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Écosocialisme numérique : briser le pouvoir des Big Tech
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
705-Écosocialisme numérique - Google Docs
Article de la revue Inprecor n° 705-706 de février-mars 2023
Par Michael Kwet
Nous ne pouvons plus ignorer le rôle des Big Tech dans l’enracinement des inégalités mondiales. Pour freiner les forces du capitalisme numérique, nous avons besoin d’un accord écosocialiste sur la technologie numérique.
En l’espace de quelques années, le débat sur la façon d’encadrer les Big Tech est devenu un sujet de premier plan, discuté dans tout le spectre politique. Pourtant, jusqu’à présent, les propositions de régulation ne tiennent pas compte des dimensions capitalistes, impérialistes et environnementales du pouvoir numérique, qui, ensemble, creusent les inégalités mondiales et poussent la planète vers l’effondrement. Nous devons de toute urgence construire un écosystème numérique écosocialiste. Mais à quoi cela ressemblerait-il et comment pouvons-nous y parvenir ?
Cet essai vise à mettre en évidence certains des éléments fondamentaux d’un programme socialiste numérique – un Digital Tech Deal (DTD, accord écosocialiste sur la technologie numérique) – centré sur les principes de l’anti-impérialisme, de l’abolition des classes, des compensations et de la décroissance qui peuvent nous faire passer à une économie socialiste du XXIe siècle. Il s’appuie sur des propositions de transformation ainsi que sur des modèles existants qui peuvent être mis à l’échelle, et cherche à les intégrer à d’autres mouvements qui prônent des alternatives au capitalisme, en particulier le mouvement de la décroissance. L’ampleur de la transformation nécessaire est énorme, mais nous espérons que cette tentative d’esquisser un Digital Tech Deal socialiste suscitera d’autres réflexions et débats sur l’aspect d’un écosystème numérique égalitaire et les mesures à prendre pour y parvenir.
Capitalisme numérique et problèmes liés à la législation contre les cartels
Les critiques progressistes du secteur technologique sont souvent tirées d’un cadre capitaliste classique centré sur la législation relative aux abus des cartels, aux droits humains et au bien-être des travailleurs. Formulées par l’élite des universitaires, des journalistes, des groupes de réflexion et des décideurs politiques du Nord, elles mettent en avant un programme réformiste américano-euro-centré qui suppose la poursuite du capitalisme, de l’impérialisme occidental et de la croissance économique.
Le réformisme anti-trusts est particulièrement problématique parce qu’il suppose que le problème de l’économie numérique est simplement la taille et les « pratiques déloyales » des grandes entreprises plutôt que le capitalisme numérique lui-même. Les lois contre les cartels ont été créées aux États-Unis pour promouvoir la concurrence et limiter les pratiques abusives des monopoles (alors appelés « trusts ») à la fin du XIXe siècle. Grâce à l’ampleur et à la puissance des grandes entreprises technologiques contemporaines, ces lois sont de nouveau à l’ordre du jour. Leurs défenseurs soulignent que les grandes entreprises non seulement nuisent aux consommateurs, aux travailleurs et aux petites entreprises, mais remettent également en question les fondements de la démocratie elle-même.
Les défenseurs de la législation anti-trusts affirment que les monopoles faussent un système capitaliste par ailleurs idéal et que ce qu’il faut, ce sont des conditions de concurrence égales pour tous. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources à concurrencer. Plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars par jour, et personne ne s’arrête pour demander comment ils seront « compétitifs » sur le « marché concurrentiel » envisagé par les défenseurs occidentaux de l’anti-trust. C’est d’autant plus décourageant pour les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’internet ne connaît pas de frontières.
À un niveau plus large, comme je l’ai soutenu dans un article précédent (voir page…) les défenseurs de l’anti-trust ignorent la division globalement inégale du travail et de l’échange de biens et de services, qui a été approfondie par la numérisation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres ne sont aussi grandes que parce qu’elles possèdent la propriété intellectuelle et les moyens informatiques utilisés dans le monde entier. Les penseurs anti-trusts, en particulier ceux des États-Unis, finissent par effacer systématiquement l’Empire américain et le Sud global du tableau.
Les initiatives européennes anti-trusts ne sont pas meilleures. Là, les décideurs politiques qui se plaignent des maux des grandes entreprises technologiques essaient discrètement de créer leurs propres géants technologiques. Le Royaume-Uni vise à produire son propre mastodonte de plusieurs milliards de dollars. Le président Emmanuel Macron va injecter 5 milliards d’euros dans des start-up technologiques dans l’espoir que la France compte au moins 25 « licornes » – des entreprises évaluées à un milliard de dollars ou plus – d’ici 2025. L’Allemagne dépense 3 milliards d’euros pour devenir une puissance mondiale de l’intelligence artificielle et un leader mondial (c’est-à-dire un colonisateur de marché) de l’industrialisation numérique. Pour leur part, les Pays-Bas visent à devenir une « nation de licornes ». Et en 2021, la commissaire à la concurrence de l’Union européenne, Margrethe Vestager, largement applaudie, a déclaré que l’Europe devait construire ses propres géants technologiques européens. Dans le cadre des objectifs numériques de l’UE pour 2030, Mme Vestager a déclaré que l’UE visait à « doubler le nombre de licornes européennes, qui est actuellement de 122 » (1).
Au lieu de s’opposer par principe aux grandes entreprises technologiques, les responsables politiques européens sont des opportunistes qui cherchent à étendre leur propre part du gâteau.
D’autres propositions capitalistes réformistes, telles que l’imposition progressive, le développement des nouvelles technologies comme option publique et la protection des travailleurs, ne parviennent toujours pas à s’attaquer aux causes profondes et aux problèmes fondamentaux. Le capitalisme numérique progressiste est meilleur que le néolibéralisme. Mais il est d’orientation nationaliste, il ne peut pas empêcher le colonialisme numérique, et il conserve un engagement envers la propriété privée, le profit, l’accumulation et la croissance.
Urgence environnementale et technologie
Les crises jumelles du changement climatique et de la destruction écologique, qui mettent en péril la vie sur Terre, sont d’autres angles morts des réformateurs numériques. De plus en plus d’éléments prouvent que les crises environnementales ne peuvent être résolues dans un cadre capitaliste fondé sur la croissance, qui non seulement accroît la consommation d’énergie et les émissions de carbone qui en résultent, mais exerce également une pression énorme sur les systèmes écologiques.
Le programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estime que les émissions doivent diminuer de 7,6 % chaque année entre 2020 et 2030 pour atteindre l’objectif de maintenir l’augmentation de la température à moins de 1,5° C (2). Des évaluations savantes estiment la limite d’extraction durable de matières premières à l’échelle mondiale à environ 50 milliards de tonnes de ressources par an. Or, à l’heure actuelle, nous en extrayons 100 milliards de tonnes par an, ce qui profite largement aux riches et aux pays du Nord.
La décroissance doit être mise en œuvre dans un avenir immédiat. Les légères réformes du capitalisme vantées par les progressistes continueront à détruire l’environnement. En appliquant le principe de précaution, nous ne pouvons pas nous permettre de risquer une catastrophe écologique permanente. Le secteur technologique n’est pas un simple spectateur, mais l’un des principaux moteurs de ces tendances.
Selon un rapport récent, en 2019, les technologies numériques – définies comme les réseaux de télécommunications, les centres de données, les terminaux (appareils personnels) et l’internet des objets IoD (le réseau de terminaux physiques) – ont contribué à 4 % des émissions de gaz à effet de serre, et leur consommation d’énergie a augmenté de 9 % par an (3).
Et aussi élevé que cela puisse paraître, ce chiffre sous-estime probablement l’utilisation de l’énergie par le secteur numérique. Un rapport de 2022 a révélé que les géants de la grande technologie ne s’engagent pas à réduire l’ensemble des émissions de leur chaîne de valeur (4). Des entreprises comme Apple prétendent être « neutres en carbone » d’ici 2030, mais cela « ne comprend actuellement que les opérations directes, qui représentent un microscopique 1,5 % de son empreinte carbone ».
En plus de surchauffer la planète, l’extraction des minéraux utilisés dans l’électronique – tels que le cobalt, le nickel et le lithium – dans des pays comme la République démocratique du Congo, le Chili, l’Argentine et la Chine est souvent destructive sur le plan écologique.
Et puis il y a le rôle central des entreprises numériques dans le soutien d’autres formes d’extraction polluantes. Les géants de la technologie aident les entreprises à explorer et à exploiter de nouvelles sources de combustibles fossiles et à numériser l’agriculture industrielle. Le modèle économique du capitalisme numérique tourne autour de la diffusion de publicités visant à promouvoir la consommation de masse, un facteur clé de la crise environnementale. Pendant ce temps, nombre de ses dirigeants milliardaires ont une empreinte carbone des milliers de fois supérieure à celle des consommateurs moyens du Nord.
Les réformistes du numérique partent du principe que les grandes entreprises technologiques peuvent être dissociées des émissions de carbone et de l’utilisation des ressources et, par conséquent, ils concentrent leur attention sur les activités et les émissions particulières de chaque entreprise. Pourtant, la notion de « dissociation » de la croissance de l’utilisation des ressources matérielles a été remise en question par les chercheurs, qui notent que l’utilisation des ressources suit de près la croissance du PIB à travers l’histoire. Les chercheurs ont récemment constaté que le transfert de l’activité économique vers les services, y compris les industries à forte intensité de connaissances, a un potentiel limité de réduction des impacts environnementaux mondiaux en raison de l’augmentation des niveaux de consommation des ménages par les travailleurs des services.
En résumé, les limites de la croissance changent tout. Si le capitalisme est écologiquement non durable, alors les politiques numériques doivent s’adapter à cette réalité brutale et difficile.
Le socialisme numérique et ses fondements
Dans un système socialiste, la propriété est détenue en commun. Les moyens de production sont directement contrôlés par les travailleurs eux-mêmes par le biais de coopératives de travailleurs, et la production est destinée à l’utilisation et aux besoins plutôt qu’à l’échange, au profit et à l’accumulation. Le rôle de l’État est contesté parmi les socialistes, certains soutenant que la gouvernance et la production économique devraient être aussi décentralisées que possible, tandis que d’autres plaident pour un plus grand degré de planification de l’État.
Ces mêmes principes, stratégies et tactiques s’appliquent à l’économie numérique. Un système de socialisme numérique éliminerait progressivement la propriété intellectuelle, socialiserait les moyens de calcul, démocratiserait les données et l’intelligence numérique et placerait le développement et la maintenance de l’écosystème numérique entre les mains des communautés du domaine public.
De nombreux éléments constitutifs d’une économie numérique socialiste existent déjà. Les logiciels libres et open source (FOSS, Free and Open Source Software) et les licences Creative Commons, par exemple, fournissent les logiciels et les licences nécessaires à un mode de production socialiste. Comme le note James Muldoon dans Platform Socialism (5), des projets urbains comme DECODE (6) fournissent des outils d’intérêt public open source pour des activités communautaires où les citoyens peuvent accéder et contribuer aux données, comme les niveaux de pollution atmosphérique, les pétitions en ligne ou les réseaux sociaux de quartier, tout en gardant le contrôle sur les données partagées. Les coopératives de plateformes (7), telles que la plateforme de livraison de nourriture Wings à Londres, fournissent un modèle notable de lieu de travail dans lequel les travailleurs organisent leur travail par le biais de plateformes open source détenues et contrôlées collectivement par les travailleur·es eux-mêmes. Il existe également une alternative socialiste de réseaux sociaux (8) dans le Fediverse (9), un ensemble de réseaux sociaux qui interagissent en utilisant des protocoles partagés, qui facilitent la décentralisation des communications en ligne.
Mais ces éléments constitutifs auraient besoin d’un changement de politique pour prospérer. Des projets comme le Fediverse, par exemple, ne sont pas en mesure de s’intégrer à des systèmes fermés ou de rivaliser avec les ressources massives et concentrées d’entreprises comme Facebook. Un ensemble de changements politiques radicaux serait donc nécessaire pour obliger les grands réseaux de médias sociaux à interopérer, à se décentraliser en interne, à ouvrir leur propriété intellectuelle (par exemple, les logiciels propriétaires), à mettre fin à la publicité forcée (publicité à laquelle les gens sont soumis en échange de services « gratuits »), à subventionner l’hébergement des données afin que les individus et les communautés – et non l’État ou les entreprises privées – puissent posséder et contrôler les réseaux et assurer la modération du contenu. Ces mesures permettraient d’étouffer les géants de la technologie.
La socialisation de l’infrastructure devrait également être équilibrée par de solides contrôles de la vie privée, des restrictions sur la surveillance de l’État et le recul de l’État sécuritaire carcéral. Actuellement, l’État exploite la technologie numérique comme moyen de coercition, souvent en partenariat avec le secteur privé. Les populations immigrées et les personnes en déplacement sont fortement ciblées par un ensemble de caméras, d’avions, de capteurs de mouvement, de drones, de vidéosurveillance et d’éléments biométriques. Les enregistrements et les données des capteurs sont de plus en plus centralisés par l’État dans des Fusion Centers (10) et des centres de lutte contre la criminalité en temps réel pour surveiller, prévoir et contrôler les communautés. Les communautés marginalisées et racisées ainsi que les militants sont ciblés de manière disproportionnée par l’État de surveillance high-tech. Ces pratiques doivent être interdites car les militants s’efforcent de démanteler et d’abolir ces institutions de violence organisée.
Accord sur la technologie numérique
Les grandes entreprises technologiques, la propriété intellectuelle et la propriété privée des moyens de calcul sont profondément ancrées dans la société numérique et ne peuvent être éteintes du jour au lendemain. Ainsi, pour remplacer le capitalisme numérique par un modèle socialiste, nous avons besoin d’une transition planifiée vers le socialisme numérique.
Les écologistes ont proposé de nouveaux « deals » [accords] décrivant la transition vers une économie verte. Les propositions réformistes comme le Green New Deal américain et le Green Deal européen fonctionnent dans un cadre capitaliste qui conserve les méfaits du capitalisme, comme la croissance terminale, l’impérialisme et les inégalités structurelles. En revanche, les modèles écosocialistes, tels que le Red Deal de la Nation Rouge (11), l’accord de Cochabamba (12) et la Charte de justice climatique d’Afrique du Sud (13), offrent de meilleures alternatives. Ces propositions reconnaissent les limites de la croissance et intègrent les principes égalitaires nécessaires à une transition juste vers une économie véritablement durable.
Cependant, ces accords rouges ou verts n’intègrent pas de plans pour l’écosystème numérique, malgré sa pertinence centrale pour l’économie moderne et la durabilité environnementale. De son côté, le mouvement pour la justice numérique a presque entièrement ignoré les propositions de décroissance et la nécessité d’intégrer leur évaluation de l’économie numérique dans un cadre écosocialiste. La justice environnementale et la justice numérique vont de pair, et les deux mouvements doivent s’associer pour atteindre leurs objectifs.
Dans ce but, je propose un Digital Tech Deal [Accord sur la technologie numérique] écosocialiste qui incarne les valeurs croisées de l’anti-impérialisme, de la durabilité environnementale, de la justice sociale pour les communautés marginalisées, de l’autonomisation des travailleur·es, du contrôle démocratique et de l’abolition des classes. Voici dix principes pour guider un tel programme :
1. Veiller à ce que l’économie numérique s’inscrive dans les limites sociales et planétaires. Nous sommes confrontés à une réalité : les pays les plus riches du Nord ont déjà émis plus que leur « part équitable » (14) du budget carbone – et cela est également vrai pour l’économie numérique dirigée par les Big Tech qui profite de manière disproportionnée aux pays les plus riches. Il est donc impératif de veiller à ce que l’économie numérique ne dépasse pas les limites sociales et planétaires. Nous devrions établir une limite scientifiquement établie sur la quantité et les types de matériaux qui peuvent être utilisés et des décisions pourraient être prises sur les ressources matérielles (par exemple, la biomasse, les minéraux, les vecteurs d’énergie fossile, les minerais métalliques) qui devraient être consacrées à tel ou tel usage (par exemple, de nouveaux bâtiments, des routes, de l’électronique, etc.), en telle ou telle quantité et pour telle ou telle personne. On pourrait établir des dettes écologiques qui imposent des politiques de redistribution du Nord au Sud, des riches aux pauvres.
2. Supprimer progressivement la propriété intellectuelle. La propriété intellectuelle, notamment sous la forme de droits d’auteur et de brevets, donne aux entreprises le contrôle des connaissances, de la culture et du code qui détermine le fonctionnement des applications et des services, ce qui leur permet de maximiser l’engagement des utilisateurs, de privatiser l’innovation et d’extraire des données et des rentes. L’économiste Dean Baker estime (15) que les rentes de propriété intellectuelle coûtent aux consommateurs 1 000 milliards de dollars supplémentaires par an par rapport à ce qui pourrait être obtenu sur un « marché libre » sans brevets ni monopoles de droits d’auteur. L’élimination progressive de la propriété intellectuelle au profit d’un modèle de partage des connaissances basé sur les biens communs permettrait de réduire les prix, d’élargir l’accès à l’éducation et de l’améliorer pour tous, et fonctionnerait comme une forme de redistribution des richesses et de réparation pour le Sud.
3. Socialiser les infrastructures physiques. Les infrastructures physiques telles que les plateformes de serveurs en nuage, les tours de téléphonie mobile, les réseaux de fibre optique et les câbles sous-marins transocéaniques profitent à ceux qui les possèdent. Il existe des initiatives en faveur de fournisseurs de services internet gérés par les communautés et de réseaux maillés sans fil qui peuvent contribuer à mettre ces services entre les mains des communautés. Certaines infrastructures, comme les câbles sous-marins, pourraient être entretenues par un consortium international qui les construit et les entretient au prix coûtant pour le bien public plutôt que pour le profit.
4. Remplacer les investissements privés de production par des subventions publiques et la production. La coopérative numérique britannique de Dan Hind (16) est peut-être la proposition la plus détaillée sur la manière dont un modèle de production socialiste pourrait fonctionner dans le contexte actuel. Selon ce plan, « les institutions du secteur public, y compris les gouvernements locaux, régionaux et nationaux, fourniront des lieux où les citoyens et les groupes plus ou moins cohésifs pourront se rassembler et s’assurer une revendication sur le politique ». Améliorée par des données ouvertes, des algorithmes transparents, des logiciels et des plateformes à code source ouvert et mise en œuvre par une planification participative démocratique, une telle transformation faciliterait l’investissement, le développement et la maintenance de l’écosystème numérique et de l’économie au sens large.
Bien que Hind envisage de déployer cette option publique dans un seul pays – en concurrence avec le secteur privé – elle pourrait plutôt fournir une base préliminaire pour la socialisation complète de la technologie. En outre, cela pourrait être élargi pour inclure un cadre de justice globale qui fournit des infrastructures en guise de réparations au Sud, de la même manière que les initiatives de justice climatique font pression sur les pays riches pour qu’ils aident le Sud à remplacer les combustibles fossiles par des énergies vertes.
5. Décentraliser l’internet. Les socialistes prônent depuis longtemps la décentralisation de la richesse, du pouvoir et de la gouvernance entre les mains des travailleurs et des communautés. Des projets comme FreedomBox (17) proposent des logiciels libres et gratuits pour alimenter des serveurs personnels peu coûteux qui peuvent héberger et acheminer collectivement des données pour des services comme le courrier électronique, l’agenda, les applications de chat, les réseaux sociaux, etc. D’autres projets comme Solid (18) permettent aux gens d’héberger leurs données dans des « pods » qu’ils contrôlent. Les fournisseurs d’applications, les réseaux de médias sociaux et d’autres services peuvent alors accéder aux données à des conditions acceptables pour les utilisateurs, qui conservent le contrôle de leurs données. Ces modèles pourraient être étendus pour aider à décentraliser l’internet sur une base socialiste.
6. Socialiser les plateformes. Les plateformes internet comme Uber, Amazon et Facebook centralisent la propriété et le contrôle en tant qu’intermédiaires privés qui s’interposent entre les utilisateurs de leurs plateformes. Des projets comme Fediverse et LibreSocial fournissent un modèle d’interopérabilité qui pourrait potentiellement s’étendre au-delà des réseaux sociaux. Les services qui ne peuvent pas simplement interopérer pourraient être socialisés et exploités au prix coûtant pour le bien public plutôt que pour le profit et la croissance.
7. Socialiser l’intelligence et les données numériques. Les données et l’intelligence numérique qui en découle sont une source majeure de richesse et de pouvoir économiques. La socialisation des données permettrait au contraire d’intégrer des valeurs et des pratiques de respect de la vie privée, de sécurité, de transparence et de prise de décision démocratique dans la manière dont les données sont collectées, stockées et utilisées. Elle pourrait s’appuyer sur des modèles tels que le projet DECODE à Barcelone et à Amsterdam.
8. Bannir la publicité forcée et le consumérisme de plateforme. La publicité numérique diffuse un flux constant de propagande d’entreprise conçue pour manipuler le public et stimuler la consommation. De nombreux services « gratuits » sont alimentés par des publicités, ce qui stimule encore davantage le consumérisme au moment même où il met la planète en péril. Des plateformes comme Google Search et Amazon sont construites pour maximiser la consommation, en ignorant les limites écologiques. Au lieu de la publicité forcée, les informations sur les produits et les services pourraient être hébergées dans des annuaires et accessibles sur une base volontaire.
9. Remplacer les appareils militaires, policiers, pénitentiaires et de sécurité nationale par des services de sûreté et de sécurité gérés par les communautés. La technologie numérique a accru le pouvoir de la police, de l’armée, des prisons et des agences de renseignement. Certaines technologies, comme les armes autonomes (qui ne nécessitent pas d’intervention humaine, par exemple les drones), devraient être interdites, car elles n’ont aucune utilité pratique au-delà de la violence. D’autres technologies basées sur l’intelligence artificielle, dont on peut soutenir qu’elles ont des applications socialement bénéfiques, devraient être étroitement réglementées, en adoptant une approche prudente pour limiter leur présence dans la société. Les militants qui font pression pour réduire la surveillance de masse de l’État devraient se joindre à ceux qui militent pour l’abolition de la police, des prisons, de la sécurité nationale et du militarisme, en plus des personnes visées par ces institutions.
10. Mettre fin à la fracture numérique. La fracture numérique fait généralement référence à l’inégalité d’accès individuel aux ressources numériques telles que les appareils et les données informatiques, mais elle devrait également englober la manière dont les infrastructures numériques, telles que les plateformes de serveurs en nuage et les installations de recherche de haute technologie, sont détenues et dominées par les pays riches et leurs entreprises. En tant que forme de redistribution des richesses, le capital pourrait être redistribué par le biais de la fiscalité et d’un processus de réparation afin de subventionner les appareils personnels et la connectivité Internet pour les pauvres du monde entier et de fournir des infrastructures, telles que l’infrastructure en nuage et les installations de recherche de haute technologie, aux populations qui ne peuvent pas se les offrir.
Comment faire du socialisme numérique une réalité
Des changements radicaux sont nécessaires, mais il y a un grand écart entre ce qui doit être fait et la situation actuelle. Néanmoins, il existe des mesures essentielles que nous pouvons et devons prendre.
Tout d’abord, il est essentiel de sensibiliser, de promouvoir l’éducation et d’échanger des idées au sein des communautés et entre elles afin qu’ensemble nous puissions co-créer un nouveau cadre pour l’économie numérique. Pour ce faire, une critique claire du capitalisme et du colonialisme numériques est nécessaire.
Un tel changement sera difficile à mettre en place si la production concentrée de connaissances reste intacte. Les universités d’élite, les sociétés de médias, les groupes de réflexion, les ONG et les chercheurs de Big Tech du Nord dominent la conversation et établissent l’ordre du jour de la réparation du capitalisme, limitant et restreignant les paramètres de cette conversation. Nous devons prendre des mesures pour leur ôter leur pouvoir, par exemple en abolissant le système de classement des universités, en démocratisant la salle de classe et en mettant fin au financement des entreprises, des philanthropes et des grandes fondations. Les initiatives visant à décoloniser l’éducation – comme le récent mouvement de protestation étudiant #FeesMustFall (les frais doivent baisser) en Afrique du Sud et la Endowment Justice Coalition à l’université de Yale – fournissent des exemples des mouvements qui seront nécessaires.
Deuxièmement, nous devons relier les mouvements de justice numérique à d’autres mouvements de justice sociale, raciale et environnementale. Les militants des droits numériques devraient travailler avec les écologistes, les abolitionnistes, les défenseurs de la justice alimentaire, les féministes et d’autres. Une partie de ce travail est déjà en cours – par exemple, la campagne #NoTechForICE (pas de technologie pour les services de l’immigration et des douanes) menée par Mijente, un réseau de base dirigé par des migrants, remet en question l’utilisation de la technologie pour contrôler l’immigration aux États-Unis – mais il reste encore beaucoup à faire, notamment en ce qui concerne l’environnement.
Troisièmement, nous devons intensifier l’action directe et l’agitation contre Big Tech et l’empire américain. Il est parfois difficile de mobiliser un soutien derrière des sujets apparemment ésotériques, comme l’ouverture d’un centre de serveurs en nuage dans le Sud (par exemple en Malaisie) ou l’imposition de logiciels Big Tech dans les écoles (par exemple en Afrique du Sud). Cela est particulièrement difficile dans le Sud, où les gens doivent donner la priorité à l’accès à la nourriture, à l’eau, au logement, à l’électricité, aux soins de santé et aux emplois. Cependant, la résistance réussie à des développements tels que Facebook’s Free Basics en Inde et la construction du siège social d’Amazon sur des terres indigènes sacrées au Cap, en Afrique du Sud, montre la possibilité et le potentiel de l’opposition civique.
Ces énergies militantes pourraient aller plus loin et adopter les tactiques de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), que les militants anti-apartheid ont utilisées pour cibler les sociétés informatiques vendant des équipements au gouvernement d’apartheid en Afrique du Sud. Les militants pourraient créer un mouvement #BigTechBDS, qui ciblerait cette fois l’existence des grandes entreprises technologiques. Les boycotts pourraient annuler les contrats du secteur public avec les géants de la technologie et les remplacer par des solutions socialistes de People’s Tech. Des campagnes de désinvestissement pourraient forcer des institutions comme les universités à se désinvestir des pires entreprises technologiques. Et les militants pourraient faire pression sur les États pour qu’ils appliquent des sanctions ciblées aux entreprises technologiques américaines, chinoises et d’autres pays.
Quatrièmement, nous devons travailler à la création de coopératives de travailleurs de la technologie qui peuvent être les éléments constitutifs d’une nouvelle économie socialiste numérique. Il existe un mouvement de syndicalisation de la Big Tech, qui peut contribuer à protéger les travailleurs de la technologie en cours de route. Mais syndiquer Big Tech, c’est comme syndiquer les compagnies des Indes orientales, le fabricant d’armes Raytheon, Goldman Sachs ou Shell – ce n’est pas de la justice sociale et cela n’apportera probablement que de légères réformes. De même que les militants sud-africains de la lutte contre l’apartheid ont rejeté les principes de Sullivan – un ensemble de règles et de réformes en matière de responsabilité sociale des entreprises qui permettaient aux entreprises américaines de continuer à faire des bénéfices dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – et d’autres réformes légères, en faveur de l’étranglement du système de l’apartheid, nous devrions avoir pour objectif d’abolir complètement les Big Tech et le système du capitalisme numérique. Et cela nécessitera de construire des alternatives, de s’engager avec les travailleurs de la tech, non pas pour réformer l’irréformable, mais pour aider à élaborer une transition juste pour l’industrie.
Enfin, des personnes de tous horizons devraient travailler en collaboration avec des professionnels de la technologie pour élaborer le plan concret qui constituerait un Digital Tech Deal. Ce projet doit être pris aussi au sérieux que les « green deals » actuels pour l’environnement. Avec un Digital Tech Deal, certains travailleurs – comme ceux du secteur de la publicité – perdraient leur emploi, il faudrait donc prévoir une transition équitable pour les travailleurs de ces secteurs. Les travailleurs, les scientifiques, les ingénieurs, les sociologues, les avocats, les éducateurs, les militants et le grand public pourraient réfléchir ensemble à la manière de rendre cette transition pratique.
Aujourd’hui, le capitalisme progressiste est largement considéré comme la solution la plus pratique à la montée en puissance des Big Tech. Pourtant, ces mêmes progressistes n’ont pas su reconnaître les méfaits structurels du capitalisme, la colonisation technologique menée par les États-Unis et l’impératif de décroissance. Nous ne pouvons pas brûler les murs de notre maison pour nous garder au chaud. La seule solution pratique est de faire ce qui est nécessaire pour nous empêcher de détruire notre seule et unique maison – et cela doit intégrer l’économie numérique. Le socialisme numérique, concrétisé par un Digital Tech Deal [Accord sur la technologie numérique], offre le meilleur espoir dans le court laps de temps dont nous disposons pour un changement radical, mais il devra être discuté, débattu et construit. J’espère que cet article pourra inviter les lecteurs et d’autres personnes à collaborer dans cette direction.
Cet article a d’abord été publié le 4 avril 2022 par le magazine en ligne ROAR : (Traduit de l’anglais par JM).
5. James Muldoon, Platform Socialism – How to Reclaim our Digital Future from Big Tech, Pluto Press, London 2022.
6. Decentralised citizen-owned data ecosystems (écosystèmes de données décentralisés appartenant aux citoyens) :
8. Michael Kwet, « Social Media Socialism: People’s Tech and Decolonization for a Global Society in Crisis »,
9. Fediverse (de l’anglais pour « fédération » et « univers ») est une fédération de serveurs formant un réseau social. Il est construit autour de logiciels libres, permettant un auto-hébergement, ou bien l’utilisation d’un service prêt à l’emploi chez un tiers. Les différents services disponibles pour les nœuds de ces instances sont hétérogènes (microblog, blog, vidéo, image, articles de recherche, code logiciel) mais utilisent des protocoles d’échanges communs pour communiquer entre eux, « se fédérer », ou des ponts entre différents protocoles de façon transparente pour l’utilisateur, la volonté étant de fournir une alternative ouverte et résiliente aux réseaux sociaux captifs, propriétés d’une unique entité. Voir :
10. Aux États-Unis, les Fusion Centers sont conçus pour promouvoir le partage d'informations au niveau fédéral entre des agences telles que le Federal Bureau of Investigation, le US Department of Homeland Security, le US Department of Justice et les forces de l'ordre étatiques, locales et tribales. En février 2018, le département américain de la Sécurité intérieure a reconnu l’existence de 79 centres. Ce Réseau national a été créé après les attentats du 11 septembre pour permettre la collaboration entre les juridictions.
12. Voir : « Le monde au chevet de la planète en Bolivie », RFI du 22 avril 2010 () et le site de la Conférence mondiale des peuples :
14. Jason Hickel, « Quantifier la responsabilité nationale de la dégradation du climat : une approche d’attribution basée sur l’égalité pour les émissions de dioxyde de carbone dépassant la frontière planétaire », The Lancet, vol. 4, n° 9, septembre 2020 :
15. Dean Baker, « Working Paper : Is Intellectual Property the Root of All Evil ? Patents, Copyrights and Inequality, CEPR, 2 octobre 2018 :
16. Dan Hind, « The British Digital Cooperative: A New Model Public Sector Instiutution » :