de stratégie de subsistance organisée par les classes populaires, et non d’un système de domination en soi, comme cela a souvent été répété par le gouvernement. Des formes d’extractivisme populaire, en somme.
« Les cercles fermés d’épargne à buts déterminés » à l’argentine, sont remplacés au Venezuela par des « telares » (métiers à tisser) ou « fleurs de l’abondance » qui sont des groupes formés en général sur Whatsapp, composés par des femmes en grande majorité, qui s’organisent selon le degré d’engagement dans le telar et l’apport émis (de 100 à des milliers de dollars), espérant ainsi en récupérer dix fois le montant au bout d’un certain temps. Ces dispositifs semblent sceller une solidarité qui fait défaut dans le monde quotidien, autant qu’elles deviennent une forme de thésaurisation-retour sur investissement à l’ombre de l’inflation. Néanmoins, ils nous rappellent aussi les expériences d’échanges pyramidales avant l’effondrement total.
Quoi qu’il en soit, la routinisation dans ces contextes est presque inconcevable. Il en va de même dans l’espace gouvernemental, où malgré des airs de contrôle et de recomposition des forces à l’issue d’une crise (alimentaire, énergétique, politique) les réactions sont des tropismes de défense et de frein à l’irrépressible marche forcée du temps et des ressources. A l’instar d’autres économies décadentes, la « panne » devient un jalon normal du processus de production politique ou économique. Il y a peu, la méga-coupure de courant qui a touché l’ensemble du pays pendant plus de 48 heures, et continue dans certaines régions de manière perlée, a révélé l’impuissance du gouvernement, taxant « l’ Empire » d’une attaque ciblée, sans quoi l’explication devenait trop encombrante pour lui, du fait d’un processus de détérioration avancée de toutes les infrastructures, et étroitement lié à un écheveau de corruption, nous y reviendrons.
Finalement, l’État devient coercitif et répressif car il n’a pas les moyens de contrecarrer les effets de la crise économique qui fragilise chaque jour un peu plus le tissu social, face aux revendications légitimes qui agitent des secteurs sociaux en proie à l’érosion de leur subsistance, et de leur existence même.
Du chaos monétaire à la dystopie
L’inflation et la monnaie sont un catalyseur effectif de cette situation : la disparition du liquide, l’utilisation des moyens de paiement électronique, l’absence de papier pour toutes les tâches qui incombent à un État (notamment la monnaie, et les papiers d’identités) congédient tout ordre rationnel. La monnaie se rachète à un prix supérieur à sa valeur d’usage, car dans une économie de pénurie tout est objet d’accaparement et de spéculation, même l’argent…Un tel chaos monétaire ressortit à une expression dystopique de la société et de l’expérience du monde.
Du côté du gouvernement, les tours de passe-passe rhétorique présentant l’inflation comme étant « provoquée » (inducida) ou spéculative ont laissé place à un désert explicatif, seulement arrosé par de constantes augmentations du salaire minimum. D’ailleurs, il n’y a plus de statistiques émanant de la Banque Centrale depuis 2014[10]. A l’inverse du cas argentin où la crise inflationniste a mené à la démission de plusieurs gouvernements, au Venezuela, elle semble sceller le destin d’une reproduction ad nauseam du désastre sous des oripeaux de « guerre économique » et d’accentuation des sanctions économiques américaines.
Dans ce contexte, la loi du plus fort est celle qui s’impose. En premier lieu celle des militaires, qui ont été savamment utilisés par Chávez mais maintenus à distance par un jeu d’équilibre du pouvoir qui a explosé en mille morceaux au moment de sa mort et du relais de pouvoir à Maduro. En second lieu celle de Maduro (et ses cliques) qui a hérité de groupes de pouvoir disparates, d’une économie en chute libre, monopolisée par des technocrates moribonds car trop liés aux réseaux de corruption nationaux et trans-nationaux. On distingue alors un glissement métaphorique entre l’ « Etat magique » tel qu’il a été défini par Coronil, et le chaos de la magie noire pétrolière. Du Sauveur au Destructeur, il n’y a qu’un pas.
De l’État magique à la magie noire de la corruption
En 1985, Charles Tilly, socio-historien américain, publiait un article sur la construction de l’État en tant que crime organisé. Se pencher sur les réseaux de corruption mobilisés durant plus d’une décennie au Venezuela fait indéniablement écho à cette formule tillienne. Lorsque l’on établit une cartographie des réseaux de corruption vénézuéliens, on se retrouve face à un véritable écheveau dans lequel des acteurs hétérogènes s’entremêlent en d’époustouflants rebondissements. Pour s’introduire dans cette toile, il faut rapprocher quatre éléments : les aliments, le pétrole, les militaires et le système financier. Je n’ai pas la prétention ici d’offrir un reflet parfait et surtout exhaustif d’un phénomène dont la complexité n’a de paire. Malgré tout, je vais tenter d’en donner un aperçu en isolant un segment de la grande toile de la corruption vénézuélienne.
