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La situation mondiale pose des questions politiques centrales, par Vincent Présumey

Lien publiée le 9 octobre 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Discussion. La situation mondiale pose des questions politiques centrales, par Vincent Présumey. – Arguments pour la lutte sociale (aplutsoc.org)

Jacques Chastaing dans un billet que nous avons repris le 4 octobre dernier, diffusé quelques jours auparavant, estime qu’un tournant dans la situation mondiale vient de se produire, qu’il compare à l’année 1968, rapprochant, pour résumer de manière un peu schématique sa description, trois séries d’évènements : les mouvements de masse dans ce que l’on appelle le « sous-continent » indien depuis le renversement du président Rajapaksa au Sri Lanka, un évènement majeur (le 14 juillet 2022 !), en y incluant le récent soulèvement des femmes et du peuple en Iran ; le basculement de la dynamique de la situation militaire entre armées ukrainienne et russe depuis début septembre ; et le retour des grèves de masse en Grande-Bretagne, sans précédent depuis la défaite ouvrière infligée par Thatcher, ainsi que, autre fait sans précédent, la menace d’une grève des cheminots (fret ferroviaire) à l’échelle des États-Unis, évitée par un recul partiel de l’administration fédérale sur les salaires.

Il arrive souvent que Jacques se voit reprocher (ce fut le cas dans le forum suivant cet article) de « voir la révolution partout tous les jours » et d’être d’un indécrottable optimisme. En ce qui concerne l’optimisme dans les capacités des plus larges masses à réagir, à combattre, et dans leur résilience, nous partageons sa perception. Oui, la situation mondiale résulte à la fois de la crise engendrée par l’accumulation illimitée du capital détruisant nature et humanité et de la résistance et l’élan d’émancipation humaine, et consiste dans leur contradiction. Depuis 2011 en particulier (les « révolutions arabes »), s’entremêlent la poussée d’en bas – « révolutions arabes », Maidan, Gilets jaunes, séries d’insurrections fin 2019, grèves de masse en Bélarus et défaite de Trump causée par les mouvements sociaux aux États-Unis en 2020, moment actuel où les deux plus grandes poussées et expériences d’auto-organisation par en bas des prolétaires qui forment la majorité réelle se situent en Ukraine dans la guerre nationale défensive et au Sri Lanka dans l’insurrection contre le clan présidentiel – et la déstructuration du monde par en haut : crises financières, Trump, Bolsonaro, guerres de Poutine, massacre du peuple syrien, Brexit, pandémie, confinements, crise des échanges internationaux, moment actuel où s’enchainent et s’auto-accélèrent guerre, inflation, menace nucléaire, crises boursières, et bien entendu crise bioclimatique globale. Et dans ces deux facteurs, le facteur qui « monte d’en bas » a été et est décisif. La lutte des classes surdétermine aussi la « géopolitique ».

En particulier, les informations souvent données par Jacques sur l’Inde sont très précieuses, car ce pays clef est généralement ignoré dans la vision du monde que l’on peut avoir en zone francophone. Le mouvement paysan indien a vu et voit des centaines de millions de prolétaires, femmes et hommes, prendre confiance en eux-mêmes et conscience d’eux-mêmes ; il a affaibli, mais pas renversé, le président ultra-réactionnaire Modi, ralenti le processus d’appropriation et de prédation du vivant par le capital et les marchés fonciers, posé au moins objectivement toutes les questions sociales, écologiques et politiques de fond. Jacques nous dit que le SKM, la coordination de centaines d’organisations paysannes et populaires de l’Inde, prend maintenant la voie de la révolution, tout en nous indiquant qu’il n’avait pas voulu la prendre, aux moments décisifs, jusqu’à présent. Nous verrons. En tout cas, il faut soutenir ce mouvement en commençant par l’information sur lui et la discussion sur ce qui s’y passe. Au Sri Lanka, le mouvement populaire a été capable de chasser un président, mais pas de remplacer l’État existant, et ce sont toujours les mêmes mafieux, Rajapaksa en moins, qui sont au pouvoir avec le gouvernement Wickremesinghe, et qui répriment, ce qui là aussi conduit le mouvement populaire à un ressac (plutôt qu’un reflux) fait de résistances et de discussions et recompositions pour pouvoir repartir.

