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La politique économique du génocide palestinien et le peuple du Commun
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/israel-politique-economique-palestine-genocide-eau/
Quelle est la politique économique du colonialisme israélien, actuellement engagé dans une guerre génocidaire – non pas contre le Hamas comme le prétendent la plupart des dirigeants et médias occidentaux – mais contre les Palestinien·nes de Gaza ? C’est à cette question que répond ici l’économiste Laurent Baronian. Il montre notamment que « la colonisation israélienne se présente comme une combinaison originale de colonisation génocidaire de peuplement et de colonisation oppressive d’exploitation, dans laquelle le projet d’expulsion d’un peuple de ses terres coïncide avec l’absorption de toutes ses richesses, humaines et non humaines« .
Pour le peuple Palestinien comme pour le gouvernement des États-Unis, Israël c’est d’abord et avant tout une armée. Mais pour les Palestiniens, l’armée israélienne est moins le gardien des intérêts de l’Occident au Moyen-Orient qu’un pouvoir militaire, un droit militaire, des tribunaux militaires. Plus de 1800 ordonnances militaires continuent de contrôler, de restreindre, de contraindre tous les aspects de la vie des Palestiniens, y compris à Gaza, où des dispositions clés du droit militaire israélien restent applicables comme les entrées et sorties des personnes et des marchandises, l’accès aux eaux territoriales ou à la zone de jointure qui sépare Israël des parties du mur construites à l’intérieur de la bande de Gaza.[1] Pour un Palestinien donc, Israël c’est à la fois une caricature de nos sociétés où le pouvoir opère par contrôle plus que par discipline et la rémanence de la société de souveraineté qui exerce un pouvoir de vie et de mort sur sa population.
Du côté d’Israël, le peuple Palestinien, c’est d’abord et avant tout la terre qu’ils habitent et qu’il s’agit d’occuper, tôt ou tard. Lorsqu’on protesta contre la cession de la Cisjordanie à la Jordanie au moment de la création de l’État d’Israël, Ben Gourion répondit : « Nous verrons plus tard ». Comme l’avait constaté Arno Mayer, tous les chefs de gouvernement d’Israël ont encouragé l’expropriation des terres palestiniennes,[2] invoquant tantôt des motifs de sécurité (parti travailliste), tantôt des visées messianiques (Likoud et partis d’extrême droite), ciblant toujours les terres les plus fertiles ou les ressources précieuses et abondantes : la productivité agricole palestinienne a été divisée par quatre entre 1967 et 1980.[3]
Une colonie génocidaire d’exploitation
Tandis qu’on comptait 150 000 colons au moment des Accords d’Oslo, ils sont plus de 750 000 aujourd’hui, installés pour la plupart dans la Vallée du Jourdain, le long du fleuve et face à la Jordanie (95 % de l’eau du fleuve sont détournés par les Israéliens). Le taux de croissance des colons est en effet deux fois plus élevé que le taux de croissance démographique en Israël.[4] Nulle part en Israël vous ne vivrez mieux que dans une colonie de Cisjordanie : avantages fiscaux, subventions sur les prêts pour les investissements industriels ou agricoles, prise en charge des frais de transport, école gratuite, protection de l’armée, mais aussi infrastructures telles que raccordement à l’électricité, installations routières. Dans les années 1990, les transferts financiers par habitant au profit des autorités locales représentant les colons de la Rive occidentale du Golan ont été en moyenne supérieurs de 150 % à ceux opérés au profit des autorités locales en Israël et le revenu par habitant y était 45 % plus élevé au revenu en Israël.[5]
Ces aides s’appliquent même aux 150 avant-postes, c’est-à-dire aux colonies installées en violation des lois israéliennes elles-mêmes régissant la planification et la construction des colonies. Car dans la seule démocratie du Moyen-Orient, l’État s’empresse de les régulariser rétroactivement pour les intégrer aux colonies « officielles ». Mais on ne s’imaginera pas non plus que ces larges dépenses se destinent seulement à satisfaire aux décrets du ciel. Entre 2000 et 2020, les colonies ont rapporté 628 milliards de dollars à l’économie israélienne, ce qui représente 2,7 fois PIB Palestinien durant cette période.[6] C’est que beaucoup des produits venant de ces colonies sont exportés sur les marchés internationaux, particulièrement sur les marchés de l’UE. Sans compter la présence dans ces colonies d’entreprises européennes, y compris françaises,[7] et un tourisme qui ne cesse d’y prospérer.[8]
Aussi la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens et de leurs territoires trouve-t-elle son principe fondamental dans cette seule formule : « un maximum de terres palestiniennes pour un minimum de Palestiniens ». D’où la double finalité des contrôles et des restrictions qui à la fois opèrent comme moyens d’annexion et maintiennent la société palestinienne dans un état de crise humanitaire durable comme à Gaza. C’est pourquoi Israël ne s’est pas contenté de mettre en place un régime d’apartheid dénoncé par les organisations internationales et les ONG. Ou plutôt, l’apartheid entendu comme commission d’acte inhumains pour instituer ou maintenir la domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial afin de l’opprimer systématiquement, sert lui-même d’autres finalités.
Rappelons la définition du crime de génocide formulée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU et par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale : est qualifié de génocide « l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. ».
Non seulement Israël commet tous les actes repris dans cette définition, excepté jusqu’à présent le point e), mais il les commet d’une manière constante et systématique quoiqu’à bas bruit. Pas un rapport d’une ONG ou d’une agence internationale depuis qu’ils sont publiés qui ne rapporte des homicides systématiques, illégaux et arbitraires, commis aussi bien par des colons que par des militaires. Et ce dans une impunité quasi-totale. Entre 2005 et 2019, 91 pour cent des enquêtes policières pour crimes commis par des Israéliens sur des Palestiniens pour des raisons idéologiques ont été classés sans suite.[9] Pas un qui ne déplore des paysans tués ou grièvement blessés pour s’être rendus sur leurs terres, des pêcheurs attaqués, blessés ou tués au milieu de leurs propres zones de pêche[10], de travailleurs aussi, lorsqu’ils tentent de franchir la barrière de séparation en l’absence de permis. Mais peut-être que le caractère génocidaire de la politique israélienne se révèle bien mieux dans les conditions qu’elle impose aux Palestiniens vivants.
