[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

L’anarchisme existentiel. Changer sa vie sans changer le monde ?

Lien publiée le 22 octobre 2019

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/anarchisme-existentiel-bookchin/

Extrait de : Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde. L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale (Agone, 2019, 160 p.)

couverture

Contretemps publie un extrait de Changer sa vie sans changer le monde du théoricien et militant écologiste et anarchiste états-unien Murray Bookchin (1921-2006). Issu de la New Left et ayant publié ses premiers ouvrages dès les années 1960, son municipalisme libertaire exerce depuis les années 2000 une profonde influence sur le mouvement kurde (le PKK au Kurdistan turc et le PYD au Rojava), et a conduit à la formulation d’une nouvelle perspective politique pour la région, le « confédéralisme démocratique ».

***

Présentation du livre

« Je ne peux que suivre Emma Goldman quand elle déclare ne pas vouloir d’une révolution où elle ne pourrait pas danser. Mais à tout le moins, elle voulait une révolution – une révolution sociale – sans laquelle de telles fins esthétiques et psychologiques ne bénéficieraient qu’à quelques-uns. Or, sauf à me tromper complètement, les objectifs révolutionnaires et sociaux de l’anarchisme aujourd’hui souffrent d’une telle dégradation que le mot “anarchie” fera bientôt partie intégrante du vocabulaire chic bourgeois du siècle à venir : une chose quelque peu polissonne, rebelle, insouciante, mais délicieusement inoffensive. »

Dans ce petit livre, Murray Bookchin étrille les dérives d’une gauche radicale surtout préoccupée par la transformation de son mode de vie, et récusant toute forme d’organisations et de programmes révolutionnaires. Sa perméabilité aux maux qui affectent nos sociétés – individualisme forcené, goût de la posture, narcissisme et irrationalisme – a ainsi conduit ses partisans à se détourner de leur héritage socialiste.

***

L’anarchisme existentiel : un bilan

Ce qui se dégage le plus nettement de l’anarchisme existentiel d’aujourd’hui, c’est sa soif d’immédiateté davantage que de réflexion, sa croyance naïve en une correspondance univoque entre l’esprit et la réalité. L’immédiateté prémunit la pensée libertaire contre toute réflexion un tant soit peu nuancée et médiatisée[1][i] : elle exclut l’analyse rationnelle et, par conséquent, la rationalité elle-même. Vouloir enfermer l’humanité dans le non temporel, le non-spatial et le non-historique – une notion « primitive » de la temporalité basée sur les cycles « éternels » de la « Nature » –, c’est par là même dépouiller l’esprit humain de son originalité créatrice et de sa capacité à agir sur le monde naturel.

Pour l’anarchisme existentiel primitiviste, les êtres humains donnent le meilleur d’eux-mêmes quand ils se plient à la nature non humaine et renoncent à agir sur elle ou que, délestés de la raison, de la technologie, de la civilisation et même du langage, ils vivent en paix et en « harmonie » avec la réalité existante, dotés de droits naturels hypothétiques, dans un état d’« extase » stupide et viscéral. TAZ, Fifth Estate, Anarchy : A Journal of Desire Armed, et des « zines » marginaux comme Demolition Derby, une revue stirnérienne animée par Michael Williams, toutes ces publications sont habitées par le fantasme d’une « primitivité » immédiate, anhistorique et anticivilisation, d’où nous aurions chu, un état de perfection et d’authenticité où nous n’aurions eu d’autre guide que les « bornes de la nature », la « loi naturelle » ou encore notre moi tout-puissant. L’histoire et la civilisation se réduisent désormais à une chute dans l’inauthenticité de la « société industrielle ».