Le tableau de la montée des luttes sociales et émancipatrices à l’échelle mondiale est nécessaire et indispensable. Mais il ne se suffit pas à lui-même – comme ces quelques remarques sur l’Inde et sur le Sri Lanka nous le signalent.

Jacques remarque dans son introduction sur cette « série d’évènements » que « Nous n’y avons guère pris garde, parce que nous les avons perçus un par un sans en saisir la dimension d’ensemble qui donne les contours d’une nouvelle période pour les luttes. » Certes, mais on ne peut, ce constat fait, passer simplement à l’énumération optimiste de ce qui déferle, car cette perception « un à un » « sans saisir la dimension d’ensemble » est elle aussi un fait objectif qui pèse, cette perception mutilée et éclatée étant celle des mouvements sociaux eux-mêmes qui ne perçoivent que très partiellement et intuitivement leur propre unité. Dans une certaine mesure, le fait que ces « poussées » aient lieu au même moment relève donc de la coïncidence. Bien entendu, cette coïncidence ne renvoie pas au hasard, mais aux relations politiques et sociales fondamentales, mais ceci ne saute pas aux yeux des acteurs insurgés ou leur apparaît ainsi de manière intuitive et non structurée, ne leur permettant pas – pas encore – de s’en saisir pour vaincre, en allant vers la prise du pouvoir et en dessinant une stratégie révolutionnaire internationale consciente. Car la question la plus importante est bien celle-là. Si j’ai une différence d’analyse avec Jacques elle est sans doute là : tout ce qu’il indique est nécessaire, mais pas suffisant, on ne peut s’en tenir à cela. Précisons.

Des mauvaises nouvelles aussi.

Il y a aussi d’incontournables mauvaises nouvelles. « Ce n’est pas le succès électoral de l’alliance droite/extrême-droite en Italie qui contredit cette tendance. », écrit Jacques. En effet, elle ne l’inverse pas à l’échelle mondiale. Surtout, il ne s’agit pas d’un avènement du fascisme comme essaient de se le faire croire bien des secteurs de la gauche radicale larmoyante et apitoyée sur elle-même, projetant sur les larges masses leur propre état d’incompréhension et de sidération. Cela non seulement en raison des processus sociaux mondiaux, mais aussi parce qu’en Italie, la transformation du ci-devant parti stalinien en principal parti bourgeois « clean », complétée par la décomposition de Rifondazione qui n’a guère valu mieux, a ouvert depuis maintenant presque trois décennies l’espace pour les « nouvelles droites » de Berlusconi, de la Lega, et maintenant de Fratelli d’Italia, brisant depuis autant d’années le tabou de la référence « fasciste », sans oublier les « populistes » de Cinque Stelle. Si droitisation du champ politique il y a, elle ne date pas des dernières élections qui n’en présentent qu’une variante, même pas amplifiée numériquement, au contraire puisque l’abstention a progressé. Mais dire qu’il n’y a pas de fascisation de l’Italie, ce n’est certainement pas dire qu’il n’y a pas de confusion extrême impuissantant politiquement les mouvements sociaux pourtant nombreux. C’est là un vrai problème, LE vrai problème sur lequel on ne peut pas fermer les yeux en estimant par exemple que les électeurs italiens auraient « boycotté » le scrutin, passant « directement à la pratique anti-système » – rappelons qu’Aplutsoc, avec des camarades d’Ensemble et/ou issus du PCF, a fait campagne pour le boycott des présidentielles françaises de 2022 précisément pour poser les questions politiques, et certainement pas en s’imaginant que la majorité des abstentionnistes étaient passés « directement à la pratique anti-système », ce qui eût été une illusion.

