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Mondialisation, capitalisme et hégémonie
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https://www.contretemps.eu/mondialisation-capitalisme-hegemonie-chine-etats-unis/
La montée et l’aiguisement de la rivalité entre la Chine et les États-Unis est fréquemment ramenée à des désirs personnels de suprématie (Trump vs. Xi Jinping notamment), quand elle n’est pas présentée comme une simple réitération de l’éternel combat du Bien (l’Occident, la démocratie) contre le Mal (l’Orient, le despotisme). À l’inverse, l’économiste Benjamin Bürbaumer s’attache dans son dernier livre à décrire et expliquer cette rivalité, qui détermine certaines des transformations les plus importantes de l’ordre mondial actuel, à partir de l’analyse du capitalisme et de ses contradictions. Andrea Cavazzini livre ici un compte-rendu passionnant de cet ouvrage majeur.
La conjoncture mondiale dans laquelle nous vivons est largement marquée, non seulement par le rapport de plus en plus conflictuel entre la Chine et les États-Unis, mais aussi par une accélération de la capacité chinoise à modifier de façon stratégique l’ordre institutionnel – économique, social et politique – du monde contemporain. De cette situation, il est urgent de produire des analyses les plus riches possibles, afin d’entendre non seulement les métamorphoses des rapports capitalistes et leurs alternatives internes, mais (évidemment) aussi pour essayer de déchiffrer les perspectives possibles de leur abolition.
Au sujet de la République Populaire de Chine (RPC), le poids de clichés et de fantasmes plus ou moins récents n’a de cesse de peser sur les études en langue française et surtout sur l’image diffuse et « publique » de la puissance asiatique. Du discours apologétique de certains courants « maos » des années 1970 à celui, guère plus subtil, de la vague « antitotalitaire », en somme des écrits de Maria Antonietta Macciocchi ou de Philippe Sollers à ceux de Simon Leys, ce qui risque fort de ne plus trouver de place est l’intelligibilité de la Chine contemporaine et de son trajet, réduits à l’image dystopique d’une immense fourmilière technologique, docile et vidéo-surveillée, terreau inépuisable de folies collectives et de manipulations diaboliques[1]. Or c’est l’intelligibilité du monde contemporain et de ses tendances structurelles qui est en jeu dans la possibilité de voir dans le devenir de la RPC autre chose qu’une fable orientaliste.
Le livre de Benjamin Bürbaumer représente une étape décisive dans la construction de cette intelligibilité. Il situe le rôle que la Chine joue aujourd’hui sur la scène mondiale à la fois dans la dynamique des rapports de production capitalistes et dans une histoire des luttes : les luttes pour l’hégémonie que mènent les grandes puissances mondiales au sein du mode capitaliste de production, mais aussi les luttes des classes laborieuses et des mouvements oppositionnels dont le réel incontournable constitue, dans l’ouvrage en question, le point de départ d’un récit et d’une analyse aboutissant à la conjoncture présente et à son devenir ultérieur.
Impossible ici de discuter comme il le faudrait tous les thèmes – nombreux et importants – que Benjamin Bürbaumer aborde en suivant le fil d’un tel récit : la lecture intégrale du livre s’impose à tous ceux qui voudraient en avoir une vue d’ensemble pertinente. Néanmoins, nous essayerons d’indiquer certains points qui nous semblent décisifs et de proposer quelques réflexions à partir de cette contribution essentielle.
Des luttes sociales aux capital transnational
L’auteur part d’un constat : la rivalité qui oppose actuellement la Chine et les États-Unis suppose l’interdépendance entre les deux puissances au sein de ce qu’on appelle la « mondialisation », et qui correspond à l’hégémonie mondiale des États-Unis sous la direction des secteurs transnationaux du capital nordaméricain.
Loin de rapprocher les deux géants et de pacifier leurs relations, cette dépendance réciproque pousse la Chine à subvertir la mondialisation, à restructurer le marché mondial en vue d’y acquérir un rôle dominant et, en dernière analyse, à contester ouvertement l’hégémonie états-unienne – une stratégie d’ensemble dont les Nouvelles Routes de la Soie, les initiatives diplomatiques chinoises et le réarmement de la République populaire comptent parmi les volets principaux. Selon Bürbaumer, cette tendance ne dépend pas de facteurs contingents mais de la manière dont la dépendance réciproque s’est construite et du rôle qu’elle a joué dans la mondialisation.