Ici, rendre la vie impossible passe par tout un éventail d’actions allant de simples restrictions dans les déplacements à des destructions ou de démolitions, tantôt en raison de violations d’interdictions de permis – moins de 1 % des demandes de construction palestiniennes ont été approuvées depuis 2016 et ce taux n’a cessé de baisser depuis lors[11] –, tantôt dans le cadre d’opérations militaires : destructions régulières de terres agricoles, de cultures, de vergers, d’arbres fruitiers, d’oliveraies, de bétail, de routes, mais aussi démolitions de canalisations d’eau, de puits, de centrales électriques, de bateaux, de matériel de pêche, d’entrepôts, et même d’écoles ou de panneaux solaires. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires, Israël avait démoli en 2022 « 953 structures, dont des citernes d’eau, des entrepôts, des bâtiments agricoles, des locaux d’entreprises et des bâtiments publics. ».[12] Au premier trimestre de 2023, 291 structures avaient déjà été détruites, engendrant le déplacement de 415 personnes. Et lorsque les autorités ou les colons ne les détruisent pas eux-mêmes, leurs propriétaires s’en chargent pour éviter des amendes supplémentaires qui peuvent s’élever jusqu’à 300 000 shekels, soit environ 76 000 euros. Souvent les frais de démolition sont à charge des personnes lésées,[13] avant qu’avec leurs familles elles ne subissent déplacements et violations des droits humains « que subissent de manière disproportionnée les femmes et les jeunes filles ».[14]
Mais c’est dans sa « politique » de l’eau qu’Israël cherche ouvertement à rendre la vie des Palestiniens insoutenable. On se doute au moins qu’en faisant dévier l’eau salée du lac de Tibériade sur la partie basse du Jourdain, la seule qu’il ait laissé à la consommation des Palestiniens, Israël n’entendait pas leur faire profiter d’un nouveau miracle. Aujourd’hui un palestinien consomme environ 70 litres d’eau par jour contre 300 litres pour un israélien et 369 pour un habitant des colonies.[15] 70 % des terres colonisées en Cisjordanie sont irriguées contre 6 % seulement des terres cultivées par les Palestiniens.[16] Et le champion du recyclage des eaux usées (86 % des eaux contre 1 % seulement en France) [17] sait comment s’y prendre aussi à l’extérieur de ses frontières : 96 % de l’eau de Gaza est non potable en raison de la surexploitation israélienne et des actes délibérés de déversement d’eau usée et d’infiltration d’eau de mer dans la nappe aquifère côtière.[18]
Israël exerce même son contrôle sur la collecte d’eau de pluie dans la plus grande partie de la Cisjordanie, détruisant régulièrement les citernes servant à recueillir cette eau d’appoint.[19] Deux mille ans après la pêche miraculeuse du lac de Tibériade, Israël a converti l’eau polluée des Palestiniens en miracle économique pour les grandes entreprises israéliennes : la plupart des gazaouis doivent acheter l’eau distribuée par des camions-citernes israéliens dont le prix est 10 à 30 fois plus cher que l’eau courante. Cela peut représenter jusqu’à 17 % du budget d’un foyer.[20] Pour autant, la préférence nationale et touristique ne perd jamais ses droits. Ainsi la compagnie des eaux israélienne Mekorot, qui fournit environ 50 pour cent de l’eau destinée aux Palestiniens, réduit durant l’été la part qui leur est dévolue pour assurer les besoins des Israéliens et des vacanciers des villes balnéaires.[21]
Mais avant qu’un Palestinien n’étanche sa soif, la puissance d’occupation aura tenté d’en prévenir la naissance. C’est qu’à la différence des colons juifs, la plupart des conjoints étrangers des Palestiniens de Cisjordanie (en particulier à Jérusalem-Est), de la bande de Gaza ou d’Israël ne peuvent obtenir le statut de résident accordé par les autorités israéliennes. C’est aussi vrai, avec des exceptions, des Palestiniens de la bande de Gaza souhaitant s’installer en Cisjordanie. Or un Palestinien privé de statut de résident en Cisjordanie n’a accès ni aux soins, ni à l’éducation, ni aux services sociaux, ni même à un emploi formel ou à un compte bancaire. En attendant d’être expulsé, comme lorsqu’en 2006 des soldats firent irruption dans les maisons du village de Jaljulya pour en sortir 36 femmes et en expulser huit, instantanément séparées de leur mari et enfants. Mais comme nous étions dans la seule démocratie du Moyen-Orient, cette opération était tout à fait légale.[22] Même en l’absence de raids de la police des frontières, les inégalités d’accès aux services de santé entre les Arabes et les juifs d’Israël entraînent une mortalité infantile plus de deux fois plus importante que celle des juifs d’Israël les seconds (5,4 contre 2,4 pour 1000 naissances).[23]
Mais, en un sens, c’est accorder trop d’importance aux Palestiniens dans la politique territoriale et démographique d’Israël. Un bon Indien est un Indien mort, fit-on dire au général états-unien Sheridan. Pour l’État colonial israélien, un bon Palestinien n’est pas même un Palestinien, c’est un Arabe expulsé. C’est qu’Israël ne cherche pas tant à exterminer les Palestiniens, qu’à les évacuer, si bien que les crimes génocidaires entrent eux-mêmes dans un continuum de meurtres, d’oppressions, de restrictions, de destructions, de ségrégations qui forment les coordonnées permanentes de la politique d’Israël relative aux territoires palestiniens occupés.
