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Quand la rhétorique dépolitise le débat public
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lvsl.fr/quand-la-rhetorique-depolitise-le-debat-public/
« Juste », « équité », « responsable », ces dernières années, les discours des personnalités politiques, qu’elles soient de droite ou de gauche, se ressemblent à s’y méprendre. Mêmes procédés rhétoriques, même vocabulaire, les prises de paroles semblent se vider de plus en plus de leur sens, au point de devenir totalement inconsistantes, interchangeables, mais surtout dépolitisées. Analyse.
« C’est pour cela que la réforme des retraites, à laquelle je me suis engagé devant vous, qui est portée par le gouvernement, sera menée à son terme, parce qu’il s’agit d’un projet de justice et de progrès social […] Un projet de justice et de progrès social parce qu’il assure l’universalité […] parce qu’il se traduit par plus d’équité […] parce qu’il repose sur un principe de responsabilité ». C’est par ces mots qu’Emmanuel Macron a conclu ses vœux qu’il a adressés aux Français pour l’année 2020. Derrière cette phrase, avec laquelle personne ne peut vraiment se trouver en désaccord, se cache l’un des maux les plus importants de notre génération, la manipulation par les mots.
FAIRE NAÎTRE DES ÉMOTIONS
À son époque déjà, Platon considérait que le « pathos », soit l’appel aux sentiments du public – en plus du « logos » d’Aristote (le discours oral) et de « l’ethos », proposé par Cicéron, censé provoquer des émotions –, avait la faculté de susciter de l’émotion chez le spectateur, et que celle-ci constitue une partie primordiale dans la rhétorique [1].
Simone Veil, à l’origine de la loi autorisationt l’avortement, en 1980. © Rob Bogaerts / Anefo
Au cours de l’Histoire, de grands politiciens ont fait appel aux émotions des citoyens pour faire changer les choses. Parfois en bien ; dans l’un de ses discours, Victor Hugo a comparé la lèpre à la misère [2] ; Simone Veil, lors des débats sur la légalisation de l’avortement, a évoqué le drame vécu par les femmes qui sont obligées d’y avoir recours, sans « gaieté de cœur » [3] ; ou encore Jacques Chirac avec sa formule devenue célèbre, « notre maison brûle et nous regardons ailleurs »[4], pour alerter sur le changement climatique. Les discours délivrés dans des contextes particuliers, souvent de crise, peuvent au contraire faire appel à des émotions plutôt liées à la peur et au besoin de protection, plutôt qu’à un objectif d’avancée sociale. Ainsi, après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush a prononcé un discours annonçant son intention d’attaquer l’Irak, guerre qui aura les conséquences que l’on connaît aujourd’hui. Plus récemment, François Hollande, suite aux attaques du 13 novembre 2015, a annoncé sa volonté d’étendre la déchéance de nationalité à tous les binationaux. Or, dans ce contexte de traumatisme national, le pouvoir des émotions est bien plus fort que celui de la raison.
Mais sa nature même pose une problématique, notamment dans une démocratie. Finalement, le citoyen n’est relégué qu’à une position passive, forcé de réagir plutôt que d’agir, « frémir plutôt que réfléchir », comme l’estime la journaliste Anne-Cécile Robert dans son article du Monde diplomatique [5].
UN VOCABULAIRE TRAVESTI
Le lexique utilisé dans les discours évolue dans le temps et selon le contexte. Depuis les années 70 et l’essor du néolibéralisme en France sont apparus dans les discours politiques tout un ensemble de mots liés au monde de l’entreprise, au « management » et, plus spécialement, à la logique de performance. Désormais, l’État est gouverné non plus dans une logique d’efficacité mais de rentabilité [6]. De ce fait, le président de la République est vu comme le patron d’une multinationale, et voudrait gouverner la France comme une « start-up », réduisant notre pays à une marchandise présente sur un grand marché. Un grand marché dans lequel chacun doit trouver sa place, doit participer à « l’effort collectif », mais doit par-dessus tout « prendre ses responsabilités » [7] ; et surtout un marché dans lequel règne l’individualisme et où la concurrence fait rage. Si, par malheur, un citoyen ose émettre un quelconque désaccord, il est directement assimilé à un opposant allant à l’encontre du « progrès social », comme l’aiment à le répéter nos gouvernants. Une logique qui se répète dans toutes les techniques rhétoriques utilisées en politique.
Par exemple, dans le contexte de grève que nous vivons actuellement, une expression revient sans cesse dans les médias, passant de la bouche des politiciens à celles des éditorialistes, bien sûr, mais également à celles des journalistes et des commentateurs : « preneurs d’otages ». Si cette métaphore est de plus en plus employée, elle s’apparente désormais à de l’idiotisme, et ce spécialement dans un pays qui a été touché par des attentats avec prise d’otages ces dix dernières années.
