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Rossana Rossanda et le projet inachevé d’un communisme critique

Sotiris

Lien publiée le 26 octobre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Rossana Rossanda et le projet inachevé d’un communisme critique – CONTRETEMPS

La disparition de Rossana Rossanda le 20 septembre 2020 a suscité de nombreux hommages à travers le monde. Camarade communiste, journaliste et intellectuelle, R. Rossanda est la cofondatrice de la revue Il Manifesto. Elle laisse derrière elle un legs théorique et politique précieux qui fait l’objet de cet article de Panagiotis Sotiris, philosophe et militant grec. 

***

Rossana Rossanda, décédée le 20 septembre 2020, incarnait la combinaison d’une profonde intellectualité et d’un engagement politique et moral tout aussi importants et caractéristiques des meilleurs moments du communisme européen du xxe siècle. Avec un long engagement militant et, en même temps, une contribution intellectuelle politiquement très importante, Rossanda a échappé aux stéréotypes contemporains de l’intellectuel universitaire et de l’activiste militant, en parvenant à demeurer une voix dissonante, non pas au moyen d’une critique empreinte de distance, mais en étant au contraire immergée dans les questions, les contradictions et, dans certains cas, les tragédies au cœur de la discussion.

Avec un long engagement militant et, en même temps, une contribution intellectuelle politiquement très importante, Rossanda a échappé aux stéréotypes contemporains de l’intellectuel universitaire et de l’activiste militant, en parvenant à demeurer une voix dissonante, non pas au moyen d’une critique empreinte de distance, mais en étant au contraire immergée dans les questions, les contradictions et, dans certains cas, les tragédies au cœur de la discussion.

Ce qui a caractérisé Rossanda – mais également les autres membres du groupe à l’origine d’Il manifesto – c’est que, bien qu’elle fasse partie du large courant de la gauche révolutionnaire qui a émergé autour de 1968, elle ne vient pas de certaines variétés de l’hétérodoxie communiste, porteuses de la mentalité du petit groupe ou de la secte, mais de la tradition du communisme italien. Car s’il est courant aujourd’hui de ramener le Parti communiste italien à la simple expression du type de réformisme qui a conduit à son entière transformation sociale-démocrate, et même si l’on a tendance à considérer la conception de Togliatti du « partito nuovo » (nouveau parti) et de la « voie italienne vers le socialisme » comme le « péché originel » du réformisme communiste, l’histoire réelle du communisme italien est bien plus complexe.

Malgré la ligne réformiste dominante, elle a offert à des centaines de milliers de militants une expérience unique d’un monde « parallèle » marqué par des luttes fortes et acharnées – en particulier dans les années 1950, lorsque le capital italien a veillé à reprendre le contrôle des usines et des lieux de travail – mais aussi une culture parallèle, une civiltà distincte qui incorporait des éléments forts d’une tradition révolutionnaire, accentuée par la mémoire et l’expérience collectives des anciens partisans ainsi que par le maintien des pratiques organisationnelles classiques.

Cela a d’ailleurs donné à l’époque une certaine impression d’ouverture. Surtout au début des années 1960 lorsque le PCI apparaissait, aux yeux de nombreux militants et intellectuels des partis communistes en Europe comme le paradigme d’une organisation dotée d’une véritable culture du débat et de la recherche intellectuelle. Le groupe Il manifesto a été formé par des militants profondément immergés dans cette culture politique qui combinait des éléments de léninisme classique, la lecture (et l’utilisation) de Gramsci par Togliatti et la tentative de faire face aux complexités du capitalisme de l’après-guerre.