L’auteur revient ainsi sur la conjoncture des années 1970, dans laquelle il voit, de manière tout à fait éclairante, la clé tant de certains aspects structurels de l’époque actuelle que des tendances qui menacent de subvertir lesdites structures. Car les années 1970 sont le moment où se nouent, d’une part, la dernière séquence mondiale de luttes sociales et politiques et, d’autre part, la baisse du taux de profit des entreprises capitalistes nordaméricaines. Les premiers paragraphes du livre retracent la « panique patronale » qui frappe l’establishment états-unien au début de cette décennie 1970 face à un séquence où s’articulent et se nourrissent mutuellement l’augmentation du contre-pouvoir syndical, des pratiques de lutte et des revendications dans les usines qui tendent à déborder les centrales syndicales et une contestation de l’ordre social hors des usines par les mouvements de la jeunesse, féministes, antiracistes, antiguerre, etc. [2]
C’est une mise en question générale des fondements de la société capitaliste nordaméricaine, et que l’on retrouve de l’autre côté de l’Atlantique, d’une manière plus ou moins intense et durable[3] : une mise en question qui s’articule à une baisse constante, depuis les années 1960, de la capacité du capital à extraire des profits sur les investissements passés. En reprenant les travaux de Gérard Duménil et Dominique Lévy, d’une part, et, ceux de Robert Brenner, de l’autre, Bürbaumer explique que cette baisse du taux de profit dépend non seulement de la pression exercées par les revendications salariales et les luttes sociales mais aussi de la concurrence des entreprises ouest-allemandes et japonaises, et finalement des coûts de la mécanisation que ne compense pas l’efficacité en termes de réduction du recours au travail vivant.[4]
La « mondialisation » a été (le fruit de) la réponse du capital à cette crise aux articulations multiples. Au cours de la séquence, une tendance s’esquisse, au sein du capital américain, vers « l’investissement à l’étranger » comme instrument de réduction des coûts de production » (p. 29), ce qui a abouti à la formation stable, et ensuite à l’hégémonie, d’une « fraction transnationale » du capital industriel : « Cette fraction a vu ses intérêts converger avec ceux du secteur financier pour former une alliance en faveur de la libre circulation des capitaux et des marchandises : le capital transnational américain » (ibid.).
Du capital transnational à la mondialisation
Cette fraction constitue la force motrice du processus appelé « mondialisation », qui apparaît comme une restructuration des rapports sociaux à l’échelle mondiale : un processus à la fois économique, politique et sociologique, qui a modifié radicalement les structures sociales et les communautés humaines à partir des années 1970.
Son ressort a été la double exigence d’éteindre la dynamique de la contestation et de relancer les profits capitalistes. C’est en poursuivant ce double objectif que le capital transnational américain a adopté ce que David Harvey appelle une « solution spatiale » (spatial fix) face à la crise : modifier les « conditions territoriales » au sein desquelles le capital poursuit la réalisation des profits (p. 36). Dans la conjoncture des années 1970, cela implique non seulement une expansion spatiale en un sens quantitatif mais également la « production d’un nouvel espace » mondial favorable à la « circulation des biens, des services et des capitaux » (p. 37).
La reconstruction proposée par Bürbaumer du processus de mondialisation et de ses étapes ne peut être reprise ici dans le détail. Il suffira de rappeler que l’un de ses opérateurs politiques fondamentaux est la Commission Trilatérale, dont le but explicite est d’impulser des « politiques de libéralisation coordonnées […] : libre-échange, libre circulation des capitaux, réduction des dépenses publiques et de la fiscalité, flexibilisation de l’emploi et des taux de change » (p. 34). À l’instar de la Trilatérale, d’autres instituts privés, tels le club Bilderberg ou l’Atlantic Institute, vont formuler et faire appliquer la politique internationale du capital transnational américain soutenus en premier lieu par les investissements directs à l’étranger.
Ceux-ci comportent, pour les pays destinataires « la prise de contrôle d’une partie significative du capital national par celui d’un pays tiers », la « formation d’une fraction du capital intégrée dans les circuits transnationaux », et finalement « un réseau d’interconnexions qui lie le pays d’accueil aux États-Unis de manière organique » (p. 35), jusqu’à compromettre la séparation et l’indépendance des ensembles socio-institutionnels pris dans ce système de relations. Tel est, dans un premier temps, le destin des partenaires européens-occidentaux, destinataires initiaux des investissements les plus massifs.