C’est d’ailleurs ce qu’avait fait remarquer à François de Closets [8] Bruno Poncet, syndicaliste chez Sud Rail, qui avait lui-même vécu l’attentat du 13 novembre 2015, et qui avait été pris en otage dans l’enceinte du Bataclan [9]. Et pourtant, malgré cette scène qui reste légendaire, cette expression continue de pulluler sur tous les plateaux. D’un certain point de vue, la raison principale est certainement l’envie de créer une rupture nette entre les grévistes et les non-grévistes, en rappelant ainsi aux seconds qui sont les responsables de leurs désagréments de déplacement. Cependant, une autre explication est possible. En effet, un simple énervement d’un syndicaliste, se faisant traiter de « preneur d’otages » voire même de « voyou » ou de « terroriste », comme avait pu le faire en pleine contestation de la loi Travail Pierre Gattaz [10], ou encore plus récemment le député LREM Jean-Pierre Pont sur les antennes de Delta FM [11], permettrait justement une utilisation de la séquence en cout d’éclat médiatique. S’il n’est pas rare de voir des images de propos polémiques d’éditorialistes sur les réseaux sociaux, un coup de sang venu de la part d’un syndicaliste serait, pour sûr, plus durement jugé.
Le discours politique est réduit à un outil de « destruction intellectuelle » dans une volonté de « domination » du peuple.
Cependant, cette logique ne va que dans un sens. En effet, pour défendre leurs discours, les politiciens n’hésitent pas à adoucir la réalité pour transformer une expression connotée négativement en termes plus neutres, qui passera mieux dans l’opinion publique. Ainsi, une « réforme » deviendra un « projet de société » ou une « transformation », une « banlieue » « nos quartiers » et on ne dira plus « expulser » un migrant, mais le « reconduire » à la frontière. En définitive, le langage politique est devenu une novlangue, comme l’avait prédit George Orwell en 1949 lors de l’écriture de son célèbre roman 1984. D’un discours complexe, destiné à faire réfléchir les masses, nous sommes désormais passés à des discours vagues, avec un langage courant appauvri, et uniquement consacré à la diffusion d’une vision néolibérale de la société. Ainsi, le discours politique est réduit à un outil de « destruction intellectuelle » [12] dans une volonté de « domination » [13] du peuple.
UNE RHÉTORIQUE PERVERSE
George Orwell au micro de la BBC en 1940. © Cassowary Colorizations
« Équitable », « juste », « responsable », « progrès », « liberté », « sécurité », « solide », les discours politiques sont souvent remplis d’un florilège de mots, au sens flou, avec lesquels il est difficile d’être en désaccord. Pour Franck Lepage, comédien et animateur de « conférences gesticulées », dont l’une des plus célèbres, « Inculture(s) » [14], les politiciens produisent des discours vides, à base de langue de bois. Avec humour, il manipule les mots pour fabriquer des discours avec des expressions couramment utilisées totalement vides de sens, mais qui, pourtant, paraissent tout à fait plausibles. Un outil que l’on pourrait facilement retrouver dans de nombreuses prises de paroles des politiques, particulièrement ces derniers temps chez La République En Marche lors des passages télévisés de ses représentants. Édouard Philippe, dans son allocution du 7 décembre dernier, reprend cette méthode en détaillant les grands principes de la réforme des retraites, d’abord marquée par un principe « d’universalité », puis « d’équité et de justice sociale », et enfin de « responsabilité ». Tout un vocabulaire et une rhétorique contre laquelle aucun citoyen ne pourrait s’opposer. C’est ce que le politologue spécialiste de la rhétorique et chroniqueur sur Clique TV Clément Viktorovich appelle « concept opérationnel », qui fait appel à des termes flous, permettant néanmoins d’attiser l’enthousiasme du public, mais surtout, l’impossibilité de s’opposer.
Ce procédé va permettre aux gouvernants d’imposer des choses incontestables. Personne n’est contre le progrès social. Personne n’est contre un système universel. Personne n’est contre une réforme juste et équitable.
Une technique qui peut s’accommoder facilement avec un autre outil de rhétorique, « le faux dilemme », dont font usage les membres du gouvernement. Au cours des dernières semaines, c’est un réel défilé de ministres qui viennent toujours servir le même discours. Cette réforme est une avancée, « un progrès social » comme on le dit dans le jargon, contrairement à une politique de retraite qui serait « injuste » et qui créerait des « privilégiés », la SNCF et la RATP en tête. Au même titre que l’utilisation de termes neutres politiquement, ce procédé va permettre aux gouvernants d’imposer des choses incontestables. Personne n’est contre le progrès social. Personne n’est contre un système universel. Personne n’est contre une réforme juste et équitable. Finalement, si vous faites partie du mouvement de contestation, c’est que vous êtes contre cette avancée, donc contre l’amélioration du bien-être global de la société.
