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"Le massacre du 17 octobre 1961 n’existe pas dans la mémoire collective"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Alexandra Badea est metteuse en scène et écrivaine de théâtre. Roumaine, elle s’est installée en France il y a 15 ans. Elle est l’auteure de la trilogie Points de non-retour qui aborde les zones d’ombre de l’histoire française et dont le deuxième volet Quais de Seine sera joué en novembre au théâtre de la Colline[1], après un passage cet été au festival d’Avignon. LVSL a souhaité l’interroger sur la Roumanie, ses engagements politiques et esthétiques et son rapport à la langue française. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd.
LVSL — Votre engagement politique est très fort dans vos textes. Vous décrivez par exemple dans Burn Out une situation de travail acharné. Dans Contrôle d’identité[2], les déboires d’un réfugié politique face à un système administratif très bureaucratique. Vous dressez un portrait implacable de la mondialisation dans Pulvérisés[3] qui a reçu le Grand Prix de la littérature dramatique en 2013 et qui décrit la vie en entreprise dans quatre villes du monde. Vous semblez habitée par une certaine perception du monde. Quelle est-elle ?
AB — Je ne peux pas parler de la perception du monde en général parce que ce n’est pas le monde en général qui m’intéresse. Ce sont plutôt des histoires, des sujets qui me parviennent à travers des rencontres, à travers des documentaires, des choses qui m’entourent et qui deviennent insupportables. À chaque fois, le déclencheur de l’écriture, c’est une image ou l’histoire d’un être humain qui devient insoutenable, ou d’une situation ou d’un régime politique. Ma place par rapport à ces choses devient difficile à tenir. Une sensation de complicité et de passivité devient besoin d’agir, et l’écriture est le moyen de comprendre le monde, de comprendre ce qui ne va pas, de comprendre aussi notre marge de manœuvre et nos endroits de résistance. Dans tous mes textes, ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires. Plus qu’une vision du monde, mes textes sont des regards, sur des moments précis. Bien sûr mon propre parcours est contenu dans cette vision, comme ce qui m’entoure, les bruits de fond…
Ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires.
LVSL — Que pourriez-vous nous dire du rapport à l’Europe de la Roumanie ? et d’ailleurs, comment l’Europe traverse-t-elle vos œuvres ?
AB — Certains ont cru que Europe connexion[4] était une pièce contre l’Europe ! Non, c’est une pièce sur le fonctionnement des lobbies, l’Europe étant un terrain privilégié pour les lobbyistes, après les Etats-Unis ! Certains pensent que c’est un texte anti-européen… Non, l’Union européenne, la construction européenne, le Parlement européen en sont simplement le cadre. L’Europe est quelque chose de complètement naturel, qui m’intéresse comme m’intéresse la France, parce que j’y vis et que sa politique influence nos vies. C’est une question de regard. La Roumanie était tellement fascinée par l’Union européenne…Pourtant il me semble qu’elle a mal négocié son entrée dans l’Union. Elle est désormais un petit pays ouvert au marché des produits français, allemands et dont les petits producteurs sont détruits.
Derrière l’Europe il y avait un idéal. Je ne sais ce qu’il en reste mais je vois qu’il s’agit d’une union politique, non choisie par les gens qui se connaissent peu… Que connaît-on d’un Estonien, de l’histoire de la Lituanie .. ?
Peut-on construire l’Europe sur d’autres bases et éviter ainsi le repli de chaque nation de chaque pays ? Je crois que l’idéal est à réinventer par les récits que l’on se raconte…
Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.
LVSL — Vous vous produisez également en Roumanie. Quelle est sa politique culturelle, par sa politique de subvention aux artistes, qu’en est-il aujourd’hui d’une éventuelle censure, quels sont à vos yeux les points de différence les plus notables avec la France ?
AB — Il y a pas de censure aujourd’hui en Roumanie, pas plus qu’en France, même s’il y a toujours une censure où que l’on soit… Si on a la liberté d’écrire ce que l’on veut et de porter les projets que l’on souhaite, il ne faut pas se leurrer, il y a des textes et des projets qui dérangent la pensée dominante, qui dérangent le pouvoir. C’est aussi le cas en France ! La politique culturelle en Roumanie ressemble au modèle russe ou allemand, peu connu en France : il y a des troupes permanentes, de nombreux théâtres nationaux, beaucoup plus qu’en France qui en compte cinq… Il y a aussi des théâtres municipaux qui ont un statut de scène nationale ou de centre dramatique national. Les metteurs en scène extérieurs sont invités par les théâtres pour monter des textes qu’ils choisissent avec les troupes. Les tournées sont rares, les spectacles étant voués à être joués dans les murs des théâtres. Depuis la chute du mur, il y a un secteur indépendant, mais les subventions publiques sont rares et les lieux difficiles à trouver. Le secteur indépendant investit donc d’autres endroits, des friches, des bars… Il est compliqué de produire en indépendant, d’employer des comédiens indépendants, et même de vivre en étant indépendant, c’est-à-dire sans aucune subvention.