Bien que critiques de la ligne principale du Parti au début des années 1960, et partie prenante du courant de gauche associé à Pietro Ingrao, contrairement aux operaisti, autre courant apparu au début des années 1960, les membres du futur groupe d’Il manifesto ne se sont pas seulement concentrés sur la dynamique de l’antagonisme de classe dans les usines mais aussi sur les questions de stratégie politique, en essayant d’ébaucher une éventuelle version de gauche de la stratégie du PCI visant à saper la capacité de la Démocratie chrétienne à former une alliance sociale plus large et à travailler à la formation d’un nouveau bloc historique dans les conditions du capitalisme avancé (ou « néocapitalisme », pour utiliser un terme issu de ces débats). Cependant, le catalyseur et le tournant ont été l’immense dynamique des luttes étudiantes et ouvrières de 1968-1969 en Italie, combinée à l’inspiration offerte par l’expérience particulière du Mai 68 français[1].

C’est d’ailleurs précisément à ce moment que les limites définitives du PCI sont devenues évidentes. Déjà en 1966, la défaite d’Ingrao[2] (et des « Ingraïstes » parmi lesquels le futur groupe Il manifesto) a rendu clair le fait que le PCI ne prendrait pas un virage à gauche et ne suivrait pas la dynamique du mouvement. L’incapacité du PCI à penser la crise d’hégémonie qui a suivi l’éclatement des luttes de 1968-1969 était, d’une certaine manière, la preuve que le PCI avait cessé d’être le terrain d’élaboration potentiel d’une stratégie révolutionnaire.

Cela allait devenir plus tragiquement évident encore dans les années 1970, lorsque le PCI se déplacerait encore davantage vers la droite en évitant de relever le défi offert par la politisation radicale continue et l’avancée du mouvement dans la période 1969-1973. À la place, le PCI adoptait la stratégie du « compromis historique » et offrait un soutien indirect (en n’accordant pas de vote de défiance) au « gouvernement de solidarité nationale » de 1976-1978, acceptant ainsi la logique de « l’anti-terrorisme » et les mesures autoritaires qu’elle impliquait. La tentative de virage à gauche menée par Enrico Berlinguer[3] à partir de 1979 n’a pas réussi à créer une dynamique radicale plus large, la restructuration capitaliste était en cours et, après la mort de Berlinguer, le PCI s’est déplacé encore plus à droite jusqu’à l’abandon formel de l’identité communiste en 1989.

C’est dans le cadre de cette expérience historique plus large que Rossanda s’est formée politiquement. Son choix de rejoindre la Résistance pendant l’occupation allemande a représenté, d’une certaine manière, un choix existentiel. Son engagement politique au sein du PCI ferait de sa vie dans les années 1950 et 1960 celle d’une cadre communiste. Ses principales fonctions ont porté sur les questions de culture ; elle a commencé par transformer la Casa della Cultura de Milan en un important et prestigieux espace de discussion et de débat, puis elle est allée à Rome, où elle fut responsable de la commission de la culture du PCI.

En même temps, elle a dû effectuer un travail politique quotidien au sein du plus grand parti communiste d’Europe occidentale dont elle a été membre du Comité central et également élue au Parlement de 1963 à 1968. Cela signifiait non seulement être en contact avec les réalités de la société italienne mais aussi avoir une certaine connaissance de ce qui se passait au sein des « démocraties populaires » [d’Europe de l’Est]. C’est alors qu’elle a pris conscience des limites du PCI, avec les autres membres du groupe Il manifesto.

Tout cela témoigne du fait que le déplacement de Rossanda et des autres futurs membres d’Il manifesto vers des positions plus à gauche, ainsi que leur prise de conscience de la nécessité d’un tel tournant, notamment d’une position bien plus critique à l’égard de l’échec du « socialisme réel », est le résultat de leur engagement au sein du mouvement communiste et de son expérience. D’une certaine manière, cela a été reconnu symboliquement par la direction du PCI lorsqu’elle fit le choix symbolique de radier (radiare) et non d’expulser le groupe Il manifesto. Reste que la rupture de 1969 et l’expulsion d’Il manifesto signifiait que le PCI n’était plus capable de mener un véritable débat sur la stratégie révolutionnaire.