On dira qu’il y va aussi de la sécurité d’Israël, fût-elle rendue nécessaire par son régime d’oppression et de ségrégation. Mais la politique sécuritaire d’Israël, y compris en réponse aux attaques palestiniennes, est toujours l’occasion d’annexion de nouvelles terres, de nouvelles destructions d’infrastructures civiles, de nouvelles restrictions des libertés qui privent la société palestinienne de toute possibilité de vie autonome. Et la colonisation est elle-même un moyen de fragmentation de la société palestinienne du fait du positionnement des colonies autour des grandes villes palestiniennes.[24] Rien sans doute ne montre mieux que le mur de séparation le rôle qu’Israël fait jouer à la sécurité dans ses projets d’extension territoriale. C’est que le tracé du mur ne suit pas la Ligne verte qui sépare la Rive occidentale d’Israël mais il ménage soigneusement l’accès des colonies à la terre et à l’eau palestiniennes ainsi qu’aux routes qui les conduisent en Israël. Le mur est construit sur des terres palestiniennes expropriées où poussent arbres fruitiers, oliviers, terres de culture dont l’accès est désormais extrêmement limité, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement détruits ou stérilisés par des herbicides aspergés pour des motifs de sécurité.
Ainsi les habitants situés entre la Ligne verte et ce qui a été qualifié de zone charnière doivent obtenir une autorisation pour entrer et sortir de chez eux ou accéder à leurs terres. Pour Gaza uniquement, 35 % des terres agricoles sont inaccessibles aux producteurs palestiniens.[25] Ainsi 10 % de la Cisjordanie et 24 % de la Bande Gaza ont été annexés par le Mur de séparation. Or le taux de délivrance des permis d’accès aux terres agricoles situées derrière le mur est tombé à 24 % ces dernières années. Ces permis étant onéreux et limités dans le temps, ils entraînent tantôt l’abandon des terres, accélérant ainsi les expropriations pour cause d’inoccupation, tantôt la conversion des cultures à forte intensité de main-d’œuvre en cultures pluviales de faible valeur. D’après le Bureau de coordination des affaires humanitaires, le rendement des oliveraies situées à l’intérieur de la zone de jointure séparant le mur de la Ligne verte est 60 % inférieur à celles situées de l’autre côté du mur.[26] Et lorsqu’on découvrit des champs pétrolifères dans le village palestinien de Rantis, situé dans le gouvernorat de Ramallah, le mur de séparation s’est aussitôt fait mur d’annexion sur les terres agricoles, après qu’une grande partie du village fut déclarée zone d’entraînement militaire.[27]
On a souvent comparé la colonisation israélienne aux colonies de peuplement d’Amérique du Nord. Les Palestiniens comme Indiens d’Israël. Mais la politique d’Israël ne se limite pas à évacuer ou éliminer les Palestiniens des terres qu’elle colonise. Elle absorbe leurs ressources pour les mettre au service de leur évacuation, elle les force à contribuer à leur disparition. En ce sens la colonisation israélienne se présente comme une combinaison originale de colonisation génocidaire de peuplement et de colonisation oppressive d’exploitation, dans laquelle le projet d’expulsion d’un peuple de ses terres coïncide avec l’absorption de toutes ses richesses, humaines et non humaines. Israël ne disloque pas la société palestinienne sans en exploiter ses membres épars ; elle ne lui dénie pas le droit de vivre sans soumettre sa force vitale à ses besoins. Le développement économique d’Israël ne va pas sans un véritable dé-développement de la société palestinienne.[28] Comme colonie de peuplement, il s’agit de vider la terre de sa présence palestinienne, mais comme colonie d’exploitation, il s’agit de convertir cette présence en flux de richesse exploitables.
D’où le rapport systématiquement dédoublé de cette colonie génocidaire d’exploitation aux terres et aux populations palestiniennes : de dépossession et de destruction pour les unes, d’exploitation et d’expulsion – qui passe au besoin par l’élimination – pour les autres. Et comme l’exploitation suppose la dépossession et qu’inversement l’exploitation fournit les moyens de la dépossession, l’une et l’autre ne cessent de s’alimenter mutuellement. Mais on ne verra pas non plus de contradiction entre l’exploitation et l’expulsion, ni entre la dépossession et la destruction. Les démolitions forçant les populations à travailler pour leurs oppresseurs tout autant que l’évacuation des populations des terres facilitent la dépossession, le quadriptyque dépossession, démolition, exploitation et expulsion figure le tableau économique du modèle colonial israélien.
La politique économique des Accords d’Oslo
Depuis 1993, ce tableau économique a trouvé ses assises juridiques et administratives dans les Accords d’Oslo et le Protocole de Paris de 1994 qui complète et précise les relations économiques entre l’État hébreu et les territoires occupés. Or, les Accords d’Oslo lancèrent moins un processus de paix qu’une opération marketing pour la future « start-up nation Israël » menée par Shimon Peres, représentant de commerce de longue date de sa branche armée, d’abord préposé à l’achat d’armes pour l’organisation terroriste Haganah, ensuite superviseur de l’armement nucléaire pour Tsahal. À l’heure de la mondialisation financière, il s’est donc converti en concepteur du produit financier à proposer aux investisseurs internationaux : Le « Nouveau Moyen Orient » leur fut présenté comme projet de pacification des relations d’Israël avec les États arabes et de création d’une zone de libre-échange avec les territoires occupés.[29]
Pour autant, Peres et Rabin, premier ministre de l’époque assassiné pour de si mauvaises raisons, n’allaient nullement infléchir le processus de colonisation et encore moins ouvrir la voie à une solution à deux États. Rien qu’entre 1992 et 1995, soit le temps durant lequel les deux prix Nobel de la paix furent aux affaires, les colonies avaient augmenté de 50 % en Cisjordanie, sans compter Jérusalem-Est où elle n’avait cessé de croître.[30] En réalité, le projet d’un marché commun instituait la dépendance complète des territoires occupés à l’économie d’Israël et les liens économiques de cette dépendance seraient l’occasion de nouvelles oppressions, de nouvelles exactions. Ou plutôt, ils les rendraient enfin rentables, en organisant l’appropriation des ressources palestiniennes au moyen d’une froide captation des flux abstraits d’argent.
Plus généralement, le Protocole de Paris fournit à Israël le cadre institutionnel de la fragmentation des territoires occupés, de l’asphyxie économique de la société palestinienne et de la surexploitation des travailleurs palestiniens. Ils rendirent possible une politique économique qui opère à la fois une destruction de la territorialisation des conditions d’une vie collective et une appropriation des richesses abstraites déterritorialisées.
La fragmentation des territoires palestiniens occupés
Pour les Palestiniens, les Accords d’Oslo sont ceux d’une OLP suffisamment affaiblie par l’effondrement du monde soviétique et la première guerre d’Irak pour renoncer à un territoire unifié et se muer en simple Autorité palestinienne (AP). Ils instituent en effet la division de la Cisjordanie en trois zones administratives dont la plus grande, la plus riche, la plus fertile, la zone C, seul territoire d’un seul tenant, est à 70 % entièrement colonisée et sous contrôle des conseils régionaux des colonies. Les Accords prévoyaient le transfert progressif de la zone C à l’AP. Mais comme il ne s’agit pas d’insulter l’avenir, Israël restreint plus qu’ailleurs l’activité des Palestiniens dans les 30 % restants de la zone C, nettement plus faible que dans les zones A et B.[31] Aussi les colonies se sont-elles étendues continuellement au point de compromettre les moyens de subsistance des Palestiniens sur l’ensemble du territoire occupé. Car outre le mur de séparation et la présence des colons et de leurs réseaux d’infrastructures interdits d’usage pour les Palestiniens, des centaines de points de contrôle, portes monticules de terres, barrages routiers et tranchées qui pulvérisent la Cisjordanie en une multitude d’îlots dont l’éparpillement favorise lui-même l’extension des colonies. En réalité, au sein de la zone C, 1 % seulement des terres de la zone C est permise au développement palestinien, les 29 % restants étant rendus inaccessibles pour des motifs militaires. En outre, les constructions palestiniennes (commerces, fermes, écoles, infrastructures pour l’acheminement de l’eau ou l’assainissement) sont menacées en permanence de destructions, les permis de construire étant refusés neuf fois sur dix.[32] Et lorsqu’ils ne subissent pas la violence d’État, les Palestiniens subissent des colons, véritables mercenaires au service des basses œuvres des forces de sécurité israéliennes. Écoutons le rapporteur de la CNUCED en 2022 : « Les Palestiniens de la zone C sont victimes de violences commises par les colons : destruction de structures résidentielles et humanitaires, agressions physiques, actes d’intimidation, utilisation de balles réelles, déracinement et destruction d’arbres et de cultures, dégradation de matériel agricole et de biens privés, etc. Dans certains cas, des colons déversent des eaux usées sur des terres palestiniennes, polluant les eaux et endommageant des arbres productifs. »[33] Si l’on ajoute les pénuries d’eau provoquées par les systèmes d’irrigation des exploitations agricoles israéliennes, cultiver sa terre en zone C relève davantage d’un acte de défiance que d’un moyen d’existence viable.[34]
L’asphyxie de la société palestinienne
Par le zonage des territoires occupés émiettés en enclaves cerclées de colonies juives ou d’infrastructures militaires, les Accords d’Oslo accordent à Israël un contrôle quasi-total sur ces territoires, livrant Gaza, Jérusalem-Est et la Cisjordanie à des destinées séparées. Mais c’est avec le Protocole de Paris que l’AP signe la complète dépendance économique des Palestiniens à Israël. Par l’Union douanière d’abord, imposée par Israël depuis 1967 mais désormais réglementée. Ainsi l’AP n’a pas le droit de réduire la TVA de plus de 2 % par rapport au taux Israélien, ce qui, compte tenu de la disparité entre Israël et la Cisjordanie en termes de compétitivité, pèse sur le pouvoir d’achat et le coût de la vie des Palestiniens.[35] Et pour les entreprises palestiniennes qui doivent payer cette TVA sur l’importation des matières premières israéliennes, les longs délais pour la recouvrer entraînent des manques de trésorerie, des pénuries et des pertes sévères. Ces difficultés s’accroissent d’autant plus que les autorités israéliennes interdisent aux firmes palestiniennes d’importer des machines et des outils incorporant les technologies récentes, les forçant à acheter les machines israéliennes d’occasion.[36] En réalité, tous les inputs indispensables à une économie fonctionnelle et à la vie décente d’une population : technologies de communication, transports, électricité et infrastructures, sont entièrement soumis au contrôle israélien, en attendant d’être démolis. Car depuis 2007, Israël a dressé une liste de biens dits à double usage (civil et militaire) qui bloque l’entrée de marchandises aussi dangereuses pour sa sécurité que des engrais, du matériel médical, des appareils électro-ménagers, etc., ruinant aussi bien l’agriculture et l’industrie qu’elle inflige des conditions de vie indigentes aux Palestiniens. Comme Israël impose des restrictions sur l’importation de camions et de carburant, les Gazaouis recourent aux charrettes tirées par des ânes. Mais par souci du bien-être de ces équidés, les autorités d’occupation les ont inclus dans la liste des embargos, au motif qu’ils subiraient des actes de torture.[37] Sans doute entendent-elles mieux le braiement des ânes que le hurlement d’enfants s’élevant de leurs propres geôles.[38]
