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Ernest Mandel, Cuba révolutionnaire et Ernesto Che Guevara
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le Traité d’économie marxiste d’Ernest Mandel (1923-1995) a eu un impact important sur le plan international et notamment il a été lu et traduit à Cuba. Ernesto Che Guevara (1928-1967), qui était ministre de l’Industrie, l’a reçu en français fin 1962 (1) et l’a fait traduire pour ses collaborateurs·trices ainsi que plus largement pour le gouvernement. Il a manifestement beaucoup apprécié le livre. Il a également lu un article que Mandel a consacré fin 1963 au Grand Débat économique qui venait de démarrer à Cuba cette année-là. Cet article avait été traduit en espagnol par un jeune militant trotskyste cubain qui travaillait au ministère cubain des relations extérieures (Minrex). L’article était paru dans World Outlook, un hebdomadaire en anglais édité depuis septembre 1963 par le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale depuis Paris ainsi que dans la revue francophone Quatrième Internationale en mars 1964 (2). Dans cet article Ernest Mandel, sous un de ses noms de plume Ernest Germain (3), prenait parti pour les positions défendues par le Che. C’est certainement ce qui a décidé le Che à l’inviter à Cuba au printemps 1964.
Position défendue par Ernest Mandel
Mandel commence son article en présentant les éléments principaux du Grand Débat qui venait de démarrer à Cuba à la mi-1963. Il se réfère aux écrits de deux des principaux protagonistes Ernesto Che Guevara et Alberto Mora, mentionne les sujets abordés et souligne la portée historique de la controverse : « La revue cubaine Nuestra Industria Revista Económica, organe du Ministère de l’Industrie, publie dans son numéro 3 (octobre 1963), deux articles polémiques d’un extrême intérêt, rédigés respectivement par Ernesto Che Guevara et par le commandant Alberto Mora, ministre du Commerce Extérieur. Cette polémique atteste de la vitalité de la révolution cubaine, y compris sur le terrain de la théorie marxiste. Elle traite d’un ensemble de questions de la plus haute importance pour la construction d’une économie socialiste : rôle de la loi de la valeur dans l’économie de transition ; autonomie des entreprises et autogestion ; investissements par le budget de l’État ou par voie d’auto-investissements, etc. Sous-jacente à ces problèmes est la discussion sur le modèle idéal de l’économie à l’époque de transition dans un pays sous-développé, discussion qui avait passionné les bolcheviks pendant la période 1923-1928, et qui, depuis lors, est remonté à la surface, fût-ce à un niveau théoriquement plus bas, en Yougoslavie (4), en Pologne, et même, en Union soviétique au cours des dernières années. »
Dès le deuxième paragraphe de son article, Ernest Mandel critique la position de Joseph Staline sur laquelle s’appuie Alberto Mora dans le débat avec Che Guevara : « La question de “l’application” de la loi de la valeur dans l’économie planifiée et socialisée de l’époque de transition a été sujette aux pires confusions, essentiellement par la faute de Staline, qui, dans son dernier ouvrage l’a posée de manière grossière et simpliste : “la loi de la valeur existe-t-elle dans notre pays ? … Oui, elle y existe et s’y applique.” C’est évidemment un truisme. Dans la mesure où subsiste l’échange, subsiste également la production de marchandises, et l’échange est dès lors soumis objectivement à la loi de la valeur. »
Si Mandel s’attaque d’emblée à Staline, c’est que différents protagonistes importants dans ce débat se réclament explicitement de l’analyse et de la politique de Staline qui, bien que décédé dix ans plus tôt, exerce encore une influence importante. Les manuels marxistes d’inspiration stalinienne dogmatique produits à Moscou sont largement diffusés et rarement critiqués (5). Parmi les protagonistes du débat qui prennent appui sur Staline, on trouve non seulement Alberto Mora, ministre du Commerce extérieur (6) mais aussi Charles Bettelheim, économiste proche à l’époque du Parti communiste français.
Je vais reprendre les principaux points de l’argumentation de Mandel car ils sont d’une grande utilité pour qui se penche sur les problèmes auxquels ont été et seront confrontées les forces révolutionnaires qui, une fois arrivées au pouvoir, veulent entamer authentiquement une transition vers le socialisme et, dans le cas des pays dits en développement, sortir du sous-développement et de la subordination aux puissances capitalistes impérialistes.
Mandel explique que « Dans l’économie capitaliste développée, la loi de la valeur détermine la production par le jeu du taux de profit. Les capitaux affluent vers les secteurs dont le taux de profit est supérieur à la moyenne, et la production y augmente. Les capitaux refluent des secteurs dont le taux de profit est inférieur à la moyenne, et la production y décroit (du moins relativement). Lorsque les moyens de production sont nationalisés, qu’il n’y a ni marché des capitaux ni flux et reflux libres de ceux-ci, ni même formation d’un taux moyen de profit avec lequel les taux de profit de chaque branche particulière peuvent se comparer, il n’y a évidemment plus de possibilité pour que “la loi de la valeur” soit directement “régulatrice de la production” ».
Mandel aborde ensuite le cas d’un pays comme Cuba révolutionnaire en 1963. Ce qu’il résume comme orientation a une portée qui dépasse largement la situation de ce pays. Elle est d’une grande actualité. C’est pourquoi j’en extrais un long passage.
« Si dans un pays sous-développé qui a réalisé sa révolution socialiste (7) la “loi de la valeur” devait régler les investissements, ceux-ci afflueraient de préférence vers les secteurs où la rentabilité est la plus grande d’après les prix sur le marché mondial. Or c’est précisément parce que ces prix déterminent une concentration des investissements dans la production de matières premières que ces pays sont sous-développés. Échapper au sous-développement, industrialiser le pays, cela veut dire orienter délibérément l’investissement vers des secteurs moins “rentables” dans l’immédiat d’après la loi de la valeur, mais plus rentables d’après le critère du développement économique et social d’ensemble du pays. Lorsqu’on dit que le monopole du commerce extérieur est indispensable à l’industrialisation des pays sous-développés, on dit précisément que celle-ci ne peut s’effectuer rapidement et harmonieusement qu’en violant délibérément la loi de la valeur. Dans un pays sous-développé, et précisément, à cause du sous-développement, l’agriculture risque au départ d’être plus “rentable” que l’industrie ; l’artisanat et la petite industrie plus “rentables” que la grande industrie ; l’industrie légère plus “rentable” que l’industrie lourde ; le secteur privé “plus rentable” que le secteur nationalisé. Aiguiller les investissements d’après la “loi de la valeur”, c’est-à-dire d’après la loi de l’offre et de la demande des marchandises produites par les différentes branches de l’économie, cela impliquerait de développer par priorité la monoculture pour l’exploitation ; cela impliquerait de construire de préférence de petits ateliers pour le marché local plutôt que des aciéries pour le marché national. La construction de logements confortables pour des couches petites-bourgeoises ou bureaucratiques (investissement qui correspond à un “besoin solvable”) aurait la priorité sur la construction de logements populaires, qui doit évidemment être subventionnée. Bref, toutes les tares économiques et sociales du sous-développement seraient reproduites, malgré la victoire de la révolution.
« En réalité, le sens décisif de cette victoire, de la nationalisation des moyens de production industriels, du crédit, du système de transport et du commerce extérieur (ensemble avec le monopole de celui-ci), c’est précisément de créer les conditions d’un processus d’industrialisation qui échappe à la loi de la valeur. Des priorités économiques, sociales et politiques conscientes (et démocratiquement) choisies prennent le dessus sur la loi de la valeur pour dicter les étapes successives de l’industrialisation. La priorité est accordée non au rendement maximum, mais à la réduction du retard technologique, à la suppression de la mainmise étrangère sur l’économie nationale, à la garantie d’une ascension sociale et culturelle rapide des masses d’ouvriers et paysans pauvres, à la suppression rapide des épidémies et maladies endémiques, etc. ».
Concernant la loi de la valeur, Mandel affirmait, contre l’avis d’Alberto Mora (de Bettelheim et d’autres, voir plus loin), qu’il ne fallait pas s’y soumettre. Dans son article, il reprenait une affirmation de Trotsky qui, dans un texte de polémique par rapport à Staline, appelait à violer la loi de la valeur : « L’économie planifiée de la période transitoire, tout en étant fondée sur la loi de la valeur, la viole pourtant à chaque pas et établit les rapports entre les différentes branches économiques, et entre l’industrie et l’agriculture en premier lieu, sur la base de l’échange inégal. Le budget d’État joue un rôle de levier pour l’accumulation forcée et l’accumulation planifiée. Ce rôle devrait augmenter au fur et à mesure du progrès économique ultérieur. » (8)
On verra dans la suite de cet article que Che Guevara avait adopté la même position que celle exprimée par Trotsky et Mandel sur le rôle fondamental du budget de l’État et de la planification centrale comme levier pour la transition au socialisme et cela en opposition aux positions d’Alberto Mora, de Charles Bettelheim et d’autres comme Carlos Rafael Rodríguez et Blas Roca (voir plus loin) qui reprenaient à leur compte les réformes en cours dans les pays d’Europe de l’Est et en URSS.
Les réformes voulues tant par des économistes du régime en place à Moscou que par des économistes yougoslaves (pourtant opposés à Moscou) mettaient l’accent sur l’autofinancement des entreprises. En effet, tant en Yougoslavie qu’à Moscou et dans son bloc, était en vogue l’idée de permettre aux entreprises de se libérer de la discipline du plan central, de garder une partie de plus en plus importante de leurs revenus afin de financer leur propre développement. `
Dans son article Mandel analysait cette évolution en cours.
Il est important de préciser qu’au moment du Grand Débat, le modèle de gestion et de calcul économique importé du Bloc de l’Est et en particulier de Tchécoslovaquie était d’application dans le secteur de l’économie cubaine dont Alberto Mora (ministre du Commerce extérieur) et Carlos Rafael Rodríguez (responsable de l’Institut de la Réforme agraire) avaient la charge. Ce modèle était désigné dans le débat à Cuba sous des vocables qui variaient : système d’autonomie financière, autogestion ou calcul économique. De son côté, Ernesto Che Guevara avait mis en application, avec l’accord du gouvernement, un autre modèle appelé le modèle de financement par le budget de l’État (appelé en espagnol : sistema de financiamiento presupuestario). Les deux modèles coexistaient et les partisans du modèle venant du Bloc de l’Est remettaient en cause le modèle défendu par Ernesto Che Guevara et cherchaient à le faire abandonner tandis que Che Guevara souhaitait l’étendre en démontrant sa validité et sa supériorité du point de vue du renforcement de la transition au socialisme.
Ne pas se soumettre à la loi de la valeur mais ne pas l’ignorer pour autant
Avant d’arriver à cette question de la priorité donnée par Che Guevara et Mandel au financement par le budget de l’État en opposition à la priorité donnée par les autres à l’autofinancement des entreprises et au recours aux crédits bancaires, il est important de préciser que Mandel affirmait que s’il ne fallait pas se soumettre à la logique de la loi de la valeur, il ne fallait pas l’ignorer pour autant.
Voici ce qu’écrivait Mandel sur les raisons pour lesquelles il ne fallait pas ignorer la loi de la valeur : « Violer la loi de la valeur est une chose : l’ignorer, c’est tout à fait autre chose. L’économie de l’État ouvrier ne peut ignorer la loi de la valeur qu’au prix de pertes évitables imposées à l’économie, de sacrifices inutiles imposés aux masses, comme nous le démontrerons plus loin.
« Qu’est-ce à dire ? En premier lieu que toute économie doit se dérouler dans le cadre strict de réels coûts de production. Ces coûts ne détermineront pas les investissements ; ceux-ci n’iront pas automatiquement vers les projets “les moins chers”. Mais les coûts sont connus, ce qui veut dire qu’est connu le montant exact des subsides que la collectivité accorde aux secteurs qu’elle a décidé de développer par priorité. En deuxième lieu, qu’il faut avoir un instrument de mesure stable pour ces calculs ; sans monnaie stable, pas de planification rigoureuse. En troisième lieu que, pour tous les secteurs où des priorités économiques ou sociales ne dictent aucune préférence, les investissements seront effectivement guidés par “la loi de la valeur” (par exemple pour différentes cultures paysannes destinées au marché intérieur). En quatrième lieu que, pour autant que les moyens de consommation restent des marchandises, et en dehors des marchandises et services délibérément subventionnés par l’État (produits pharmaceutiques, matériel scolaire et didactique, livres, etc.), les préférences des consommateurs joueront librement sur le marché, la loi de l’offre et de la demande fera bouger les prix, et le plan adoptera ses projets d’investissements à ces oscillations (dans la limite des disponibilités en devises, en équipements, en matières premières, etc.). »
Là encore sur ce point la position défendue ici par Mandel coïncide avec celle adoptée dans le débat par Che Guevara.