Cela rendait d’autant plus précieuses les interventions de Rossanda, mais aussi tout le travail collectif mené autour d’Il manifesto. À rebours de nombreuses interventions de la gauche révolutionnaire de 1968 qui partaient d’une projection imaginaire de la classe ouvrière comme étant par essence révolutionnaire pour en tirer des conclusion tout aussi imaginaires et justifier historiquement telle ou telle position hétérodoxe, il s’agissait ici de réfléchir à la manière dont le lien particulier entre le mouvement communiste et les masses populaires pouvait prendre une autre voie, en relevant dans les faits le défi de la création d’un nouveau bloc historique et d’une stratégie révolutionnaire réalisable au sein des sociétés capitalistes avancées.

En même temps, il était évident que le catalyseur de Rossanda et du reste du groupe Il manifesto était bel et bien la radicalité des travailleurs et des étudiants des années 1960, ce l’on nomme « 1968 », alors qu’il s’agissait d’un processus bien plus large. Comme Rossanda l’écrit dans l’introduction d’un recueil de textes d’Il manifesto en 1971 :

« Il manifesto est une dissidence de gauche. Bien qu’elle ait mûri, comme nous le verrons, tout au cours des années 1960, elle explose et atteint le point de rupture au moment des mouvements ouvriers et étudiants de 1968-1969. Est-ce alors une crise de régime ou une crise de système ?

Une crise de système, soutiendront les promoteurs d’Il manifesto : la révolution est redevenue à l’ordre du jour en Occident ; de nouveau, « un spectre hante l’Europe ». S’il veut éviter la défaite du mouvement et sa propre perte, le Parti doit accélérer la construction d’un bloc révolutionnaire, adapter sa stratégie aux besoins exprimés en chaque « point chaud » des luttes sociales, favoriser la croissance des forces sociales d’avant-garde comme protagonistes de la lutte, contester non seulement sa propre ligne, mais lui-même en tant qu’institution : le Parti a besoin d’une « révolution culturelle ». »[4]

Les résultats de ce travail collectif se lisent dans les pages d’Il manifesto. Il n’est que de se pencher sur les « 200 thèses pour le communisme » publiées en octobre 1970[5], sans conteste l’un des textes stratégiques les plus importants de la gauche révolutionnaire européenne. Le point principal du texte tient à son insistance sur la maturité du communisme, à l’encontre de la position officielle des partis communistes européens selon laquelle les conditions n’étaient pas encore mûres. Dans cette conception et les leçons stratégiques qui y sont incorporées, on trouve des échos de la Révolution culturelle chinoise, notamment l’autocritique du « socialisme réel », l’expérience de la construction des grands partis communistes après la Seconde Guerre mondiale mais aussi une prise de conscience aiguë des défis posés par la radicalité nouvelle des luttes des travailleurs et des étudiants qui fait émerger une conception de la transition vers le communisme comme intensification de la lutte des classes.

En ce sens, ce texte représente l’une des tentatives les plus cohérentes pour affronter réellement la question de la « révolution à l’Ouest » – question tragiquement irrésolue depuis les années 1920 – et ce d’une manière nouvelle qui, bien que n’hésitant pas à se revendiquer d’un un certain léninisme, ne constitue pas non plus un simple plaidoyer en faveur d’une répétition d’Octobre 1917. Citons à cet égard les thèses 69 et 71 de ce texte :

« 69. Abolir la division capitaliste du travail et son caractère aliéné devient un besoin réel pour une masse croissante de travailleurs : ceux qui sont condamnés aux tâches les plus insupportables et répétitives, mais aussi ceux auxquels on demande une grande qualification et qui ne trouvent dans le travail aucune expression de leur personnalité. Le besoin se crée de vivre dans un cadre urbain différent, de participer à la gestion sociale globale, d’envisager sous un angle nouveau le problème de la santé ; il devient une critique implicite du modèle individualiste de vie sociale, du caractère productiviste de la structure économique, de l’absence d’une planification collective du développement. On ne peut concevoir un modèle de consommation différent de l’absurde multiplication de biens illusoires, ou de l’épuisante poursuite de faux besoins nés du développement même, sans une modification de la nature même du travail, une multiplication des activités libres, un dépassement du caractère individualiste de l’organisation sociale. La critique contre l’autoritarisme et la concentration du pouvoir affecte nécessairement leurs racines économiques, le type d’organisation de la production et de la société, le caractère mystifié de la démocratie déléguée, la séparation entre le politique et le social. La lutte contre l’inégalité – non seulement économique, mais aussi l’inégalité de culture, de fonctions et de pouvoir -, lutte contre statuts et hiérarchies arbitraires, luttes pour garantir à tous une possibilité réelle l’expression, est directement reliée au principe : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.