Le capital transnational ayant fusionné, grâce notamment au travail de la Trilatérale, avec l’État américain depuis le mandat de Gerald Ford (1974-1977), les politiques de libéralisation et de dérégulation ont été d’abord appliquées à l’intérieur, puis exportées par le biais de l’immense réseau d’influence économique et politique dont le capital états-unien était le centre :
« au cours des années 1980, les pays les plus avancés ont donc tous fini par supprimer l’essentiel des obstacles à la libre circulation des capitaux » (p. 44). Cela implique d’exporter aussi le démantèlement « de pans entiers de l’État-providence […], la dérégulation, les réductions d’impôts, les coupes budgétaires et les attaques contre les syndicats » (p. 41).
Impossible ici de résumer les analyses que Bürbaumer consacre aux traités de libre-échange, au GATT, à l’OMC et aux nombreuses étapes de la stratégie politique du capital transnational. Une telle stratégie, qui implique une articulation complexe entre acteurs publics et privés, et une coordination internationale de plus en plus serrée, s’étend à un périmètre réellement planétaire suite à la désintégration du bloc soviétique. La mondialisation pleinement déployée advient sous le mandat de Bill Clinton, qui affirme explicitement que la prospérité et la stabilité des États-Unis dépendent de leur politique étrangère et que les États-Unis doivent « être au centre de chaque réseau mondial vital » (p. 58). La « solution spatiale » fournie à la crise des années 1970 implique en dernière instance le rôle des États-Unis en tant que « superviseur » du capitalisme mondialisé et donc son hégémonie dans les relations internationales.
Cette dynamique de restructuration du monde en fonction des intérêts du capital transnational américain, dont les deux pivots sont la réalisation des profits à travers l’expansion spatiale et le disciplinement des travailleur.ses et des contestations potentielles. Elle comporte deux dimensions stratégiques, auxquelles Bürbaumer attribue une grande importance, et sur lesquelles il convient de s’arrêter.
La première est l’organisation de l’économie mondiale en « chaînes de valeurs » à travers la libéralisation des flux des capitaux et les accords de libre-échange. La délocalisation a été la « pièce maîtresse stratégique » de la mondialisation, donnant « aux entreprises la possibilité d’augmenter leurs profits tout en assurant de faibles augmentations de prix – grâce à une réduction des coûts, à l’essor de la flexibilité, à la non-prise en charge des risques et parfois au contournement de la réglementation du travail et de l’environnement – et en conservant les rentes provenant de la conception, du marketing et de l’activité financière » (p. 61).[5]
La délocalisation n’implique pas la propriété formelle des différents segments de la production disséminés partout dans le monde : pour contrôler les processus de production il suffit « de disposer des leviers permettant de contrôler les chaînes globales de valeur, à savoir la propriété des technologies clés et l’organisation des réseaux de distribution indispensables à la production » (p. 61). Autrement dit :
Les protagonistes des chaînes globales de valeur sont les firmes leaders. Elles supervisent la fabrication d’un bien à partir d’une série d’usines souvent dispersées dans différents pays, chacune fournissant un bien intermédiaire indispensable à l’assemblage du bien final, qui a lieu dans des pays où le coût de la main d’œuvre est faible. Si, dans le détail, on peut identifier une variété de motifs constitutifs de la formation de la chaîne – la réduction des risques par la diversification des implantations ; la baisse des coûts de production (force de travail, terres, énergie, matières premières) ; l’augmentation de la flexibilité -, un point commun émerge.
Tous ces motifs contribuent à redresser la profitabilité du leader au détriment de nombreux fournisseurs, obligés d’accepter une concurrence acharnée pour s’insérer dans un petit nombre de chaînes, et surtout de leurs employés. Les firmes leaders sont généralement des grandes firmes issues des pays avancés dont l’activité se concentre sur le contrôle oligopolistique de l’accès aux marchés finaux et qui visent le monopole sur les technologies clés […].
La constitution de chaînes globales de valeur étant prioritairement une question de pouvoir de coordination, elle n’exige qu’un minimum de dépense de capital – contrairement aux fournisseurs – tout en favorisant une baisse des prix des intrants. À ce titre, elle est un outil particulièrement efficace pour augmenter les profits. Grâce aux chaînes globales de valeur, les multinationales réalisent des profits sans accumulation, ou plutôt des profits fondés sur une accumulation par correspondance, qui impose aux fournisseurs la charge de l’investissement (p. 94).
