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Écosocialisme et décroissance
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Deux articles publiés dans Inprecor
Écosocialisme et décroissance : parlons-en
Lorenzo Velotti *
Pour dépasser le capitalisme, il est nécessaire de d’interroger le concept de croissance économique. Il est nécessaire de retrouver une ligne de pensée qui a évolué à travers le mouvement décolonial et d’autres mouvements critiques et qui a traversé de nombreuses disciplines.
Le récent lauréat du prix Nobel de physique, Giorgio Parisi, s’exprimant au Parlement italien sur le changement climatique, a déclaré : « Le PIB de chaque pays est la base des décisions politiques, et la mission des gouvernements semble être de l’augmenter autant que possible. Mais cet objectif est cependant en profonde contradiction avec l’arrêt du réchauffement climatique... » (1). Cette intervention a suscité le scepticisme des politiciens et des économistes italiens : après tout, qu’est-ce qu’un physicien peut bien comprendre de la marche du monde ? Eppur si muove… Et pourtant, il tourne : en dehors de la péninsule, le débat est vivant et il est pris au sérieux non seulement par des physiciens, des sociologues ou des anthropologues, mais aussi par divers économistes hétérodoxes.
Si le dépassement du capitalisme est notre perspective, il est indispensable de s’interroger sur la croissance. L’accumulation capitaliste primitive a été rendue possible par des processus d’exploitation et d’extraction de la nature et du travail. En Europe, les enclosures (2) étaient une forme de colonisation interne visant à créer une pénurie artificielle pour le plus grand nombre et une accumulation pour quelques-uns, tandis que dans le reste du monde, un processus d’enclosure encore plus violent a été imposé : la colonisation, avec l’extermination des populations indigènes et la traite des esclaves. Entre-temps, comme l’écrit Silvia Federici (3), on a colonisé le corps des femmes et leur travail de soin, exploité gratuitement car considéré comme « naturel ».
En d’autres termes, la croissance est et a toujours été liée aux processus de colonisation. En effet, comme le soutiennent les auteurs de The Future is Degrowth : A Guide to a World Beyond Capitalism (4), la croissance est la matérialisation de la dynamique de l’accumulation capitaliste. Le capitalisme ne se définit pas par la présence de marchés, qui le précèdent de milliers d’années, mais il doit son caractère unique au fait d’avoir l’accumulation et la croissance infinie – impossible sans exploitation – pour condition nécessaire d’existence. Si le socialisme signifie mettre fin à l’exploitation, il signifie aussi mettre fin à l’accumulation, et donc à la croissance infinie.
La décroissance dans les médias et les institutions internationales
Par exemple, le New York Times (5) était conscient de la gravité et de l’urgence du débat. Il en a parlé en première page de son édition internationale du 16 septembre dernier. Si, écrit-il, le paradigme dominant est celui de la croissance verte – promulgué par les gouvernements européens, la Maison Blanche, la Banque mondiale, etc. – c’est-à-dire la confiance dans la compatibilité d’un PIB en constante augmentation et d’une transition écologique fondée sur l’innovation technologique (et guidée par le marché), un paradigme rival est en train d’émerger, celui de la décroissance.
« Tiens donc, un paradigme émergent ? Encore cette histoire de “décroissance heureuse” ? » – pourrait on facilement contester en Italie, en rappelant le slogan en vogue il y a maintenant plus d’une décennie. Une expression qui, dans l’imaginaire collectif, signifie au mieux une forme privilégiée de consumérisme éthique ou, dans le pire des cas, le retour à l’âge des cavernes. Sans renier celles et ceux qui ont porté le sujet dans le passé, il est important de reconnaître qu’il y a de nouvelles figures de référence, une multiplicité de disciplines qui l’abordent et un nombre croissant de groupes et d’institutions politiques qui le prennent au sérieux.
En 2019, 11 258 scientifiques de 153 pays différents ont signé un court avertissement dans lequel ils précisent notamment que « nos objectifs doivent passer de la croissance du PIB et de la recherche de la richesse à la préservation des écosystèmes et à l’amélioration du bien-être humain, en donnant la priorité aux besoins fondamentaux et à la réduction des inégalités » (6). Dans le dernier rapport des Nations unies sur la biodiversité mondiale, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité) émet la recommandation principale d’abandonner la fixation sur la croissance du PIB, en parlant de la décroissance comme une approche de plus en plus pertinente pour arrêter le processus d’extinction de masse en cours et pour préserver la biodiversité (7).
L’Agence européenne pour l’environnement, un organisme de l’UE, a écrit dans son rapport de 2021, intitulé « Croissance sans croissance économique » (8), que la « grande accélération » en cours de la perte de biodiversité, du changement climatique, de la pollution et de la perte du capital naturel est étroitement liée à la croissance économique. Et qu’un « découplage » complet entre celle-ci et la consommation des ressources pourrait ne pas être possible. Enfin, elle a souligné que la « Doughnut Economics » (9), la post-croissance et la décroissance sont des alternatives qui offrent des idées précieuses. Une brève définition de la décroissance peut être celle donnée par Jason Hickel (10), peut-être l’auteur contemporain le plus influent, selon lequel il s’agit d’une « une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rééquilibrer l’économie avec le monde vivant afin de réduire les inégalités et d’améliorer le bien-être humain ».