Et puis, bien sûr, juste après cet article, a eu lieu le premier tour de la présidentielle brésilienne, avec cette mauvaise nouvelle majeure qui perdurera même en cas d’élection de Lula à la fin du mois, laquelle n’est pas acquise : Bolsonaro à 43,2%, quand les sondages lui donnaient 30%. Un coup d’œil sur la carte du vote par États montre que c’est Bolsonaro qui aurait été élu au premier tour sans le vote Lula encore massif du Nordeste et de la plus grande partie de l’Amazonie. Ce sont les pauvres, surtout catholiques et souvent foncés de peau, et les zones rurales qui ont sauvé la mise, alors que le PT avait historiquement, avant d’avoir exercé le pouvoir pendant 15 ans, pris son ascension dans les villes industrielles du Sud, où il a perdu une très grande partie de son ancienne base de salariés. Les autres candidats issus du mouvement ouvrier (UP, PCB et PSTU) ne totalisent que 0,2%. Alors que Bolsonaro apparaît massivement comme un assassin inculte, il n’a pas eu que le vote des riches, mais aussi de bien des pauvres drivés par les évangélistes. La bataille pour faire gagner Lula, en partie malgré lui car il s’apprête à « réconcilier » le Brésil en cohabitant avec la droite majoritaire aux élections locales, n’a plus rien à voir avec « la débâcle de l’extrême-droite » annoncée, mais prend un caractère défensif nécessaire et urgent. Ce qui ne veut absolument pas dire que « la montée sociale » des luttes des ouvriers, des pauvres, des femmes, des Indiens, des paysans … va s’arrêter. Mais qui en conditionne les formes politiques et les espoirs à travers leur chance de vaincre ou pas.

Ce que les cas italien et surtout brésilien nous font toucher du doigt, c’est que le mouvement réel d’en bas ne peut pas aller de l’avant, et, même s’il a une immense résilience, durer éternellement, sans les médiations de la conscience et de l’organisation. Ce ne sont pas là des abstractions. Au contraire, si l’on s’en tient à une représentation des poussées, insurrections, grèves, soulèvements d’en bas comme une sorte de bouillonnement, on en fait une abstraction – théorisée d’ailleurs depuis les années 1990 dans les notions de « multitude » (Toni Negri) ou de mouvement global qui ne voudrait surtout pas « prendre le pouvoir » (John Holloway), théories plus ou moins marquées par la christologie de la libération ayant fait les belles heures du mouvement altermondialiste, qui a disparu en fait car il ne correspond plus, depuis une décennie, à la recherche d’une issue par les mouvements réels « objectifs » qui se lèvent partout. Quand Rosa Luxemburg constate en Allemagne en 1910 que « l’Achéron s’est mis en mouvement » ce n’est pas pour chanter la force immanente de l’Achéron mais pour l’aider à prendre forme et à vaincre sous forme d’organisation politique de masse. En fin de compte : pas de matière sans forme, pas de mouvement objectif sans concrétisations subjectives, pas de spontanéité sans organisation, pas de mouvement social sans débouché politique.

Le pivot.

J’ai signalé les deux cas récents les plus criants, Italie et Brésil, mais le problème doit s’envisager dans sa dimension internationale et mondiale. La guerre impérialiste de Poutine engagée pour détruire l’Ukraine, qu’il est en train de perdre, est ici un pivot. Cela pour trois raisons.

Parce que, répétons-le, avec le Sri Lanka, c’est le point le plus avancé d’auto-organisation par en bas, pour la défensive face à une invasion à dynamique génocidaire, mais qui a déjà transformé les relations humaines, psychologiques, dans la vie quotidienne, du moment présent en Ukraine.

La seconde raison est celle d’ « en haut » : le maillon faible de la chaine impérialiste mondiale qu’est la Russie a tenté de régler ses contradictions par la destruction de l’Ukraine, et, de manière contrainte, les contradictions entre impérialismes à l’échelle mondiale, entre les sanctions impulsées par Washington et la prudence de Beijing, et la montée des tensions entre ces deux-là, s’ordonnent autour de la situation en Ukraine : ni Poutine, mais pas non plus Xi Jinping ni Biden, n’avaient prévu le premier point, la levée nationale en masse ukrainienne.

La troisième raison est à l’intersection des deux autres et concerne l’état subjectif des luttes des exploités et opprimés dans le monde entier : de Lula à Lutte Ouvrière, si l’on peut dire, la majorité des appareils et directions issus du passé (du XX° siècle) sont hostiles à la résistance ukrainienne, et prennent position de facto pour le « monde multipolaire ».

Nous avons là un facteur central, LE problème mondial politique central au moment actuel, que la simple énumération des montées sociales et insurrectionnelles sous une forme juxtaposée (certes inévitable mais qui doit être surmontée dans une analyse réellement mondiale) ne permet pas de saisir.

C’est ainsi qu’en Italie, les deux forces électorales situées « à la gauche du PD » (Unione Popolare de Giorgio de Magistris, qui ne veut ni de constituante pour l’Italie, ni d’armes pour l’Ukraine, et « rouges-bruns » d’Italia sovrana et populare), ne font certes – et faut-il s’en plaindre ? … – que moins de 3% des voix à elles deux, mais bloquent toute issue aux courants politiques et syndicaux de gauche radicale en Italie, aussi bien pour affronter le pouvoir en place en Italie que pour contester le système impérialiste mondial réel et non pas un ordre impérialiste « occidental » largement imaginaire. Cette impasse se retrouve dans les syndicats, aussi bien du côté de l’appareil largement lié à l’État de la CGIL que des « syndicats de base », tous « antifascistes », tous « contre la guerre », et aucun n’ayant la perspective d’un changement de régime remplaçant le parlementarisme corrompu par une vraie démocratie.

C’est ainsi qu’au Brésil, en matière de politique étrangère Lula ne s’est pas réellement différencié du fascisant Bolsonaro, lequel rencontrait Poutine en janvier dernier. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, comme le souligne notre camarade John Reimann, le « campisme » anti-ukrainien et faussement « anti-impérialiste » de l’extrême-gauche, des DSA (Democratic Socialists of America), va de pair avec l’acceptation de l’ordre existant dans les syndicats américains sous l’égide des liens avec le Parti démocrate. On se croit très menaçant pour l’ordre existant en soutenant ouvertement ou honteusement Poutine, et en fait on respecte cet ordre dans son propre pays tout en ânonnant « l’ennemi est dans mon propre pays ». C’est lié. Et pour les DSA – issus de grands processus politiques ayant marqué la jeunesse américaine depuis 2016 – c’est une impasse qui conduit à leur rétrécissement.

On pourrait prendre beaucoup d’autres exemples, comme celui de ce qui reste de la gauche travailliste en Grande-Bretagne, alignée, avec Jeremy Corbyn (John Mc-Donnel se distingue ici en partie), sur le pire « campisme », c’est-à-dire sur le soutien à des régimes capitalistes ultra-réactionnaires et proches du fascisme. Les masses ne sont pas idiotes et, notamment dans la jeunesse très sensible, à juste titre, à la question climatique, aux questions démocratiques, à la lutte pour l’égalité des femmes, au racisme, à l’antisémitisme et aux droits de toutes les minorités, ce serait vraiment se mettre le doigt dans l’œil que de croire que ces positionnements « géopolitiques » n’ont pas d’effets sur les mobilisations ou sur les non-mobilisations à l’échelle de tel ou tel pays.

Idem en France bien sûr. L’alignement de J.L. Mélenchon sur la visée d’un « monde multipolaire » est à la fois un pont vers Poutine ou Xi Jinping et un terrain commun aux secteurs soi-disant « souverainistes » de l’Etat et du capital français, et il est structurellement lié à la posture bonapartiste, relevant totalement de la V° République, qu’il a choisi d’adopter depuis les années 2016-2017.

De même qu’à l’échelle de chaque pays, la stratégie révolutionnaire pour les mouvements sociaux consiste dans le fait de trouver, ou non, la manière d’aborder la question du pouvoir- cette question dont Jacques nous dit que le SKM indien est en train de se la poser à sa façon, ce qui serait très, très important -, de même à l’échelle internationale, la stratégie révolutionnaire vise à proposer un ordre international démocratique, une libre union des peuples, à la place du système impérialiste mondial et de ses partages et repartages du monde.

Les deux questions, aux deux échelles, sont liées. Qui soutient le système impérialiste mondial s’oppose à ce que le mouvement réel s’oriente sur la question du pouvoir dans son propre pays, et réciproquement.

Le regroupement des courants et des militants qui ne veulent ni du monde « multipolaire », ni du statu quo « occidental », est nécessaire à la révolution prolétarienne démocratique et écosocialiste de la majorité du genre humain pour sauver la possibilité d’un avenir. Voila LE problème sur lequel il faut battre le fer, maintenant.

Et, pour cela, les adversaires sont au moment présent les partisans du « monde multipolaire » qui prétendent « combattre l’OTAN ». Ils se prétendent anti-impérialistes et usurpent le beau nom d’internationalistes, mais en réalité ils se situent sur le terrain de l’union sacrée avec le capital, défendant un nouveau partage du monde et des sphères d’influence, et cela non seulement avec le capital chinois ou russe, mais aussi avec des secteurs capitalistes présents dans les couches dominantes de tous les pays, États-Unis compris bien entendu (Trump !). Ils prostituent la formule de Liebknecht, « l’ennemi est dans notre propre pays », en refusant le soutien à l’armement des ukrainiens et donc en soutenant la guerre impérialiste visant à la destruction de l’Ukraine, sans le dire ou ouvertement. Car cette formule rappelle que le capital est international et est donc présent dans « mon » pays sous la forme de « mon » État, mais elle ne coupe pas cette présence nationale du système capitaliste et impérialiste mondial. De plus, lorsqu’en Italie ou en France de soi-disant « anti-impérialistes » insistent sur « l’ennemi dans mon propre pays », ils ne visent même pas en réalité leur propre pays, mais seulement l’impérialisme nord-américain et l’OTAN, perçus de manière chauvine comme « l’étranger ». Ils cochent donc en réalité à toutes les cases de l’union sacrée.

L’aide au mouvement réel, aux grèves multiples, aux mobilisations dans tous les pays, peut-elle se passer de la lutte pour les délimitations, ruptures et regroupements, recompositions nécessaires par rapport à cette question mondiale et à toutes ses formes nationales ? Je ne pense pas. On ne peut pas faire comme si on était tous « engagés dans les luttes ». Des syndicalistes CGT de tendance FSM jouant les fiers-à-bras des journées d’action tout en soutenant, ouvertement ou discrètement, Poutine, Loukashenko ou Bachar el Assad, sont des ennemis politiques au même titre que des socio-libéraux soutenant « l’inéluctabilité des réformes ». Il ne s’agit pas là de sectarisme, mais de fidélité aux besoins réels du mouvement réel.

La défense de la résistance ukrainienne, du droit des ukrainiens à s’armer et à demander des armes à quelque pays ou alliance que ce soit, des militants ouvriers et révolutionnaires agissant en Ukraine dans l’armée comme dans l’auto-organisation sociale, n’est pas le soutien à l’ordre impérialiste mondial. Elle doit être menée de pair avec la défense des réfractaires à la mobilisation en Russie et à leur accueil comme réfugiés, et avec la lutte contre la destruction du droit du travail en Ukraine. La fourniture d’armes doit être exigée en toute transparence et concerne aussi, vu le danger nucléaire, des missiles anti-missiles. Elle pourrait être une revendication adressée en opposition à la politique de tous les gouvernements capitalistes d’Europe et d’Amérique du Nord, au même titre que les exigences portant sur la santé publique ou l’école. Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas parce que cette revendication serait « pro-OTAN » mais parce que les organisations du mouvement ouvrier et la « gauche » en général n’en veulent pas. La perspective de la libre union des peuples mettant fin à l’OTAN passe par le combat pour que l’armée de Poutine soit battue et que Poutine soit renversé.

Et, au jour d’aujourd’hui, une grande lutte sociale vient de s’ouvrir qui se situe à la charnière « géopolitique » de ces questions, puisqu’il s’agit de la grève des enseignant hongrois pour le droit de grève, soutenue par les lycéens et les étudiants. Orban leur a ôté le droit de grève quand Poutine entreprenait la mise au pas de toute l’Ukraine, très exactement. Et, comme la lutte des femmes polonaises en 2021, ce mouvement résonne dans toute l’Europe médiane. L’alignement des courants « campistes » ou faussement internationalistes sur le système impérialiste mondial conduit à couper les liens et l’écoute envers nos camarades d’Europe centrale et orientale. Cela aussi doit être brisé comme nous avons commencé à le faire avec nos camarades ukrainiens.

Cette question de l’internationalisme réel, avec le soutien à la résistance armée des ukrainiens, est un facteur discriminant et en même temps un facteur de regroupement, au plan international et au plan national, pour le moment présent, parce que c’est un facteur politique clef qui met le doigt sur une question pivot. Car justement, le mouvement réel ne demeure pas à l’état de courant fluvial massif et organique, mais requiert conscience et organisation et donc inévitablement a besoin des lumières de la bataille politique délimitante, à égale distance de tout sectarisme comme de tout spontanéisme pur.

Un autre pivot.

Je donnerai encore un autre exemple de cette importance des questions politiques clefs constituant des médiations nécessaires dans la construction d’une perspective. En Iran, tout le monde s’accorde à présent à dire que c’est parti pour durer car la peur est tombée et la jeunesse est froidement déterminée, au péril des vies individuelles, à affronter le régime islamiste pour le détruire, et qu’elle entraine de plus en plus tout le prolétariat. C’est donc une révolution qui commence, et ceci est passé par l’affirmation explicite de ce qui était en train de se passer, quand les manifestants ont scandé, après et avec Femmes, Vie, Liberté, cet autre slogan : Nous ne sommes pas une révolte, nous sommes la révolution. Et cette révolution iranienne qui vient n’est pas seulement liée aux mouvements du sous-continent indien, elle interagit avec l’Irak et tout le Proche-Orient, ainsi qu’avec le Caucase et l’Asie centrale. Très significativement, les jeunes « activistes » sur les réseaux sociaux relient à présent l’espoir qui se lève en Iran au combat armé en Ukraine pour défaire l’armée russe.

Mais quel est le point central, le levier, qui fait que cette fois-ci, c’est plus fort qualitativement et donc concrètement, qu’en 2009 et en 2019 ?

C’est le fait que les femmes arrachent le voile, le jettent, le foulent au pied, le brûlent, et qu’apparaissent leurs visages divers et riants, sévères et en colère, beaux et dressés, par centaines de milliers. La destruction du voile a signifié : cette fois-ci, la lutte à mort avec le régime, avec l’État existant, commence, quelle qu’en soit la durée. Parce que le voile religieux a été l’arme et le drapeau de la contre-révolution islamique à partir de 1980, laquelle a étouffé la révolution prolétarienne ouverte en Iran en 1979. C’est un peu, si j’ose dire, comme les armes pour les ukrainiens : un point qu’on doit comprendre si on veut aller de l’avant. Qui, lui aussi, s’oppose aux préjugés accumulés depuis trois décennies, le mort saisissant le vif, dans les couches militantes : certes, une femme peut porter un voile religieux si c’est réellement un libre choix et si ceci ne porte pas atteinte à la liberté d’autrui (des enfants et des élèves, par exemple, en les soumettant à une pression religieuse dans un cadre public), mais le combat des femmes, le combat démocratique, le combat émancipateur, s’oppose au voile religieux. L’internationalisme exige de ne pas couper la lutte des femmes en Iran, et bientôt en Arabie saoudite, des combats féministes dans le monde entier, mais au contraire de la reconnaître comme un foyer central pour elle. Donc, à bas le voile religieux, à bas le régime iranien !

* * *

Il est bien entendu permis de nourrir l’espoir d’une combinaison, allant de la grève des enseignants et des mouvements de la jeunesse à Budapest à l’effondrement de la République islamique d’Iran, en passant par la décomposition de l’armée russe, des champs du Donbass et de Kherson aux casernes de Sibérie, et par les révoltes des peuples du Caucase, de Makhatchkala à Natchilsk, sans oublier les grèves et les syndicats indépendants du Kazakhstan. Mais le déferlement, dont les masses sont capables, ne porte pas la victoire en soi. La voie de la victoire passe par la discussion, la délimitation et le regroupement sur les questions médiatrices clefs, telles que celles que j’ai signalées ici. Nous cherchons la victoire.

Alors, la combinaison de septembre 2022 entre le sous-continent indien, l’Iran, l’Ukraine, la Grande-Bretagne, les États-Unis, est-elle plus qu’une coïncidence ? Assurément elle est déjà bien plus, malgré Meloni et surtout malgré Bolsonaro. Mais le tournant est-il là ? Plutôt que de poser la question sans y répondre, il faut y répondre par l’action, et par la discussion, des axes politiques nécessaires pour avancer et pour vaincre.

VP, le 08/10/22.

Photographie : manifestation des enseignants, lycéens et étudiants, Budapest.