Parmi les points en débat, une autre question rapprochait Mandel et Che Guevara : pour eux, dans le secteur nationalisé les produits qu’échangeaient entre elles les entreprises, par exemple des machines, n’étaient pas des marchandises. Une entreprise qui acquérait une machine auprès d’une autre n’achetait pas cette machine en tant que marchandise vendue sur le marché. Il s’agissait d’un échange hors marché à l’intérieur du secteur nationalisé. Donc pour eux la loi de la valeur ne dominait pas les relations à l’intérieur du secteur étatisé ou public. En revanche si une entreprise publique achetait ou vendait à une petite ou moyenne entreprise privée des machines ou d’autres biens, dans ce cas on pouvait parler de vente de marchandises et de relations marchandes (9).
Mandel conclut cette partie de son article par « Sur toutes ces questions, Che Guevara a entièrement raison contre Mora. »
Une des conséquences de la position défendue par Mandel et le Che, c’est que, à l’intérieur du secteur public (étatique ou nationalisé), le gouvernement doit éviter de considérer que les entreprises se vendent des marchandises et réalisent des profits au cours de leurs échanges. Il faut tenir une comptabilité rigoureuse en termes de coûts sans parler de profits dans le sens capitaliste et il ne faut pas permettre aux directeurs des entreprises d’État de mettre la main sur une partie importante des revenus des celles-ci (10).
L’épineuse question de l’autonomie de décision des entreprises
Dans la troisième partie, Mandel aborde la question de l’autonomie de décision des entreprises. Il analyse deux situations différentes : celle de la Yougoslavie d’une part et, d’autre part, celle de l’URSS et des autres pays de son Bloc (notamment la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est…). Rappelons que la Yougoslavie avait été excommuniée par Staline en 1948 et suivait une voie différente de celle du Bloc pro-Moscou.
La Yougoslavie avait généralisé l’autogestion au niveau des entreprises (11), ce n’était pas le cas du Bloc autour de Moscou.
Au cours des années qui ont précédé le Grand Débat économique à Cuba, malgré les différences substantielles entre la Yougoslavie et le bloc dominé par l’URSS, on pouvait noter une évolution vers une plus grande autonomie des entreprises.
Dans le cas de la Yougoslavie, les entreprises autogérées avaient le droit de garder une part de plus en plus importante des revenus et de choisir de les réinvestir selon leurs choix. Mandel souligne : « Des auteurs yougoslaves ont même formulé à ce propos un véritable nouveau dogme qu’il faut soumettre à une analyse critique : “Sans le droit des collectifs d’autogestion de disposer d’une partie importante du surproduit social, pas de véritable autogestion”. »
Du côté de l’URSS, l’évolution consistait à donner aux directeurs d’entreprise plus d’autonomie dans l’utilisation des revenus.
Dans le cas de la Yougoslavie, Mandel alertait sur les dangers du cours qui était suivi par le gouvernement. Mais ce qu’il écrivait avait une valeur plus générale, ce qui en fait son grand intérêt.
En voici un extrait : « Plus un pays est arriéré, plus y règnent encore des conditions de pénurie quasi universelle non seulement dans le secteur des moyens de production mais d’une multitude de moyens de consommation industriels (du moins pour la grande majorité de la population), et plus la pratique de l’auto-investissement est nuisible, plus il est nuisible de permettre aux collectifs d’autogestion de déterminer eux-mêmes les projets prioritaires d’investissements productifs.
« Il est en effet évident que, dans des conditions de pénurie quasi générale de produits industriels, presque tous les projets d’investissement peuvent être économiquement rentables, pour autant que de grossières erreurs économiques n’aient pas été commises. Presque chaque entreprise industrielle ou agricole rentable (fournissant un fonds d’investissement) est comme un ilot séparé au milieu d’une mer de besoins non satisfaits. La tendance naturelle de l’auto-investissement serait dès lors de vaquer au plus pressant, à la fois localement et dans chaque secteur.
« En d’autres termes ; si les entreprises d’autogestion disposent d’un vaste fonds d’auto-investissement, elles auront tendance à orienter leurs investissements soit vers les marchandises qui leur font le plus défaut (certains biens d’équipement ; matières premières ; produits auxiliaires ; au besoin sources d’énergie), soit vers les biens qui font le plus défaut à leurs ouvriers ou aux habitants de la localité dans laquelle elles sont situées. Ainsi, des critères d’intérêt sectoriel ou local prendraient le dessus sur des priorités nationales, non pas parce que la loi de la valeur est “niée”, mais précisément parce qu’elle est appliquée ! Ce serait, une fois de plus, orienter l’industrialisation vers la “voie traditionnelle” qu’elle suit dans le cadre historique du capitalisme, au lieu de la réorienter d’après les exigences d’une économie nationalement planifiée. »
Mandel poursuivait : « Puisqu’une économie sous-développée se caractérise précisément par le fait que les entreprises à haute productivité y sont encore l’exception et non la règle, il suffit de leur laisser une partie de leur surproduit net pour que l’inégalité de développement entre les localités industrialisées et les localités non industrialisées, l’inégalité de développement et de revenus entre les entreprises archaïques ou ne jouissant que d’un niveau moyen de productivité et les entreprises technologiquement “en pointe” augmente au lieu de diminuer. Il faut d’ailleurs insister sur cette idée fondamentale du marxisme : toute liberté économique, toute “autonomie de décision” et toute “spontanéité” accroît l’inégalité tant qu’il existe côte à côte des entreprises ou des individus forts et faibles, riches et pauvres, favorisés et défavorisés du point de vue de la localisation, etc. »
Cette dangereuse tendance soulignée par Mandel s’est accentuée par la suite et constitue une des causes de l’éclatement de la fédération yougoslave au début des années 1990.
Pour revenir à la Yougoslavie de l’époque du Grand Débat, Mandel considère qu’il faut donner la priorité au financement des entreprises par le budget de l’État : « La logique économique d’une économie planifiée plaide donc entièrement en faveur d’investissements productifs par voie budgétaire, du moins pour toutes les grandes entreprises. Ce qu’il faut laisser aux entreprises, c’est un fonds d’amortissement suffisamment ample pour permettre une modernisation de leur équipement à chaque renouvellement de l’équipement fixe (investissement brut). Mais tous les investissements nets doivent être réalisés d’après le plan, dans des branches et à des endroits choisis d’après des critères de préférence tirés d’une vue d’ensemble de la société et son économie. »
Mandel ajoute : « À ce propos aussi, c’est la thèse du camarade Guevara qui est correcte. »
Mandel en vient alors à un argument avancé par ceux et celles qui, en Yougoslavie, voulaient plus d’autonomie pour les entreprises et une plus grande part de leurs revenus laissés à leur disposition. Ceux et celles qui soutenaient cela avançaient selon Mandel que « la décentralisation des décisions d’investissement serait une puissante garantie contre la bureaucratisation. »
À quoi Mandel faisait remarquer ce qui suit : « Cette thèse est fondée sur une confusion. Les Yougoslaves ont raison de souligner que le pouvoir de la bureaucratie s’accroît dans la mesure où elle dispose librement du surplus social. Mais les techniciens et économistes de la commission du Plan ne “disposent” de ce surproduit que sous forme de chiffres sur le papier ; le véritable pouvoir de disposition se situe au niveau des entreprises. Plus on abandonne des ressources au-delà du fonds de consommation (des revenus distribués et des investissements sociaux) à la libre disposition des entreprises, plus on stimule précisément la bureaucratisation, du moins dans un climat de pénurie et de pauvreté généralisées, plus on crée de tentations de corruption, de vols, d’abus de confiance et de faux en écritures, tentations non existantes au niveau de la commission du Plan, ne fût-ce qu’à cause des multiples vérifications. L’expérience concrète de la “décentralisation” yougoslave a d’ailleurs confirmé qu’elle a été une source énorme d’inégalité et de bureaucratisation au niveau des entreprises. »
Concernant les réformes en cours en URSS à l’époque, Mandel n’y fait qu’une allusion pour insister sur le fait que la plus grande autonomie voulue pour les entreprises et la part croissante des revenus qu’elles pouvaient conserver servait en réalité les bureaucrates et notamment les directeurs d’entreprises qui cherchaient à augmenter leurs propres revenus et leur standing de vie. Mandel écrit à propos des thèses défendues en Union soviétique notamment par l’économiste Yevsei Liberman : « il suffit d’examiner attentivement les arguments de ces économistes pour s’apercevoir qu’il s’agit en réalité de l’intéressement matériel des bureaucrates, dont l’accroissement devrait être en quelque sorte le stimulant essentiel pour l’expansion de la production des entreprises. » Mandel a détaillé sa critique notamment en mars 1965 dans la revue Quatrième Internationale (12).
La question vitale de la démocratie socialiste
Ensuite, Mandel présente un plaidoyer en faveur de la démocratie socialiste et tente de convaincre ses interlocuteurs cubains que c’est une question vitale.
Mandel commence par poser la question : « la possibilité d’une centralisation complète des ressources d’investissement au niveau de l’État ne crée-t-elle pas le danger d’une politique économique d’ensemble favorisant la bureaucratie, comme ce fut le cas dans la Russie stalinienne ? »
Et il répond sans détour : « Évidemment. Mais alors, la cause ne réside pas dans la centralisation elle-même, elle se trouve dans l’absence de démocratie ouvrière au niveau politique national ». Et de citer Trotsky une deuxième fois dans cet article : « Seule la coordination de ces trois éléments, la planification étatique, le marché et la démocratie soviétique, peut assurer une direction juste de l’économie de l’époque de transition et assurer, non pas la mise à l’écart des disproportions en quelques années (cela est de l’utopie), mais leur amoindrissement et, par là même, la simplification des bases de la dictature du prolétariat jusqu’au moment où de nouvelles victoires de la révolution élargiront l’arène de la planification socialiste et reconstruiront son système. » (13)
Et Mandel ajoute : « C’est dire qu’une véritable garantie contre la bureaucratisation dépend de la combinaison de la gestion ouvrière au niveau de l’entreprise et de la démocratie ouvrière au niveau de l’État. Sans cette combinaison, même l’autonomie des entreprises n’enlèvera rien au caractère autoritaire, bureaucratique et (souvent) erroné des décisions économiques prises au niveau du gouvernement et du Plan. Avec cette combinaison, la centralisation des investissements – les priorités ayant été démocratiquement établies, par exemple par le congrès national des conseils ouvriers – n’encourage pas la bureaucratisation, mais en supprime au contraire une des sources principales. »
Sur cette question qui était essentielle, Mandel n’a pas pu s’appuyer sur la position de Che Guevara car celui-ci n’a pas abordé ce sujet de front. Ce qui est avéré, c’est que Mandel a essayé lors des discussions qu’ils ont eues à Cuba de convaincre Che Guevara de la nécessité d’adopter une politique favorable à la gestion ouvrière au niveau de l’entreprise, de la démocratie ouvrière au niveau de l’État et de la nécessaire mise en place d’un congrès national des conseils ouvriers, en d’autres mots de la nécessité de construire une démocratie socialiste (14).
Le premier séjour d’Ernest Mandel à La Havane en mars-avril 1964
Le séjour de Mandel a duré sept semaines, son programme a été très intense. Mandel suivait de près ce qui se passait à Cuba.
Ernest Mandel a rencontré à plusieurs reprises Che Guevara qui avait fait appel à lui pour intervenir dans le débat qui traversait la direction cubaine et le gouvernement cubain, débat dans lequel étaient impliquées des personnes à responsabilité ministérielle provenant de l’ancien Parti communiste stalinien pro-Moscou comme Carlos Rafael Rodríguez ou des dirigeants politiques comme Blas Roca, président du PSP et directeur du quotidien Hoy. L’ancien parti communiste, dont le nom était Parti socialiste populaire (PSP) avait dénoncé pendant des années le caractère petit-bourgeois gauchiste du Mouvement du 26 juillet fondé et dirigé par Fidel Castro mais avait décidé au milieu de l’année 1958, 6 mois avant la victoire, de rejoindre le mouvement insurrectionnel (voir encadré sur le PSP).
Le PSP stalinien
Voici comment l’organe du PSP stalinien analyse l’attaque de la caserne Moncada de juillet 1953 à Santiago de Cuba : « Le 26 juillet, la clique bourgeoise-latifundiste et pro-impérialiste qui s’était imposée au pays par le coup d’État réactionnaire du 10 mars 1952 a réussi, en fait, un nouveau coup d’État, visant cette fois à accentuer le caractère réactionnaire de son gouvernement et à éliminer toute une série d’obstacles qui s’opposaient à ses plans.