Comme je l’ai déjà dit, ce mythe d’une « déchéance de l’authenticité » a des racines dans le romantisme réactionnaire et plus récemment dans la philosophie de Martin Heidegger, dont le « spiritualisme » völkisch[2], encore latent dans Être et Temps, s’épanouira pleinement dans les travaux explicitement fascistes. Cette conception est alimentée aujourd’hui par le mysticisme quiétiste omniprésent dans les écrits antidémocratiques de Rudolf Bahro et dans son appel à peine déguisé au salut par un « Adolf vert » et dans la quête apolitique d’un spiritualisme écologique et d’un épanouissement personnel que prônent les écologistes profonds.

Ne demeure finalement que l’ego individuel, érigé en temple suprême de la réalité et excluant l’histoire et le devenir aussi bien que la démocratie et la responsabilité. Ainsi il n’y a presque plus de contact vécu avec la société : face à un narcissisme omniprésent, il n’y a plus qu’une caricature d’association ne dépassant pas le seuil d’un moi infantilisé, réduit à hurler et à exiger la satisfaction de ses exigences. La civilisation se contente d’entraver l’autoaccomplissement extatique des désirs de ce moi, un moi réifié présenté comme le couronnement de l’émancipation, comme si l’extase et les désirs étaient des impulsions innées produites spontanément par un monde désocialisé, au lieu de résulter de la culture et de l’histoire.

À l’instar de l’ego stirnérien petit-bourgeois, l’anarchisme existentiel primitiviste ne laisse aucune place à des institutions sociales, à des organisations politiques et à des programmes radicaux, et encore moins à une sphère publique, qui est automatiquement assimilée par tous les auteurs que nous avons étudiés à une forme de gouvernement. Le sporadique, le non-systématique, l’incohérent, le discontinu et l’intuitif se substituent au consistant, à l’intentionnel, à l’organisé et au rationnel, et même à toute forme d’activité soutenue ou ciblée qui irait au-delà de la publication d’un « zine » ou d’un pamphlet – ou de l’incendie d’une poubelle. L’imagination se trouve radicalement opposée à la raison et le désir à la cohérence théorique, comme s’ils étaient inconciliables. La mise en garde de Goya sur le fait que l’imagination privée de la raison engendre des monstres se trouve altérée au point de laisser entendre que l’imagination ne s’épanouit que sur fond d’expérience immédiate et d’une « unicité » sans nuance. La nature sociale se trouve ainsi dissoute dans la nature biologique, la faculté de création humaine dans la faculté d’adaptation animale, la temporalité dans une éternité antérieure à toute civilisation et l’Histoire dans un cycle temporel archaïque.

Les dures conditions de vie propres à la société et à l’économie bourgeoises, dont la vulgarité et la brutalité ne font que croître chaque jour, se trouvent soudainement transfigurées par l’anarchisme existentiel en une constellation constituée par l’autocomplaisance, l’inachèvement, l’indiscipline et l’incohérence. Lorsque les situationnistes, dans les années 1960, visaient à une « théorie du spectacle », et ne produisaient qu’un spectacle de la théorie, tombant eux-mêmes dans la réification, ils imaginaient toutefois des correctifs organisationnels, comme les conseils ouvriers, évitant ainsi que leur esthétisme ne sombre dans l’irréalisme le plus total. L’anarchisme existentiel, en déclarant la guerre à l’organisation, à l’adhésion à un programme et à une analyse sociale sérieuse, ne retient de l’esthétisme situationniste que ses pires aspects tout en rejetant sa volonté de construire un mouvement. De même que les rebuts des années 1960, il erre sans fin dans les limites de l’ego (que Zerzan a renommées les « limites de la nature ») et fait de son incohérence bohème une vertu.