Entre-temps, certaines parties du rapport du GIEC sur le réchauffement climatique (11) qui doit paraître en mars 2022, ont été divulguées – et reprises, par exemple, par le Guardian (12) –, car certains auteurs craignaient qu’elles ne soient supprimées en raison de la très forte pression exercée par les lobbies des pollueurs publics et privés (13). Les prescriptions ne laissent aucune place au doute : « Les changements technologiques mis en œuvre jusqu’à présent au niveau mondial ne sont pas suffisants pour atteindre les objectifs en matière de climat et de développement (…). La croissance de la consommation d’énergie et de matériaux est la principale cause de l’augmentation des gaz à effet de serre (GES). Le léger découplage de la croissance par rapport à la consommation d’énergie (largement alimenté par la délocalisation de la production) n’a pas permis de compenser l’effet de la croissance économique et démographique (…) Dans les scénarios impliquant une réduction de la demande d’énergie, les défis de la mitigation sont considérablement réduits, avec une moindre dépendance à l’égard de l’élimination du CO2, une moindre pression sur le territoire et une baisse des prix du dioxyde de carbone. Ces scénarios n’impliquent pas une diminution du bien-être, mais plutôt la fourniture de meilleurs services ». En bref : des scénarios de décroissance.
Il est donc compréhensible que la question de la décroissance fasse l’objet d’un véritable débat dans de nombreux pays. En France, en septembre dernier, le Monde a ouvert ses pages à un large débat entre partisans et adversaires de la décroissance (14) ; dans le Monde Diplomatique, un éloge de la décroissance a été publié en octobre dernier (15), et dans Libération, 237 articles mentionnent la décroissance rien que de 2019 à ce jour. Pour en revenir au monde anglophone, le principal chroniqueur du Guardian sur les questions environnementales a écrit que « la croissance verte n’existe pas – “moins de tout” est la seule façon d’éviter la catastrophe » (16). Aux Pays-Bas, Amsterdam a officiellement adopté le modèle de « l’économie du beignet » (17). En Espagne, El País a récemment fait un reportage sur la décroissance, notant que le débat à ce sujet a été relancé par la question de l’extension de l’aéroport de Barcelone (18). En effet, la plateforme qui a organisé la manifestation de masse pour arrêter le projet, qui a été par la suite suspendu par le gouvernement de Madrid, s’appelle sans équivoque Plateforme pour la décroissance du port et de l’aéroport de Barcelone (19). Parmi les partis qui ont soutenu la contestation, la Cup (Candidature d’unité populaire), qui a obtenu 7 % aux dernières élections catalanes et dont les votes des députés sont cruciaux pour le gouvernement catalan, a inscrit la décroissance à son programme officiel : « Nous favoriserons la décroissance de la sphère matérielle de l’économie, la réduction de la consommation de matière et d’énergie en termes absolus, et surtout celle des classes dirigeantes ». De plus, comme le note le même journal, une bonne partie de la municipalité de la ville, Podemos et Esquerra Repubblicana, partagent ces positions.
La décroissance dans le débat universitaire international
Toujours à Barcelone, l’association universitaire Research and Degrowth (recherche et décroissance) (20) ainsi que le réseau international Stay Grounded (21), ont contribué à l’organisation de la conférence Degrowth of Aviation (décroissance de l’aviation) en 2019 (22). Le cas d’un aéroport (et de l’aviation en général) est un bon exemple pour parler de décroissance : c’est un secteur en plein essor (les estimations les plus récentes prévoient une croissance de 4,3 % par an pour les vingt prochaines années), dont une très petite partie de la population bénéficie (seulement 10 % de la population mondiale a pris l’avion au moins une fois), mais qui n’est pas susceptible de se décarboner (23) et contribue donc de plus en plus à l’extinction rapide du budget carbone mondial restant. Pourtant, l’aéroport contribue considérablement au PIB, directement et indirectement. Maintenant, la question face à son extension à Barcelone est simple : voulez-vous investir de l’argent pour agrandir l’aéroport et ainsi :
1. Augmenter le trafic de passagers (y compris les touristes qui afflueront dans la ville) de 20 millions par an ;
2. Bétonner une zone naturelle ;
3. Contribuer à l’extinction rapide du budget restant en matière d’émissions de gaz à effet de serre ?
D’une part, les journaux et les partis dominants ont défendu avec acharnement le projet, soulignant la contribution qu’il apporterait au développement et à la croissance économique de la ville, de la région et du pays ; d’autre part, les opposants ont mis en avant la folie écologique et sociale que représenterait l’agrandissement, lançant le slogan gagnant : moins d’avions, plus de vie.