De même, les restrictions de toutes sortes imposées aux exportations palestiniennes en Israël lui assurent un contrôle total de son commerce extérieur avec les territoires et prévient toute concurrence avec les produits agricoles ou manufacturiers israéliens : 90 % des importations palestiniennes proviennent d’Israël et 75 % de ses exportations sont destinées à Israël.[39] Déjà entre 1972 et 2017, Israël avait absorbé 79 % du total des exportations palestiniennes et assuré 81 % de ses importations. Or, non seulement les produits israéliens entrent pour leur compte sur les marchés palestiniens libres de tout droit d’exportation mais ils sortent de firmes auxquelles Israël accorde des subsides massifs tels que l’assistance à l’investissement, des prêts, des incitations à la relocalisation dans des zones franches situées au sein des colonies illégales. [40] Bien plus, l’immense majorité des produits manufacturés palestiniens exportés représentent en réalité des biens intermédiaires produits par des sous-traitants de firmes israéliennes.[41] Mais ce système d’externalisation est lui-même le produit d’une politique délibérée d’Israël qui, par son octroi de licences industrielles sur les territoires occupés, n’autorise que les industries à faible valeur ajoutée fournissant les matériaux nécessaires aux firmes palestiniennes, en particulier dans les secteurs de la nourriture, du textile et des vêtements. Pourtant cette captation de l’essentiel du commerce des palestiniens ne suffit pas à la prospérité de l’occupant. Les autorités se chargent elles-mêmes de prélever en outre des droits de douane sur les 10 % d’importations restantes dont le transfert à l’AP est régulièrement suspendu. Or l’ensemble des taxes, impôts, droits de douane prélevés pour le compte de l’AP constitue près de deux tiers du budget de celle-ci et entre 15 et 25 % du PIB palestinien.[42] Ainsi par exemple, lorsque l’AP eut le malheur d’obtenir un vote de l’Assemblée générale des Nations Unies pour renvoyer le contrôle d’Israël sur la Cisjordanie devant la Cour internationale de justice, le ministre des finances de l’époque avait déclaré avoir retenu 40 millions de dollars de recettes comme mesure punitive.[43] Avant cela, l’unique démocratie du Moyen-Orient imposa la même sanction à la suite de la formation du gouvernement du Hamas en 2006, de la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État observateur non-membre par l’ONU en 2012 ou encore de sa candidature pour être justiciable de la Cour pénale internationale en 2015.
C’est que les importateurs Palestiniens, privés de structures autonomes, doivent recourir à des commerçants israéliens qui font passer les importations palestiniennes du reste du monde comme partie des importations destinées à Israël.[44] Pour ce qui est des exportations, les Palestiniens utilisant le nouveau shekel faute de monnaie nationale, les prix exprimés dans une monnaie surévaluée par rapport au niveau de développement de l’économie palestinienne rendent ces produits invendables au regard de leurs équivalents israéliens. À cette mainmise monétaire sur le commerce, il faut ajouter le seigneuriage sur le shekel imposé au commerce palestinien, véritable taxe payée à l’émetteur israélien de papier sans valeur. Plus généralement, la lourdeur des procédures administratives imposées aux exportateurs Palestiniens décourage le commerce extérieur en dehors d’Israël : « elles érodent la compétitivité des exportations palestiniennes, sachant que le coût moyen d’une transaction commerciale est près de trois fois plus élevé pour une entreprise palestinienne que pour une entreprise israélienne, et la durée moyenne du processus d’importation, presque quatre fois plus longue ».[45] On estime que la moitié environ des taxes payées par les Palestiniens des territoires occupés rentre dans les caisses du Trésor Israélien.[46] Mais cette capture confinant à de l’extorsion ne constitue qu’un côté seulement de la dépendance forcée du commerce Palestinien. L’autre côté relève de l’exportation du travail pour financer l’importation des produits de l’occupant.
La surexploitation des travailleurs Palestiniens
Les sciences sociales occidentales ont été promptes à dénoncer le retour des méthodes d’accumulation primitive dans la mondialisation financière : dépossession des ressources naturelles, extractivisme, privatisations des services publics, etc. Bien qu’elle rejoue toutes les formes l’expropriation de l’Angleterre précapitaliste, la colonisation israélienne a fait régner sa terreur à l’abri de ces critiques.[47] Peut-être parce qu’à la différence du paysan anglais, le paysan palestinien n’a pas la chance d’être Israélien. D’où : surexploitation, conditions de travail inhumaines, salaires au-dessous du minimum légal, harcèlement sexuel des femmes, travail des enfants, absence de protection sociale, y compris des soins médicaux élémentaires.[48] Et la honte d’avoir à travailler au service de son oppresseur pour survivre. Avec les Accords d’Oslo, Israël a réussi à redoubler ses méthodes criminelles d’expropriation et d’évacuation de la population palestinienne par une exploitation abjecte de la main d’œuvre palestinienne, rendu possible par la nature même du mode d’exploitation du travail salarié dans lequel la force de travail se sépare de la personne du travailleur. Jusqu’à un certain point donc, on ne verra pas de contradiction entre les entreprises d’évacuation de populations des terres occupées et les méthodes d’exploitation sans limite de la force de travail portée par ces populations.