Le plus préoccupant c’est que les divagations esthétisantes et complaisantes de l’anarchisme existentiel coupent peu à peu l’idéologie libertaire de gauche de tout ce qui la rattachait au socialisme. Or c’était justement son dévouement inconditionnel à la cause de l’émancipation qui permettait à cette idéologie de revendiquer sa pertinence sociale et son importance : elle prétendait alors agir non pas en dehors de l’histoire, de manière purement subjective, mais dansl’histoire, de manière objective. Le grand cri de la Première Internationale – que les anarcho-syndicalistes et les communistes libertaires ont repris à leur compte après que Marx et ses partisans l’aient abandonné – c’était cette demande : « Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ». Pendant des générations, ce slogan figura en tête des journaux que l’on qualifiera rétrospectivement d’anarchistes sociaux. Voilà qui tranche radicalement avec l’égocentrisme des appels actuels en faveur du « désir armé », et avec la contemplation taoïste et le nirvana bouddhiste. Là où l’anarchisme social invitait les gens à se dresser en faveur de la révolution et à se battre pour la reconstruction de la société, la faune actuelle de petits bourgeois enragés qui hantent la sous-culture anarchiste existentielle ne recherche que des rébellions ponctuelles et la satisfaction de ses « machines désirantes », pour reprendre ici la phraséologie de Deleuze et Guattari.

L’abandon progressif de l’engagement en faveur des luttes sociales (sans lequel il ne saurait y avoir de véritable réalisation de soi ni de véritable satisfaction de désirs qui ne sont pas exclusivement instinctuels), qui fut la marque historique de l’anarchisme classique, coïncide inévitablement avec une vision dangereusement déformée de l’expérience et de la réalité. L’ego, devenu de façon presque fétichiste le lieu de l’émancipation, finit par ne plus se distinguer de l’« individu souverain » cher à l’individualisme du laisser-faire. Coupé de ses ancrages sociaux, il se montre incapable d’autonomie et ne parvient qu’à l’« individualité » hétéronome de l’entreprise petite-bourgeoise.

En effet, loin d’être libre, l’ego dans sa souveraine individualité est livré pieds et poings liés aux lois prétendument anonymes du marché – les lois de la compétition et de l’exploitation qui font du mythe de la liberté individuelle un autre fétiche derrière lequel se dissimulent les lois implacables de l’accumulation capitaliste. L’anarchisme existentiel ce n’est finalement rien d’autre qu’une supercherie bourgeoise de plus. Ses disciples ne sont pas plus « autonomes » que les oscillations de la bourse, que les fluctuations des prix ou que tous ces faits qui forment l’ordinaire du commerce bourgeois. En dépit de toutes ses prétentions à l’autonomie, ce « rebelle » de classe moyenne, brique en main ou pas,est lui aussi prisonnier des forces souterraines du marché qui irriguent tous les soi-disant « libres » territoires de la vie sociale moderne, des coopératives alimentaires aux communes rurales.

Nous baignons dans le capitalisme – non seulement du point de vue matériel, mais aussi culturel. Comme John Zerzan l’a admis dans la réponse mémorable qu’il fit à un interviewer, intrigué par la présence d’une télévision dans le domicile de ce détracteur de la technologie : « J’ai besoin, comme tout le monde, d’être anesthésié[ii]. »

Pour se convaincre que l’anarchisme existentiel n’est lui-même qu’un « anesthésiant » qu’on se délivre à soi-même afin de mieux se berner, il suffit de se reporter à L’Unique et sa propriété de Max Stirner : on y voit les prétentions de l’ego à l’« unicité » dans le temple d’un moi sacro-saint dépasser de loin toutes les dévotions libérales de John Stuart Mill[3]. En effet, avec Stirner, l’égoïsme devient une question épistémologique. Si l’on parvient à se frayer un chemin à travers l’entrelacs de contradictions et de vues fragmentaires qui forment L’Unique et sa propriété, on s’aperçoit que l’ego « unique » stirnérien n’est finalement qu’un mythe construit à partir de son « antagoniste » apparent, la société elle-même. En effet : « la vérité ne peut se manifester comme tu te manifestes, elle ne peut se mouvoir, ni changer, ni se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi, et n’est même que par toi, car elle n’existe que — dans ta tête[iii]. » L’égoïste stirnérien, en effet, fait son deuil de la réalité objective, de la facticité du social et par conséquent du changement social : du point de vue éthique, il n’a donc plus  pour seul guide et pour seul idéal que la jouissance personnelle que lui donnent les démons occultés du marché bourgeois. On ne peut dès lors que s’interroger sur l’existence concrète d’un ego stirnérien ainsi coupé de toute médiation et sur ses prétentions hégémoniques – le moi étant censé n’avoir ni racines sociales ni genèse historique.