L’objection immédiate d’une personne honnêtement écologiste mais convaincue de l’importance de la croissance soulignerait probablement le fait que, dans ce cas, les militants ont raison, que ce n’est pas le modèle de croissance auquel il faut aspirer mais que l’économie a diverses façons de croître sans avoir d’impact énergétique, matériel ni émettre des gaz à effet de serre ; que la croissance verte, c’est-à-dire immatérielle, est la voie royale à suivre. Ceux qui luttent pour la décroissance répondent que la croissance verte et immatérielle est un oxymore, ou au mieux un mythe (24). Et c’est peut-être là le nœud fondamental (mais non exclusif) du débat macroéconomique et physique sur la décroissance : celui du soi-disant découplage complet entre la croissance du PIB et la croissance des émissions, l’utilisation des matériaux et de l’énergie. En ce sens, à la question « La croissance verte est-elle possible ? », Hickel et Kallis apportent la réponse la plus brutale, en concluant, premièrement, qu’il « n’existe aucune preuve empirique que le découplage total de l’utilisation des ressources puisse être réalisé à l’échelle mondiale dans un contexte de croissance économique continue », et que, deuxièmement, « il est très peu probable que le découplage total des émissions de carbone puisse être réalisé à un rythme suffisamment rapide pour empêcher le réchauffement climatique de dépasser 1,5°C ou 2°C, même dans des conditions politiques optimistes » (25).
Un texte présentant un examen systématique de 835 articles évalués par des pairs sur le découplage de la croissance du PIB, de l’utilisation des ressources et des émissions de CO2 arrive à des conclusions similaires (26). Un essai publié cette année dans la prestigieuse revue Nature (27) conclut que les scénarios de décroissance réduisent de nombreux risques clés en matière de faisabilité et de durabilité des voies envisagées par les solutions technologiques, tels qu’un découplage hypothétique entre la forte consommation d’énergie et le PIB, l’élimination à grande échelle du dioxyde de carbone de l’atmosphère et son stockage souterrain, et une transformation à grande échelle et à grande vitesse vers les énergies renouvelables. Enfin, toujours dans Nature, un article de l’été dernier affirme que « les approches post-croissance peuvent faciliter la réduction rapide [des gaz à effet de serre] en améliorant les résultats sociaux et devraient être explorées par les modélisateurs climatiques » (28).
Les études susmentionnées se consacrent à l’aspect physique et technique insuffisant (mais indispensable) de la question, affirmant qu’il est hautement improbable de découpler, de séparer croissance du PIB et dégradation de l’environnement. À ce stade, l’économiste plus ou moins orthodoxe affirme généralement que, bien que cela ne se soit jamais produit auparavant, le découplage est théoriquement possible. Mais, aussi vrai soit-il que peu de choses sont théoriquement impossibles, la possibilité théorique d’un phénomène ne nous dit rien sur sa probabilité ou sur sa désirabilité politique. La dernière partie de l’article est consacrée à ce dernier point. En attendant, il faut préciser que le découplage n’occupe qu’une partie de la croissance de la littérature sur la décroissance (29). En 2020, en anglais, ont paru 70 articles universitaires, quatre numéros spéciaux, 203 articles en ligne et 11 livres traitant de la décroissance (30). Après avoir dépassé la question du découplage, il s’agit surtout d’analyser de manière critique l’intersection de la croissance, du capitalisme, du colonialisme, du patriarcat et de la crise écologique, et/ou de proposer des pistes viables vers un socialisme sans croissance, écologique, décolonial et féministe (31). De ce constat, je tire la thèse qui suit.
(Éco)socialisme et décroissance
Parmi les raisons pour lesquelles « la gauche » peine à proposer un imaginaire collectif alternatif à celui du capitalisme, il y a précisément la contradiction qui émerge nécessairement et constamment en raison de l’absence d’une critique politique et économique de la croissance. Nombre d’orientations politiques que nous trouvons correctes se heurtent précisément à la nécessité artificielle d’une croissance continue du PIB. L’impasse imaginative qui en résulte finit par donner raison, implicitement ou explicitement, à ceux qui, au centre et à droite, veulent tout marchandiser pour se développer. C’est une impasse dont on ne peut sortir sans avoir le courage de remettre en question la croissance dans son ensemble.
Prenons deux exemples. Une revendication historique de la classe ouvrière a souvent été « travailler tous, travailler moins ». Une demande tout à fait raisonnable lorsque, comme c’est le cas maintenant, l’efficacité et la productivité augmentent, diminuant le temps nécessaire pour produire les mêmes unités. Keynes lui-même prévoyait qu’aujourd’hui nous pourrions travailler environ 15 heures par semaine pour produire autant que nous le faisions alors pour satisfaire nos besoins. Pourtant, en raison de la dépendance à l’égard de la croissance constante du PIB, le temps de travail n’a pas été réduit et redistribué pour produire les mêmes quantités, mais il a été maintenu, alors que le travailleur produit vingt fois plus et gagne moins. Si la croissance n’est pas abolie, la traduction des gains de productivité en temps de loisirs passe à la trappe.