Condition de réalisation des profits et opérateur du commandement de la force de travail, les chaînes de valeurs sont l’infrastructure matérielle – en incluant dans l’adjectif la matérialité des organisations et des pratiques – de la mondialisation, l’envers des traités de libre-échange et des institutions internationales, ce que le « despotisme d’usine » est à la sainte trinité « liberté, propriété et Bentham » dans le Livre I du Capital de Marx.
Or pour occuper une position dominante dans les chaînes de valeurs, il est requis, d’une part, de maîtriser les conditions matérielles d’accès aux circulations marchandes internationales – concrètement : contrôler les voies physiques de communication, fixer les critères techniques de validation des produits marchands, monopoliser les technologies ou les ressources clés –, et, de l’autre, de s’assurer que les partenaires subordonnés de la mondialisation estiment malgré tout que cette subordination leur profite aussi – ce que Bürbaumer appelle du terme gramscien d’« hégémonie ». Or c’est précisément sur ces deux nœuds stratégiques que la Chine défie aujourd’hui le leadership nordaméricain, tout en déclenchant une dynamique susceptible de restructurer en profondeur l’ordre mondial.
De la mondialisation à l’essor chinois
Dans la mise en place de cet ordre, la Chine a occupé et occupe une position cruciale. Vers la fin du 20e siècle, le partenariat asymétrique entre Chine et États-Unis a fourni la colonne vertébrale des rapports capitalistes mondialisés et les relations entre les deux géants ont pu être considérées comme une sorte de fusion au sein d’un mécanisme économique mondial.
L’ouverture progressive de la Chine aux investisseurs étrangers et son intégration aux réseaux du capitalisme mondial a été décidée par la fraction « libérale » du Parti communiste chinois (PCC), au pouvoir après la mort de Mao Zedong et la liquidation de ses partisans : une fraction existant depuis 1949 et visant moins l’expérimentation d’une société alternative aux rapports capitalistes que le développement et la puissance d’un pays qui, à la fin des années 1970, connaît une crise industrielle et agricole radicale et une montée du mécontentement de la population (p. 68). C’est cette fraction de la structure politique dominante qui va garder la main sur le processus de libéralisation, en refusant toute « thérapie de choc » politiquement ingérable et surtout toute mise en cause du contrôle du processus par le Parti.
On trouve ainsi le souci de maintenir l’équilibre politique, et d’éviter la perte de légitimité du pouvoir aux yeux de la population, tant à l’origine du processus de libéralisation que dans sa gestion. Ce processus connaitra des phases de ralentissement[6] – notamment après les mobilisations de masse de 1989-1992, dont l’épisode le plus connu est celui de la place Tiananmen et dont Bürbaumer rappelle la « forte composante ouvrière » et les « revendications sociales » en faveur de la protection des travailleurs et contre l’enrichissement de la strate de bureaucrates en cours de fusion avec les nouvelles couches entrepreneuriales (p. 73 et 75).
La réponse donnée à ces mobilisations a été, certes, la répression, mais aussi une accentuation de la libéralisation économique qui visait à engendrer une prospérité et une mobilité sociale censées pouvoir éteindre la contestation du pouvoir et structurer un nouveau consensus de masse. C’est ainsi que Pékin a ouvert radicalement le pays aux investisseurs étrangers :
« Au cours des années 1990, la Chine a renforcé ses atouts en tant que plateforme d’exportation. Elle a autorisé la fondation d’entreprises à capitaux exclusivement étrangers, signé des accords de protection de l’investissement […] et accédé à l’autre grande demande du capital transnational : le rapatriement des profits sans entraves » (p. 81).
L’analyse de Bürbaumer montre que le processus de libéralisation s’est déroulé dans un cadre toujours fortement surdéterminé par l’héritage de la première période de la République populaire (1949-1976), notamment en ce qui concerne la pratique gouvernementale de l’État-Parti et la composition objective et subjective de la force de travail. D’une part, le Parti a multiplié les interventions verticales en imposant des régulations favorables aux investisseurs ; d’autre part, il a fait jouer la décentralisation des exécutifs locaux en faveur des multinationales à la recherche des meilleures conditions locales pour leurs investissements (pp. 82-83).[7]
Mais les travailleur.ses salariés aussi ont fait preuve d’une grande capacité d’initiative et de résistance entre les années 1990 et le début des années 2000, à travers une vague de mobilisations et de conflits dont l’intensité a été la plus importante depuis la Révolution culturelle. Elle a atteint des niveaux quasi-insurrectionnels, à travers « sit-in, blocages, occupations, grèves, émeute, jusqu’au suicide des travailleurs et au meurtre des employeurs » (pp. 87-88). L’envers de la puissance d’agir des travailleur.ses chinois a pourtant été leur attractivité aux yeux des investisseurs étrangers, que les seuls bas salaires n’ont pas suffi à appâter :
« Ce qui distingue la Chine d’autres pays périphériques disposant également d’une force de travail bon marché et ayant lancé de vastes programmes de libéralisation, c’est l’héritage socialiste, qui donne aux gigantesques réserves de main-d’œuvre des qualités supplémentaires en termes d’éducation et de santé. À ce contraste s’ajoute le fait qu’en procédant à une libéralisation plus maîtrisée, la Chine a pu éviter les effets dévastateurs de la thérapie de choc » (p. 90).