L’accroissement de l’offre du travail en Israël et dans les colonies est directement proportionnel à la progression de la colonisation et aux destructions des conditions vitales d’existence autonome. L’emploi en Israël et dans les colonies a en effet plus que doublé depuis les accords d’Oslo. Avant l’actuelle guerre de Gaza, près de la moitié des nouveaux emplois en Cisjordanie et à Gaza sont attribuables aux emplois obtenus en Israël et dans les colonies. La plupart des travailleurs sont employés dans les secteurs de la construction, de l’agriculture, de la pêche et de la sylviculture, dans les industries extractives et dans le secteur manufacturier à faible niveau technologique. Aujourd’hui, 20 % environ des Palestiniens de Cisjordanie ayant un emploi travaillent en Israël et dans les colonies, avec ou sans permis, où ils s’exposent « à la précarité, aux abus, à la vulnérabilité, à l’exploitation et à la discrimination. Le nombre d’accidents de travail et de décès sur les chantiers de construction [le premier secteur d’emploi avec l’agriculture] est l’un des plus élevés au monde ».[49] Toutefois, pour un travailleur palestinien, l’oppression, l’humiliation et l’oppression commencent aussitôt franchi le seuil de son domicile : trajets longs et fastidieux, attentes interminables aux points de passage qui souvent démarrent dès deux heures du matin par crainte de retard sur le lieu du travail qui est aussi le lieu de tous les abus (harcèlement et violences commis par les superviseurs et le personnel des forces de sécurité israéliennes). Mais l’emploi de la force de travail palestinienne est lui-même l’occasion de nouvelles extorsions, d’une nouvelle accumulation primitive. Car la difficulté d’obtenir un permis de travail a fait naître une engeance d’intermédiaires israéliens – parfois palestiniens – tantôt pour faciliter les démarches auprès des autorités mal disposées, tantôt pour mettre en rapport les travailleurs avec leurs éventuels employeurs, toujours en échange de prélèvements allant de 14 à 21 % des salaires versés en Israël et dans les colonies et d’autant plus arbitraires que la majorité des travailleurs est payée en espèces.[50] Cette pratique livre les travailleurs aux abus et de mauvais traitements auxquels ils peuvent éventuellement échapper s’ils acceptent de collaborer avec l’ennemi en échange d’un permis fourni par les forces de sécurité. On estime à 279 millions de dollars par an les profits réalisés prélèvements par ces intermédiaires, véritables courtiers en force de travail exploitable à merci dont la croissance n’a pas empêché que seule une minorité de travailleurs palestiniens en Israël dispose d’un contrat de travail écrit et à peine 40 pour cent d’une fiche de paie où figurent le plus souvent un temps de travail et une rémunération sous-estimés.[51] Mais cette extorsion sur le salaire direct se double d’extorsions indirectes. Les cotisations sociales sur les salaires, dont les Accords d’Oslo prévoyaient qu’elles seraient transférées à l’Autorité palestinienne pour être redistribuées, ne sont jamais sorties des caisses israéliennes. Aujourd’hui à peine 1 % des travailleurs Palestiniens bénéficient d’une couverture maladie.[52] Et lorsque survient un accident de travail, il n’est pas rare que des employés blessés soient déposés à un poste de contrôle ou abandonnés sur le bas-côté de la route, sans que les accidents ne soient déclarés aux autorités israéliennes ni qu’ils aient reçu le moindre traitement médical.[53] Et pour cause, dans les colonies, ces mêmes autorités n’exercent aucune activité d’inspection du travail et l’incertitude continue à prévaloir concernant l’applicabilité du droit israélien, y compris le droit relatif au salaire minimum. Pour ce qui est de la retraite, dont les pensions ne s’élèveraient qu’à 30 % seulement si elles étaient versées, les quelque 3,7 milliards de shekels de cotisations d’environ 100 000 travailleurs palestiniens ont trouvé refuge dans un fonds de pension semi-privé israélien.[54]
Enfin l’emploi croissant de travailleurs palestiniens aggrave lui-même l’asphyxie de l’économie palestinienne, en même temps qu’il offre des débouchés pour les exportations de produits israéliens. Il affaiblit en effet l’incitation à investir dans l’éducation et la formation des travailleurs, il diminue l’offre de compétences dans certains secteurs clés de l’économie palestinienne, il élève les salaires intérieurs alors que la productivité du travail, du fait des dépossessions et des démolitions, n’augmente pas, voire diminue. Cette hausse des coûts diminue la compétitivité palestinienne sur les marchés étrangers et, ce faisant, enserre toujours plus l’économie palestinienne dans son carcan israélien. Du côté de la demande, les salaires étant payés en shekels retournent immédiatement à leur émetteur en étant dépensés en biens de consommation israéliens. Ainsi les salaires des Palestiniens de Cisjordanie, qui représentent un quart environ du PIB du territoire et près de la moitié du montant total des salaires en Cisjordanie, lorsqu’ils ne font pas monter les prix des services à l’intérieur des territoires, servent essentiellement à payer la facture des biens importés d’Israël, lesquels constituent la moitié de la consommation des travailleurs.[55] D’où cette espèce de maladie hollandaise inversée qui consiste, pour l’économie palestinienne, à se détourner de la production de biens échangeables à l’extérieur au profit de la production de services consommés localement. Entre 1975 et 2014, la contribution de l’agriculture et de l’industrie au PIB est ainsi passée de 37 % à 18 % et sa contribution à l’emploi a baissé de 47 à 23 %.[56] Car là où l’économie hollandaise négligeait sa production agricole et manufacturière au profit de l’exploitation de ses ressources naturelles, l’économie palestinienne néglige sa production agricole et manufacturière au profit de l’exploitation de toutes ses ressources par l’occupant.