Imaginez une place, un terrain public, privatisé horizontalement par des tables de restaurants touristiques et rempli verticalement de panneaux publicitaires qui nous incitent à consommer des biens dont nous n’avons pas besoin, et qui ont des effets négatifs sur la planète et sur notre santé mentale. Ceux qui lisent ces lignes conviendront de la nécessité de rendre cet espace à la convivialité, à l’art public et à la verdure. Et pourtant, si nous faisons de la victime de cet enclosure contemporaine un bien commun, nous perdrons beaucoup de PIB : celui généré par les restaurants, par la publicité elle-même, par ceux qui conçoivent, photographient et impriment cette publicité, et celui dû à la consommation qu’elle induit. Et nous perdrions, bien sûr, des emplois. C’est un chantage permanent, avec lequel le capitalisme a toujours réussi à convaincre la gauche de la nécessité de la croissance, ne laissant aucune place à l’hypothèse que nous pouvons tous travailler moins et mieux. Dans cet exemple, une idée de gauche de l’espace public se heurte à la nécessité artificielle de la croissance.
L’augmentation constante du butin à partager est l’arme idéologique et culturelle la plus puissante du capitalisme : la possibilité de ne plus partager équitablement les richesses matérielles est offerte précisément par le fait que – du moins en théorie – même les plus petites portions augmentent toujours. Si la promesse sans fin du « plus » cessait d’exister, la répartition équitable des ressources disponibles serait nécessairement la seule hypothèse raisonnable.
D’aucuns pourraient toutefois se demander comment un écosocialisme sans croissance peut continuer à garantir la perspective d’une augmentation du niveau de vie de la majorité des gens. Il y a au moins deux bonnes réponses. La première est que cette promesse, aujourd’hui déclinée à travers l’association entre le niveau de vie et la croissance économique, est de la poudre aux yeux : il suffit de se rappeler qu’aux États-Unis les niveaux de bonheur ont stagné et diminué depuis les années 1950 alors que le revenu par habitant a quadruplé. Personne ne nie que dans de nombreux contextes, une plus grande utilisation des ressources et de l’énergie soit fonctionnelle à une amélioration des conditions de vie. Là, si des mesures sont prises pour répondre aux besoins existants, le PIB augmentera. Mais dans le Nord global, une fois que certains niveaux de besoins matériels ont été satisfaits, l’augmentation du bien-être cesse d’être conditionnée par la croissance du PIB. Ce qui fait la différence, selon une étude récente (32), c’est la qualité des services publics, l’égalité et la démocratie, qui sont associés à une plus grande satisfaction des besoins (et à des besoins énergétiques moindres). Inversement, une croissance du PIB supérieure à des niveaux modérés de bien-être se traduit par une moindre satisfaction des besoins (et des besoins énergétiques plus élevés). D’autres indicateurs de bien-être sont également en corrélation avec le PIB jusqu’à certains niveaux, mais pas au-delà : nous savons que plusieurs pays européens (mais aussi le Costa Rica, Cuba et d’autres) présentent généralement des niveaux de bonheur, d’espérance de vie et de qualité de l’éducation bien plus élevés que les États-Unis, malgré un PIB par habitant nettement inférieur. En résumé, être en faveur de la décroissance dans les pays du Nord ne signifie pas que l’on ignore ou que l’on renonce aux aspirations individuelles et collectives à un avenir meilleur, mais que l’on reconnaît que la croissance du PIB en soi n’est pas un moyen de les satisfaire.
La deuxième façon de répondre à la question est de réfléchir à ce que l’on entend par « majorité des gens », car il est notoire que cette majorité ne réside pas dans les pays qui se définissent comme « développés ». En ce sens, exiger la décroissance des colonisateurs est un instrument de la lutte décoloniale (33). Le Nord global de la planète est aujourd’hui responsable de 92 % de toutes les émissions dépassant les limites planétaires (34), sans parler d’une utilisation des ressources, pour la plupart pillées au détriment du Sud global, quatre fois supérieure à un niveau soutenable (35). Pour une justice environnementale globale, s’il doit y avoir dans le Sud global une plus grande richesse matérielle – et donc une plus grande utilisation des matériaux et des ressources –, il doit y avoir une diminution drastique de l’utilisation des matériaux et des ressources dans le Nord. En tant qu’habitants de cette partie du monde, exiger la décroissance pour libérer et restituer l’air, la terre et les ressources fait partie des formes d’activisme les plus clairement décoloniales dans lesquelles nous pouvons nous engager.
Un débat à prendre au sérieux
Dans cet article, j’ai essayé d’expliquer pourquoi nous ferions bien de prendre ce débat au sérieux. Il faut reconnaître que, tant pour les gens ordinaires que pour les économistes les plus célèbres, la décroissance demande un effort important : une décolonisation de l’imaginaire avec lequel nous avons tous grandi (ainsi qu’une déconstruction d’une grande partie de notre bagage intellectuel pour pour les seconds). C’est d’ailleurs ce qu’a toujours nécessité tout grand changement de paradigme dans l’histoire. Comme l’a écrit Immanuel Wallerstein, une révolution est, avant tout, une transformation du sens politique commun.
Pour approfondir, je ne peux que me référer aux nombreuses sources citées, et peut-être à un livre avant tout : Less is More : How Degrowth Will Save the World de Jason Hickel (2020) (36).