Ainsi, les capacités gouvernementales indéniables du PCC – certes éperonnées par la pression d’une population habituée à l’indocilité et au combat – et la qualité du travail vivant[8] ont contribué à protéger la Chine contre les effets les plus brutaux de la mondialisation et à lui permettre de s’inscrire dans cette dernière comme un acteur certes subordonné mais pourvus d’atouts stratégiques considérables.
Les États-Unis ont été les acteurs principaux des investissements étrangers en Chine : la productivité du travail chinois permet aux firmes américaines de redresser leurs profits, tandis que les produits bon marché fabriqués en Chine satisfont les exigences des consommateurs américains et européens fragilisés par la précarisation et la dérégulation. Les années 1990-2000 sont des années de lune de miel des deux côtés du Pacifique : une partie croissante des profits des entreprises américaines vient de Chine tandis que la croissance chinoise explose » (p. 10).
C’est à ce moment-là que la Chine commence à apparaître comme un concurrent plutôt que comme un partenaire subordonné au sein de l’ordre capitaliste mondialisé. D’abord, sur le plan du déficit commercial entre la Chine et les États-Unis et de la montée en gamme des manufactures chinoises (pp. 10-11). Ensuite, dans la mesure où la Chine doit elle-même adopter une « solution spatiale » à une suraccumulation due à l’augmentation des capacités de production (notamment à partir du plan de relance adopté lors de la crise mondiale 2007-2008) que seule la projection vers le marché mondial semble capable de résorber. Mais cette projection ne peut plus s’inscrire dans le marché tel qu’il a été structuré par la mondialisation, elle doit le réorganiser en profondeur.
L’augmentation rapide de la productivité du travail dans les années de la croissance, grâce à une utilisation accrue des machines, a fini par réduire l’efficacité du capital : la baisse du taux de profit dans les années 2000 a impulsé une contre-tendance à travers un engagement intensifié dans les échanges internationaux (pp. 96-97). Contrecarrer la baisse du taux de profit en augmentant la pression sur les salarié·es, par exemple en réduisant les salaires ou en allongeant la journée de travail, s’est avéré impossible à cause du risque de contestations massives et violentes.
L’extraversion de l’économie, la centralité des exportations qu’elle induit, autorise en revanche « des retombées au bénéfice des paysans, ouvriers et employés » et alimente « l’ espoir d’une amélioration continue du niveau de vie » (p. 97). Autrement dit, il s’agit de concilier l’action sur la baisse du taux de profit avec le maintien de la légitimité et du consensus dont le Parti communiste a fait une priorité non négociable. Puisque, même dans le cadre d’une exploitation intensive et extensive du travail, les rapports de forces entre travailleurs, Parti et capital, ainsi qu’entre gouvernés et gouvernants, ne sont jamais entièrement déséquilibrés ou figés, la stratégie chinoise pour absorber les contradictions de l’accumulation ne pourra que se tourner vers une radicalisation de l’extraversion de l’économie.
La Chine a donc un besoin structurel de réorganiser dans un sens favorable à ses intérêts une économie mondialisée dont la configuration a été jusqu’ici indissociable de l’hégémonie du capital et de l’État nordaméricains.
De la montée en puissance chinoise à la lutte pour l’hégémonie
La Chine est donc portée par une dynamique qui pousse à restructurer les relations économiques, politiques et sociales à l’échelle de la planète. Cette restructuration est devenue une stratégie explicite et délibérée de la part des dirigeants de la République populaire. Ces derniers ont toujours gardé une autonomie stratégique face au capital transnational et à l’État nord-américains : le Parti communiste a gardé sous le contrôle de l’État de puissants conglomérats monopolistiques dans des secteurs cruciaux (p. 113) et a empêché, par un système de rotations des charges, la formation d’une classe de dirigeants d’entreprise autonomes par rapport au Parti et solidaires du capital transnational étranger (Ibid.).