[…]

71. Tout ceci signifie que pour la première fois dans l’histoire le communisme au sens radical, et donc le socialisme comme phase de transition, sont arrivés à maturité et constituent un programme politique possible. Pour la première fois, la classe ouvrière et son parti peuvent lutter non plus en adoptant les revendications historiquement élaborées par d’autres couches sociales et en s’exprimant comme forces subalternes, mais en se présentant et en progressant comme une force autonome, porteuse d’un rapport de production global nouveau et d’un modèle radicalement différent d’organisation sociale. Dans ce sens profond, la révolution peut être à nouveau, comme elle l’est pour Marx, un fait « social » avant d’être un fait « politique » : la conquête du pouvoir d’État devient le moyen d’affirmer une nouvelle hégémonie sociale dans sa totalité ; il n’existe plus de contradiction ni de fossé entre pouvoir et programme ; le prolétariat est en mesure d’exprimer et de réaliser les contenus pour lesquels il revendique le pouvoir. Dans cette façon nouvelle et infiniment plus riche de faire la révolution, réside également la valeur de cent ans d’histoire du mouvement ouvrier, d’un siècle de luttes qui ont poussé le système à son aboutissement, tout en lui interdisant d’exprimer sa tendance permanente à la catastrophe. Là est la clé d’une nouvelle stratégie pour la révolution en Occident. »

Il est vrai que cette ligne politique n’a jamais été pleinement mise en pratique, bien qu’Il manifesto ait pris l’initiative d’un dialogue avec d’autres tendances de la gauche révolutionnaire italienne. Peut-être était-ce dû au fait qu’il était impossible de créer ce bloc révolutionnaire avec les segments importants des masses populaires et leur expérience collective encore rattachée au PCI. Peut-être était-ce lié à l’incapacité de la gauche révolutionnaire à mettre en œuvre la dialectique politique à même de combiner l’accent sur les luttes populaires et la force des mouvements autonomes avec l’articulation politique et culturelle nécessaire pour créer une dynamique historique plus large.

C’est peu-être aussi le résultat du succès des restructurations capitalistes ultérieures, qui ont sapé les conditions matérielles qui avaient rendu possible l’idée que les usines pouvaient être les bases d’une nouvelle offensive communiste. Peut-être était-ce le fait que différentes tendances ont choisi de répondre à la coexistence contradictoire entre la montée continue des luttes de masse et l’impasse stratégique (accentuée par l’adoption de la ligne du « compromis historique » par le PCI) en optant simplement pour diverses formes d’« unilatéralité »: d’une certaine sous-estimation de la question de l’organisation politique par certaines tendances autonomes et de la réimmersion dans la politique électorale par des groupes tel que le PdUP[6] jusqu’à la tragédie des groupes armés et au fantasme d’une attaque au « cœur de l’État » qui sous-estimait la complexité même du pouvoir capitaliste.

Bien sûr, parallèlement à cela, il y a eu des myriades de luttes, d’expériences, de contributions théoriques, d’actes d’héroïsme, qui ont fait de l’Italie des années 1970 un laboratoire politique unique. Mais la question de la stratégie est restée irrésolue. Cela s’est manifesté, avant tout, dans le mouvement de 1977. D’une part, un vaste mouvement radical a affronté non seulement la Démocratie chrétienne, mais aussi, dans une certaine mesure, le PCI. D’autre part, la radicalité et la créativité du mouvement se sont combinées avec la crise des organisations de l’après 1968 et l’absence de toute proposition stratégique cohérente, les groupes armés essayant de combler le vide.