« Stérile et erronée, la rébellion orientale, dont le point culminant a été l’assaut des casernes à Santiago de Cuba et à Bayamo, que les forces militaires du régime ont facilement matée, a donné un prétexte – malgré les bonnes intentions qui purent inspirer ses auteurs – pour balayer les restes de légalité existants et pour frapper très fortement le mouvement démocratique des masses qui, à ce moment-là, se développait et menaçait sérieusement de mettre en échec tous les plans du gouvernement. (…) Il est bien établi que notre parti non seulement n’a eu aucune participation aux événements de l’Orient, mais aussi qu’il s’oppose à ces tactiques bourgeoises et putschistes, parce qu’elles sont fausses, parce qu’elles se produisent à l’extérieur des masses, parce qu’elles portent préjudice à la lutte des masses qui est la seule capable – par son développement naturel jusqu’aux formes les plus élevées et les plus combatives – de conduire à la victoire contre la réaction et l’impérialisme » (15).
Fernando Martinez résume ainsi l’orientation du PSP concernant les objectifs de la lutte à Cuba avant la victoire de janvier 1959 : « Agraire », « anti-impérialiste », « contre les résidus féodaux », « pour un développement national »… Selon eux, il fallait aussi chercher, et trouver, une classe bourgeoise nationale qui jouerait un rôle positif, actif, face au camp qui réunissait les pro-impérialistes du marché international et les féodaux ou semi-féodaux des campagnes. Ce serait la bourgeoisie nationale, positive, contre la bourgeoisie marchande. Mais l’Histoire en décida autrement (16).
Après la victoire révolutionnaire de 1959, le PSP s’est fermement opposé, au nom de la doctrine stalinienne de la révolution par étapes, au tournant socialiste de la révolution cubaine. Une citation illustre clairement cette orientation. En août 1960, quand le gouvernement révolutionnaire cubain a commencé à intervenir dans les entreprises et à exproprier des grands propriétaires, voici ce que dit Blas Roca, le secrétaire général du PSP, lors de la VIIIe assemblée nationale du Parti : « Dans l’étape actuelle, démocratique et anti-impérialiste, il faut, dans les limites qui seront établies, garantir les profits des entreprises privées, leur fonctionnement et leur développement (…) Il y a eu des excès, il y a eu des interventions abusives qui auraient pu être évitées. (…) Intervenir, sans raison suffisante dans une entreprise ou une usine, ne nous aide pas, parce que cela irrite et tourne contre la révolution (…) des éléments de la bourgeoisie nationale qui doivent et peuvent se maintenir du côté de la révolution dans cette étape » (17).
En 1962, un grave conflit éclate entre Fidel Castro et la vieille garde du PSP. Celle-ci, croyant l’heure venue de « récupérer » à son profit la Révolution, et forte des relations chaque jour plus étroites établies avec le bloc de l’Est, entreprend de noyauter les Organisations Révolutionnaires Intégrées (ORI), étape intermédiaire imaginée par Castro en vue de la création du Parti Uni de la Révolution Socialiste Cubaine (PURSC). Immédiate et rapide, la « lutte contre le sectarisme » met fin provisoirement à ces velléités. Moscou n’intervient pas dans le différend. Dans la lutte pour la suprématie sur le monde communiste qui l’oppose à la Chine depuis le début des années 1960, l’Union soviétique ne peut se permettre de marchander son appui au premier régime socialiste d’Amérique latine. Celui-ci jouit dans le Tiers Monde d’un prestige certain.
Citations de Fidel Castro sur la crise des ORI : « Étions-nous réellement en train de construire un véritable parti marxiste ? (…) Nous n’intégrions pas les forces révolutionnaires. Nous n’organisions pas un parti. Nous organisions, nous inventions, nous fabriquions une camisole de force, un joug, camarades. Nous ne construisions pas une association libre de révolutionnaires, mais une armée de révolutionnaires domestiqués et dressés (…) Le camarade qui reçut la confiance – nul ne sait s’il la reçut ou se l’attribua –, pourquoi fut-il désigné ? Ou alors, pourquoi s’imposa-t-il spontanément sur ce front, recevant la charge d’organiser les ORI en tant que secrétaire de l’organisation ? (…) Anibal Escalante tomba hélas, camarades, dans les erreurs que nous soulignons ici (…) Nous considérons qu’Anibal Escalante n’a pas agi de manière maladroite ou inconsciente, mais de manière délibérée et consciente (…) Et de quelle nature était le noyau ? Était-ce un noyau révolutionnaire ? Il s’agissait bien davantage d’un quarteron de révolutionnaires, pourvoyeurs de privilèges, qui nommait et révoquait les fonctionnaires, les administrateurs, et par conséquent ne pouvait être auréolé du prestige qui doit accompagner un noyau révolutionnaire et émaner exclusivement de son autorité devant les masses, de la qualité irréprochable de ses membres en tant que travailleurs et révolutionnaires exemplaires. Il n’était qu’un cénacle où pouvaient se quémander faveurs, biens et privilèges. Et autour de ce cénacle, bien entendu, étaient réunies les conditions favorables à la formation d’une cohorte d’adorateurs n’ayant rien à voir avec le marxisme ou le socialisme (…) Cette hystérie du commandement, cette “gouvernomanie” s’empara de notre camarade (…) Comment furent élaborés ces cénacles ? Je vais vous le dire : dans toutes les provinces, c’est le secrétaire du PSP qui devint secrétaire général des ORI. Dans chaque cénacle, c’était un membre du PSP qui devenait secrétaire général de cénacle... » (18). Suite à ce conflit majeur, Anibal Escalante est envoyé deux ans sur une voie de garage en Tchécoslovaquie mais le PSP a conservé une influence très importante dans différents ministères clés, dans les services de sécurité, dans les syndicats, dans la presse, dans l’appareil de formation.
À noter que dans un livre publié à La Havane en 2006 et intitulé Apuntes críticos economía política on trouve une série de textes de Che Guevara ainsi que des comptes rendus de réunions internes à la direction du ministère de l’Industrie. Dans un de ces comptes rendus, celui datant du 22 février 1964, Che Guevara déclare à propos de l’affaire Anibal Escalante : « L’erreur fondamentale d’Anibal, l’erreur qu’il faut analyser plus en profondeur, ce ne sont pas les aspirations personnelles d’Anibal. C’est une question personnelle, une déviation personnelle, qui n’aurait pas posé de problèmes majeurs s’il ne s’était pas trouvé qu’Anibal, dans sa position de secrétaire à l’organisation, devait contrôler tous les appareils du parti qui étaient devenus des appareils d’exécution. Ainsi, tout le contrôle idéologique dépendait d’une série de messieurs qui étaient à la fois exécutants et contrôleurs, ce qui était impossible. » (19)
À partir de début octobre 1967, un secteur important des anciens du PSP dirigé par Anibal Escalante, revenu d’exil, est dénoncé par Fidel Castro comme ayant organisé une micro-fraction dans le Parti communiste fondé en octobre 1965. Une quarantaine de membres de la micro-fraction sont arrêtés, jugés et condamnés à de la prison. Ils sont accusés pour leur action fractionnelle en lien avec l’ambassade soviétique et avec celles de Tchécoslovaquie et d’Allemagne de l’Est. Anibal Escalante, condamné en janvier 1968 à 15 ans de prison, a été libéré en 1971. 8 accusés sont condamnés à 12 ans, 8 à 10 ans, 6 à 8 ans, 5 à 4 ans, 6 à 3 ans, 1 à 2 ans. Signe supplémentaire de la prise de distance de Cuba avec Moscou, Fidel Castro annonce que le PC cubain n’ira pas à la réunion des PC pro-Moscou qui a lieu en Bulgarie en mars 1968. Dans plusieurs discours de 1968, il critique durement les manuels publiés par Moscou. Anticipant de possibles représailles de la part de Moscou, le gouvernement cubain ordonna à l’administration d’« adopter toutes les mesures et toutes les démarches nécessaires afin d’économiser le plus de combustible possible » (20).
En 1963-1964, des dirigeants du PSP pro-Moscou occupaient des postes importants de direction dans le gouvernement et le nouvel appareil de l’État (notamment dans l’appareil de sécurité) et intervenaient dans le débat sur la politique à mener à Cuba en appuyant ce qui venait du Bloc de l’Est dirigé par Moscou. Parmi les représentants de haut niveau du PSP, il y avait Carlos Rafael Rodríguez, président de l’Institut de la Réforme agraire (INRA). Alberto Mora qui défendait les mêmes positions que les dirigeants du PSP, sans en faire partie, était ministre du Commerce extérieur en 1963. Et, de l’autre côté il y avait Che Guevara, ministre de l’Industrie, dont les propositions étaient soutenues et partagées par Luis Álvarez Rom, ministre des Finances (Ministro de Hacienda). Comme mentionné plus haut, deux personnalités marxistes internationales intervenaient également, invitées par chacune des deux tendances. Che Guevara avait invité Ernest Mandel, membre de la Quatrième Internationale, tandis que les tenants de la ligne du PSP pro-Moscou avaient fait appel à Charles Bettelheim, économiste pro-Moscou à l’époque. Les documents du Grand Débat ont été publiés et publiquement débattus à Cuba en 1963-1964. Ils ont paru à quelques dizaines de milliers d’exemplaires dans la revue du ministère du Commerce extérieur, dans celle du ministère de l’Industrie, dans la revue Socialista. Un peu plus de quarante ans plus tard, ils ont été réunis dans un livre publié à Cuba en 2006 par le Centre d’études Che Guevara dirigé par Aleida March, la seconde épouse du Che, et par la maison d’édition australienne Ocean Press. Il comprend notamment cinq contributions du Che, deux d’Ernest Mandel et une de Charles Bettelheim. Ces textes avaient été réunis auparavant et publiés en 1969 dans le numéro 5 de la revue argentine Pasado y Presente.
Ce qui divisait une partie de la direction cubaine, c’est notamment la question de la vitesse à laquelle aller vers le socialisme, fallait-il ou non continuer à adopter les méthodes provenant d’Europe de l’Est et de Moscou, quelle était l’importance de la planification centrale, quelle était l’importance des stimulants moraux et collectifs pour augmenter la production et quelle était l’importance des stimulants matériels, donc des gains en salaire, des primes, etc.
En 1967, dans la revue Partisans, Mandel résumait ainsi le Grand Débat et en particulier la position de Che Guevara : « L’industrie nationalisée à Cuba était en grande partie organisée selon le système des trusts (entreprises consolidées) par branche d’industrie, très comparable au modèle d’organisation de l’industrie soviétique pendant tout un temps. Le financement de ces trusts se faisait par le budget central de l’État, le contrôle financier se faisant au niveau des ministères (de l’Industrie et des Finances). La Banque ne jouait qu’un rôle d’intermédiaire d’importance secondaire.
« L’un des objectifs pratiques de la discussion économique de 1963-1964 était ainsi : soit en défense de ce système – ce qui était le cas du camarade Guevara et de ceux qui appuyaient généralement ses thèses –, soit dans le postulat de son remplacement par un système d’autonomie financière des entreprises (qui débouchait sur le principe de la rentabilité individuelle de ces dernières), thèse défendue par Carlos Rafael Rodríguez et de nombreux autres participants au débat.
« La position du Che Guevara est apparue assez pragmatique dans ce cas-ci. Il n’affirmait pas que la gestion centralisée était un idéal en soi, un modèle à appliquer de toute façon et toujours. Il a simplement défendu l’idée que l’industrie cubaine d’alors pouvait être dirigée par cette méthode de la manière la plus efficace. Les arguments qu’il a donnés étaient essentiellement les suivants : un nombre réduit d’entreprises (moins que dans la seule ville de Moscou en URSS !) ; un nombre plus réduit encore de cadres industriels et financiers ; des moyens de communication assez développés, très supérieurs à ceux d’autres pays qui ont atteint un niveau de développement des forces productives comparable à celui de Cuba ; la nécessité d’une économie plus stricte des ressources et du contrôle sur ces dernières, etc. »
Mandel ajoute : « certains adversaires des thèses de Che Guevara ont lié la question d’une plus grande efficacité de la gestion décentralisée (et de l’autonomie financière qui en découlait) à celle des stimulants matériels. Des entreprises qui sont obligées d’être rentables sont des entreprises qui doivent soumettre toutes leurs opérations à un calcul économique très strict, et qui peuvent pour cela utiliser les stimulants matériels de manière beaucoup plus ample, en intéressant directement les travailleurs à l’accroissement de la productivité du travail, dans l’amélioration de la rentabilité de l’entreprise (par exemple en économisant sur les matières premières) et dans le dépassement des objectifs du plan.
« Par rapport à cela, la réponse de Che Guevara est essentiellement pratique. Il ne rejette pas la nécessité d’un calcul économique strict dans le cadre du plan, ni l’emploi de stimulants matériels. Mais il subordonne cet emploi à deux conditions. En premier lieu, il est nécessaire de choisir des stimulants matériels qui n’affaiblissent pas la cohésion interne de la classe ouvrière, qui n’entraînent pas de rivalité entre les travailleurs. Pour cela, il préconise un système de primes collectives (pour les équipes ou les entreprises, bien plus qu’un système de primes individuelles). Ensuite, il s’oppose à toute généralisation abusive des rétributions matérielles car elles créent des effets désagrégateurs sur la conscience des masses. Guevara souhaite éviter que toute la société soit saturée par un climat d’égoïsme et d’obsession pour l’enrichissement individuel. » (21)
Rappelons qu’au moment du Grand Débat coexistaient les deux systèmes. Celui voulu par Che Guevara et Luis Alvarez Rom (ministre des Finances) était appliqué dans une partie de l’industrie (en particulier la « grande » industrie) tandis que le système d’autonomie financière des entreprises appuyé par Alberto Mora, Carlos Rafael Rodríguez et le PSP était mis en œuvre dans une autre partie de l’industrie, dans une partie de l’agriculture et du commerce.
L’intervention de Charles Bettelheim, les répliques de Che Guevara et d’Ernest Mandel
L’intervention de Charles Bettelheim dans le débat a été particulièrement conservatrice, elle était suiviste par rapport aux politiques menées dans le bloc dirigé depuis Moscou. Dans sa contribution au débat, il s’appuie à dix reprises sur les écrits de Joseph Staline (22). À aucun moment il ne mentionne la collectivisation forcée imposée par Staline avec les conséquences dramatiques qu’elle a entraînées. Il présente les pays d’Europe centrale et de l’Est comme les pays socialistes les plus avancés. Dans son texte, on ne perçoit aucun souffle révolutionnaire alors que Cuba est en pleine ébullition et que le ministère de l’Industrie et celui des Finances essayent de promouvoir un modèle adapté à la réalité de l’île en refusant de se plier au modèle d’Europe de l’Est et de Moscou.
Charles Bettelheim adopte une approche mécaniste et déterministe en conformité avec la conception marxiste dogmatique qui dominait dans les pays de l’Est. Selon lui, l’état des forces productives à Cuba ne permet pas de mettre en pratique des politiques telles que voulues par Che Guevara et Luis Álvarez Rom.
Cette limitation indépassable qu’imposerait l’insuffisance du développement des forces productives est remise en cause par Che Guevara qui explique : « Nous considérons que deux erreurs fondamentales ont été commises dans cet article de Bettelheim, que nous allons tenter d’éclaircir. La première concerne l’interprétation de la nécessaire corrélation qui doit exister entre les forces productives et les rapports de production (…). Le Che pose la question : « À quels moments les rapports de production pourraient-ils ne pas être le reflet fidèle du développement des forces productives ? » et il répond : « Aux moments de la montée d’une société qui avance sur la précédente pour la briser, et aux moments de l’éclatement de l’ancienne société, quand la nouvelle, dont les rapports de production seront implantés, lutte pour se consolider et pour briser l’ancienne superstructure. Ainsi, les forces productives et les rapports de production, à un moment historique donné, analysés concrètement, ne pourront pas toujours correspondre de manière totalement cohérente (…) Dans le grand cadre du système mondial du capitalisme en lutte contre le socialisme, l’un de ses maillons faibles, dans ce cas concret Cuba, peut se rompre. Profitant de circonstances historiques exceptionnelles et sous la direction avisée de son avant-garde, à un moment donné, les forces révolutionnaires s’emparent du pouvoir et, sur la base de l’existence de conditions objectives suffisantes en matière de socialisation du travail, brûlent les étapes, décrètent le caractère socialiste de la révolution et entreprennent l’édification du socialisme. » (23)
Et face à Bettelheim, Che Guevara souligne le rôle de la conscience du peuple comme facteur qui permet de dépasser les limites fixées par l’insuffisance du développement des forces productives.
Che Guevara insiste aussi sur le rôle conscient de l’État : « Les forces productives se développent, les rapports de production changent, tout attend l’action directe de l’État ouvrier sur la conscience » (24). À noter que Che Guevara utilise ici le concept d’État ouvrier qui est aussi utilisé par Ernest Mandel et par la IVe Internationale pour caractériser l’État cubain à cette époque.
Il n’est pas possible selon Bettelheim (et du côté cubain pour Alberto Mora) de considérer que, dans le secteur nationalisé, les relations marchandes peuvent être abandonnées. Che Guevara répond (tout comme Mandel) : « nous nions l’existence d’une catégorie marchandise en ce qui concerne les entreprises étatisées » (25).
En opposition à Bettelheim, Ernest Mandel défendait la position de Guevara en rappelant qu’à « l’époque de la transition entre le capitalisme et le socialisme il y a survivance partielle de la production marchande et de l’économie monétaire mais les moyens de production ne sont pas des marchandises, pour autant qu’ils circulent dans le secteur nationalisé. Un débat qui peut paraître byzantin, talmudique » écrivait-il, « mais qui a beaucoup d’implications et tout particulièrement sur le degré d’autonomie de l’État en matière de prise de décision économique. Car de l’idée que tout ce qu’on produit dans l’époque de transition est une production marchande, découle la conclusion que la loi de la valeur continue à gouverner l’économie. Conclusion encore plus grave, pour les staliniens l’autonomie de décision est en réalité très restreinte car on ne peut qu’utiliser des lois économiques d’airain qui continuent à gouverner l’évolution de la société. Cette position pseudo-matérialiste est en contradiction totale avec l’idée qu’avait Marx de l’époque de transition. Et, c’est l’aspect paradoxal de l’affaire, cette position théorique est également en contradiction totale avec le subjectivisme extrême de la pratique stalinienne qui tout en faisant constamment référence à des lois économiques objectives, fixait des prix arbitraires et se comportait comme des aventuriers en matière de planification » (26).
Ernest Mandel ajoutait à l’encontre de Bettelheim, d’Alberto Mora et d’autres dirigeants cubains partisans de l’application des méthodes importées du Bloc de l’Est européen : « Pour eux tout ce qui est produit à Cuba ce sont des marchandises, il faut donc établir des critères de rentabilité pour les entreprises, autrement dit il faut un modèle de développement économique inspiré de l’Union soviétique. Il y avait une logique qui devait mener à l’imitation fidèle, sinon servile, de la théorie stalinienne et de son modèle d’organisation de l’économie en Union soviétique avec des conséquences en ce qui concerne la structure politique de l’État ouvrier » (27).
Mandel mettait très clairement en garde contre les graves conséquences des politiques recommandées par Bettelheim et Mora : « Concrètement, le problème posé par le camarade Bettelheim semble être plutôt celui d’équilibrer un surplus de demande (par rapport au plan) par un supplément d’offre mobilisée (au moyen de réserves cachées) sous l’impulsion des “prix du marché”.
« Cela reviendrait en fait à légaliser et à institutionnaliser le “marché parallèle” dans un certain sens.
« Nous ne nions pas que certaines augmentations de la production pourraient être obtenues de cette manière. Mais on doit avoir à l’esprit :
a) Que cette méthode risque de conduire à une grande injustice sociale (…).
b) Que les prix formés par ce “marché libre” n’auraient aucune commune mesure avec les coûts moyens de production, et qu’ils provoqueraient inévitablement des distorsions et d’énormes spéculations, qui menaceraient de déborder sur la sphère de la production et d’y désorganiser le plan. On peut utilement prendre l’exemple de certains marchés mondiaux de produits agricoles où les prix se forment également en fonction des fluctuations de l’offre et de la demande, déterminées par les excédents de la production nationale des grands pays exportateurs, c’est-à-dire par une fraction insignifiante de la production mondiale, ce qui entraîne périodiquement de violentes fluctuations de prix. Même les économistes bourgeois comprennent la nécessité de surmonter cet état de choses chaotique dans le cadre de l’économie capitaliste : est-il utile de préconiser son introduction dans le cadre d’une économie socialisée ?
c) Cette méthode risque de provoquer des perturbations supplémentaires et non un fonctionnement plus harmonieux de l’industrie socialisée, puisque l’existence de deux systèmes de prix, les uns bas, les autres élevés, créent une tentation permanente pour les entreprises de détourner une partie de la production destinée au marché rationné/réglementé vers le “marché libre”, surtout dans un régime d’autonomie financière de ces entreprises. À terme, la logique du système des “prix libres” déterminée par l’équilibre entre les excédents de demande et les excédents d’offre exercera une pression croissante pour déterminer la priorité des investissements en fonction de l’ampleur de la demande solvable non satisfaite.
« Il est inutile de rappeler que cela revient à construire des appartements de luxe avant de construire des appartements populaires, c’est-à-dire à recréer une logique économique plus proche du capitalisme (où les investissements sont essentiellement déterminés par le profit tiré de la demande solvable) que du socialisme (où les investissements sont déterminés par des priorités sciemment choisies en fonction de critères socio-économiques socialistes). » (28)
Soulignons que les arguments avancés par Ernest Mandel en 1964 concernant les dangers des réformes pro-marchés ont été confirmés par les faits tout au long des décennies qui ont suivi et sont toujours valides pour analyser les réformes en cours à Cuba actuellement.
Face à Bettelheim qui défendait les réformes venant du bloc de l’Est, Che Guevara écrivait : « On revient à la théorie du marché. Toute l’organisation du marché mise sur le stimulant matériel… et ce sont les directeurs qui chaque fois gagnent davantage. Il faut voir le dernier projet de la République Démocratique Allemande, l’importance qu’y prend la gestion du directeur ou mieux la rémunération de la gestion du directeur » (29).
Il est important de mentionner que quelques années plus tard à la fin des années 1960 début des années 1970, Bettelheim passera à un autre extrême (30). Alors qu’il niait la possibilité de dépasser dans le secteur étatisé les relations marchandes capitalistes en affirmant que l’état des forces productives ne le permettait pas, il adoptera une position suiviste par rapport à la politique volontariste appliquée par les autorités chinoises sous l’autorité de Mao Tsé Toung (31).
Dans sa contribution au débat à Cuba, Bettelheim n’accorde aucune importance à l’exercice du pouvoir par les travailleurs, à l’intervention du peuple dans les décisions (32), au contrôle ouvrier… en opposition totale aux propositions d’Ernest Mandel.
Bettelheim cite abondamment Lénine mais seulement quand il s’agit de justifier les politiques économiques liées aux nécessaires concessions faites à l’économie marchande afin de restaurer l’alliance des paysans et des ouvriers, jamais quand il s’agit du rôle des syndicats et des dangers de bureaucratisation pourtant clairement évoqués par Lénine (33).
Dans sa contribution déjà citée publiée à La Havane en juin 1964, en réponse à Bettelheim, Mandel affirme « En matière d’organisation interne du travail et de la production dans l’entreprise, nous pensons qu’il faut en tout cas poursuivre l’objectif de placer la direction entre les mains des travailleurs eux-mêmes (ouvriers et employés). Le socialisme, et encore moins le communisme, ne peuvent se concevoir sans cet “exercice des fonctions dirigeantes par tous les travailleurs à tour de rôle”. » (34)
De son côté le Che exprime à plusieurs reprises ses préoccupations pour l’insuffisance de la participation des travailleurs aux décisions, en particulier dans une très longue lettre adressée à Fidel Castro le 26 mars 1965 alors qu’il a décidé de renoncer à ses responsabilités gouvernementales (35).
Je voudrais aborder un point supplémentaire du débat en Charles Bettelheim et Ernest Mandel sur lequel, à ma connaissance aucun∙e auteur∙e n’a fait de commentaire jusqu’ici. Charles Bettelheim affirmait que les salarié∙es des entreprises du secteur de l’État ne vendaient pas leur force de travail. « Ainsi, le salaire dans la société socialiste [Bettelheim parle de l’URSS et de son bloc – É.T.] n’est plus le “prix de la force de travail” (puisque les producteurs ne sont plus séparés de leurs moyens de production, ils en sont au contraire les propriétaires collectifs), mais la forme de distribution d’une partie du produit social. » Cette affirmation de Bettelheim était conforme à la position des auteurs soviétiques et de Staline : puisque le socialisme était atteint dans les pays du bloc de Moscou, puisque les travailleurs étaient copropriétaires des moyens de production, il était inimaginable qu’on puisse affirmer qu’ils et elles vendaient leur marchandise force de travail à l’entreprise. Néanmoins, cette affirmation était contradictoire avec l’autre affirmation de Bettelheim selon laquelle les biens d’équipement ou les matières premières que s’échangeaient des entreprises publiques étaient des marchandises (contrairement à ce qu’affirmaient Che Guevara et Mandel). Mais passons. Ce qui est intéressant, c’est que Mandel exprime son désaccord avec Bettelheim et les auteurs des pays du bloc de Moscou sur la question de la vente de la force de travail. Mandel montre qu’en contradiction avec la propagande de Moscou, dans une société de transition au socialisme, l’ouvrière ou l’ouvrier continue de vendre sa force de travail. Après avoir démontré cela, il affirme : « pourquoi un membre d’une entreprise collective, copropriétaire de l’entreprise, ne pourrait-il pas lui vendre une propriété individuelle ? Le fond du problème réside dans le fait que la force de travail reste une propriété privée [Mandel parle d’une société de transition du capitalisme vers le socialisme, É.T.], alors que les moyens de production sont déjà (pour l’essentiel) une propriété collective. Supprimer cette propriété privée de la force de travail, avant que la société ne puisse garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de tous ses citoyens, reviendrait en réalité à instaurer le travail forcé » (36). Cet argument de Mandel est très important car de là découle la nécessité pour les travailleuses et les travailleurs de pouvoir s’organiser et agir pour avancer des revendications notamment en matière de salaires. À fortiori c’est tout à fait nécessaire s’il s’agit comme dans les pays du bloc de Moscou à l’époque, d’États ouvriers bureaucratiquement dégénérés ayant commencé à entamer une évolution vers la restauration capitaliste.
Che Guevara sur la Banque et le crédit dans la transition de Cuba vers le socialisme
Che Guevara, qui a présidé la Banque nationale de Cuba entre novembre 1959 et début 1961, polémique au cours du Grand Débat avec Marcelo Fernández Font, président de la Banque nationale de Cuba en 1963-1964 (37). Celui-ci dans une contribution au débat publiée en février 1964, dans la revue Cuba Socialista sous le titre « Développement et fonctions de la banque socialiste à Cuba » (38), critiquait fortement le système défendu par Che Guevara en affirmant qu’il était beaucoup moins efficace que celui provenant de l’URSS et défendu par Alberto Mora, Carlos Rafael Rodríguez et soutenu par Charles Bettelheim. Alors que dans le système appliqué par le Che, les entreprises étaient financées par le budget de l’État, dans le système de l’autonomie financière (ou de l’autogestion, comme inadéquatement certains le désignaient au cours du Grand Débat) importé des pays d’Europe de l’Est et de l’URSS, les entreprises se finançaient auprès de la Banque nationale de Cuba qui accordait des prêts à intérêt et qui contrôlait leurs activités. Marcelo Fernández Font considérait que le système appliqué par le Che était préjudiciable à l’économie et à la transition au socialisme car il impliquait une émission monétaire excessive et augmentait le déficit de l’État. Il revendiquait encore plus de pouvoir pour la Banque nationale notamment en lui donnant pour mission de contrôler les entreprises qui fonctionnaient dans le cadre du système appliqué par le ministère de l’Industrie, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. Le président de la Banque nationale voulait également que son organisme décide si tel ou tel investissement justifiait un financement, ce qu’elle faisait déjà dans le secteur où le modèle d’Europe de l’Est et de l’URSS s’appliquait.
Dans sa réplique intitulée « La banque, le crédit et le socialisme » publiée en mars 1964 dans la revue Cuba Socialista, Che Guevara s’oppose frontalement aux pouvoirs que veut étendre le président de la Banque nationale sur l’économie du pays et notamment sur le secteur de l’économie où s’applique le modèle du financement des entreprises par le budget de l’État. Il s’oppose également aux prêts à intérêts octroyés aux entreprises par la Banque nationale. Il refuse qu’on délègue à la banque la fonction de contrôler les entreprises. Il considère que ce sont des fonctions qui correspondent aux banques dans le système capitaliste, pas dans une société de transition vers le socialisme (39).
Sur la méthode de débattre
À ce stade, il convient de faire une remarque générale importante concernant la méthode de débattre des uns et des autres. Dans leurs différentes contributions, Alberto Mora, Marcelo Fernández Font et ceux qui remettaient en cause le système mis en place par le Che ne disent pas ouvertement qu’ils sont en désaccord avec le ministre de l’Industrie et le ministre des Finances : ils critiquent les positions de « certains camarades » sans les nommer. C’est notamment le cas de l’article d’Alberto Mora (ministre du Commerce extérieur) de juin 1963 intitulé « Au sujet de la question du fonctionnement de la loi de la valeur dans l’économie cubaine actuellement » (40) et de celui Marcelo Fernández Font (directeur de la Banque nationale de Cuba) cité plus haut. Dans ses répliques, Che Guevara assume ses responsabilités et ses positions et leur reproche de ne pas avoir le courage ou la franchise de désigner clairement la cible de leurs critiques. Il le fait dans des termes courtois mais sans concession. C’est sans aucun doute une des qualités du Che : la franchise dans le débat et la volonté de le mener à fond et de manière publique ce qui rompait totalement avec la tradition stalinienne imposée depuis le milieu des années 1920 en URSS et dans son camp, y compris, dans les pays capitalistes, dans les partis communistes qui étaient sous le contrôle de Moscou.
L’écho rencontré par Ernest Mandel à Cuba
Ernest Mandel a eu un écho significatif à Cuba en 1964 lors de son séjour et par la suite dans la deuxième moitié des années 1960 et au début des années 1970. Il se réunissait avec des membres du cabinet du ministre de l’Industrie, avec Che Guevara lui-même ainsi qu’avec Luis Álvarez Rom, ministre des Finances, et des membres de son cabinet. Il a été invité à donner des conférences à l’université. Il y avait des séances de lecture collective de chapitres du Traité d’économie marxiste. Et le Traité était traduit en espagnol par le soin des Cubains et distribué au niveau des dirigeant∙es et des cadres, notamment du ministère de l’Industrie et de celui des Finances.
À l’occasion de ce séjour en 1964, Mandel n’a pas rencontré Fidel Castro. Le Che avait souhaité que Fidel Castro et Ernest Mandel se rencontrent et dialoguent. Il a insisté auprès de Fidel pour qu’il dialogue avec Ernest Mandel mais cela n’a pas eu lieu. L’explication est simple : la pression des dirigeants du PSP et de Moscou était forte, en conséquence Castro a certainement estimé qu’il aurait été trop compromettant d’avoir une réunion avec Ernest Mandel, parfaitement identifié par les Soviétiques comme dirigeant de la Quatrième Internationale et opposé aux types de politiques qui étaient appliquées en Union soviétique et dans des pays d’Europe centrale et orientale et que les dirigeants pro-Moscou comme Carlos Rafael Rodríguez souhaitaient appliquer à Cuba.
Pendant son séjour à Cuba, Ernest Mandel a également été en contact avec Hilda Gadea, d’origine péruvienne, la première épouse du Che qui gardait des rapports politiques avec lui. Hilda a exprimé son intérêt pour la Quatrième Internationale, elle a rencontré Mandel, notamment pour lui rendre compte de la situation des trotskystes au Pérou. Elle s’était réunie avec les trotskystes péruviens à l’occasion d’un voyage réalisé quelque temps auparavant dans son pays natal. Elle a envoyé plusieurs lettres en 1964 depuis Cuba à Mandel auxquelles il a répondu. Elle s’est également rendue à Paris et y a rencontré Pierre Frank en 1965. Enfin, elle était en contact avec des jeunes cadres cubains qui sympathisaient avec les positions de la Quatrième Internationale (voir l’encadré sur la Quatrième Internationale), elle cherchait aussi à les protéger des mesures d’intimidation et de répression que des membres du PSP, très présents dans la sécurité d’État qu’ils avaient infiltrée, réalisaient contre les militants trotskystes.
Quatrième Internationale et trotskystes à Cuba au cours des années 1960
La direction de la Quatrième Internationale avait apporté un soutien enthousiaste à la révolution et à ses premières réalisations à partir du renversement du dictateur Batista le 1er janvier 1959. À Cuba, il y avait un groupe de militant∙es membres de la IVe Internationale ; d’autres militant∙es venant notamment d’Argentine et d’Uruguay les avaient rejoints. Des trotskystes cubain∙es avaient pris part à la lutte insurrectionnelle dans les rangs du Mouvement du 26 Juillet. C’est le cas d’un des proches collaborateurs du Che, Roberto Acosta, militant trotskyste depuis les années 1930 et qui avait participé dans les années 1950 au mouvement de lutte armée dirigé par Fidel, le Mouvement du 26 Juillet. Après la victoire, des désaccords avaient surgi dans la IVe Internationale concernant les relations à entretenir avec les autorités révolutionnaires. Fallait-il affirmer une organisation trotskyste autonome ? Quelles étaient les tâches prioritaires ? La majorité du petit groupe trotskyste regroupée dans le POR-T (Parti ouvrier révolutionnaire trotskyste) avait décidé de favoriser son auto-affirmation alors que la majorité des membres du Secrétariat unifié de la IVe Internationale était favorable à accompagner le processus sans construire et développer un parti autonome. Les désaccords entre la majorité et le principal dirigeant latino-américain, l’Argentin Juan Posadas, dépassaient largement le cadre de l’attitude à adopter dans le soutien à la révolution cubaine. Juan Posadas et ses partisans avaient finalement décidé au printemps 1961 de quitter la IVe Internationale et de créer leur propre organisation internationale. Lors de la crise des missiles d’octobre 1962, son organisation internationale et le POR-T qui en faisait partie avaient défendu l’idée que Cuba devait utiliser l’arme nucléaire contre l’impérialisme étatsunien. Cela signifiait se sacrifier comme peuple afin de liquider l’impérialisme de la surface de la planète et permettre au socialisme de triompher sur les autres continents. Les membres du POR-T n’étaient pas les seuls révolutionnaires à Cuba à défendre cette position. C’était une position inacceptable que la IVe Internationale a rejetée.
En mars 1965, six membres de POR-T sont condamnés à des peines de prison allant de 3 à 8 ans sur la base d'accusations totalement farfelues. Ils sont accusés d'être des agents de l'impérialisme américain. Quelques mois plus tard, ils sont libérés grâce à l'intervention directe de Che Guevara (41) qui invite dans son bureau Roberto Acosta Hechevarría, l'un des dirigeants du POR-T, détenu depuis deux mois (sans avoir été condamné). Il a été conduit à son bureau sous la garde de deux agents de la sécurité de l'État. Comme nous l'avons déjà mentionné, Roberto Acosta a travaillé aux côtés de Che Guevara au ministère de l'industrie, en tant que chef du département des normes et de la métrologie. Selon Roberto Acosta, le Che et lui ont eu un échange positif et constructif sur le trotskisme. Finalement, Che Guevara a obtenu la libération de Roberto Acosta et de ses camarades emprisonnés à Santiago de Cuba.
En dehors des membres du POR-T avec lesquels, malgré les désaccords, le Secrétariat unifié maintenait des relations, d’autres militant∙es à Cuba renforçaient leur collaboration notamment en développant des échanges épistolaires réguliers avec Ernest Mandel, avec Joseph Hansen (un des anciens secrétaires de Trotsky de 1937 jusqu’à son assassinat en août 1940 par un agent de Staline). Hansen qui était membre du Secrétariat unifié de la IVe Internationale et membre de la direction du SWP des États-Unis a séjourné à plusieurs reprises sur l’île, avec des dirigeants de la section canadienne de la IVe Internationale. Livio Maitan, également membre du Secrétariat unifié, suivait de près la situation à Cuba même si, dans le cadre d’une division des tâches entre dirigeants, il donnait la priorité à l’Amérique du Sud. Vazquez Menendez est un des membres du POR-T qui malgré la séparation avec le SU de la IVe Internationale a maintenu des échanges réguliers avec Ernest Mandel.
Parmi les quelques Cubains partageant les positions de la IVe Internationale, il y avait Nelson Zayas qui avait 25 ans et travaillait au ministère des Relations extérieures, Javier de Varona, juriste, professeur de philosophie (24 ans), Walterio Carbonell (44 ans), cubain afro-descendant, auteur d’un livre publié en 1961 avec pour titre Como Surgió la Cultura Nacional ? (42) Walterio Carbonell qui avait connu personnellement Fidel Castro pendant leurs études, était entré quelques années plus tard également en contact avec les Black Panthers aux États-Unis.
Le Che, le discours d’Alger et son départ du gouvernement cubain
Après son départ de l’île, Ernest Mandel a maintenu avec constance des relations étroites avec Cuba. Il a eu un contact avec Che Guevara quand celui-ci a prononcé un discours extrêmement important en février 1965 à Alger. Au cours de ce discours, Che Guevara a critiqué l’attitude égoïste des gouvernements du Bloc de l’Est des pays dits socialistes. Le Che a notamment déclaré à propos des prix élevés exigés par les pays du Bloc de l’Est dans leurs échanges avec les pays du Tiers Monde : « Comment est-il possible d’appeler “bénéfice mutuel” la vente au prix du marché mondial de produits bruts qui coûtent aux pays sous-développés des efforts et des souffrances sans limites et l’achat à des prix du marché mondial des machines produites dans les grandes usines automatisées qui existent aujourd’hui ? Si nous établissons ce type de rapports entre les deux groupes de nations, nous devons convenir que les pays socialistes sont, dans une certaine mesure, complices de l’exploitation impérialiste. » (43) C’était très courageux et cela a provoqué un mécontentement très fort à Moscou. Immédiatement après ce discours, il y a un coup de téléphone entre Ernest Mandel et Che Guevara. Ernest Mandel était prêt à se rendre le plus vite possible à Alger. Le Che souhaitait sa venue. Il a pris contact avec l’ambassade d’Algérie pour partir dès le lendemain mais cela n’a pas été possible (44).
À l’issue du Grand Débat, ce sont les positions conformes à celles du bloc dominé par Moscou et appuyées par Alberto Mora, Marcelo Fernández Font, Charles Bettelheim et Carlos Rafael Rodríguez dirigeant de l’ancien PSP qui sont sorties renforcées. Fidel Castro ne s’était pas impliqué dans le débat et n’avait pas pris de position publique. Che Guevara, dont les positions gênaient très clairement les intérêts du pouvoir à Moscou et dans les pays d’Europe de l’Est, a renoncé à toutes ses responsabilités gouvernementales et dirigeantes à Cuba.
La dernière lettre connue de Che Guevara à Fidel Castro
Dans une lettre de 37 pages à Fidel Castro datée du 26 mars 1965, qui n’a été rendue publique in extenso qu’en 2019 (45), Che Guevara commence en une quinzaine de pages par faire un bilan très critique de la situation économique du pays, puis, en une dizaine de pages, il résume le modèle de fonctionnement et de financement de l’économie qu’il défend (sistema de financiamiento presupuestario) et ensuite il développe ses réflexions sur le Parti et sur l’État.
Dans la partie où il défend le modèle de financement par le budget de l’État contre le modèle adopté dans les pays du Bloc de Moscou et en Yougoslavie, il décrit dans des termes très forts une des conséquences de l’évolution de ces pays : « On ferme des usines et les travailleurs yougoslaves (et maintenant polonais) émigrent vers les pays d’Europe occidentale en pleine expansion économique. Ce sont des esclaves que les pays socialistes envoient comme offrande au développement technologique du Marché commun européen. »
Dans la partie finale où il aborde le fonctionnement de l’économie, le Parti et l’État : « Comment faire participer les travailleurs est une question à laquelle je n’ai pas pu répondre. Je considère cela comme mon plus grand obstacle ou mon plus grand échec et c’est l’une des choses auxquelles il faut réfléchir parce qu’elle implique également le problème du parti et de l’État, des relations entre le parti et l’État. »
Sur le Parti, il écrit : « Pour remplir sa tâche de moteur idéologique, le Parti et chaque membre du Parti doivent être une avant-garde et, à cette fin, ils doivent présenter l’image la plus proche de ce que doit être un communiste. Leur niveau de vie, c’est-à-dire le niveau de vie des membres du Parti, ne doit jamais dépasser, ni en tant que cadres professionnels, ni en tant que cadres de production, le niveau de vie de leurs égaux. (…) Tout cela, en cherchant à agir de telle sorte que la lutte contre la tendance à bureaucratiser le Parti, c’est-à-dire à le transformer en un autre instrument de contrôle statistique du gouvernement, ou en un organe d’exécution, ou en un organe parlementaire, avec de nombreuses personnes payées et de nombreux coureurs en jeep, passant d’une réunion à l’autre, etc. etc. etc. soit toujours gardée à l’esprit. (…) Le Parti, naturellement, doit avoir sa propre organisation, séparée de l’État, même si aujourd’hui il y a parfois un certain nombre de postes où le Parti et l’État sont mélangés. »
Sur la formation des cadres du Parti, il écrit à la fin de sa lettre : « Faire du cadre du Parti un élément de réflexion, non seulement sur les réalités de notre pays mais aussi sur la théorie marxiste qui n’est pas un ornement mais un guide extraordinaire pour l’action (les cadres ne connaissent pas Trotsky et Staline mais les qualifient de “mauvais” de manière scolastique). » Dans cette partie de sa lettre, Che Guevara désigne explicitement comme exemple de déformation scolastique le quotidien Hoy contrôlé par les dirigeants de l’ancien PSP.
Concernant le contenu de cette longue lettre de Che Guevara, il faut souligner qu’on n’y trouve pas une volonté de proposer et de réaliser des réformes politiques de manière à organiser une démocratie socialiste avec un exercice effectif du pouvoir par les travailleurs et les travailleuses. Cela constitue incontestablement une des lacunes et une des erreurs graves de Che Guevara.
Le deuxième voyage d’Ernest Mandel à Cuba en 1967
Ernest Mandel est retourné à Cuba, en juin 1967, invité par la direction cubaine. Il faut avoir en tête qu’en juin 1967, Che Guevara était en train de mener la guérilla en Bolivie et donc la décision de faire venir Mandel à La Havane était une décision de la direction cubaine et de Fidel Castro en l’absence du Che. Celui-ci n’a pas pu intervenir dans cette décision parce que, matériellement, il avait un niveau de communication très réduit avec Cuba et il n’avait plus d’intervention directe dans les débats à Cuba. Mandel est resté plus d’un mois et il a, de nouveau, eu toute une série de contacts extrêmement importants parce que Cuba, à ce moment-là, jouait un rôle tout à fait clé sur le plan international, en ayant fondé l’Organisation latino-américaine de solidarité (OLAS), une structure qui regroupait un nombre important d’organisations politiques favorables à la lutte armée et qui était nécessaire pour que le courant révolutionnaire puisse s’organiser séparément du contrôle direct de Moscou et de la Chine de Mao. Il y avait une effervescence à Cuba en termes d’internationalisme, de débats, d’ouverture dans le contexte international qui par ailleurs allait mener à mai 68. Fidel Castro et la direction du parti communiste cubain (qui avait été fondé en 1965) adoptaient une attitude très critique à l’égard de la direction soviétique. À cette occasion-là, Ernest Mandel était accompagné de sa compagne Gisela Scholz qui est devenue une dirigeante de la Quatrième Internationale. À son retour en Belgique, Ernest Mandel a publié dans l’hebdomadaire la Gauche plusieurs articles en soutien à la révolution cubaine et en faveur de l’OLAS.
L’assassinat de Che Guevara en Bolivie
Quelques mois après le retour d’Ernest Mandel en Europe, on a appris le décès, dans des conditions tragiques, de Che Guevara, assassiné par la CIA et l’armée bolivienne, le 9 octobre 1967. Ernest Mandel a écrit immédiatement un article d’hommage à la mémoire de Che Guevara, dans le journal la Gauche. On y lit : « La révolution cubaine et latino-américaine perd un de ses principaux dirigeants ; nous perdons un camarade très cher. » Cela a été reproduit dans les organes de la IVe Internationale (46).
Mandel et Cuba dans les années 1990
À la fin de 1989, Ernest Mandel a écrit un court texte polémique par rapport à la manière dont des partisans de la glasnost et de la perestroïka souhaitaient se revendiquer de l’héritage du Che. Ernest amorce son article (47) de la manière suivante : « Parmi les nombreuses tentatives de récupération de l’héritage du Che, la dernière n’est pas la moins étonnante. Souligner “l’affinité spirituelle et psychologique” entre le Che et Gorbatchev à l’égard des “valeurs du socialisme”, telle est l’entreprise hasardeuse à laquelle se livre Kiva Maidanik dans Perestroika : la revolución de las esperanzas, un livre publié en 1987 au Nicaragua. L’interview est réalisée par Marta Harnecker (1937-2019), journaliste très connue à Cuba, souvent inspirée d’un pro-soviétisme bon teint et qui semble investie d’une mission de bons offices entre les PC latino-américains “orthodoxes” et le courant fidéliste. Cette entreprise de récupération – même effectuée sous le label de la perestroïka – présente cependant quelques difficultés. »
Ensuite Mandel résume une nouvelle fois les idées défendues par le Che dans le Grand Débat : « Les réformes économiques marchandes ne font pas partie des “valeurs du socialisme” auxquelles le Che était particulièrement attaché. Son hostilité aux réformes préconisées par Liberman et Trapeznikov dans les années 60 était tout à fait nette ; il était contre l’instauration du “calcul économique” basé sur l’autonomie financière des entreprises, contre un système de rémunération fondé avant tout sur les stimulants matériels, le salaire aux pièces et les primes. Son opposition ne résultait pas d’un quelconque mépris des “lois et mécanismes économiques” : le Che était partisan d’une planification rigoureuse, du système budgétaire centralisé impliquant le contrôle des investissements et des crédits en fonction des intérêts généraux et non sectoriels, au nom de la construction d’un socialisme conçu comme un système radicalement distinct de la société capitaliste, fondé sur des catégories opposées à celles du profit et de la marchandise. Il considérait que l’utilisation des catégories marchandes devait être limitée aux secteurs les moins socialisés lorsqu’il n’était pas possible de faire autrement. “Avec les armes pourries léguées par le capitalisme, la marchandise prise comme unité économique, la rentabilité, l’intérêt matériel individuel comme stimulant, on risque d’aboutir à une impasse”. Ce que confirme l’expérience historique. »
Ensuite Mandel s’attaque à l’affirmation de Kiva Maidanik selon laquelle les positions du Che dans le Grand Débat ne forment pas le « cœur de la conception du Che comme théoricien ».
Mandel affirme de son côté que « Le Che pensait que la mobilisation des masses et leur conscience peuvent être stimulées par une politique internationaliste encourageant les processus révolutionnaires, par la lutte contre la bureaucratie et la corruption, par le comportement exemplaire des dirigeants et le développement de la démocratie socialiste bien que, sur ce plan, sa conception ait été limitée. »
Et Mandel dénonce les accords passés par Gorbatchev avec Ronald Reagan sur le dos du processus révolutionnaire en cours en Amérique centrale à la fin des années 1980 : « Tout se tient : l’internationalisme du Che aurait eu du mal à s’accommoder de la priorité donnée au “dialogue” diplomatique avec les USA au détriment des processus révolutionnaires dans le tiers-monde, ramenés au simple rang de “conflits régionaux”. Alors que le Nicaragua manque de pétrole, accordé parcimonieusement et conditionnellement par le gouvernement soviétique, Gorbatchev envisagerait de ramener son aide militaire “au niveau d’armes légères du type de celles utilisées par la police” ».
Je voudrais encore mentionner un épisode concernant les rapports entre Ernest Mandel et Cuba, dans lequel je suis directement associé. Cela se rapporte à 1992 et concerne le dialogue entre Marta Harnecker, dont nous venons de parler, et Ernest Mandel. Rappelons qu’elle avait été membre du Parti socialiste chilien pendant la période de la présidence de Salvador Allende, très connue comme vulgarisatrice d’idées marxistes, notamment avec sa brochure Les concepts élémentaires du matérialisme historique (48). Elle résidait à Cuba, c’était la compagne de Barberousse, le surnom de Manuel Piñeiro Losada, qui était un camarade de confiance de Fidel Castro et le responsable de toutes les opérations de guérilla en Amérique latine soutenues par la direction cubaine. De mon côté, j’avais des contacts étroits avec Marta Harnecker depuis 1988-1989 et avec Manuel Piñeiro Losada à partir de 1991. Marta Harnecker et moi, nous nous étions rencontrés à Managua dans les années 1980 et en 1990, dans le cadre du soutien que nous apportions, en tant que Quatrième Internationale, au processus révolutionnaire sandiniste, et elle vivait à Managua à ce moment-là (je reviendrai dans un autre article sur ce sujet). Après l’échec des Sandinistes aux élections de 1990, Marta Harnecker est retournée à Cuba et, moi, j’allais régulièrement à Cuba parce que j’animais la Coordination contre le blocus américain contre Cuba, la coordination très large créée en Belgique, regroupant des partis politiques dont la Quatrième Internationale et d’autres partis comme le Parti communiste de Belgique et des grands mouvements de solidarité, des ONG comme Oxfam Solidarité par exemple. À cette époque, j’étais invité à Cuba comme membre du Bureau politique de la section belge de la Quatrième Internationale. C’est notamment dans ce contexte que je dialoguais régulièrement avec Marta Harnecker et Barberousse, Manuel Piñeiro.
Un jour, c’était en 1992, Marta Harnecker a été invitée à Bruxelles par le Parti du travail de Belgique (PTB), d’origine maoïste, encore très marqué par le stalinisme à l’époque. Elle y a prononcé une conférence où elle a été en partie huée, parce qu’elle se référait à Trotski et c’était inconcevable dans une assemblée de cadres du PTB de dire quelque chose de positif sur Trotski. À l’occasion de sa présence à Bruxelles, elle a pris contact avec moi car elle souhaitait absolument rencontrer Ernest Mandel. Nous sommes allés ensemble dialoguer avec Ernest. Ça a duré deux heures et demie ou trois heures dans sa maison à Schaerbeek. On était un an après l’effondrement de l’Union soviétique et son implosion. Cuba qui dépendait fortement de ses échanges économiques avec l’URSS était plongée dans une crise économique très grave. Les autorités de l’île y ont répondu en décrétant la période spéciale. Vu les effets du démembrement de l’Union soviétique, les relations économiques entre Cuba et Moscou avaient fortement diminué, notamment celles concernant la fourniture de pétrole. Il y avait une situation extrêmement difficile sur le plan économique à Cuba et de grandes interrogations sur l’effondrement de l’Union soviétique. Marta Harnecker est venue voir Mandel en disant : « Écoute, camarade Ernest, ce serait vraiment important d’avoir ton éclairage sur les raisons de l’effondrement de l’Union soviétique. Tu es un des seuls à pouvoir donner une explication cohérente et à être écouté par Fidel Castro. Je voudrais avoir ton accord, disait-elle, pour, à mon retour à Cuba, contacter Fidel Castro et le convaincre de t’inviter à Cuba pour présenter ton analyse de la fin de l’Union soviétique ». On a discuté sur le fond : pourquoi l’effondrement et quelle était la nature de l’Union soviétique, quelle était la nature de la perestroïka et de la glasnost, comment analyser la politique de Gorbatchev, cette tentative d’auto-réforme de la bureaucratie soviétique qui avait, finalement abouti à l’implosion de l’Union soviétique. Est-ce que cela signifiait la victoire de la restauration du capitalisme, qui était en cours, avec des privatisations et une thérapie de choc appliquée aux différentes républiques issues de l’Union soviétique. La discussion a été constructive. Mais Ernest a dit à Marta : « Écoute je suis allé à deux reprises à Cuba, je suis tout à fait solidaire de Cuba par rapport au blocus américain mais je suis persuadé que Fidel Castro ne souhaitera pas me voir, il ne souhaitera pas avoir un véritable débat. Je me suis aperçu en 1964 et en 1967 que, même si j’étais invité et avec son accord, il n’était pas question pour Fidel Castro de me rencontrer et d’avoir une discussion où il pourrait y avoir à la fois un aspect interne et un aspect externe. Donc, tu peux essayer de le convaincre, mais il n’y a quasiment aucune chance que Fidel souhaite me rencontrer et que cela puisse se concrétiser. » Jusqu’à la fin de sa vie, Ernest Mandel a exprimé son soutien au peuple cubain face au blocus décrété par les États-Unis, il a salué l’initiative de Fidel Castro d’en appeler au non-paiement des dettes réclamées au tiers-monde et il a été disposé à débattre et à exposer ses idées sur la révolution critique. S’il avait rencontré Fidel Castro, s’il avait eu un dialogue public avec lui, il n’y a aucun doute qu’il aurait abordé la question de la démocratie socialiste comme condition sine qua non de l’avancée du processus de transition au socialisme.
Conclusions
• Ernest Mandel a perçu très vite l’importance de la révolution cubaine et jusqu’à la fin de sa vie a été solidaire de Cuba.
• Il a exprimé son soutien aux principales positions de Che Guevara dans le Grand Débat économique sur la politique à suivre à Cuba dans la transition vers le socialisme. Il l’a fait dès le quatrième trimestre 1963 quand il a eu connaissance des positions défendues publiquement quelques mois auparavant par le Che.
• Che Guevara et les dirigeants qui partageaient son opinion comme le ministre des Finances, Luis Álvarez Rom, invitèrent Ernest Mandel à Cuba où il tenta de contribuer à renforcer leurs positions face aux partisans des politiques mises en œuvre dans le bloc dirigé par Moscou et cela tout en se distanciant des positions adoptées par les dirigeants yougoslaves (qui avaient été excommuniés par Staline à partir de 1948).
• Mandel, dans chacune de ses contributions, a tenté d’introduire dans le débat la question de la démocratie socialiste, de la participation directe des travailleurs et du peuple au processus de prise de décision. Il a insisté très clairement sur la nécessité vitale de donner la priorité à la prise de décision par le peuple. Sur ce point, le Che bien que conscient des problèmes posés par l’absence de participation des travailleur∙es n’a pas adopté le même point de vue que Mandel et la IVe Internationale. Rappelons que dans sa longue lettre à Fidel datée du 26 mars 1965, le Che a écrit au moment d’abandonner ses responsabilités gouvernementales à Cuba : « Comment faire participer les ouvriers ? C’est une question à laquelle je n’ai pas pu répondre. C’est mon plus grand échec auquel il faut réfléchir car il concerne les relations entre le parti et l’État ». Plus tard en 1966, quand Che Guevara écrit pendant son séjour à Prague les notes critiques en marge du manuel soviétique, il affirme que c’est au peuple, aux masses, de décider les priorités du plan (49).
• Mandel par la suite n’a cessé de donner une importance centrale à cette question à travers de nombreux textes, de nombreux discours, de nombreux débats et résolutions de congrès – notamment, pour ne donner que deux exemples, en produisant en 1970 l’anthologie Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion, et en contribuant à la rédaction du texte « Démocratie et dictature du prolétariat » dont voici un extrait : « La démocratie socialiste, pluraliste et vivante, la libre confrontation des choix entre différentes priorités, l’indépendance des organisations politiques et sociales envers l’appareil d’État, ne sont pas un luxe réservé aux pays les plus riches, que les pays les plus pauvres devraient renvoyer à des temps meilleurs. Elles constituent, pour toute révolution socialiste, une exigence fonctionnelle, afin de maîtriser les contradictions de l’économie, de réduire les disproportions, de dominer les injustices, de puiser dans la conscience collective le moyen de vaincre les difficultés. Droits civiques et sociaux de l’homme et de la femme, État de droit, démocratie politique sans restriction, démocratie des producteurs associés, planification démocratiquement centralisée, recours nécessaires mais limités aux mécanismes marchands, et autogestion se complètent nécessairement dans la construction d’une société socialiste. Un seul maillon manquant suffit à la perversion de l’ensemble » (50).
• En dehors des positions défendues dans le Grand Débat et des profondes convergences entre Che Guevara et Ernest Mandel à cette occasion, on peut ajouter d’autres points d’accord :
– La nécessité de mener un débat public sur les grandes options entre lesquelles faire des choix.
– Le refus de Che Guevara de recourir à la répression pour combattre des idées au sein de la gauche (ce qui l’a amené en mars 1965 avant son départ pour le Congo à faire sortir de prison les militants trotskystes cubains membres du POR-T).
– La nécessité du recours à la lutte armée dans une stratégie révolutionnaire d’extension de la révolution socialiste. À ce propos Ernest Mandel a demandé dès 1964 (51) et obtenu à la demande des militants trotskystes de Bolivie qu’ils reçoivent une formation militaire à Cuba. Malheureusement, en 1967, alors que certains d’entre eux avaient reçu une préparation armée, ils ont été bloqués à Cuba et n’ont pas pu rejoindre le groupe de guérilla dirigé par Che Guevara. Les raisons de ce blocage n’ont pas été élucidées. Précisons qu’Ernest Mandel n’était pas partisan d’une version militariste ou foquiste de la stratégie de lutte armée. Une des preuves évidentes est la rupture entre le PRT-ERP argentin et la IVe Internationale en 1973 (52).
• On peut également souligner qu’il y avait des différences importantes d’appréciation entre Ernesto Che Guevara et Ernest Mandel en ce qui concerne les possibilités de luttes révolutionnaires dans les pays les plus industrialisés. Dans les notes qu’il a rédigées à Prague en 1966 à son retour du Congo et avant de rentrer secrètement à Cuba pour se préparer à partir en Bolivie, Ernesto Che Guevara indique à plusieurs reprises qu’il ne pense pas que la classe ouvrière des pays les plus industrialisés soit disposée à mener des luttes radicales. De leur côté, Ernest Mandel et la IVe Internationale étaient convaincus du potentiel anticapitaliste de la classe ouvrière dans les pays du Nord et dans les trois secteurs de la révolution mondiale. Si Ernesto Che Guevara n’avait pas été assassiné en octobre 1967 et avait vécu la montée impressionnante des luttes ouvrières et étudiantes en Europe à partir de 1968 et dans la première moitié des années 1970, il aurait peut-être revu le jugement qu’il a exprimé en 1966-1967.
Éric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM international) et membre du conseil scientifique d’ATTAC France, est membre de la direction de la Quatrième Internationale. Il a été membre de la Commission d’audit intégral de la dette publique interne et externe (CAIC) formée en juillet 2007 par le président de l’Équateur Rafael Correa. Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée par la présidente du Parlement grec, qui a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
Il est l’auteur de nombreux livres, dont : Banque mondiale – Une histoire critique, Syllepse, Paris 2022 ; Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, Paris 2020 ; Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, Paris 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons 2010.
Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles 2011.
Cet article est le second d’une série consacrée à Ernest Mandel, le précédent (« Témoignage sur Ernest Mandel (1923-1995) un militant internationaliste et révolutionnaire en pensée et en action ») a été publié par Europe Solidaire Sans Frontières le 20 juillet 2023 ().
L’auteur remercie Christian Dubucq, Michael Löwy, Claude Quémar, Pierre Salama, Catherine Samary et Patrick Saurin pour leur relecture. Il remercie également Christian Dubucq pour l’aide dans la recherche de documents.
Notes
Chronologie de Cuba dans les années 1950 (Inprecor)
Chronologie de Cuba dans les années 1960 (Inprecor)
1. Le Che comprenait et parlait le français.
2. World Outlook n° 14, 4e trimestre 1963 et Quatrième Internationale n° 21, 1er trimestre 1964, pp. 20-28.
3. Ernest Mandel utilisait plusieurs noms de plume : Ernest Germain, Henri Valin, Pierre Gousset et, dans la IVe Internationale, il utilisait le pseudonyme Walter.
4. Sur l’expérience yougoslave et les débats qui eurent lieu en Yougoslavie même et à son propos, lire Catherine Samary, Le marché contre l’autogestion. L’expérience yougoslave, Publisud/La Brèche, Paris, 1988. Ce livre contient une très intéressante préface d’Ernest Mandel rédigée en octobre 1987.
5. Ernesto Che Guevara a formulé à plusieurs reprises des critiques de ces manuels au cours du Grand Débat de 1963-1964. Et, après son départ de Cuba, lors de son séjour en Tanzanie et à Prague en 1966, il rédige sous forme de notes une critique systématique du Manuel d’Économie politique produit par l’Académie des Sciences de l’URSS en 1963. Les notes de Che Guevara ont été publiées à La Havane en 2006. Voir Ernesto Che Guevara, Apuntes criticos a la economia politica, Editorial Ciencias Sociales, Centro de Estudios Che Guevara, Ocean Press, La Havane, 2006, 397 pages.
6. Voir Alberto Mora, « En torno a la cuestión del funcionamiento de la ley del valor en la economía cubana en los actuales momentos », article paru dans la revue du ministère de l’Industrie, Nuestra Industría, Révista Económica, année 1, n° 3, octobre 1963, pp. 10-20. La phrase de Staline citée par Mandel provient directement de cet article d’Alberto Mora.
7. Rappelons que Fidel Castro en avril 1961 avait proclamé « le caractère socialiste de la révolution cubaine » et Ernest Mandel était effectivement convaincu que le triomphe de révolution cubaine en 1959 ainsi que les mesures prises par le gouvernement révolutionnaire cubain confirmaient la théorie de la révolution permanente et initiaient un processus de transition au socialisme. Mandel caractérisait Cuba en 1963 d’État ouvrier en transition vers le socialisme.
8. Léon Trotsky, Staline théoricien, p. 106 du Tome I des Écrits 1928-1940, Librairie Marcel Rivière, Paris 1955
9. Dans une autre partie, plus avant dans l’article, Mandel revenait sur cette question : « Il faut procéder à des calculs rigoureux de coûts de production, savoir pour chaque marchandise si la production est subventionnée ou non. Mais rien n’autorise la conclusion que les prix doivent être “déterminés par la loi de la valeur”, c’est-à-dire par la loi de l’offre et de la demande. Si encore cette conclusion a quelque sens en ce qui concerne les moyens de consommation, elle est dénuée de sens pour les moyens de production qui, répétons-le, ne sont pas des marchandises, du moins dans leur grande majorité. Et même les moyens de production qui sont encore des marchandises – ceux qui sont produits par le secteur privé ou coopératif pour être livrés à l’État, et ceux que l’État fournit aux entreprises privées ou aux coopératives – ne pourront être “vendus à leur valeur” sous peine d’encourager sous certaines conditions l’accumulation primitive privée aux dépens de l’accumulation socialiste. »
10. Dans la deuxième partie de son article, Mandel abordait la question du commerce extérieur. Il serait trop long ici de résumer son propos, par ailleurs tout à fait intéressant. Je recommande la lecture de son article dans son intégralité.
11. Sur les conditions dans lesquelles la Yougoslavie a adopté l’autogestion, voir Catherine Samary, Octobre 1917-2017. D’un communisme décolonial à la démocratie des communs, éditions du Croquant, Paris 2017.
12. Ernest Germain, « Les réformes Liberman-Trapeznikov de la gestion des entreprises soviétiques », Quatrième Internationale, mars 1965, pp. 14 à 21. Ernest Germain, “Soviet Management Reform”, International Socialist Review, vol. 26, n° 3, Summer 1965, pp. 77-82 ().
13. Léon Trotsky, L’économie soviétique en danger, Tome I des Écrits 1928-1940, p. 127
14. Voir Jan Willem Stutje, Ernest Mandel, Un révolutionnaire dans le siècle, Éditions Syllepse, Paris, 2022, 454 pages, p. 257.
15. Extraits du rapport présenté par A. Díaz au nom de la commission exécutive nationale à la séance plénière du Comité national du PSP, réuni le 6 avril 1954, in Michael Löwy, Le Marxisme en Amérique latine, Anthologie, Ed. Maspero, Paris, 1980, pp. 261-263
16. Voir l’interview avec Fernando Martínez Heredia réalisée par Éric Toussaint en 1998 : « Du 19e au 21e siècle : une mise en perspective historique de la Révolution cubaine » ().
17. Blas Roca, Balance de la labor del Partido desde la última Asamblea Nacional y el desarrollo de la revolución, La Habana, 1960, pp. 87–88, cité par Michael Löwy « La revolución permanente en América Latina » dans Michael Löwy et al, Socialismo para armar. Documentos urgentes de la historia contemporánea, Hijos Red Mundial, Colección Socialismo y Libertad, Libro 68, 2016, p. 19
18. Extraits de la « Version intégrale du discours de Fidel Castro, le 26 mars 1962 », in Œuvre révolutionnaire, n° 10, La Havane 1962.
19. Ernesto Che Guevara, Apuntes criticos a la economia politica, Editorial Ciencias Sociales, Centro de Estudios Che Guevara, Ocean Press, La Havane, 2006, 397 pages, p. 285.
20. « La reunión del Comité Central », Granma n° 24, 28 janvier 1968.
21. Voir la version de cet article sur le net :
22. À noter aussi qu’il s’en prend à Rosa Luxembourg. Bettelheim écrit « Rosa Luxembourg dans “une perspective gauchiste”, pense que dans la société socialiste il n’existe plus de lois économiques et que l’économie politique devient donc sans objet. » Pour appuyer son argument il cite un extrait d’un texte où elle déclare : « l’économie politique en tant que science a accompli son rôle dès le moment où l’économie anarchique du capitalisme cède la place à une économie planifiée, consciemment organisée et dirigée par l’ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière contemporaine ainsi que la réalisation du socialisme signifie donc la fin de l’économie politique en tant que science » (Einführung in die Nationalekonomie, Ausgewählte Reden und Schriften, Berlin, 1951, t. 1, p. 491). Or contrairement à ce que veut faire croire Bettelheim, il n’est nullement dit, dans cette citation, que dans le socialisme il n’y aura plus de lois économiques. Et par ailleurs Rosa Luxembourg parle de la fin de l’économie politique une fois le socialisme réalisé, elle ne parle pas de la société de transition vers le socialisme. Ce qui est sûr c’est que les économistes staliniens ont cherché à dénigrer Rosa Luxembourg.
23. Che Guevara, « La planificación socialista, su significado », Cuba Socialista, año 4, n° 4, junio 1964, pp. 13-24. Republié dans El Gran Debate, pp. 221-222)
24. Che Guevara “Sobre el sistema presupuestario de financiamiento” publié en février 1964.
25. Che Guevara aussi bien dans « Sobre el sistema presupuestario de financiamiento » en février 1964 que dans « La planificación socialista, su significado » en juin 1964.
26. Ernest Mandel, in Ernesto Che Guevara, Ecrits d’un révolutionnaire, Guevara, Bettelheim, Mandel. « Le grand débat économique », « Les catégories marchandes dans la période de transition », La Brèche, Paris 1987.
27. Ernest Mandel, « L’économie de transition et l’homme nouveau », transcription d’une intervention enregistrée en 1965, citée par Janette Habel, « Cuba 1963-1965 Le ‘Grand Débat’ : l’économie politique de la transition au socialisme », publié en espagnol par Jacobin América latina n° 5, Argentina, 2022, pp. 56 à 65.
28. Ernest Mandel, « Catégories marchandes dans la période de transition », publié à l’origine dans Nuestra Industria, Revista económica, année 2, n° 7, juin 1964, pp. 9-36, dans El Gran Debate, pp. 206-207
29. Ernesto Che Guevara, Écrits d’un révolutionnaire, La Brèche, Paris 1987.
30. Dans son débat avec Paul Sweezy (1910-2004) et la Monthly Review suite à l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 par les troupes du Pacte de Varsovie, Bettelheim écrit « le prolétariat (soviétique ou tchèque) a perdu son pouvoir au profit d’une nouvelle bourgeoisie, ce qui fait que la direction révisionniste du Parti communiste de l’Union soviétique est aujourd’hui l’instrument de cette nouvelle bourgeoisie. » Dans le même article Bettelheim considère que le XXe congrès du PCUS (qui s’est tenu en 1956 et est considéré comme celui de la déstalinisation) marque l’arrivée au pouvoir de la nouvelle bourgeoisie et l’abandon de la ligne prolétarienne qui prédominait dans la période antérieure. Cette prise de position de Bettelheim justifie l’emploi de l’épithète stalinien à son égard car il considère encore à l’époque que sous Staline le prolétariat était au pouvoir. Comme l’indique Jérôme Leleu dans la note suivante, Bettelheim a modifié sa position au début des années 1980. Par ailleurs, dans ses échanges avec P. M. Sweezy, Bettelheim critique l’« obscurantisme » (sic !) des positions développées par Fidel Castro et par Che Guevara en disant que leur rejet du marché cache les vrais problèmes. Bettelheim considère, comme le faisaient les staliniens de différentes catégories et les gauchistes sectaires, que la direction cubaine provenant du Mouvement du 26 Juillet était petite-bourgeoise. C’est également la caractérisation faite par Samuel Farber, qui dans les années 2000 a produit plusieurs écrits caractérisant le PSP de prolétarien et le Mouvement du 26 juillet de mouvement de déclassés et de petits-bourgeois, voire de « bohème » dans le cas de Che Guevara. Voir la critique qu’en font à juste titre Janette Habel et Michael Löwy, « Ernesto Che Guevara : penser en temps de révolution. Contre l’approche biaisée de Samuel Farber », Contretemps n° 58, juillet 2023.
31. Selon Jérôme Leleu : « La pensée de Charles Bettelheim a été extrêmement mouvante tout au long de sa vie. Théoricien de la planification et des stratégies de développement à partir de sa thèse de troisième cycle en 1939, il en viendra en particulier dans les années 1960 à théoriser la loi de correspondance entre les rapports de production et le caractère des forces productives au moment où il s’intéressa plus particulièrement à la transition vers le socialisme. À partir de la fin des années 1960 et durant les années 1970, il réfutera ses thèses précédentes sur le primat des forces productives pour mettre progressivement en avant le rôle du Politique, de l’Idéologie et du Parti au cours de la période de transition au socialisme dans une perspective léniniste, appuyé par son engouement pour le Maoïsme et l’expérience révolutionnaire chinoise ». Leleu ajoute : « Dans les années 1980, il réfutera à nouveau sa vision antérieure en nuançant le léninisme, et en démontrant dans le dernier volume des Luttes de classes en URSS que la Révolution Russe n’avait débouché que sur un capitalisme de “type nouveau” (Bettelheim, 1982) et que la prise du pouvoir par les Bolcheviks en 1917 n’avait été le fait que d’une intelligentsia qui a étouffé les aspirations de la population russe dans son ensemble. »
32. Quelques années plus tard, en 1968-1969, dans l’échange public de lettres avec Paul Sweezy de la Monthly Review que nous avons mentionné, Bettelheim affirme qu’il faut que le plan « soit élaboré et mis en œuvre sur la base de l’initiative des masses ». À la même époque, il prend pour modèle de transition au socialisme ce qui se passe en Chine, ce qui montre clairement les limites de la vision de Bettelheim à propos de l’initiative des masses et de leur intervention réelle dans la prise des décisions.
33. J’ai abordé les positions de Lénine sur ces questions dans « Lénine et Trotsky face à la bureaucratie – Révolution russe et société de transition », publié dans la revue Lutte de Classe n° 2 datée de février 1990, édité par la Fondation Léon Lesoil en Belgique ()
34. El Gran Debate, p. 210
35. Guevara Ernesto Che, « La otra carta de despedida del Che a Fidel » écrite le 26/03/1965 publié le 28/06/2019 par La Tizza Cuba (). Voir plus loin : La dernière lettre connue de Che Guevara à Fidel Castro.
36. El Gran Debate, p. 196
37. À noter qu’en juin 1964, Marcelo Fernández Font a remplacé Alberto Mora au poste de ministre du Commerce extérieur. Alberto Mora devient un collaborateur de Che Guevara au ministère de l’Industrie.
38. Marcelo Fernández Font, « Desarrollo y funciones de la banca socialista en Cuba », Revista Cuba socialista, año 4, n° 30, février 1964, pp. 32 à 50.
39. Che Guevara a réaffirmé la même position sur la banque et le crédit dans Apuntes (déjà cité) publié en 2006 à La Havane, pp. 174 à 178.
40. Alberto Mora, « En torno a la cuestión del funcionamiento de la ley del valor en la economía cubana en los actuales momentos », Revista Comercio exterior, n° 3, juin 1963.
41. Voir Éric Toussaint, « Idalberto Ferrera Acosta (1918-2013), militant cubain », publié par Europe solidaire sans frontière (). Voir également Rafael Acosta de Arriba, « El final del trotskismo organizado en Cuba. Parte 1 » publié le 13 avril 2023 () « El final del trotskismo organizado en Cuba. Parte 2 », publié le 14 avril 2023 () Ces deux articles ont été publiés en français : Rafael Acosta de Arriba, « La fin du trotskisme organisé à Cuba », revue Contretemps n° 34, juillet 2017. Sur le trotskysme à Cuba avant la révolution de 1959, lire Éric Toussaint, « Retour sur des révolutionnaires “oubliés” de l’histoire – Les trotskistes cubains des années 1930 à 1959 » ()
42. Publié en français en 2007 sous le titre L’apparition de la culture cubaine
43. Che Guevara, discours d’Alger, février 1965, Œuvres II, Textes politiques, Maspero, Paris 1968
44. Jan Willem Stutje, Ernest Mandel. Un révolutionnaire dans le siècle, p. 263.
45. Ernesto Che Guevara, « La otra carta de despedida del Che a Fidel » datée du 26/03/1965 publiée le 28/06/2019 par le site cubain La Tizza Cuba
46.
47. Voir Ernest Mandel, « Au nom du Che », 1er décembre 1989,
48. Marta Harnecker, Les concepts élémentaires du matérialisme historique, L’Harmattan, Paris 1985 [1969].
49. Ernesto Che Guevara, Apuntes criticos a la economia politica, Editorial Ciencias Sociales, Centro de Estudios Che Guevara, Ocean Press, La Havane 2006.
50. Manifeste adopté par le 13e Congrès mondial de la IVe Internationale en février 1991, brochure de la Quatrième Internationale, Paris 1993.
51. Ernest Mandel y fait référence dans des lettres internes à la IVe Internationale envoyées depuis Cuba pendant son séjour dans l’île. Voir les archives d’Ernest Mandel conservées à l’Institut international d’Histoire sociale à Amsterdam.
52. Voir Jan Willem Stutje, Ernest Mandel. Un révolutionnaire dans le siècle, pp. 315 à 320.