En outre, le Parti a réussi à canaliser le capital privé en incorporant ses représentants à travers des réseaux complexes de relations informelles, familiales et affectives qui semblent relever encore une fois de la longue durée des structures anthropologiques chinoises (p. 114). Quoi qu’il en soit, contrairement à l’Europe occidentale, la Chine n’a pas perdu son autonomie stratégique et institutionnelle suite à son inscription dans l’ordre mondialisé, qu’elle cherche désormais à restructurer à son avantage.
Cette tentative présente plusieurs visages, dont le plus spectaculaire est celui des Nouvelles Routes de la Soie (NRS, à savoir l’« Initiative route-et-ceinture »), un ensemble de liaisons et d’infrastructures englobant « chemins de fer, oléoducs et gazoducs, réseaux électriques et téléphoniques, ports et routes », conçu pour « favoriser une meilleure intégration économique d’au moins soixante pays, représentant près des deux tiers de la population, environ un tiers de la production et 70% des ressources énergétiques mondiales » (p. 121). Cette opération gigantesque a pour effet la restructuration des chaînes de valeur :
Les NRS favorisent des relations commerciales et financières sino-centrées mais aussi l’adaptation de normes techniques qui le sont tout autant. L’efficacité des connexions garantie par les infrastructures permet de réduire les délais de livraison ainsi que les coûts de transport et de production […]. Des connexions améliorées attirent également des investissements directs à l’étranger et favorisent la mise en place de chaînes d’approvisionnement sous la supervision des firmes leaders chinoises. En plus de devenir des marchés d’exportation pour la production chinoise, les pays connectés par les NRS se voient intégrés dans une nouvelle division territoriale du travail (p. 123).
Il s’agit bien d’une restructuration globale du marché, et non simplement d’une intensification quantitative de l’économie extravertie chinoise : les NRS modifient durablement l’espace de la vie économique. Les pays membres des NRS peuvent satisfaire des besoins en infrastructures et en compétences techniques que les institutions de la mondialisation (tels le FMI ou la Banque mondiale) n’ont jamais voulu financer, tandis que la Chine, outre le financement, fournit les biens et la main d’œuvre nécessaires pour la construction des infrastructures (p. 122).
Avec les infrastructures physiques, la Chine investit de plus en plus les infrastructures techniques, par exemple les normes qui définissent, pour toute marchandise, les critères rendant un objet « identifiable et qualifiable par les acteurs du marché » (p. 127). Les puissances qui détiennent le pouvoir de fixer ces normes possèdent un avantage compétitif évident. Or la Chine est de plus en plus active et influente au sein des organismes internationaux producteurs de normes techniques (p. 129). Telle que Bürbaumer la décrit, dans des pages qui sont à lire dans le détail, la stratégie chinoise se présente comme une opération cohérente et systématique visant à défaire progressivement tous les nœuds – spatiaux, physiques, technique – dont le contrôle permet aux États-Unis de dominer le système mondial de la production et des échanges.
Une partie de ce processus relève de l’actualité la plus immédiate, notamment en ce qui concerne la rivalité sino-américaine dans les domaines de l’intelligence artificielle et des semi-conducteurs : « l’infrastructure numérique fait également l’objet d’une rude bataille portant sur le contrôle exclusif des technologies clés » (p. 142), ce qui suppose une intensification de la capacité chinoise à produire de l’innovation dans des secteurs de pointe et partant de la capacité du système de la recherche et de l’enseignement à développer des connaissances et des compétences avancées dans ces technologies (p. 144).
Finalement, c’est l’infrastructure monétaire qui est visée lorsque la Chine défie la suprématie monétaire du dollar en tant que principale monnaie internationale, laquelle permet aux États-Unis non seulement de réaliser des « gains exorbitants financés par le reste du monde » mais aussi de disposer d’un « instrument de pouvoir politique extraterritorial » à travers des sanctions financières (p. 169)[9]. Mais, compte tenu du fait que la suprématie monétaire est indissociablement un rapport de subordination politique, les tentatives chinoises d’internationaliser le renminbi touchent directement au problème de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Car, comme le rappelle Bürbaumer évoquant Gramsci, le concept d’hégémonie inclut la dimension du consensus, de l’adhésion volontaire à un ordre soumis à l’autorité de l’hégémon (p. 217). Or, comme le montre le déroulement des crises ukrainienne et palestinienne, « les États-Unis et leurs plus proches alliés peinent à produire un consentement au-delà du cercle de l’Atlantique nord » (Ibid.).