Rossanda a été une figure centrale dans les débats pour relever ces défis. Elle a consacré son énergie à la transformation de la revue en en un quotidien, et elle a participé à la tentative de transformer le groupe en une organisation politique, puis à la formation du PdUP, tout en veillant à ce que le journal ne soit pas un « organe du parti » mais demeure un « quotidien communiste ». À partir de la fin des années 1970, le travail de Rossanda sera principalement associé au quotidien, devenant ainsi l’une des voix critiques les plus respectées non seulement au sein de la gauche mais aussi de toute la presse italienne, tandis que d’autres membres du groupe Il manifesto resteront plus actifs politiquement, comme Lucio Magri et Luciana Castellina à travers leur participation à Rifondazione Comunista.

Rossanda a réussi, d’une certaine manière, à devenir la voix critique de la gauche, celle qui pouvait souligner les contradictions et les complexités tout en défendant les perspectives du mouvement. Son célèbre éditorial, « L’album de famille », sur l’enlèvement de Moro et les Brigades rouges est à cet égard exemplaire. Elle parvient dans le même texte à critiquer les BR pour leur conception simplifiée de la polarisation entre le peuple et la Démocratie chrétienne, conception qu’elle inscrit dans la filiation de la rhétorique communiste des années 1950 tout en s’en prenant aux courants de gauche qui ont abandonné l’idée de démanteler réellement le bloc social et politique autour de la Démocratie chrétienne[7]. Cette capacité à problématiser et à réfléchir la complexité même des séquences politiques telles que le cycle de la lutte armée se retrouve dans l’introduction de la longue interview qu’elle et Carla Mosca ont réalisée avec Mario Moretti sur l’histoire des Brigades rouges[8].

Rossanda est également l’autrice d’une importante contribution intellectuelle et théorique, même si elle n’a jamais été une intellectuelle académique classique. On peut le constater dans la position complexe et critique de ses essais. Dans « Sur le Parti : de Marx à Marx »[9], elle propose une profonde remise en question de la notion même de la forme-parti, par-delà un simple appel à la répétition d’un léninisme imaginaire, tout en suggérant un retour à Marx.

« Mais ce qui sépare Marx de Lénine (lequel, loin de compléter l’ébauche de Marx, s’est orienté dans une direction différente), c’est que l’organisation n’est jamais considérée par Marx que comme un moment essentiellement pratique, un instrument flexible et changeant, une expression du sujet réel de la révolution, le prolétariat. »

Cette ligne de pensée a conduit Rossanda à insister sur la nécessité de repenser la relation même entre l’organisation politique et le mouvement de masse.

« La tension qui s’exerce sur les institutions historiques de la classe, partis et syndicats, ne vient pas seulement de leurs limites subjectives. Elle vient de l’accroissement d’une dimension politique toujours plus étroitement liée à l’être social, toujours plus jalousement interne à sa prise de conscience, toujours moins délégable. En somme, la distance entre avant-garde et classe, qui fut à l’origine du parti de Lénine, se rétrécit à vue d’œil : l’hypothèse de Marx revit dans les mouvements de mai en France, dans les soubresauts qui parcourent les sociétés et qui tendent à échapper à l’encadrement, si élastique et attentif soit-il, d’une formation purement politique. C’est de cette constatation que peut maintenant repartir le Problème de l’organisation. De Marx, nous sommes en train de revenir à Marx. »

Dans le texte « Sur le marxisme de Mao »[10], Rossanda propose une lecture très intéressante de la pensée de Mao et de l’expérience de la révolution culturelle, suggérant que ses aspects les plus importants impliquent une critique de gauche du stalinisme.