Mais d’abord rappelons quelques données intéressantes : en 2012, l’État commercialisait 49% des aliments consommés dans le pays, et dans le même temps, les importations atteignaient leur niveau record, dont 60% sont générées par l’Etat. En 2014, le taux de pénurie s’élevait à 30% suivant la courbe de baisse drastique des importations. En 2015, les entreprises agroalimentaires expropriées réduisaient leur production entre 5 et 14% par rapport à l’année antérieure. En 2016, les CLAP[11] sont créés ainsi que la Grande Mission Approvisionnement Souverain Sûr, sous contrôle militaire, qui impose aux producteurs privés de vendre 50% de leur production[12] (Giacalone, Hernandez, Zerpa 2017 : 72-73).
Ce que l’on peut aisément retenir de ces quelques chiffres, c’est une évolution qui passe par la déprivatisation de la production alimentaire, l’augmentation du poids de l’importation dans l’activité économique nationale, la reprivatisation indirecte de la manne pétrolière sous forme de « cadeaux » fait aux apparatchiks du régime, et enfin, la militarisation du contrôle de la distribution. Il s’agit donc bien d’une forme de redistribution par le haut de ce qui devrait surtout être un instrument de compensation des inégalités sociales.
Pour faire vite, je m’arrêterai plus spécifiquement sur le système de reprivatisation de la manne pétrolière et la nature des « cadeaux » dont il est question ici. Partons déjà du chiffre mirobolant de ce qui est estimé avoir été soustrait des comptes publics pétroliers depuis les débuts de la révolution bolivarienne : 6 milliards de dollars dans un seul circuit de corruption, celui autour de PDVSA et de Rafael Ramírez, le presque éternel ministre du pétrole et président de PDVSA durant les années Chávez, aujourd’hui en cavale dorée. Ceci sans compter ce qui est le deuxième plus gros moteur de la corruption dans ces années-là : la fuite des capitaux liée au contrôle des changes[13].
Quoiqu’il en soit, 2008 est l’année la plus faste pour la fuite de capitaux via des mécanismes illicites (assignation indus de devise, importation en surfacturation, détournement, note bancaire structurée), où selon un calcul, la somme totale équivaudrait à presque 50% des revenus pétroliers[14]. C’est aussi à ce moment que commence la chute lente mais soutenue de la production pétrolière dans un contexte de crise économique mondiale, de baisse des prix du pétrole et d’accélération de la fuite des capitaux.
Pas besoin d’être ingénieur pétrolier pour comprendre qu’il n’y a plus de fonds disponibles pour soutenir l’investissement en infrastructure qu’exige l’extraction pétrolière. De cette équation mortifère, alimentée par la magie noire de la corruption, les membres de la « boli-bourgeoisie » en sont les premiers opérateurs. Ce groupe d’acteurs entrepreneurs apparaît après la rupture entre le secteur privé et le gouvernement à l’issue du lock out patronal et pétrolier de 2003.
Mais revenons à notre cas de figure. Pour un des accusés de tisser la toile de cette infâme opération, la meilleure défense semble encore le culot : lorsqu’un journaliste commente à Nervis Villalobos (ex-viceministre d’énergie) que le fait de créer une entreprise off shore suppose de cacher quelque chose, l’impétrant répond qu’il devait lui, en retour, se protéger de l’insécurité régnant au Venezuela[15].
C’est donc à un festin vampirique que se sont invités les membres d’un réseau de corruption qui prend des allures de Trésor National d’un État sans État, et surtout sans lois. Les calculs ne concordent pas tous, mais laissent percevoir l’étendue du déminage. Lorsque l’on examine de près ce phénomène, le plus surprenant est le rôle tenu par les États-Unis : véritable justice extra-territoriale d’une guerre asymétrique, le gendarme « nécessaire » d’une révolution déplumée et, en même temps, l’opérateur de la corruption (à travers des entreprises transnationales telles que CITGO, Refco, Rosemont, Stanford Bank notamment) et, in fine, l’acteur primordial de l’économie vénézuélienne.
Grâce au FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), un dispositif qui permet d’agir sur les marchés et les autorités nationales, et bien sûr aux dollars, la monnaie universelle, les Etats-Unis, deviennent le tribunal des échanges économiques : si des transactions illégales se sont déroulées sur son territoire ou en monnaie américaine, le département de Justice s’empare du cas. C’est chose faite dans une affaire inédite qui implique directement sept vénézuéliens (et peut-être huit), mêlées à un écheveau de détournement de fonds publics d’un milliard de dollars entre 2011 et 2013. Celui-ci n’aurait été possible sans les bonnes dispositions de Rafael Ramírez, voire sa participation directe[16].
Une autre surprise de cette foire d’empoigne milliardaire, c’est la présence des militaires dans tous les réseaux de corruption sans en constituer le cœur apparent. La recette fondamentale du désastre vénézuélien peut donc s’égrainer ainsi: un doigt de hiérarque politique et de népotisme, saupoudré de quelques opérateurs du monde entrepreneurial et de la finance et une pincée de militaires.
Tout ce beau monde est depuis 2017 soumis à une pression sans pareil : la confiscation et le gel de comptes, avoirs et propriétés par les États-Unis. C’est ce qui en fait des acteurs politiques de poids – et de l’ombre – aujourd’hui, notamment dans le cadre des négociations entamées en Norvège, puis dans les Îles de la Barbade entre le gouvernement et l’opposition.
L’ironie de l’histoire pétrolière « révolutionnaire » vénézuélienne pourrait donc se résumer au fait que Rafael Ramirez, en voulant purger l’industrie de ces mauvaises habitudes « capitalistes » (cadeaux et autres largesses à ses fonctionnaires intermédiaires et hauts-fonctionnaires) a précipité une structure faite de saccage et de gabegie mirobolante[17]. Cette crise structurelle (et culturelle) s’est intensifiée à partir de 2009, lorsque la crise économique globale s’est faite ressentir, et a mené à une sélectivité dans la distribution de prébendes économiques.
Conclusions en suspens
Il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec un ancien haut-fonctionnaire de l’industrie pétrolière vénézuélienne, en attente de jugement aux Etats-Unis. Son verdict est sans appel: ce sont l’avarice et la cupidité personnelle qui ont mené au naufrage de PDVSA et du Venezuela. Il ne peut y avoir, selon lui, de cause à effet entre une institution et la manière dont elle est gérée. Alors qu’une grande partie des trames de corruption semble mener à Ramírez, il reste un des acteurs les plus respectés malgré tout, dans sa défense (et les faiblesses qui l’entourent) du socialisme du 21ème siècle. C’est cela qui aurait détruit la méritocratie, à coup de permissivité et de préservation des relations sociales au sein de la méga-entreprise.
Après la destitution en 2017 de Luisa Ortega, Procureure de la République toute-puissante pendant les années fastes du chavisme, aujourd’hui exilée en Colombie, l’État aurait suspendu des dizaines de milliers d’enquêtes en cours pour corruption[18]. Un pas de plus dans le marasme, et un punitivisme en matière de corruption très sélectif.
Ce qui nous rappelle en définitive que l’économie d’enclave propre à la nature et aux modalités de la production rentière pétrolière, une économie latifundiste en quelque sorte, est le terreau privilégié de la corruption et le ressort principal de l’hémorragie vénézuélienne. Le Venezuela, El Dorado des nouveaux colonisateurs hispaniques au 16ème siècle, s’est converti en « Venezuela Saoudite » dans les années 1980, et en Venezuela chaviste, terre d’espoirs de la gauche internationale dans les années 2000. Reste maintenant le Venezuela dystopique, où l’effondrement écologique, économique, politique et sociale est télévisée.
Bibliographie
Bozarslan Hamit, « Le chaos après le déluge : notes sur la crise turque des années 70 », Cultures &
Conflits, 24-25, hiver 1996- printemps 1997.
Coronil Fernando, The Magical State : Nature, Money and Modernity in Venezuela, Chicago, The University of Chicago Press, 1997.
Giacalone, Rita, Hernández, Martha Y., Zerpa, Sadcidi, « Interpretación teórica del conflicto Estado-sector privado en el sistema agroalimentario venezolano (2001-2016) » , Revista de Ciencias Sociales, Vol. XXIII, No. 1, 2017 , pp. 67-80.
Hirschman Albert, « La matriz social y política de la inflación: elaboración sobre la experiencia latinoamericana », in El Trimestre Económico, n. 187, pp. 679-709.
Kessler Gabriel, Sigal Sylvia , « Comportements et représentations face à la dislocation des régulations sociales : l’hyperinflation en Argentine », in Cultures & Conflits n° 24-25 (1997) pp.37-77.
Lechner Norberto, « Condiciones socio-culturales de la transicion democratica ; a la busqueda de la comunidad perdida, in Estudios Internacionales, 94, 1991, 209-228.
Pedrazzini Yves, Sanchez Magaly Bandes, gangs et enfants de la rue : culture d’urgence à Caracas, Editions Charles Léopold, 1998.