LVSL – Vous semblez avoir découvert des possibilités d’expression et de création en français, différentes, voire plus amples, de celles que vous connaissiez en roumain. Il y aurait accès à une forme de parole grâce à la langue française ? C’est la marque d’une grande singularité mais en quoi précisément cela vous rend-il créative ?
AB — Je parle d’écriture. Je me sens libre. En roumain, je ne me sens pas libre. C’est un blocage personnel, c’est mon histoire et c’est la manière dont j’ai réagi à un traumatisme. Il y a bien d’autres gens qui ont vécu des traumatismes comparables et ont réagi différemment. Moi, j’ai eu dix ans quand le régime a changé, quand la dictature de Ceaușescu s’est effondrée. Les premières années de mon éducation se sont parlées dans une langue qui était un outil de propagande. À l’école, on apprenait des poèmes patriotiques par cœur, on n’était pas encouragé à être créatif. Au contraire, il fallait s’en protéger car il y avait danger. Je me souviens de la langue de bois… Il y a certains mots que je n’arrive pas à écrire en roumain et leur équivalent français sonne différemment à mon oreille. La question que je me pose est : qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?
Qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?
Sans doute y a-t-il d’autres raisons pour lesquelles je ne peux écrire en roumain… C’est un blocage qui vient aussi de l’école, d’un prof aux yeux desquels je n’avais ni talent ni facilités. Ces choses-là empêchent la profondeur et l’intimité avec ma langue maternelle. Il y a comme un interdit, comme un tabou, un voile.
Toutefois, récemment on m’a sollicitée pour écrire un texte qui se jouerait en Roumanie. J’ai compris alors que je devais écrire en roumain et dire quelque chose qui n’a pas été raconté, qui a du mal à émerger. Cela m’a coûté, après dix années d’écriture en français, et il est évident que le rendu est très différent de ce qu’il aurait été en français.
Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.
LVSL — Vous avez obtenu la nationalité française en 2014. Qu’est-ce que cela a changé dans votre rapport à la France ?
AB – L’idée de la trilogie Points de non-retour est liée à cette expérience, au sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’histoire récente de la France, vis-à-vis de la politique de la France dans le monde, devenue mon histoire. J’ai choisi d’y vivre, d’y voter, j’ai choisi de prendre le passeport de ce pays. Avec lui, je peux aussi aller aux États-Unis sans demander un visa et je serai partout mieux protégée qu’un citoyen roumain… Mais on ne peut pas prendre un passeport sans endosser les responsabilités qu’il donne ! Peut-être cette responsabilité consciente est-elle moins importante pour quelqu’un qui est né ici et n’a « rien demandé »… ? Je me souviens que pendant la cérémonie de naturalisation, il y a eu des phrases frappantes… On nous faisait prendre conscience qu’en cas de guerre, nous pourrions nous trouver à devoir nous battre contre notre pays ! Je me souviens surtout de l’idée d’assumer l’histoire de ce pays la France, avec ses moments de gloire et ses points d’ombre. Ma première réaction fut épidermique et concernait la colonisation. Comment l’assumer ?
LVSL — Dans vos pièces, il y a l’idée forte de reconstruction, de récit. Les femmes joueraient-elles un rôle particulier dans la transmission de la mémoire ? Par ailleurs, comment la question de la minorité intervient-elle dans votre œuvre ?
AB — D’une manière générale, pour tout personnage issu d’une minorité visible, j’essaie de déplacer le regard, de noyer le cliché. Je pense que notre art en tant qu’auteur fait exploser les codes et travailler l’imaginaire. Aussi, la question du féminin sera abordée autrement que de manière frontale, comme dans À la trace[5], où l’histoire est portée par deux femmes. Quant à la mémoire, je ne saurais dire si elle est investie par les femmes d’une manière particulière. Il y a surtout des choix inconscients. Dans Thiaroye[6], l’histoire et la quête du récit sont en effet portées par une femme mais rien n’était volontaire pour ma part, les choses sont venues de manière organique. Parallèlement à mon travail, la documentariste Nedjma Bouakra a réalisé un documentaire-radio dans lequel les trois voix qui se prononcent sur la question coloniale sont des femmes[7]. Les références qui environnent Nedjma sont en effet des femmes pour lesquelles ces questions sont une matière première.
Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.
LVSL — Le deuxième volet de la trilogie Points de non-retour, Quais de Seine se produira du 7 novembre au 1er décembre au théâtre de la Colline. Il creuse encore la question des zones d’ombre et des récits manquants de l’histoire française. Comment saisir ce deuxième volet et sa genèse ?