Nietzsche, qui ne connaissait probablement pas les vues de Stirner sur la vérité, a cependant poussé le raisonnement de celui-ci jusqu’à ses dernières conséquences en déniant toute matérialité et toute réalité à la vérité : « Qu’est-ce donc que la vérité ? s’interroge-t-il. Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines, qui ont été poétiquement et rhétoriquement rehaussées, transposées, ornées[iv]. » Nietzsche prétendait, plus nettement encore que Stirner, que les faits n’étaient que de simples interprétations ; il se demandait, en effet, « est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète derrière l’interprétation ? » Apparemment non, car « c’est déjà de l’invention, de l’hypothèse[v]. » Si l’on suit la logique implacable de Nietzsche, non seulement c’est le moi qui crée sa propre réalité mais celui-ci doit aussi justifier sa propre existence et montrer qu’elle est davantage qu’une simple interprétation. Un tel égoïsme annihile donc le moi lui-même, qui se fond dans la brume des hypothèses vaporeuses de Stirner.

Se dépouillant à son tour de l’histoire, de la société et de tout ce qui persisterait de facticité au-delà de ses propres métaphores, l’anarchisme existentiel se meut dans un espace asocial dans lequel le moi et ses désirs énigmatiques finissent par se dissiper en abstractions logiques. Mais réduire le moi à une immédiateté intuitive – l’enfermer dans son animalité, dans les « limites de la nature » ou dans la « loi naturelle » –, c’est ignorer le fait que le moi est le produit d’une histoire toujours vivante, d’une histoire qui, si elle doit être davantage qu’une simple succession d’épisodes, doit s’appuyer sur la raison afin de distinguer le progrès et la régression, la nécessité et la liberté, le bien et le mal et – oui ! – la civilisation et la barbarie. Car un anarchisme qui refuse aussi bien le solipsisme que la réduction du « soi » à une simple interprétation ne peut qu’être explicitement socialiste ou collectiviste. Il ne peut donc s’agir que d’un anarchisme social, associant la liberté aux structures et à la responsabilité réciproque et non à un moi vaporeux et errant, détaché des conditions de base de la vie sociale.

Que les choses soient claires : entre l’anarcho-syndicalisme et le communisme libertaire qui s’ancrent dans la tradition socialiste (tout en étant attachés à la réalisation de soi et à la satisfaction du désir) et l’anarchisme existentiel qui se rattacherait plutôt au libéralisme et à l’individualisme (qui encourage l’impuissance sociale, quand ce n’est pas la négation sociale pure et simple), il y a un gouffre impossible à combler à moins de faire abstraction de toutes les différences de buts, de méthode et de philosophie qui les opposent. À l’origine du projet stirnérien, il y a en fait un débat avec le socialisme de Wilhelm Weitling et de Moses Hess, où la notion d’égoïsme a été forgée justement pour répondre à celle de socialisme. Comme le fait admirablement observer James J. Martin, « son message [celui de Stirner], c’est l’insurrection personnelle davantage que la révolution généralisée[vi] » – une opposition qui se prolonge aujourd’hui dans la confrontation entre un anarchisme existentiel apparenté aux yuppies et un anarchisme social qui prend sa source dans l’historicisme, dans l’idée d’une genèse sociale de l’individualité, et qui a pour but une société rationnelle.