Sutherland Manuel, Impacto y naturaleza real de las sanciones económicas impuestas a Venezuela, Provea, 2019.
Vasquez Lezama Paula, « Cuando se consume el cuerpo del pueblo. La incertidumbre como política de supervivencia en Venezuela », in Revista Iberoamericana, vol. LXXXV, n° 266, janv-mars 2019, pp. 101-118.
Notes
[1] Kennett Rogoff, ancien responsable économique pour le FMI. Anatoly Kurmanaev, « Venezuela’s Collapse Is the Worst Outside of War in Decades, Economists Say » in New York Times, 17/05/2019, https://www.nytimes.com/2019/05/17/world/americas/venezuela-economy.html.
[2] .
[3] .
[4] A titre de comparaison, l’Argentine dans le litige entre Repsol et l’YPF a écopé d’une indemnisation de l’entreprise pétrolière espagnole de 5 milliards de dollars.
[5] ; Fox, Michael (2007): “Venezuela’s Co-op Boom”, en: Venezuelanalysis.com, .
[6] .
[7] Quelque soit le jugement que l’on porte sur cet épisode politique durable, il faut admettre qu’il a représenté un champ d’espoir pour une partie de la gauche internationale, et a généré un effet d’entraînement dans la région, avec la vague de victoires électorales de partis « progressistes », anti-impérialistes dans leur discours et architectes de nouveaux droits sur le papier.
[8] Selon un récent sondage, Maduro est crédité de 15% d’avis favorable à sa gestion. https://elpitazo.net/politica/guaido-es-el-lider-politico-mas-popular-segun-encuesta-de-datanalisis/
[9] Ce n’est d’ailleurs pas qu’une notion analytique, mais aussi un leitmotiv des politiques publiques : « l’urgence électrique », « l’urgence alimentaire » ont été deux grandes opérations de déploiement de l’autorité publique ces dernières années. Dans le cas Pudreval (des centaines de tonnes d’aliments importés retrouvés en décomposition en 2011), un ancien fonctionnaire raconte : « on nous a demandé d’acheter des aliments soudainement, dans le cadre de l’ « urgence alimentaire » alors qu’on était spécialisé dans l’infrastructure pétrolière. Il a fallu alors improviser ». Et notamment négocier avec des entreprises inexistantes ou de très douteuse trajectoire. cf. http://enelojodelaguila.blogspot.com/2011/07/el-mal-olor-de-pdval-no-salpico-todos.html.
[10] Cela n’est plus vrai depuis mai 2019, où de manière surprenante les chiffres de l’inflation ont été republiés après plusieurs années de black out communicationnel, et laisse à penser à un revirement subtil de certains groupes de pouvoir au sein de l’appareil d’État, à la suite de l’auto-proclamation de Guaidó comme Président de la République par intérim, et la tentative manquée de soulèvement militaire le 30 avril 2019.
[11] Comités Locaux d’Approvisionnement et Production, à l’image des Conseils d’Approvisionnement et de Contrôle de Prix (JAP) chilien sous Allende. Ils forment une trame d’organisations territoriales et locales, qui prend en charge la réception et la répartition de caisses contenant des aliments non-périssables, pour un prix modique. Les aliments sont importés de différents pays via un réseau commercial lié aux intérêts des cliques économiques proches du gouvernement (économiques et militaires). Il est intéressant de voir que les Clap ont pris le pas sur le « pouvoir populaire », tout du moins dans sa forme invocatrice : « Tout le pouvoir aux Clap » affirme une brochure du Parti Socialiste Uni du Venezuela (http://www.psuv.org.ve/publicaciones/todo-poder-para-clap/page/5/)
[12] Cette même année, c’est la Camimpeg qui vient blinder un peu plus l’influence des militaires sur les secteurs stratégiques de l’économie, en créant cette Corporation anonyme militaire d’industries minières, pétrolières et gasifères.
[13] Celle-ci est évaluée par les américains a plus de 20 milliards par an. https://elpais.com/internacional/2019/05/27/actualidad/1558970548_641126.html
[14] . On peut par ailleurs s’essayer à un décompte macabre et indécent qui propulserait le chiffre de 400 milliards de dollars de fuite de capitaux sur tout la période bolivarienne. Et on serait peut être encore loin du compte selon Alek Boyd, journaliste vénézuélien spécialisé dans la corruption, qui évalue le « trou » de Pdvsa en billions de dollars. http://infodio.com/130218/justice/department/money/laudering/bribery/nervis/villalobos
[17] Extrait d’un entretien avec un ancien haut-fonctionnaire pétrolier, aujourd’hui poursuivi aux Etats-Unis pour corruption.
[18] .