Une dernière remarque concernant le terme « décroissance ». Beaucoup de gens ne l’aiment pas : « C’est brutal ! ». Et peut-être vaudrait-il mieux ne pas l’employer. Mais il se pourrait que son importance réside précisément dans la difficulté de rendre ce terme convenable (par opposition à « soutenabilité », « vert », « inclusivité », « résilience » ou encore « socialisme »). La décroissance dérange précisément parce qu’elle ne laisse aucune place au doute : pour la justice environnementale et pour la vie, la dimension matérielle de l’économie doit diminuer, les biens communs doivent être multipliés, le travail démocratisé, le temps libéré, la richesse redistribuée. Si nous faisons tout cela, il est probable que le PIB diminue. Admettons-le et organisons-nous pour que cela se fasse de la manière la plus juste possible. La décroissance, c’est cela.
Lorenzo Velotti est doctorant à la Scuola Normale Superiore et membre de Cosmos (Centre d’études sur les mouvements sociaux). Il s’est spécialisé en anthropologie et en développement à la London School of Economics. Cet article a paru d’abord le 5 novembre 2021 dans Jacobin Italia ().
Traduit de l’italien par JM.
Notes
2. L’enclosure est un terme anglais désignant, au sens strict, une parcelle enclose d’un muret de pierres sèches ou d’une haie. Le « mouvement des enclosures » désigne la longue mutation du système agraire qui s’est produite en Angleterre au XVIe et XVIIe siècle. Lors de ce processus, les communs, des landes et pâtures utilisées collectivement par des communautés paysannes, sont divisés et enclos pour l’élevage des ovins par les grands propriétaires. Au sens métaphorique, les théoriciens des communs désignent par enclosure toutes les dynamiques systématiques de privatisation des ressources collectives.
3. Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive, éditions Entremonde, Genève-Montreuil 2014, 24,00€
4. Matthias Schmelzer, Aaron Vansintjan, Andrea Vetter, The Future is Degrowth : A Guide to a World Beyond Capitalism, (L’avenir, c’est la décroissance : un guide pour un monde au-delà du capitalisme), à paraître chez Verso, Londres, en juin 2022.
5. « Do We Need to Shrink the Economy to Stop Climate Change ? », New York Times du 16 septembre 2021.
7. IPBES, The global assessmenty report on Biodiversitry and Ecosystem Services :
9. La Doughnut Economics (la théorie du Donut, traduit parfois « économie du beignet »), est un cadre visuel pour la durabilité de l’économie – en forme de beignet troué – combinant le concept de frontières planétaires avec le concept complémentaire de frontières sociales. Ce modèle propose de considérer la performance d’une économie par la mesure dans laquelle les besoins des gens sont satisfaits sans dépasser le plafond écologique de la Terre. Le nom dérive de la forme du diagramme, c’est-à-dire un disque avec un trou au milieu. Le trou central du modèle représente la proportion de personnes qui n’ont pas accès aux éléments essentiels de la vie (soins de santé, éducation, équité, etc.) tandis que le bord extérieur représente les plafonds écologiques (limites planétaires) dont dépend la vie et qui ne doivent pas être dépassés. Voir : Kate Raworth, La théorie du Donut, Plon, Paris 2018 ()
10. Jason Hickel, « What does degrowrh mean ? A few points of clarification », Globalizations, vol. 18, 2021, n° 7 :
11. André Noël, « Le GIEC considère la décroissance comme clé pour atténuer le changement climatique », Ricochet, 16 septembre 2021,
12. Fiona Harvey, Giles Tremlett, « Greenhouse gas emissions must peak within 4 years, says leaked UN report », The Guardian, 12 août 2021,
13. Des documents divulgués le 21 octobre par Greenpeace et la BBC montrent comment certains États ont essayé d’infléchir le rapport des experts du GIEC avant la COP26, voir par exemple Ouest France du 22 octobre 2021 :
15. Vincent Liegey, « Éloge de la décroissance », le Monde diplomatique, octobre 2021.
16. George Monbiot, « “Green growth” doesn’t exist – less of everything is the only way to avert catastrophe », The Guardian, 29 septembre 2021 :
17. Daniel Boffey, « Amsterdam to embrace “doughnut” model to mend post-coronavirus economy », The Guardian, 8 avril 2020 :
18. Cristian Segura, « La amplación de El Prat aviva el debate sobre el decrecimiento », El País du 15 août 2021 :
23. Paul Peeters, James Higham, Diana Kutzner, Scott Cohen, Stefan Gössling, « Are technology myths stalling aviuation climate policy ? », Science Direct vol. 44, May 2016 :
24. Stéphane Foucart, « La “croissance verte” pourrait n’être rien d’autre qu’un mythe, qu’il faudrait sans doute qualifier de “fake news” », le Monde du 3 octobre 2021 :