Si les États-Unis, malgré la déstabilisation opérée par la Chine, gardent une suprématie indéniable dans les domaines monétaire et militaire, ils semblent rencontrer des difficultés grandissantes en ce qui concerne la transformation du pouvoir de facto en reconnaissance volontaire de la part d’acteurs subordonnés mais participant en quelque sorte librement des avantages de leur allégeance à l’hégémon. En contestant, depuis au moins l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping[10], l’ordre mondial sous hégémonie nordaméricaine, la Chine doit lier à son projet et à son rôle mondial les esprits et les cœurs des dirigeant.es et des sociétés des pays étrangers. Sa contestation de l’hégémon, ainsi que son éventuelle nouvelle hégémonie, doit devenir désirable, en plus d’être soutenue par des avantages matériels (pp. 219-220).
Ainsi, la Chine a de plus en plus travaillé à développer un discours sur la paix et la prospérité que son influence apporterait au monde. Si l’association de ces deux notions peut faire penser au mythe du « doux commerce », Bürbaumer rappelle opportunément qu’une partie du discours chinois s’enracine dans l’anti-impérialisme traditionnel de la République populaire. Le soutien accordé par le passé aux mouvements de libération fonde le prestige dont elle jouit actuellement au sein du « Sud global » (p. 223) : autrement dit, la Chine continue à bénéficier du rôle, à la fois réel et symbolique, qu’elle a joué pendant la séquence « rouge » internationale des années 1960-1970.
En outre, les rapports de la Chine avec les autres pays, notamment à travers les NRS, s’écartent des pratiques propres aux États-Unis : la Chine construit des infrastructures et des usines dans des pays qui en manquent et ce, sans demander l’application de thérapies néolibérales de choc ni l’adoption de ses propres structures politiques. Face aux États-Unis et aux anciens empires coloniaux européens, la République populaire se présente comme une force de paix, de coopération et de pluralisme, contre l’aventurisme belliqueux et le mépris dont font preuve l’hégémon et ses alliés principaux.
Ainsi, la Chine déploie auprès des pays « périphériques » une diplomatie complexe autour de l’éducation, de l’information et de la santé, notamment de l’accès aux médicaments et aux techniques de soin. Alors même que les médias chinois se répandent en focalisant les informations sur la Chine et les pays du « Sud », le système universitaire chinois facilite l’accès d’étudiants étrangers venant de la périphérie, que les Universités « occidentales » préfèrent exploiter voire refouler par des frais d’inscription exorbitants et vexatoires (pp. 229-232) :
S’accroit ainsi la proportion de futurs décideurs et hauts fonctionnaires africains formés en République populaire, à partir des connaissances technologiques et des méthodes d’administration publique et de gestion des entreprises qui y prévalent (p. 231).
Comme le rappelle Alessandra Colarizzi, le « modèle chinois » peut représenter un facteur de dynamisme et d’émancipation pour un continent africain dont la population est jeune et les besoins sont nombreux, ne serait-ce qu’à travers la mobilité et la circulation accrues des personnes, des savoirs et des techniques[11]. Les effets de la stratégie chinoise peuvent également entraîner des conséquences imprévisibles dans des parties du monde que les États-Unis et l’Europe occidentale n’arrivent pas à voir autrement que comme des objets passifs d’exploitation et de domination.
Le défi que la Chine représente pour l’hégémonie nordaméricaine mobilise d’ores et déjà le monde « périphérique », ébranle le prétendu statu quo d’un ordre mondialisé qui semble de plus en plus revenir à la matrice impérialiste et coloniale propre au 19e siècle. De cette situation, la Chine semble être consciente, ce dont témoigne sa volonté de se présenter officiellement, non pas comme une « grande puissance », mais comme le « plus grand parmi les pays en voie de développement »[12] : un choix discursif qui décrit assez lucidement la réalité en même temps qu’il marque l’appartenance structurelle au camp opposé à celui de l’hégémon. La traduction de cette position par une intervention chinoise de plus en plus affirmée dans le domaine de la diplomatie et de la gestion des enjeux internationaux est histoire très récente.
Conclusions
Finalement, un constat s’impose : la Chine est en train de transformer en profondeur l’ordre mondial dans ses aspects politiques, économiques, sociaux, technologiques. La conjoncture présente voit s’essouffler l’hégémonie de ce qu’on appelle désormais, avec un terme lourd de surdéterminations idéologiques douteuses, « l’Occident ». Cette remise en cause renvoie certes également à d’autres facteurs que la seule pression chinoise, même si la stratégie de la République populaire en représente un moment décisif.