Les messages essentiellement contradictoires qui cohabitent à chaque page des « zines » lifestyle ne sont, dans cette absence de cohérence même, que le reflet de la fébrilité propre aux agités petits-bourgeois. Si l’anarchisme perd ses fondements socialistes et ses objectifs collectivistes, si l’esthétisme, l’extase et le désir, cohabitant dans la plus grande confusion avec le quiétisme taoïste et l’humilité bouddhiste, se substituent à un programme, à une politique et à une organisation libertaires, il n’incarnera plus la régénération sociale et une vision révolutionnaire, mais la décadence sociale et une rébellion égoïste et capricieuse. Pire encore, il ne fera qu’alimenter la vague de mysticisme qui emporte déjà de nombreux membres de la génération qui a aujourd’hui entre treize et trente ans. Célébrer l’extase serait digne d’éloges si l’on prenait en compte sa dimension sociale au lieu de la recouvrir, comme le fait l’anarchisme existentiel, de références à la sorcellerie et de plonger ainsi l’esprit humain dans un univers onirique fait d’esprits, de fantômes et d’archétypes, loin de toute conscience rationnelle et dialectique du monde.

De façon typique, la couverture d’un numéro récent de Alternative Press Review (automne 1994), un journal anarchiste américain à publication irrégulière et grande diffusion, est décoré d’un dieu bouddhiste à trois têtes plongé dans le repos du nirvana, se détachant sur un fond de galaxies tourbillonnantes et de pacotille New Age – une image qui figurerait en bonne place dans une boutique New Age à côté du poster « Anarchy » de Fifth Estate. Sur la quatrième de couverture figure un dessin comportant cette affirmation tonitruante : « La vie peut être magique quand nous commençons à nous libérer » (le A de magique est cerclé) – on se demande bien comment et avec quoi ? Dans les pages intérieures du magazine se trouve un essai d’un partisan de l’écologie profonde, Glenn Parton (tiré du journal de David Foreman, Wild Earth [Terre sauvage]), intitulé : « Le moi sauvage : pourquoi je suis un primitiviste » et exaltant « les peuples primitifs » dont « le mode de vie s’inscrit dans un monde naturel préétabli », déplorant la révolution néolithique et indiquant que notre « tâche prioritaire » est de « “défaire” notre civilisation et restaurer la sauvagerie ». La conception graphique du magazine privilégie la vulgarité – les crânes humains et les images de ruines sont mis en valeur. Sa contribution la plus longue « Décadence », tirée de la revue Black Eye, fusionne romantisme et exaltation du lumpenprolétariat et se clôt par cette exhortation enthousiaste : « Place à présent pour de véritables vacances romaines[4], alors en avant les barbares ! »

Hélas !, les barbares sont déjà là – et les « vacances romaines » se multiplient dans les villes américaines actuelles sous forme de crack, de banditisme, d’insensibilité, de crétinerie, de primitivisme, de haine de la civilisation, d’antirationalisme et d’une bonne dose d’« anarchie » (au sens de chaos). On doit considérer l’anarchisme existentiel dans l’actuel contexte social, qui ne se réduit pas à des ghettos noirs désespérés et à des banlieues blanches réactionnaires mais qui inclut aussi des réserves indiennes, ces hauts lieux de la « primitivité », où l’on voit de nos jours des gangs de jeunes se tirer dessus, où le trafic de drogue ne cesse d’augmenter et où des « gangs de graffeurs se signalent à l’attention des visiteurs jusqu’en haut du monument sacré de Window Rock », comme le rapporte Seth Mydans dans le New York Times du 3 mars 1995.

Ainsi la lente dégénérescence qui nous a menés de la nouvelle gauche des années 1960 au postmodernisme et de la contre-culture au spiritualisme New Age a été suivie par un déclin culturel généralisé. L’imagerie type Halloween et les articles incendiaires dont se nourrissent nos pusillanimes anarchistes existentiels éloignent l’espoir et la compréhension de la réalité dans un horizon toujours plus lointain. Succombant tour à tour aux leurres du « terrorisme culturel » et à ceux des ashrams bouddhistes, les anarchistes existentiels sont en fait pris dans un feu croisé entre les barbares de la haute société, ceux de Wall Street et de la City, et les barbares d’en bas, ceux des sinistres ghettos urbains d’Europe et des États-Unis. Hélas, le conflit dans lequel ils se trouvent engagés, nonobstant leur célébration des modes de vie lumpen (auxquels les barbares en col blanc ne sont certainement pas étrangers de nos jours), n’a que peu de rapport avec la création d’une société libre : il s’agit bien plutôt d’une guerre brutale ayant pour enjeu le partage des profits tirés du trafic de la drogue et des corps humains, de prêts exorbitants, ou des obligations à risque et des devises internationales.