25. Jason Hickel, Giorgios Kallis, « Is Green Growth Possible ? », New Political Economy, vol. 25, 2020, n° 4.
26. H. Haberl, D. Wiedenhofer, D. Virág, G. Kalt, B. Plank, P. Brockway, T. Fishman, D. Hausknost, F. Krausmann, B. Leon-Gruchalski, « A systematic review of the evidence on decoupling of GDP, resource use and GHG emissions, partt II : synthesizing the insights »,
27. Lorenz T. Keyßer, Manfred Lenzen, « 1,5°C degrowth scenarios suggest the need for new mitigation pathways », Nature, 11 mai 2021 :
28. Jason Hickel, Paul Brockway, Giorgios Kallis, Lorenz Keyßer, Manfred Lenzen, Aljosa Slamersak, Julia Steinberger, Diana Ürge-Vorsatz, « Urgent need for post-growth climate mitigation scenarios », Nature, 4 août 2021 :
29. Voir la bibliographie réalisée par Timothée Parrique, en anglais :
31. Giorgios Kallis, Timothée Parrique, « La décroissance : le socialisme sans la croissance », Terrestres du 18 février 2021 :
32. Jefim Vogel, Julia K. Steinberger, Saniel W. O’Neil, Wiliam F. Lamb, Jaya Krisshnakumar, « Socio-economic conditions for satisfyung human needs at low energy use : An intyernational analysis of social provisioning », Science Direct vol. 69, Juillet 2021 :
33. Rosario Guzman, « Who is afraid of degrowth ? A Global South economic perspective », IBON, 12 octobre 2021 :
34. Jason Hickel, « Quantifying national responsibility for climate breakdown: an equality-based attribution approach for carbon dioxide emissions in excess of the planetary boundary », The Lancet vol. 4 n° 9, 1er septembre 2020.
36. À paraître en français en janvier 2022 sous le titre Moins pour plus : Comment la décroissance sauvera le monde (Époque épique, éditions Marabout, 22,90 €).
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L’écosocialisme et/ou la décroissance ?
Michael Löwy*
L’écosocialisme et le mouvement de la décroissance sont parmi les courants les plus importants de la gauche écologique. Les écosocialistes s’accordent à dire qu’une mesure significative de décroissance de la production et de la consommation est nécessaire afin d’éviter l’effondrement écologique.
Mais ils ont une évaluation critique des théories de la décroissance car :
• Le concept de « décroissance » est insuffisant pour définir un programme alternatif ;
• Il ne précise pas si la décroissance peut être réalisée ou non dans le cadre du capitalisme ;
• Il ne fait pas de distinction entre les activités qui doivent être réduites et celles qui doivent être développées.
Il est important de tenir compte du fait que le courant de la décroissance, particulièrement influent en France, n’est pas homogène : inspiré par les critiques de la société de consommation (Henri Lefebvre, Guy Debord, Jean Baudrillard) et du « système technicien » (Jacques Ellul) il comprend des perspectives politiques différentes. Il y a au moins deux pôles qui assez éloignés, sinon opposés : d’un côté, les critiques de la culture occidentale tentées par le relativisme culturel (Serge Latouche) et de l’autre, les écologistes de gauche universalistes (Vincent Cheynet, Paul Ariès).
Serge Latouche, connu dans le monde entier, est l’un des théoriciens français de la décroissance les plus controversés. Bien sûr, certains de ses arguments sont légitimes : démystification du « développement durable », critique de la religion de la croissance et du « progrès », appel à une révolution culturelle. Cependant, son rejet massif de l’humanisme occidental, des Lumières et de la démocratie représentative, ainsi que son relativisme culturel (pas de valeurs universelles) et son éloge sans vergogne de l’âge de pierre, sont clairement critiquables. Mais il y a pire. Sa critique des propositions de développement écosocialiste pour les pays du Sud mondial – plus d’eau potable, d’écoles et d’hôpitaux – comme « ethnocentriques », « occidentalisantes » et « destructrices des modes de vie locaux », est tout à fait insoutenable.
Enfin, son argument selon lequel il n’est pas nécessaire de parler de capitalisme, puisque cette critique « a déjà été faite, et bien faite, par Marx » n’est pas sérieuse : c’est comme si l’on disait qu’il n’y a pas lieu de dénoncer la destruction productiviste de la planète car cela a déjà été fait, et bien fait, par André Gorz (ou Rachel Carson).
Plus proche de la gauche se trouve le courant universaliste, représenté en France par le journal la Décroissance, même si l’on peut critiquer le « républicanisme » français de certains de ses théoriciens (Vincent Cheynet, Paul Ariès). Contrairement au premier, ce deuxième pôle du mouvement de la décroissance comporte de nombreux points de convergence – malgré des polémiques occasionnelles – avec les mouvements pour la justice mondiale (ATTAC), les écosocialistes et les partis de gauche radicale : extension de la gratuité (biens, services ou équipements gratuits), prépondérance de la valeur d’usage sur la valeur d’échange, réduction du temps de travail, lutte contre les inégalités sociales, développement d’activités non commerciales, réorganisation de la production en fonction des besoins sociaux et de la protection de l’environnement.