Gaza et le peuple du Commun
Et puis il y a Gaza. Ou plutôt il y avait Gaza car l’affreux visage qu’il arborait déjà avant la décimation actuelle n’est déjà plus reconnaissable. La bande de Gaza n’est pas tant une prison à ciel ouvert qu’un bagne asphyxié en plein air. Aujourd’hui par le phosphore, les cendres et la poussière des immeubles bombardés, par l’odeur des cadavres. Hier par ses conditions de vie qui n’ont pas attendu l’attaque du Hamas pour être rendues insoutenables. Israël s’en est officiellement retirée depuis 2005 mais aucun autre territoire palestinien ne subit plus les crimes de la puissance occupante qu’à Gaza : par les destructions régulières d’infrastructures civiles, de logements et d’exploitations agricoles ou maritimes bien sûr. Et la découverte de ressources en gaz naturel en Méditerranée a accru encore les restrictions et les violences perpétrées contre ces pauvres pêcheurs. On appréciera l’enjeu sécuritaire de ces mesures en considérant, lors de l’invasion de la bande de Gaza en 2014 dite Barrière de sécurité, le bombardement systématique de ses infrastructures de pêche mais aussi de puits et de canalisations d’eau. L’AP avait déclaré avoir fourni à l’armée israélienne les coordonnées pour protéger les installations d’eau et d’assainissement contre les bombardements. Elle ne se doutait pas d’avoir fourni en réalité des cibles militaires de première importance : Tsahal attaqua ces installations pendant un cessez-le-feu, tuant au passage sept techniciens du CMWU et des départements municipaux chargés des réparations urgentes (pp. 38-39).
Ce n’était manifestement pas la première fois que les forces armées israéliennes poursuivaient à Gaza « une politique délibérée et systématique » pour cibler les sites industriels. Lors de l’opération Cast Lead de 2008, elles détruisirent tout le système de traitement des eaux usées de Gaza, entraînant, par le déversement des eaux polluées dans la mer pour 90 millions de litres par jour, la destruction quasi-complète de l’industrie de la pêche locale (p. 38). En juin 2015, le Ministère des affaires étrangères qualifiait la zone de restriction de l’espace de pêche de mesure de reconstruction « aimed at boosting the economy of Gaza » (p. 18). Il voulait dire l’économie israélienne à Gaza car en effet, les exportations de poisson israélien dans la bande de Gaza, payées avec l’argent des donateurs à la suite des destructions de l’armée, se sont élevées en proportion de la destruction du secteur local de la pêche (p. 34).
Mais le blocus total en temps ne ménage aucun répit aux Gazaouis une fois l’armée retirée de la Bande : interdiction totale pour les bateaux de commerce d’aller et venir en Méditerranée, réduction drastique des zones de pêche, limitation à trois points de passage sur les sept existants qui a diminué de plus de la moitié le nombre de passagers, de camions de fret et d’aide. Aussi a-t-on estimé à 52 % le déficit de médicaments en 2020 tandis que le temps d’attente moyen pour des interventions chirurgicales hors de Gaza était de 16 mois en moyenne. Entre 2007 et 2018, le blocus imposé à la bande de Gaza avait réduit sa part dans l’économie palestinienne de 31 % à 18 %, faisant passer plus d’un million de personnes sous le seuil de pauvreté. Le niveau de vie à Gaza était environ le quart de celui des résidents de Cisjordanie avec une capacité productive réduite à deux tiers de son niveau d’avant le blocus. Sur fond de cette atroce indigence, l’exposition répétée des Gazaouis à la violence et au conflit armé avait déjà donné lieu à une crise de la santé mentale.
Au fil des opérations militaires et à mesure que s’étend la colonisation, que se durcit l’oppression, que les droits des Palestiniens sont l’un après l’autre irrévocablement niés avec la complaisance des USA, maîtres et bailleurs de fonds de l’État hébreu, et de l’UE, infâme partenaire commerciale de ses colonies illégales[57], le peuple Palestinien est peu à peu devenu pure multitude qui doit son caractère universel d’abord au scandale universel dont elle résulte. À cette universalité, s’oppose la figure universelle d’un État qui concentre à lui seul toutes les ignominies de l’histoire des États modernes et les commet au nom de tous les archaïsmes : ethnique, religieux, nationaliste. L’indignation et la révolte impuissante que suscite la guerre israélienne à Gaza ne doit son ampleur qu’à cette opposition. Plus qu’une guerre impérialiste par procuration, elle est comme l’affrontement de deux ordres du monde, celui de la force militaire des États-Unis en déclin relatif et celui du droit humanitaire d’une ONU impuissante.
Au financement du surarmement d’Israël, s’oppose le financement de programmes d’éducation, de culture, d’infrastructures, d’aide médicale, ce qui s’appelle désormais les communs sociaux par lesquels les Palestiniens nouent l’essentiel de leurs rapports avec le reste du monde. Car aujourd’hui Gaza et la Cisjordanie abritent une communauté dense d’organismes donateurs, d’ONG locales et internationales, d’agences des Nations Unies, d’institutions financières et de consultants dont les activités couvrent l’ensemble de la vie sociale des Palestiniens.[58] Entre la mainmise d’un capitalisme colonial meurtrier et l’horizon noir d’un État impossible, les Palestiniens expérimentent des rapports sociaux qui ne passent plus essentiellement par des investissements de capitaux, des relations internationales qui ne passent plus par le jeu d’alliances interétatiques. Israël s’est employé, après les attentats du 11 septembre 2001, à les faire passer pour des « musulmans », autre façon de nier l’existence d’un peuple qui ne s’est jamais revendiqué d’une religion pour justifier son droit à vivre sur la terre de son histoire. On ne sait ce qu’il deviendra demain, ni même s’il deviendra encore quelque chose, mais il est aujourd’hui le peuple du Commun.
Notes
[1] Amnesty, L’apartheid israélien envers le peuple palestinien (Résumé exécutif), 2022, p. 10.
[2] Arno J. Mayer, De leurs socs ils ont forgé des glaives. Histoire critique d’Israël, Fayard, Paris, 2009, p. 474.