« Certes, considérée sous cet angle, l’expérience chinoise remet profondément en question la stratégie traditionnelle du mouvement ouvrier occidental. Elle nous fournit une clé pour interpréter les défaites de la Troisième Internationale et de ses tentatives réformistes ou de type « Front populaire ». Elle nous aide à saisir la complexité des sociétés « socialistes », en dépassant ses interprétations staliniennes ou révisionnistes. Enfin, elle révèle la nature objectivement contre-révolutionnaire des liens qui unissent le mouvement communiste occidental à la direction actuelle de l’URSS[11]. »

Dans son intervention sur « Les intellectuels révolutionnaires et l’Union soviétique »[12], Rossanda commence par aborder la question des différentes attitudes des intellectuels face aux contradictions et aux tragédies du « socialisme réel », avant de passer à une critique des variétés de la position de « l’État socialiste déformé », en mettant en avant la nécessité de repenser le processus de transition comme une lutte constante contre les éléments capitalistes persistants, tant dans l’infrastructure et par conséquent dans les superstructures, ainsi que la nécessité de repenser la révolution socialiste comme une transformation profonde et non un simple changement de propriétaire.

« Il en ressort que l’enjeu de la « révolution socialiste » est bien différent du pur et simple changement de propriété des moyens de production, avec la répartition plus équitable du profit qui s’ensuit mais sans que soient touchés tous les autres rapports marchands et de réification. C’est d’une totale décomposition et d’une recomposition des rapports entre les hommes, entre les hommes et les choses, d’une révolution du « mode de production social de leur existence » qu’il s’agit »[13].

Dans son discours d’ouverture de la célèbre conférence sur « Le pouvoir et l’opposition dans les sociétés post-révolutionnaires »[14] en 1977, elle a tenté de souligner la nécessité d’une analyse et d’une critique marxistes de la reproduction des relations sociales oppressives et d’exploitation au sein des « socialismes réels », une critique qui part des relations de production.

« Nous qui voudrions rester marxistes – ce qui, malgré tout, dans nos sociétés, est plus facile – soutenons au contraire que, quelle que soit la nature des sociétés postrévolutionnaires, elles peuvent et doivent être interprétées, et que le marxisme offre, pour ce faire, la bonne clé. Il nous enseigne qu’en dernière instance, ce sont toujours les rapports sociaux de production qui déterminent (certes, non sans spécificités ni médiations) la nature d’une société, la conscience qu’elle a d’elle-même, et son expression en politique. Nous croyons que l’analyse des rapports de production en URSS, à Cuba, dans les pays de l’Est, est la clé qui nous permettra d’en pénétrer les mécanismes »[15].

Dans son dialogue avec Althusser sur la critique de la politique[16], elle a offert un aperçu des débats autour de l’État en Italie, au lendemain du « compromis historique » et, en même temps, a tenté de dépasser les interventions critiques d’Althusser sur la crise du marxisme en tant que « théorie finie ».

« Si c’est le cas, l’angle mort du thème de l’État, le point sur lequel Marx s’est arrêté dans la Critique du programme Gotha (et vous le voyez vraiment, dans ces pages, se déplacer avec hésitation, arrêter, différer) ne peut prendre forme qu’avec le dépérissement du « mode d’organisation de l’existence des hommes » propre au capital, c’est-à-dire avec le début de la fin de la marchandisation et de l’aliénation. Il n’y a pas de droit, dit Marx, qui précède les formes sociales. Et c’est parce que nous sommes à ce point, au bord d’un changement de ces dimensions – et ce n’est pas un accident que nous vivons comme une crise culturelle aiguë – que nous sentons que nous terminons une histoire, que nous sentons le vidage de ses formes, que nous sentons à peine les nouvelles formes : de production et d’État, ou ni l’une ni l’autre ».

Dans sa contribution à un volume collectif à la mémoire de Nicos Poulantzas[17], Rossanda a repris la question de la crise de la forme-parti et de l’émergence de nouveaux mouvements, à travers un aperçu de l’expérience italienne des années 1960 et 1970, en traçant une ligne de démarcation avec tous ceux qui commençaient à nier la centralité du mouvement ouvrier.