Couplé à cela, l’idée de l’évidence, le fameux « tout le monde l’a compris », en référence à l’allongement de la durée de cotisation en fonction de l’allongement de la durée de vie, qui mène à une volonté de globalisation de l’opinion populaire, bien qu’elle ne soit pas toujours majoritaire.
La finalité de tous ces procédés est évidemment de discréditer tous les opposants, et de compromettre toutes les oppositions, de toutes sortes soient-elles. Ainsi, sur un plateau télévisé, il n’est plus rare de voir un adversaire politique taxé de « populiste », qu’il soit de droite, de gauche, du centre, du moment que son propos est désavoué.
POUR UNE DÉPOLITISATION DES ENJEUX
En vérité, tous ces procédés de rhétorique ne mènent qu’à une chose : la dépolitisation des enjeux contemporains. Ils mènent à la désintellectualisation et à la désidéologisation du débat politique ce qui entraîne irrémédiablement une uniformisation du discours politique, une diffusion de la pensée unique et donc, de fait, une difficulté à se forger son opinion propre. Les outils rhétoriques ne sont désormais utilisés qu’à des fins manichéistes, créant finalement une concurrence entre les citoyens, entre les bons et les mauvais, que seraient les supporteurs et militants, contre les fervents opposants. En tout état de cause, cela ne permet plus un débat démocratique libre et sain. En effet, il devrait, en principe, dans notre société, être possible d’avoir des opinions dissidentes de celles du pouvoir en place. Or, la Macronie use sans véhémence de ses deux fers de lance favoris : la police, mais aussi la rhétorique, pour couper court à tout débat, et ce malgré le « grand débat national » qui a su « instaurer un dialogue respectueux et républicain », « face aux colères exprimées par le mouvement des Gilets jaunes ».
Finalement, nous sommes bien rentrés dans la thèse de « post-démocratie » présentée il y a une quinzaine d’années par Colin Crouch. Les citoyens actuels n’ont finalement plus qu’une place de figuration dans le débat démocratique. En effet, la démocratie, comme l’explique Clément Viktorovich, est un régime dans lequel les citoyens votent à intervalles réguliers pour élire leurs tyrans. Les citoyens devraient au minimum décrypter les discours et arguments proposés afin de voter de manière éclairée, de la manière la plus critique possible. Or, il est vrai qu’avec une utilisation détournée de la rhétorique, à des fins de manipulation plutôt que d’information, les citoyens ne peuvent plus se positionner intelligemment en faveur de quelconque idéologie. De ce fait, ce pouvoir d’opinion et d’opposition est confisqué par un pouvoir qui, malgré une transparence de façade, peut prendre toutes les décisions unilatéralement, avec les acteurs de son choix, sans avoir à en répondre devant les citoyens.
De fait, les discours d’aujourd’hui ne servent plus à nous convaincre, par des arguments concluants, mais à jouer sur nos émotions, afin de nous manipuler, laissant place à des plaidoyers réducteurs et démagogiques. Aussi, tout l’enjeu des années à venir restera de redonner un sens aux mots, afin d’arrêter de « prendre en otage » le débat démocratique.
[1] Logos, Pathos, Ethos : les trois axes de l’art de convaincre par Aristote
[2] Discours de Victor Hugo à l’Assemblée Nationale, le 9 juillet 1849.
[3] Discours de Simone Veil à l’Assemblée Nationale, le 26 novembre 1974.
[4] Discours de Jacques Chirac au sommet de la Terre de Johannesbourg, le 2 septembre 2002.
[5] La stratégie de l’émotion par Anne-Cécile Robert,
[6] Liaudet Jean-Claude, « Quand le management ruine le politique », Connexions, 2009/1 (n° 91).
[7] Dans le discours d’Emmanuel Macron au sommet de Davos en 2018 ou lors de sa présentation de programme présidentielle le 2 mars 2017, par exemple.
[8] Francois Closet est un journaliste, écrivain et éditorialiste qui intervient notamment sur LCI.
[9] SNCF : un journaliste parle de « prise d’otage » en cas de grève, un syndicaliste « ancien otage du Bataclan » lui répond.
[10] La charge de Pierre Gattaz contre la CGT : « Ils se comportent comme des voyous », 30 mai 2016.
[11] Un député LREM assimile le blocage des dépôts de carburant à du « terrorisme », le 9 janvier 2020.
[12] La novlangue, instrument de destruction intellectuelle
[13] La novlangue de George Orwell, un instrument de domination
[14] Franck Lepage – Inculture(s) 1 : L’Éducation Populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu.