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Ukraine : résister aux créanciers
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Ukraine : résister aux créanciers - CONTRETEMPS
Au fil de cette interview menée par Sushovan Dhar, Éric Toussaint analyse l’aide accordée à l’Ukraine depuis le début de l’agression russe. Il montre que cette aide est bien souvent délivrée sous forme de prêts – et non de dons – que l’Ukraine devra rembourser dans plusieurs années. Cela pose la question de la reconstruction future du pays et laisse présager l’imposition de nouvelles mesures néolibérales – privatisations, accaparement des terres arables, des ressources naturelles – au nom du remboursement de la dette.
***
Quelle est la situation de la dette ukrainienne 15 mois après l’invasion de son territoire par la Russie ?
D’abord je tiens à préciser que l’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue une agression injustifiable et condamnable. Face à cette invasion, le peuple ukrainien a raison de résister et il mérite un soutien international comme d’autres peuples agressés nécessitent tout notre soutien, que ce soit le peuple palestinien (victime de l’occupation et de l’agression de la part de l’État israélien depuis des décennies), le peuple afghan (victime de l’intervention des États-Unis et de leurs alliés à partir de 2001 jusque 2021), le peuple irakien (victime de l’invasion de mars 2003 par les États-Unis et leurs alliés), le peuple kurde, et bien d’autres peuples.
Depuis les années 1990, la Russie est devenue un pays capitaliste appliquant une politique impérialiste violente comme les États-Unis et les pays impérialistes occidentaux européens. Il n’y a pas de doute que la liste des agressions commises par Washington et ses alliés est bien plus longue que celle de la Russie mais cela ne donne en rien le droit à Poutine d’envahir un pays souverain et de s’en propre à son peuple. En envahissant l’Ukraine, il a redonné un semblant de légitimité à l’OTAN qu’il faut combattre inlassablement afin d’obtenir sa dissolution.
En fait, il s’agit de s’opposer très clairement aux politiques et aux intérêts des différents impérialismes. Il faut s’opposer à l’impérialisme de la puissance capitaliste russe et il faut s’opposer à l’OTAN. Dans le cas présent, il s’agit de soutenir la résistance du peuple ukrainien face à l’invasion sans pour autant créer la moindre illusion sur les objectifs poursuivis par les pays impérialistes qui apportent leur soutien au gouvernement de Zelensky en mettant à profit la guerre et en la faisant durer dans leurs intérêts.
La dette extérieure de l’Ukraine s’élevait au début 2023 à 132 milliards de dollars US, environ 75 % du PIB. Cela n’inclut pas la dette intérieure. Si on additionne la dette interne et externe, le total représente plus de 100 % du PIB. En juillet 2022, les pays créanciers alliés de l’Ukraine avaient annoncé la suspension du paiement du remboursement de la dette et en mars 2023, cette suspension a été prolongée jusque 2027. Mais attention, cela ne concerne pas tous les créanciers et notamment pas le FMI et les créanciers privés.Il faut aussi avoir clair à l’esprit que dans le cas présent, pendant cette suspension partielle de paiement, les intérêts à payer continuent à être calculés et s’ajouteront au capital prêté qui devra être, selon les accords signés, intégralement remboursé.
En effet une très grande partie de l’aide financière apportée par les alliés de l’Ukraine se fait sous forme de prêts, ce qui veut dire que l’aide constitue en fait une nouvelle dette. C’est particulièrement clair et scandaleux en ce qui concerne la soi-disant aide apportée par l’UE et les pays membres de l’UE. Par exemple, l’aide supplémentaire à l’Ukraine pour un montant de 18 milliards d’euros annoncée en fanfare par l’UE en novembre 2022 sera progressivement versée sous forme de prêts à rembourser intégralement et avec intérêts[1].
Cette annonce a ensuite été confirmée en décembre 2022. En tout, l’UE et ses 27 membres ont jusqu’ici annoncé qu’elles prêteraient à l’Ukraine des moyens financiers pour un montant de 55 milliards d’euros à débourser au cours des prochaines années. Les autorités ukrainiennes s’en félicitent mais c’est un « cadeau empoisonné » pour le peuple car, selon les annonces actuelles, le remboursement du capital commencera dans une dizaine d’années. Cela veut dire que le gouvernement est encouragé à s’endetter d’une part parce que ses besoins sont importants et d’autre part parce qu’il ne devra pas commencer à rembourser pendant son mandat. Le charge principale du remboursement de la dette retombera sur d’autres gouvernants et, inéluctablement, sur le peuple.
Si nous prenons une comparaison : la dette grecque s’élevait en 2009 avant le prêt de sauvetage du FMI et de l’UE (Commission européenne, États membres de la zone euro et BCE) à environ 126 % du PIB ; au début 2015 avant que le parti de gauche Syriza arrive au gouvernement, la dette représentait 180% du PIB ; en 2020, elle a atteint 206% et au début 2023 environ 171%. En chiffres absolu, la dette publique grecque avant l’aide du FMI et de l’UE s’élevait à 301 milliards € ; en 2015, après 5 ans de prêts du FMI et de l’UE elle atteignait 311 milliards € et, au début 2023, elle a atteint 356 milliards €. En résumé, les soi- disant aides de l’UE et du FMI sous formes de prêts sont des cadeaux empoisonnés qui maintiennent le pays sous la férule des créanciers[2].
La conclusion pour la Grèce et pour l’Ukraine : la soi-disant aide financière sous forme de crédits représente un coût politique et social très élevé : privatisations qui se font au profit d’entreprises étrangères très souvent ; baisse des salaires ; précarisation des conditions de travail ; législation restreignant l’exercice du droit de grève et de négociation collective,… En plus, la dette augmente et représente en permanence un moyen de pression des créanciers sur les autorités du pays.
Du côté des États-Unis, ceux-ci ont fait le choix de reproduire ce qu’ils avaient fait avec le Plan Marshall à la fin des années 1940 pour la reconstruction de l’économie de leurs alliés d’Europe occidentale, à savoir des dons et non des prêts. Jusqu’ici, ils se sont engagés à fournir plus de 73 milliards. L’aide financière qu’ils apportent sous forme de dons est en partie dépensée en achat de produits et de services vendus par des entreprises des États-Unis. Les États-Unis apparaissent comme le bon flic financier à côté des mauvais flics financiers que sont l’UE, le FMI, la Banque mondiale, la BEI (Banque Européenne d’Investissement), la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement),…En ce qui concerne le FMI, la Banque mondiale, la BEI et la BERD, il s’agit, tout comme pour l’UE, de prêts remboursables intégralement et sur lesquels s’ajoutent des intérêts importants.Donc il est clair que les aides vont très fortement augmenter la dette de l’Ukraine dans les années à venir. L’augmentation se comptera en dizaines de milliards de dollars mais on ne s’en apercevra que progressivement. D’après mes calculs, concernant les prêts des pays d’Europe occidentale (UE et autres comme la Grande Bretagne), du FMI, de la Banque mondiale et de la BEI, la dette à l’égard de ces créanciers augmentera d’au moins 50 milliards de dollars.
Donc ce qui est annoncé comme une aide généreuse et solidaire est largement constitué de dettes qui seront réclamées au peuple ukrainien ?
Oui c’est très clair. Prenons le cas du FMI. Le crédit du FMI à l’Ukraine depuis l’invasion porte sur un peu plus de 15 milliards de dollars (ou 11,6 milliards de SDR, la monnaie du FMI) qui vont être déboursés progressivement. Le FMI a toujours pour principe de se faire intégralement rembourser (tout comme la Banque mondiale) même en cas d’accord des autres créanciers pour réduire la dette. De plus, il exige des taux d’intérêt élevés qui peuvent atteindre jusqu’à 8 % annuel.
Grosso modo, pour un « petit » prêt le FMI demande un intérêt de 2 %, dès que la somme dépasse un certain montant, il applique des surcharges[3] et cela amène à des taux réels qui varient entre 4,5 % et 8 % selon les cas. Dans le cas précis de l’Ukraine, Daniel Munevar d’Eurodad avait réalisé en 2021 un calcul précis sur les surcharges demandées par le FMI à l’Ukraine avant l’invasion.
Depuis le début de la guerre en février 2022, le FMI n’a pas l’air d’appliquer la suspension de paiement si l’on se base sur le calendrier des remboursements qui se trouve sur son site. Il est fort probable que le Fonds a réussi à convaincre une série de pays alliés des États-Unis (G7 + Belgique, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Slovaquie et Espagne) de verser des contributions dans un fonds géré par le FMI et dans lequel celui-ci puise l’argent que l’Ukraine doit lui rembourser pendant la période de suspension de paiement qui va jusque 2027.[4]
Il faut aussi préciser que le FMI conditionne l’octroi de crédits à l’application de politiques néolibérales dures. Dans le cas de l’Ukraine, depuis 2000, les autorités de ce pays ont signé avec le FMI à 18 reprises des accords donnant lieu à l’octroi d’un crédit. Ces accords débouchent chaque fois sur l’envoi par le gouvernement d’une lettre d’intention qui précise ce que les autorités s’engagent à réaliser afin de rencontrer les exigences du FMI. Ces lettres d’intention définissent toute une panoplie de mesures qui vont à l’encontre des intérêts des populations et qui accompagnent une énorme augmentation de la dette.Depuis 2000, le FMI a obtenu des autorités de l’Ukraine l’application de la stratégie du choc, avec des mesures néolibérales typiques : la libéralisation et la promotion du commerce extérieur, la libéralisation des prix, la réduction des subventions à la consommation des classes populaires, la dégradation de l’accès à toute une série de bien de services de base.
Le FMI a également encouragé l’accélération du processus de privatisation des entreprises publiques. Chaque fois, le FMI fixait un objectif de réduction du déficit public. Le FMI a ajouté la précarisation du marché du travail en facilitant les licenciements dans le secteur privé et dans le secteur public. Les effets des politiques recommandées par le FMI ont été dramatiques. Il y a eu un appauvrissement extrêmement grave de la population. Au point que l’Ukraine, en 2015, se situait en bas de l’échelle de tous les pays d’Europe au niveau des salaires réels.
Le FMI, malgré la guerre dans laquelle le pays est plongé, poursuit-il l’application des mêmes politiques néolibérales ?
La réponse est affirmative. Par exemple, le FMI essaye d’obtenir, à la faveur de la guerre, l’approfondissement des privatisations d’entreprises qu’il n’avait pas encore réussi à obtenir au cours des 20 dernières années. C’est le cas de l’entreprise publique de gaz, Naftogaz. Ce sera un enjeu important dans les prochaines années. C’est ce qu’on peut déduire de ce passage : « Des réformes ambitieuses seront nécessaires dans le secteur de l’énergie pour renforcer la concurrence, améliorer les mécanismes du marché et réduire les grands risques quasi-budgétaires ».[5]
Et qu’en est-il de l’aide apportée par les pays de l’Union européenne ? Tu as dit qu’il ne s’agissait pas de dons mais de nouvelles dettes…
Oui c’est bien le cas, une grande partie de l’aide de l’UE est constituée de prêts à intérêt.En fait, l’UE a pris pour modèle ce qu’elle a fait avec la Grèce à partir de 2010 : se mettre d’accord avec le FMI pour imposer au pays des mesures dont le caractère néolibéral et anti-populaire est évident.
Les aides de l’UE sont conditionnées par un accord de l’Ukraine avec le FMI. Et réciproquement, l’accord de l’Ukraine avec le FMI prévoit que les autorités ukrainiennes doivent mettre en œuvre des (contre) réformes structurelles qui sont nécessaires pour que l’Ukraine remplisse les conditions d’adhésion à l’UE. Le document du FMI de mars 2023 déclare :
« Le programme comprendra une approche en deux phases : la première phase vise à assurer la stabilisation macroéconomique et à entreprendre des réformes structurelles essentielles pendant que la guerre est encore en cours ; la seconde phase, une fois que les combats actifs se seront suffisamment calmés, sera axée sur la poursuite de l’enracinement des politiques macroéconomiques et le lancement d’un ensemble plus vaste de réformes structurelles visant à rétablir la viabilité extérieure à moyen terme, à soutenir une croissance soutenue et à faciliter la voie de l’Ukraine vers l’adhésion à l’UE ».[6]
Cela veut notamment dire augmenter les privatisations, permettre encore plus d’investissements étrangers dans les secteurs qui intéressent les capitalistes occidentaux… Parmi les biens qui les intéressent, on trouve l’énorme quantité de terres arables qu’ils convoitent. Rappelons-nous que l’Ukraine est un grenier à blé de l’Europe et du monde. Il s’agit d’approfondir la possibilité pour des investisseurs étrangers de l’agro business d’acquérir de grandes quantités de terres cultivées très fertiles.
Et comment l’Ukraine pourrait-elle se reconstruire après toutes les destructions qui lui ont été infligées depuis février 2022 et qui vont se poursuivre tout en remboursant les anciennes et les nouvelles dettes ? Qu’est-ce que les créanciers ont en tête ?
Les créanciers savent très bien que le remboursement intégral de la dette selon le calendrier prévu est impossible. Non seulement ils le savent mais ils font en sorte qu’il en soit ainsi afin de s’en servir comme moyen de pression. Comme c’est très souvent le cas, le poids de la dette va servir de monnaie d’échange au moment de la paix, à une date qu’il est impossible de prévoir.Afin d’obtenir que l’Ukraine favorise le plus possible les intérêts des créanciers occidentaux, comme carotte, on va lui tendre la possibilité de passer un accord de réduction d’une partie de la dette.
La négociation pour une restructuration de la dette ukrainienne sera l’occasion pour les créanciers d’obtenir un maximum d’avantages aux dépens du peuple ukrainien et des ressources naturelles de l’Ukraine. Washington qui, jusqu’ici a fait plus de dons que de prêts, se servira du FMI et de la BM qu’il domine pour que ses intérêts soient pris en compte en priorité. La puissance impérialiste étasunienne fera jouer le poids de l’armement qu’il fournit à l’Ukraine et de la dépendance de ce pays pour sa défense. Impérialistes européens et nord- américains se serviront de l’OTAN.
Comme une restructuration/réduction de la dette devrait impliquer également d’autres puissances comme la Turquie et la Chine, les autorités de ces pays essayeront de faire valoir leurs intérêts et avanceront leurs exigences. Ces deux pays, et en particulier la Chine, sont des créanciers. La Chine est également présente (tout comme la Russie d’ailleurs) dans le FMI et dans la Banque mondiale et elle y avancera ses exigences pour avoir sa part du gâteau.
Y a-t-il une dette interne ?
Oui, il y a une ancienne dette interne datant d’avant la guerre à laquelle s’ajoute une nouvelle dette interne car le gouvernement Zelenski émet des titres de la dette appelé des « titres de guerre ». Dans le graphique qui se trouve en annexe, on constate que le gouvernement a vendu des nouveaux titres pour un montant de 5,9 milliards de dollars au cours du premier trimestre 2023. Ces titres sont rémunérés à un taux d’intérêt qui varie de 8,5 à 12% s’ils sont en couronnes ukrainiennes ou de 2 à 3,5% s’ils sont en dollars ou de 2 à 2,7% s’ils sont en euros.[7]
Concrètement, quelle aide financière l’Ukraine a-t-elle reçu ?
Selon le site ukrainien financé par une fondation de George Soros, le Congrès des Etats-Unis via le National Endowment for Democracy et l’ambassade de Suède a « en 2022 l’Ukraine a reçu 31,1 milliards de dollars de dons et de prêts étrangers, soit une moyenne de 3,1 milliards de dollars par mois de guerre. Toutefois, les paiements n’ont été ni stables ni réguliers, certains mois étant marqués par des montants extrêmement élevés ou faibles. L’irrégularité des paiements a nui à l’exécution du budget ».[8]
Cela a comme conséquence que l’Ukraine est très dépendante des puissances qui fournissent ces finances. Elles en profitent pour mettre en avant leurs intérêts économiques et géostratégiques.
Qu’en est-il de la dette réclamée à l’Ukraine par la Russie ?
Il s’agit d’une dette qui remonte à 2013. L’Ukraine a suspendu le paiement de cette dette à partir de décembre 2015 et cela a donné lieu à une procédure en justice à Londres. La Russie demandant à la justice britannique de condamner l’Ukraine à reprendre les paiements. J’avais abordé cette question dans l’interview que je t’ai donnée en avril 2022 et depuis lors, il y a du nouveau. Reprenons le cours des évènements.
En décembre 2013, alors que l’Ukraine avait Viktor Ianoukovytch comme président, très lié au régime de Poutine, la fédération de Russie a convaincu le ministère des Finances de l’Ukraine d’émettre des titres à la bourse de Dublin en Irlande pour un montant de 3 milliards de dollars. Il s’agissait d’une première émission qui aurait pu être suivie par d’autres pour progressivement atteindre 15 milliards de dollars. Donc, la première émission de titres s’est élevée 3 milliards et l’ensemble des titres vendus à Dublin a été acheté par la fédération de Russie via une société privée à qui elle avait confié cette opération, la Law Debenture Trust Corporation plc. Le taux d’intérêt à payer s’élevait à 5 %.
L’année suivante, la Russie annexait la Crimée qui jusque-là faisait partie de l’Ukraine. Le gouvernement ukrainien a changé suite à des mobilisations populaires, dont on peut débattre de la nature exacte puisqu’il y avait à la fois une authentique rébellion populaire et une intervention de la droite et de l’extrême droite. Il y avait également une volonté des puissances occidentales, et notamment de Washington, de tirer profit du mécontentement populaire pour affaiblir la position de Poutine et renforcer la leur. Le nouveau gouvernement a continué pendant un moment le remboursement de la dette à la Russie. En tout, 233 millions de dollars d’intérêt ont été payés à la Russie. Ensuite à partir de décembre 2015, quand il s’est agi de rembourser le principal (= les 3 milliards de dollars prêtés en décembre 2013) qui venait à échéance le 21 décembre de cette année, le gouvernement a décidé de suspendre le paiement de la dette.
En résumé, le gouvernement ukrainien a justifié la suspension de paiement en expliquant que l’Ukraine avait le droit de prendre des contre-mesures contre la Russie car celle-ci a agressé l’Ukraine et a annexé la Crimée en 2014. Et effectivement, au niveau du droit international, un État a le droit de prendre des contre-mesures et de suspendre l’exécution d’un contrat dans de telles circonstances.
La société Law Debenture Trust Corporation plc, qui représente les intérêts de la Fédération de Russie, a porté l’affaire devant la justice britannique à Londres. En effet, il était prévu que les titres étaient émis en respect de la loi anglaise et qu’en cas de litige les tribunaux britanniques seraient compétents. Cette société a donc déposé plainte contre l’Ukraine en demandant à la justice britannique de condamner l’Ukraine à reprendre le paiement. La procédure a commencé en 2016.
Il y a eu un premier jugement, suivi d’un appel contre le jugement. Puis, finalement, une séance à la Cour suprême du Royaume-Uni a eu lieu le 11 novembre 2021[9].
C’est important de souligner que, dans un premier temps, les magistrats britanniques – notamment le principal magistrat qui était en charge du début de la procédure – n’était autre que William Blair, le frère de Tony Blair, qui était jusqu’il y a peu très lié en affaire avec la Russie de Poutine. Ce magistrat a eu tendance à donner raison à la Russie. La justice du Royaume-Uni veut rester attractive pour les investisseurs. Le frère de Tony Blair a émis un jugement en mars 2017 au cours duquel il n’acceptait pas une série d’arguments pourtant évidents présentés par l’Ukraine . William Blair a considéré qu’il n’y avait pas véritablement eu de contrainte exercée par la Russie sur l’Ukraine [6]. Il a estimé que ce n’est pas un conflit d’État à État. Il a suivi le point de vue de la Russie selon lequel la société qui a acheté les titres ukrainiens est une société privée. Mais cette société agit directement pour le compte de la Russie et c’est la Russie qui, en réalité, a acheté tous les titres. Par la suite, la Cour d’appel a remis en cause le jugement émis par William Blair et en 2021 l’affaire est arrivée au stade ultime de la Cour Suprême.
Comme la Russie a envahi l’Ukraine depuis fin février 2022 en provoquant d’énormes pertes humaines et en commettant des crimes de guerre, on voyait mal la Cour suprême donner raison à la Russie contre l’Ukraine, soutenue par les États-Unis, la Grande Bretagne, le reste du G7 (Canada, France, Allemagne, Italie, Japon) et une douzaine d’autres pays principalement d’Europe occidentale. Le jugement qui a été rendu en mars 2023 est fortement influencé par la tournure dramatique du conflit. Finalement, la Cour Suprême a reconnu que la Russie avait exercé une contrainte (duress) contre l’Ukraine. Elle a permis à l’Ukraine d’avoir droit à un nouveau procès qui sera traité devant la Haute Cour de Justice britannique.
Cependant, la majorité des 5 juges a refusé de considérer que l’Ukraine avait le droit d’utiliser des contre-mesures face à la Russie. Elle a affirmé que, bien que le droit international permette à un État d’utiliser des contre-mesures face à un autre État qui l’agresse ou menace de l’agresser, ce n’est pas applicable devant la justice britannique car la loi anglaise ne prévoit pas ce genre de situation ou ne la prend pas en considération ! Seul un juge a affirmé que l’Ukraine avait tout à fait le droit de recourir à des contre-mesures face à la Russie[10].
La justice britannique joue donc les prolongations en attendant de voir l’issue du conflit.Le jugement qui sera finalement rendu est important car au niveau mondial, environ 15% des contrats de dettes souveraines sont soumis à la loi anglaise. Près de 80 % sont soumis à la loi de l’État de New York. Le jugement fera jurisprudence et influencera le traitement d’autres litiges.
Quelles sont tes conclusions en ce qui concerne l’ensemble des dettes réclamées à l’Ukraine ?
Alors que les gouvernements alliés de Washington et les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale font semblant d’être très généreux, ils augmentent en réalité la dette de l’Ukraine et cherchent à profiter de la situation créée par l’invasion russe et la guerre en cours. Ce n’est pas le sujet de cette interview, mais il est clair que les puissances occidentales, en particulier Washington, et les grandes entreprises du complexe militaro industriel poussent à la prolongation de la guerre.
La dette que l’Ukraine est en train d’accumuler sert actuellement et dans le futur de moyen de pression aux mains des créanciers pour poursuivre l’application du modèle néo libéral et antipopulaire. Les créanciers exigeront en particulier des privatisations (d’entreprises, de ressources naturelles, de terres arables) afin de s’approprier une partie des richesses de l’Ukraine.
La dette réclamée à l’Ukraine devrait être annulée comme devrait être annulée la dette des pays du Sud global. Quand nous demandons l’annulation de la dette réclamée à l’Ukraine, nous ne revendiquons pas un privilège pour le peuple ukrainien car nous avançons la revendication de l’annulation généralisée des dettes illégitimes que ce soit au Nord ou au Sud de la planète. Tous les peuples devraient être libérés du joug des dettes illégitimes.
***
Annexe : Montants des financements étrangers reçus par l’Ukraine en 2022 et 2023
En 2023, voici, toujours selon le même site, les montants qui ont été reçus entre le 1 janvier 2023 et le 3 mai 2023 :
Graphique 1 : financements étrangers déboursés à l’Ukraine en 2023
Chiffres au 3 mai 2023, en dollars US Source : Ministère des finances. Source du graphique ici. Traduction du graphique :Foreign grants : Dons venant de l’étrangerForeigns loans : Prêts venant de l’étrangerDomestic bonds : Titres de dette ukrainienne émis à l’intérieur du paysEU : Union européenne, USA : États-Unis, IMF : FMI, World Bank : Banque mondiale, UK : Royaume-Uni, Others : Autres [Allemagne, Espagne, Finlande, Irlande, Suisse, Belgique, Islande, Estonie]
Le graphique suivant montre à quel point les moyens financiers fournis par les puissances impérialistes qui soutiennent l’Ukraine (principalement Amérique du Nord, UE et le Royaume Uni) sont vitales pour permettre de combler le déficit budgétaire du gouvernement de Zelenski.