De nombreux théoriciens de la décroissance semblent croire que la seule alternative au productivisme est d’arrêter toute croissance, ou de la remplacer par une croissance négative, c’est-à-dire de réduire drastiquement le niveau de consommation excessif de la population en réduisant de moitié les dépenses d’énergie, en renonçant aux maisons individuelles, au chauffage central, aux machines à laver, etc. Étant donné que de telles mesures d’austérité draconiennes risquent d’être très impopulaires, certain·es d’entre eux – dont un auteur aussi important que Hans Jonas, dans le Principe responsabilité – jouent avec l’idée d’une sorte de « dictature écologique ».
Face à cette vision si pessimiste, les socialistes optimistes estiment que le progrès technique et l’utilisation de sources d’énergie renouvelables permettront une croissance illimitée et une société d’abondance dans laquelle chacun pourra recevoir en fonction de ses besoins.
Je crois que ces deux écoles partagent une conception purement quantitative de la « croissance » – positive ou négative – ou du développement des forces productives. Il y a une troisième position, qui me semble plus appropriée : une transformation qualitative du développement. Cela signifie mettre fin au gaspillage monstrueux des ressources, typique du capitalisme, basé sur la production à grande échelle de produits inutiles et/ou nuisibles : l’industrie de l’armement en est un bon exemple, mais une grande partie des biens produits dans le capitalisme, avec leur obsolescence intrinsèque, n’ont d’autre utilité que de générer des profits pour les grandes compagnies.
Le problème n’est pas de la consommation excessive dans l’abstrait, mais le type de consommation prédominant, fondé sur l’acquisition ostentatoire, le gaspillage massif, l’aliénation mercantile, l’accumulation obsessionnelle de biens et l’achat compulsif de prétendues nouveautés imposées par la « mode ». Un nouveau type de société orienterait la production vers la satisfaction des besoins réels, à commencer par ceux que l’on pourrait qualifier de « bibliques » – l’eau, la nourriture, les vêtements, le logement – mais aussi les services de base : santé, éducation, transport, culture.
Comment distinguer les besoins authentiques de ceux qui sont artificiels, fictifs (créés artificiellement) et aliénants ? Ces derniers sont induits par la manipulation mentale, c’est-à-dire la publicité. Le système publicitaire a envahi toutes les sphères de la vie humaine dans les sociétés capitalistes modernes : non seulement la nourriture et les vêtements, mais aussi le sport, la culture, la religion et la politique sont façonnés selon ses règles. Il a envahi nos rues, boîtes aux lettres, écrans de télévision, journaux et paysages d’une manière permanente, agressive et insidieuse, et contribue de manière décisive aux habitudes de consommation ostentatoires et compulsives. En outre, il gaspille d’énormes quantités de pétrole, d’électricité, de temps de travail, de papier, de produits chimiques et d’autres matières premières – toutes payées par les consommateurs – dans une production qui est non seulement inutile d’un point de vue humain, mais directement en contradiction avec les besoins sociaux réels.
Si la publicité est une dimension indispensable de l’économie de marché capitaliste, elle n’aurait pas sa place dans une société en transition vers le socialisme, où elle serait remplacée par des informations sur les biens et services fournis par les associations de consommateurs. Le critère pour distinguer un besoin réel d’un besoin artificiel, c’est sa persistance après la suppression de la publicité (Coca Cola !). Bien sûr, pendant quelques années, les vieilles habitudes de consommation persisteraient et personne n’a le droit de dire aux gens quels sont leurs besoins. L’évolution des modes de consommation est un processus historique et un défi éducatif.
Certains produits, comme la voiture particulière, posent des problèmes plus complexes. Les véhicules privés constituent une nuisance publique, tuant et mutilant des centaines de milliers de personnes chaque année à l’échelle mondiale, polluant l’air dans les grandes villes, avec des conséquences désastreuses pour la santé des enfants et des personnes âgées, et contribuant de manière significative au changement climatique. Cependant, ils correspondent à un besoin réel en transportant les gens à leur travail, leur domicile ou sur leurs lieux de loisirs. Les expériences locales dans certaines villes européennes avec des administrations écologiques montrent qu’il est possible de limiter progressivement, avec l’approbation de la majorité de la population, la proportion de véhicules individuels en circulation au profit des bus et des tramways.
Dans un processus de transition vers l’écosocialisme, où les transports en commun, terrestres ou souterrains, seraient largement étendus et gratuits pour les usagers, et où les piétons et les cyclistes auraient des voies protégées, la voiture privée jouerait un rôle beaucoup moins important que dans la société bourgeoise, où elle est devenue une marchandise fétiche, promue par une publicité insistante et agressive, symbole de prestige et signe d’identité. Aux États-Unis, le permis de conduire est la pièce d’identité reconnue et la voiture est un centre de la vie personnelle, sociale et érotique.
Il sera beaucoup plus facile, dans la transition vers une nouvelle société, de réduire drastiquement le transport de marchandises par camions – qui provoque de terribles accidents et des niveaux élevés de pollution – et de le remplacer par le rail, ou par ce que les Français appellent le ferroutage (camions transportés dans les trains d’une ville à l’autre) : seule la logique absurde de la compétitivité capitaliste explique la croissance dangereuse du transport routier.