« La vraie question est bien plutôt : pour ceux qui dénient la centralité ouvrière, qui est l’épicentre ? Car la centralité ouvrière n’est pas seulement « sociologique » : elle est une image de la centralité du mode et du rapport de production à l’égard des multiples formes sociales et idéologiques qui s’imbriquent et se contredisent à côté de lui et entre elles. Ou encore, dans un système sans épicentre, d’où viendrait le mouvement ? Comment se formerait le besoin de changement et sur quoi porterait-il ? Quant à ceux qui considèrent encore comme central le rapport et le mode de production : après un siècle du mouvement ouvrier, en quoi a-t-il été modifié ? Ou, en quoi a-t-il modifié la société ? Et ce, dans l’actuel scénario international où l’un des pôles est le « socialisme réel » et l’autre, la modification radicale des subjectivités et des sujets eux-mêmes.

Sans ces questions, sans un début de réponse, le problème même de la double crise des partis et mouvements ne franchira pas l’horizon d’une description plus ou moins idéologisée ».

Les textes de Rossanda qui traitent des questions de féminisme sont également d’un grand intérêt car ils représentent la confrontation entre son approche plus « universaliste » du changement social et de l’émancipation et les approches du féminisme qui mettaient davantage l’accent sur l’élément de différence, une confrontation qui est cependant restée dialogique tant Rossanda non seulement reconnaissait les nombreuses façons dont les femmes étaient opprimées mais essayait également de saisir la signification du féminisme radical, ce qui est particulièrement évident dans son dialogue avec Lea Melandri[18].

Et, bien sûr, son autobiographie, La ragazza del secolo scorso, offre une réflexion unique non seulement sur une trajectoire personnelle mais aussi sur l’essence même du communisme européen et la singulière expérience d’une cadre du PCI dans les années 1950 et 1960, ainsi que d’importantes réflexions sur les débats politiques des années 1960 et l’atmosphère plus large qui a conduit à la formation d’Il manifesto.

Ce qui ressort de ses textes plus « théoriques » est une position marxiste critique, qui évite les simplifications et intègre les principes de base des avancées marxistes des années 1960 : la primauté des rapports de production sur les forces productives ; l’accent mis sur l’efficace constant de l’antagonisme de classe ; la tentative de repenser le socialisme comme un processus de transition fait de luttes intenses et de transformation profonde non seulement des relations de propriété mais aussi du modèle productif et de la culture ; la nécessité de révolutionner la notion même et le fonctionnement du parti à la lumière de l’émergence de nouveaux mouvements, au lieu de chercher un « léninisme » imaginaire,une position critique déjà évidente dans son texte « Sur le parti : de Marx à Marx ». Même la référence à la Révolution culturelle et à l’expérience chinoise n’avait rien de l’« enthousiasme » maoïste classique et, en même temps, on y pressent l’appréhension et la reconnaissance constantes du fait que les tragédies associées à l’histoire du mouvement communiste, y compris les tragédies du « socialisme réel », sont en quelque sorte toujours nos tragédies.

On peut être d’accord ou non avec l’une ou l’autre des positions que Rossanda a prises au cours des différents tournants de la gauche italienne. Cependant, la trace qu’elle a laissée est bien plus profonde. Elle ne se limite pas simplement à des choix de ligne politique. Elle est plutôt liée à une certaine conception de la politique communiste : une conception qui combine l’héritage du communisme historique, dans sa version européenne spécifique, un héritage d’engagement moral, d’intellectualité et d’insistance sur la possibilité de nouveaux blocs historiques, avec un sens de l’autocritique constant et une ouverture à l’expérience provenant des nouveaux mouvements et des expériences de luttes. En ce sens, bien qu’elle ait été, dans une large mesure, la « ragazza del secolo scorso » (la fille du siècle dernier – titre de son autobiographie. NdT), sa politique et sa pensée ont toujours été tournées vers l’avenir.

On trouve aujourd’hui dans le paysage de la gauche radicale les figures de l’universitaire radical, celle de l’activiste, ou même celle du parlementaire professionnel (et ambitieux…), mais bien peu d’exemples de cette nouvelle intellectualité évoquée par Gramsci et qui a émergé à plusieurs reprises dans l’histoire du mouvement communiste. Ce fait rend bien plus douloureuse la perte de Rossanda. Mais, en même temps, il montre à quel point elle a donné l’exemple. Sa mort nous rappelle qu’existent aussi des modèles.