Graphique 2 : Les financements étrangers, une source essentielle pour combler le déficit budgétaire
Chiffres en milliards de dollars USSource : NBU, Ministère des finances, CES research • Financements étrangers et besoin de financement concernant le budget de l’État, en milliards de dollars US (source)Traduction du graphique : Budget deficit : Déficit budgétaire, Debt repayment : Remboursement de la dette, Foreign Financing : Financements étrangers
*
Les auteurs remercient Maxime Perriot et Claude Quémar pour leur relecture.
Entretien d’abord publié sur le site du CADTM.
Notes
[1] Cf. « European Commission proposes a support package of up to €18 billion for Ukraine for 2023: Questions and Answers », 9 novembre 2022, consulté le 11 mai 2023.
[2] Tous les chiffres indiqués dans les deux phrases qui précèdent à propos de la dette grecque proviennent de ce site. Pour une analyse critique du processus d’endettement de la Grèce entre les années 1990 et l’arrivée de Syriza au gouvernement en 2015, voir le rapport de la Commission pour la vérité sur la dette grecque dont j’ai coordonné les travaux en 2015 en particulier les chapitres 1, 2 et 3 : Rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque.
[3] Voir le guide réalisé par Eurodad à propos des surcharges appliquées par le FMI.
[4] C’est ce qu’on peut déduire d’un communiqué officiel du FMI : « IMF Executive Board Approves US$15.6 Billion under a New Extended Fund Facility (EFF) Arrangement for Ukraine as part of a US$115 Billion Overall Support Package ». Voici l’extrait sur lequel se fonde cette déduction : « Un groupe important d’actionnaires du Fonds réaffirme sa reconnaissance du statut de créancier privilégié du Fonds en ce qui concerne les montants actuellement dus au Fonds par l’Ukraine, ainsi que tout achat effectué dans le cadre de l’accord élargi. Ces actionnaires comprennent le G7 et les pays suivants : Belgique, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, République slovaque et Espagne. Ils s’engagent en outre à fournir un soutien financier adéquat pour garantir la capacité de l’Ukraine à honorer toutes ses obligations à l’égard du Fonds, conformément au statut de créancier privilégié du Fonds et en complément du cadre de gestion des risques à plusieurs niveaux du Fonds ». Cela veut dire que les pays du Sud membres du FMI et la Chine ont refusé cette formule.
[5] Source : « IMF Executive Board Approves US$15.6 Billion under a New Extended Fund Facility (EFF) Arrangement for Ukraine as part of a US$115 Billion Overall Support Package », p. 4 [document accessible ici].
[6] « Le programme comprendra une approche en deux phases : la première phase vise à assurer la stabilisation macroéconomique et à entreprendre des réformes structurelles essentielles pendant la guerre ; la seconde phase, une fois que les combats actifs se seront suffisamment calmés, sera axée sur la poursuite de l’enracinement des politiques macroéconomiques et le lancement d’un ensemble plus vaste de réformes structurelles visant à rétablir la viabilité extérieure à moyen terme, à soutenir une croissance soutenue et à faciliter le cheminement de l’Ukraine vers l’adhésion à l’Union européenne », ibid., p. 4.
[7] Informations sur les taux d’intérêt fournies par Yuliya Yurchenko, économiste ukrainienne membre du mouvement ukrainien de gauche Sotsialnyi Rukh.
[8] Cf. graphiques 1 et 2 en annexe du texte
[9] Cette séance peut être visionnée intégralement sur le site de la Cour suprême du Royaume-Uni.
[10] Voir le résumé officiel du jugement ici et le jugement au complet ici.