Oui, répondront les pessimistes, mais les individus sont mus par des aspirations et des désirs infinis, qui doivent être contrôlés, vérifiés, contenus et si nécessaire réprimés, et cela peut nécessiter certaines limitations de la démocratie. Or, l’écosocialisme se fonde sur un pari, qui était déjà celui de Marx : la prédominance, dans une société sans classes et libérée de l’aliénation capitaliste, de l’être sur l’avoir, c’est-à-dire du temps libre pour l’épanouissement personnel au travers des activités culturelles, sportives, ludiques, scientifiques, érotiques, artistiques et politiques, plutôt que du désir d’une possession infinie de produits.
Le désir compulsif d’acquisition est induit par le fétichisme marchand inhérent au système capitaliste, par l’idéologie dominante et par la publicité : rien ne prouve qu’il fait partie d’une « nature humaine éternelle », comme le discours réactionnaire veut nous le faire croire.
Comme l’a souligné Ernest Mandel : « L’accumulation continue de biens (dont l’utilité marginale va déclinant) n’est en aucun cas une caractéristique universelle ni même prédominante du comportement humain. Une fois les besoins basiques satisfaits, le développement des talents et des dispositions individuelles, la protection de la santé et de la vie, la prise en charge des enfants, avoir des rapports sociaux enrichissants comme condition préalable de la santé mentale et du bonheur, redeviennent des motivations principales. » (1)
Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de conflits, en particulier pendant le processus de transition, entre les exigences de protection de l’environnement et les besoins sociaux, entre les impératifs écologiques et la nécessité de développer des infrastructures de base, en particulier dans les pays pauvres, entre les habitudes de consommation populaires et la rareté des ressources. De telles contradictions sont inévitables : il incombera à la planification démocratique, dans une perspective écosocialiste, libérée des impératifs du capital et du profit, de les résoudre, par une discussion pluraliste et ouverte, conduisant à la prise de décision par la société elle-même. Une telle démocratie de base et participative est le seul moyen, non pas d’éviter les erreurs mais de permettre leur autocorrection collective par la société.
Quelles pourraient être les relations entre les écosocialistes et le mouvement de la décroissance ? Malgré les désaccords, peut-il y avoir une alliance active autour d’objectifs communs ? Dans un livre publié il y a quelques années – La décroissance est-elle souhaitable ? (2) – l’écologiste français Stéphane Lavignotte propose une telle alliance. Il reconnaît qu’il y a beaucoup de questions controversées entre les deux points de vue. Faut-il mettre l’accent sur les relations sociales et la lutte contre les inégalités ou la dénonciation de la croissance illimitée des forces productives ? Qu’y a-t-il de plus important, les initiatives individuelles, des expériences locales, la simplicité volontaire, ou changer l’appareil productif et la « mégamachine » capitaliste ?
Lavignotte refuse de choisir et propose d’associer ces deux pratiques complémentaires. Le défi c’est, soutient-il, de combiner la lutte pour l’intérêt écologique de classe de la majorité, c’est-à-dire des non-propriétaires de capitaux, et la politique des minorités actives pour une transformation culturelle radicale. En d’autres termes, pour parvenir, sans cacher les inévitables désaccords, à une « composition politique » de tous ceux qui ont compris que la survie de la vie sur la planète et de l’humanité en particulier sont contradictoires avec le capitalisme et le productivisme, et donc chercher la voie de sortie de ce système destructeur et inhumain.
En tant qu’écosocialiste et membre de la IVe Internationale, je partage ce point de vue. Le rapprochement de toutes les variétés d’écologie anticapitaliste est une étape importante vers la tâche urgente et nécessaire d’arrêter le cours suicidaire de la civilisation actuelle – avant qu’il ne soit trop tard.
* Michael Löwy, militant de la IVe Internationale, est sociologue et philosophe écosocialiste. Il est l’auteur de très nombreux livres parus en vingt-neuf langues. Rappelons les plus récents : Écosocialisme – l’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris 2011, Mille et une nuits (nouvelle édition augmentée : Paris 2020, Le temps des cerises) ; la Cage d'acier : Max Weber et le marxisme wébérien, Paris 2013, Stock ; Affinités révolutionnaires : Nos étoiles rouges et noires (en collaboration avec Olivier Besancenot), Paris 2014, Mille et une nuits ; le Sacré fictif – Sociologie et religion : approches littéraires, Paris 2017, éditions de l’Éclat (avec Erwan Dianteill) ; Rosa Luxemburg, l'étincelle incendiaire, Paris 2018, Le temps des cerises ; la Lutte des dieux – Christianisme de la libération et politique en Amérique latine, Paris 2019, Van Dieren Éditeur ; Luttes écologiques et sociales dans le monde – Allier le vert et le rouge (avec Daniel Tanuro), Paris 2021, Textuel.
Nous reprenons ici un article publié par la revue Rupture n° 1 de l’automne 2020 de l’organisation irlandaise RISE (Revolutionary Internationalist Socialist Environmentalist) et reprise par Climate & Capitalism ().
Traduit de l’anglais par JM.
Notes
1. Ernest Mandel, Power and Money, p. 206 (traduction française à paraître aux éditions La Brèche).
2. Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Textuel, Paris 2010.