*

Traduction de l’anglais par Ernest Moret.

Ce texte est d’abord paru sur le site de la revue Historical Materialism. 

Notes :

À l’exception de la première, les notes de bas de page sont de Stathis Kouvélakis.

[1] Ce, malgré le fait qu’ils soient issus d’une génération plus âgée. Comme le dira Rossanda dans une interview de 2018 : « Cette révolte a eu lieu alors que j’étais déjà vieille. J’avais 44 ans. Et c’était un grand effort pour moi de suivre les étudiants dans mes chaussures à talons » (« Rossanda. Chi ero nel 68 et altre confessioni », entretien menée par Simonetta Fiori, La Repubblica, 5 janvier 2018).

[2] Pietro Ingrao (1915-2015), dirigeant du PCI, figure de l’aile gauche du parti après la mort de Palmiro Togliatti. Les animateurs d’Il manifesto comptaient parmi ses proches, ce qui n’empêcha pas Ingrao de voter leur « radiation » en 1969.

[3] Enrico Berlinguer (1922-1984), dirigeant du PCI, dont il fut le secrétaire général de 1972 à 1984.

[4] Rossana Rossanda, « Introduction », in Il manifesto. Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne, Paris, Seuil, 1971, p. 10-11.

[5] « Pour le communisme » (octobre 1970), ibid., p. 343-427.

[6] Le groupe d’Il manifesto rejoint en 1974 le PdUP (Partito di Unità Proletaria) fondé en 1972 pr des militants issus de l’aile gauche du Parti socialiste italien et d’un courant catholique de gauche. Il constitue en 1975 la coalition électorale Démocratie prolétarienne, qui deviendra par la suite un parti politique autonome, qui sera rejoint par une partie du PdUP en 1978. Une autre partie, emmenée notamment par Lucio Magri et Luciana Castellina, deux animateurs historiques d’Il manifesto, se rapproche du PCI, qu’elle rejoint en 1984. Democrazia proletaria et la plupart des membres du PdUP ayant rejoint le PCI, mais pas Rossanda, intégreront le Parti de la Refondation Communiste lors de sa création en 1991.

[7] Rossana Rossanda, « Il discorso sulla dc », Il manifesto, 28 mars 1978 ( où apparaît la fameuse reference à « l’album de famille ». Voir également Rossana Rossanda « L’album di famiglia », Il manifesto, 2 avril 1978 : .

[8] Mario Moretti, Brigades rouges. Une histoire italienne. Entretien avec Caria Mosca et Rossana Rossanda, Paris, Amsterdam, 2018.

[9] Disponible ici.

[10] Rossana Rossanda, « Le marxisme de Mao » (juillet-août 1970), in Il manifesto…, op. cit., p. 208-239.

[11]  Ibid., p. 238.

[12] Rossana Rossanda, « ”Les intellectuels révolutionnaires et l’Union soviétique », Les Temps Modernes, n° 332, mars 1974, p. 1523-1556.

[13] Ibid, p. 1551.

[14] Rossana Rossanda, « Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires », dans ll manifesto, Pouvoir et opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Paris, Seuil, 1978, p. 11-26.

[15] Rossana Rossanda, « Pouvoir et opposition… », op. cit, p. 19-20.

[16] Rossana Rossanda, « The Critique of Politics and “Unequal Right“ », 1978,

[17] « Crise et dialectique des partie et mouvements sociaux en Italie » in Christine Buci-Glucksmann (éd.), La gauche, le pouvoir, le socialisme. Hommage à Nicos Poulantzas, PUF, 1983, p. 120-136.

[18] Sur ce point, on pourra lire son Questo corpo che mi abita, Boringhieri, 2018. On pourra également se référer à son livre Le altre (Bompiani, 1979), basé sur des entretiens radiophoniques portant sur les relations entre les femmes, la politique et l’émergence des luttes féministes.