[3] Tariq Dana, “Dominate and Pacify: Contextualizing the Political Economy of the Occupied Palestinian Territories Since 1967”, in Tartir, Alaa; Tariq Dana & Timothy Seidel, (éd.) Political Economy of Palestine: Critical, Interdisciplinary, and Decolonial Perspectives. Cham, Switzerland: Palgrave Macmillan. Middle East Today, 2021, p. 29.
[4] Bureau International du Travail (BIT), La situation des travailleurs des territoires arabes occupés, Genève, 2017, p. 20.
[5] B’tselem, Land grab: Israel’s settlement policy in the West Bank, 2002, p. 84.
[6] CNUCED, Les coûts économiques de l’occupation israélienne pour le peuple palestinien : coût des restrictions supplémentaires imposées dans la zone C, 2000-2020, 2022, p. 21.
Qassam Muaddi, « Pris entre l’occupation militaire et le chômage, les ouvriers palestiniens continuent à travailler dans l’économie israélienne sans pratiquement aucun droits sociaux », Equal Times, 27/11/2020.
[8] Amnesty, Destination : Occupation, 2019.
[9] BIT, La situation des travailleurs des territoires arabes occupés, Genève, 2021a, p. 27.
[10] D’une manière plus générale, alors que les accords d’Oslo prévoyaient un accès à environ 37 km au large des côtes de la bande de Gaza, la pêche n’a jamais été autorisée au-delà de 22 km.
CNUCED, Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : Évolution de l’économie du Territoire palestiniens occupé, 2023, p. 8.
[12] Ibidem.
[13] Qassam Muaddi, Op. Cit.
[14] CNUCED, Op. Cit., 2023, p. 8.
[15] Amnesty, Op. Cit., 2022, p. 22.
[16] Naquib, p. 19.
[17] Novethic, « La guerre de l’eau est une autre facette de l’affrontement entre Israël et les Plaestiniens », 10 octobre 2023.
[18] B’tselem, « The Gaza strip », 11 novembre 2017.
[19] BIT, Op. Cit., 2017, pp. 21-22.
[20] CNUCED, Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : Évolution de l’économie du Territoire palestiniens occupé, 2022, p. 7.
[21] BIT, La situation des travailleurs dans les territoires arabes occupés, Genève, 2014, p. 25.
[22] Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, Paris, 2008, p. 315.
[23] Amnesty, Op. Cit., p. 22.
[24] BIT, La situation des travailleurs dans les territoires arabes occupés, Genève, 2003, p. 8.
[25] CNUCED, Op. Cit., 2022, p. 10.
[26] CNUCED, Op. Cit., pp. 8-9.
[27] Susan Power, Annexing energy: Exploiting and preventing the development of oil and gas in the Occupied Palestinian Territory, Al Haq, 2015, pp. 83-84.
La notion de dé-développement, qui sert désormais à qualifier l’économie palestinienne en la distinguant des économies sous-développées du sud global, inclut cette dimension d’élimination dans sa définition, laquelle précise qu’avec le démembrement d’une économie indigène par une économie dominante, le potentiel économique et sociétal n’est pas seulement déformé mais nié. Voir Sara Roy, Failing Peace: Gaza and the Palestinian-Israeli Conflict. Pluto Press, Londres, 2006, p. 33.
[29] Shimon Peres et Arye Naor, The New Middle East, Henzy Holt and Company, New York, 1993.
[30] Arno J. Mayer, Op. Cit., p. 529.
[31] BIT, Op. Cit., 2017, pp. 16-17.
[32] Ibid., p. 23.
[33] CNUCED, Op. Cit., 2022, p. 11.
[34] BIT, La Situation des travailleurs des territoires arabes occupés, Genève 2015, p. 24.
[35] Tariq Dana, Op. Cit., p. 38.
Fadle L. Naquib, “Economic relations between Palestine and Israel during the occupation era and the period of limited self rule”, Working Paper, 2015, pp. 19-20.
GEO, « Israël interdit l’exportation d’ânes vers Gaza, mettant en péril la survie des Palestiniens »,
[38] Amnesty, L’apartheid israélien envers le peuple palestinien (Résumé exécutif), 2022, p. 24.
[39] Tariq Dana, Op. Cit., p. 30.
[40] CNUCED, Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : évolution de l’économie du territoire palestinien occupé, 2018, Genève, pp. 3-7.
[41] Naquib, Op. Cit.
[42] BIT, La situation des travailleurs des territoires arabes occupés, Genève, 2023, p. 14.
[43] The Times of Israel : https://fr.timesofisrael.com/leconomie-palestinienne-face-a-de-sombres-perspectives-dit-la-banque-mondiale/
[44] Naqib, op. Cit..
[45] Banque mondiale, World Bank Economic Monitoring Report to the Ad Hoc Liaison Committee, 2023, p. 16
[46] CNUCED, Op. Cit., 2022, pp. 8-9.
[47] David Harvey, « Le « Nouvel Impérialisme » : accumulation par expropriation », Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 71-90.
[48] BIT, Op. Cit., 2017, p. 27.
[49] CNUCED, op. Cit., 2018, pp. 8-9.
[50] BIT, Op. Cit., 2023, p. 30.
[51] BIT, Op. Cit., 2021a, p. 32.
[52] Or Kashti, “Palestinian Workers in Israel Rarely Get the Sick Pay They Deserve”, Haaretz, 19 novembre 2016.
[53] BIT, La situation des travailleurs des territoires arabes occupés, Genève, 2021b, p. 36.
[54] BIT, Op. Cit., 2023, p. 47-48.
[55] CNUCED, Op. Cit., 2022, p. 9.
[56] CNUCED, Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : évolution de l’économie du territoire palestinien occupé, 2016, p. 10.
[57] Qassam Muaddi,, Op. Cit.
[58] UNESCO, United Nations Development Assistance Framework State of Palestine 2018-2022, 2017, p. 12.