AB — Au départ de la trilogie, lorsque je me suis plongée dans l’histoire de la colonisation, « à la recherche de récits manquants », je suis tombée par hasard sur le massacre de Thiaroye. Je ne cherchais pas un sujet, mais celui-ci s’est imposé et nécessitait à mes yeux une mise en scène de plusieurs points de vue. Le sujet de la guerre d’Algérie s’est également imposé comme une évidence, sujet sur lequel énormément de choses ont été faites et dites… Que faire d’autre ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dénoncer ni de faire à proprement parler un théâtre documentaire, même si la documentation est une étape importante et je peux passer un an à me documenter avant d’écrire… Ce qui m’intéresse dans cette trilogie, c’est comment le passé influence le présent et les gens qui vivent aujourd’hui, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps. En me documentant sur la guerre d’Algérie, j’ai décidé de centrer mon récit sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Force est de constater qu’il n’existe pas dans la mémoire collective. Il est souvent confondu avec l’affaire du métro Charonne en 1962. D’où la frustration de certains Algériens et intellectuels du fait que la mémoire de Charonne a balayé la mémoire du 17 octobre. Ces deux événements ont eu des effets complètement différents. Il y a eu des morts des deux côtés mais on peut pas les confondre. Pour écrire, je suis partie du livre La bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi, qui retrace l’avant 17 octobre, le jour même et les jours qui ont suivi. La guerre d’Algérie est plus proche de nous que la seconde guerre mondiale et l’histoire de Thiaroye. Il y a des gens qui ont vécu cette période et qui peuvent témoigner. Généralement, quand je décide d’écrire sur un sujet, je préfère me tenir loin de personnes touchées de près par le sujet. Mais là, pour la première fois, j’ai provoqué des rencontres avec des pieds-noirs, des enfants d’appelés et des Algériens. Je voulais savoir ce qu’ils auraient aimé qu’on dise dans un texte. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas raconter l’histoire des Algériens sans raconter aussi celle des Pieds-noirs. D’où l’idée du couple mixte. Les deux parties s’y retrouvent et s’identifient. Chacune peut entendre l’histoire de l’autre. Benjamin Stora parle de mémoires irréconciliables en parlant des fils des appelés, des pieds-noirs, des Algériens et des harkis. Mais je ne peux pas accepter que ces histoires soient irréconciliables. Il faudra, à un moment donné, les réconcilier ou essayer de les réconcilier. C’est un devoir politique. Je pense que l’art peut déclencher quelque chose. On travaille avec du sensible et avec l’émotion on fait avancer la pensée.
Ce qui m’intéresse , c’est comment le passé influence le présent, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps.
LVSL — Avez-vous déjà réfléchi au troisième volet de la trilogie ?
AB — Il portera sur l’affaire des enfants réunionnais qui ont été déplacés dans le département de la Creuse. Au départ, c’était un plan de Michel Debré. Il se trouve qu’il était premier ministre au moment du massacre des Algériens, ses positions étaient donc tranchées sur l’Algérie française et sa responsabilité évidente dans la répression de la manifestation. Il a ensuite été député de la Réunion et a pensé pouvoir résoudre à la fois le problème de surpopulation de l’Ile de La Réunion et le problème de sous-population due à l’exode rural, de la Creuse et d’autres départements. L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Le plan devait soi-disant offrir une chance aux enfants de familles nombreuses et précaires de la Réunion. Les parents étaient souvent malades, en prison, illettrés. Ils ont accepté de laisser leurs enfants être scolarisés en France et les revoir chaque été.
Réellement, les enfants ont été placés dans des centres sociaux et d’autres dans des familles de fermiers, des familles d’accueil. Ils ont parfois été utilisés comme main d’œuvre gratuite. Peu ont effectivement été adoptés. Il y a eu beaucoup d’abus, de suicides, de maladies psychiatriques. C’est une opération qui s’est faite dans la violence. Ericka Bareigts, députée de la Réunion a permis de faire reconnaître en 2014 la responsabilité de l’État français dans cette affaire. Il faut que je trouve comment raconter cette histoire, sans la raconter de manière frontale, la raconter par ce qu’elle engendre aujourd’hui pour nous tous et pour les personnes qui ont entouré ses enfants. Pour l’heure, je collecte des témoignages, lis des textes… Je suis en pleine réflexion.
[1] https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-quais-de-seine
[2] Contrôle d’identité / Mode d’emploi / Burnout sont publiés aux Éditions de l’Arche, 2009.
[3] Pulvérisés, L’Arche Éditeur, 2012.
[4] Je te regarde / Europe connexion / Extrêmophile, L’Arche Éditeur, 2015
[5] À la trace / Celle qui regarde le monde Poche, L’Arche Éditeur, 2018.
[6] Le massacre de Thiaroye s’est déroulé dans un camp militaire de la périphérie de Dakar le 1er décembre 1944 quand des gendarmes français renforcés de troupes coloniales ont tiré sur des tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre récemment rapatriés, qui manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement d’un pécule promis depuis des mois. http://senegal.bistrotsdelhistoire.com/?page_id=35
[7] Elsa Dorlin, Armelle Mabon, et Françoise Vergès.