Un retour vers l’animalité pure – ne devrait-on pas plutôt parler de « décivilisation » ? –, ce n’est pas un retour vers la liberté mais vers l’instinct, vers une « authenticité » qui relève plus des gènes que du génie. Rien n’est plus étranger aux idéaux de liberté sous la forme de plus en plus large qu’ils ont revêtue lors des grandes révolutions du passé. Rien n’est plus étroitement soumis à des impératifs biochimiques, tels que l’ADN, et plus opposé à la créativité, à l’éthique et au sens de la réciprocité, rendus possibles par la culture et par les luttes en faveur d’une civilisation rationnelle. Il n’y a pas de liberté dans la « sauvagerie » si, par naturalité pure, on entend la réduction de l’être humain aux tendances innées qui constituent son animalité. Dévaloriser la civilisation sans prendre en compte toutes les immenses potentialités qu’elle recèle en faveur d’une liberté consciente d’elle-même – une liberté que nous procure la raison aussi bien que l’émotion, la connaissance autant que le désir, la prose comme la poésie –, c’est revenir aux temps obscurs de la bestialité, quand la pensée était encore balbutiante et que les facultés intellectuelles n’étaient pas encore développées.

Illustration : .

Notes

[1]Le terme est pris ici dans un sens hégélien. Pour Hegel en effet, l’immédiateté et la médiation (ou médiatisation) sont indissociables. L’esprit n’est pas un réceptacle passif qui se contenterait d’enregistrer l’existence d’une réalité naturelle et immédiate. Comme le signale Bernard Bourgeois, il est au contraire, dès l’origine, « activité sur soi », « médiation avec soi » : « Le savoir (qui se dit) immédiat est donc une médiation qui s’ignore. […] C’est l’esprit qui renonce à lui-même et à son progrès culturel en s’imaginant retrouver l’innocence naturelle 1. » [ndt]

[2]Populisme de droite imprégné de racisme apparu en Allemagne à la charnière des xixe et xxe siècles et puisant dans le romantisme et l’exaltation d’un passé glorieux, la pensée völkisch a irrigué le nazisme. [nde]

[3]Philosophe, logicien et économiste britannique, John Stuart Mill (1806-1873) a placé au-dessus de tout la liberté des individus. [nde]

[4]En anglais, l’expression « Roman holiday » désigne le plaisir pris au spectacle de la souffrance des autres. Il fait allusion aux spectacles de gladiateurs qui se déroulaient lors des jours de congé. L’origine de cette expression remonte au poème de Byron « Childe Harold ». [ndt]

[i]Lire l’article « Médiation » de Bernard Bourgeois, dans Le Vocabulaire de Hegel, Ellipses, 2000, p. 48-49.

[ii]Citation tirée du New York Times du 7 mai 1995. Des esprits moins ombrageux que Zerzan ont voulu échapper à l’emprise de la télévision et se divertir avec de la musique décente, des pièces radiophoniques, des livres, etc. Ils n’ont, tout simplement, pas acheté de téléviseur !

[iii]Max Stirner, L’Unique et sa propriété, Paris, Stock, 1900, p. 433.

[iv]Friedrich Nietzsche, « Vérité et mensonge au sens extra-moral »,  inLe Livre du philosophe, Études théorétiques, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, p. 181.

[v]Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes : 1885 – 1887, Œuvres philosophiques complètes, vol. XII, 7 [60], fragment 481, Paris, Gallimard, 1988, p. 305.

[vi]James J. Martin, introduction de l’éditeur à Stirner, L’Unique et sa propriétéop. cit., p. XVIII.