Le livre de Benjamin Bürbaumer esquisse un tableau très riche des manières dont s’articule la position chinoise au sein de cette conjoncture. Un tel travail d’analyse et de synthèse constitue désormais une base indispensable pour l’intelligence des forces qui structurent le monde actuel, des forces dont l’auteur montre qu’elles s’enracinent dans les expériences des révolutions et des conflits sociaux du « court 20e siècle ». Tant la mondialisation néolibérale que l’essor du capitalisme chinois plongent leurs racines dans les « séquences rouges » des années 1960-1970 et leur liquidation à l’orée des années 1980.
C’est en explorant davantage le fil conducteur de l’enchevêtrement des durées et des événements enfouis qu’il est peut-être possible d’indiquer des problématiques ultérieures concernant la République populaire, son histoire, ses déterminations structurelles et éventuellement sa trajectoire future. Si l’analyse des mécanismes économiques et des stratégies globales en Chine est minutieuse et articulée, l’ouvrage passe plus rapidement sur la structure socio-institutionnelle de la République populaire et surtout sur les effets éventuels de deux strates historiques singulières : celle de la longue durée de l’histoire chinoise vue dans ses structures anthropologiques et celle de la période maoïste, y compris les épisodes « maudits » du Grand Bond en Avant et de la Révolution culturelle. Ces deux dimensions pourraient toutefois contribuer à éclairer certains aspects de l’essor économique à l’époque des réformes et de la construction du consensus par le Parti communiste chinois, ce qui permettrait d’interroger davantage la notion d’« hégémonie ».
Il a été observé que la Chine impériale présente, dans la longue durée de son histoire, une polarité entre un gouvernement concentré et un « océan de communautés agraires autoorganisées »[13]. Or ces communautés étaient fondées sur un système familial patrilinéaire qui constitue la matrice de l’idéal confucéen d’une société composée de myriades de « cercles enchevêtrés », une société où « tout le monde est dans une relation sociale, si élémentaire soit-elle »[14]. Dans ce système, l’« amour hiérarchisé » à l’égard des autres auquel chacun est tenu forme « une toile enserrant l’ensemble de la société » et assurant la stabilité sociale[15]. Autrement dit, le modèle dominant des relations sociales en Chine est la famille patriarcale élargie et ramifiée, érigée en idéal moral et politique par le confucianisme.
Cela signifie que, contrairement à l’Europe, où les structures sociales-politiques dominantes ont été des formes hautement différenciées et artificialisées tels la guilde, l’Église, la cité et l’État, en Chine « c’est la société civile, une société étendue, étroitement tissée de liens économiques et sociaux entremêlés, qui est devenue la principale forme d’organisation sociale […]. C’est auprès de ces systèmes familiaux et des réseaux interpersonnels qu’ils incarnaient, et non avec une Église ou un État, que le Chinois de l’âge impérial trouvait sa principale source de subsistance économique et de sécurité, ainsi que des services sociaux indispensables »[16]. Michel Aglietta et Guo Bai font l’hypothèse que ces structures relationnelles continuent d’innerver les relations sociales et politiques dans la Chine actuelle, par exemple en ce qui concerne ce que Gramsci appellerait la construction du consensus par le Parti communiste :
Les groupes de solidarité […] sont des groupes englobants et incluants qui incorporent, comme membres, les officiels locaux […]. Une des principales obligations de la solidarité est de faire sa part de travail pour le groupe. Cette responsabilité informelle est particulièrement effective dans les systèmes politiques fragmentés, où l’application de la loi est faible. [Ainsi], les autorités chinoises, de leur côté, ne tirent pas leur légitimité de la démocratie procédurale. Leur légitimité vient directement de l’acceptation de la société civile, fondée sur la performance de l’administration. Le gouvernement chinois est ainsi tenu directement responsable de tout problème venant de la société civile, en particulier quand s’agit de la sécurité, de la soutenabilité ou du bien-être de la population[17].
Un autre aspect significatif de la formation sociale chinoise et de son histoire longue est une relative indétermination de certains statuts sociaux et politiques, donc le sentiment qu’il est possible de les modifier par la mobilisation et le volontarisme. La Chine impériale avait articulé un pouvoir centralisé, géré par des fonctionnaires sélectionnés à travers des examens, à des réseaux complexes de relations sociales et familiales locales. Une telle articulation avait empêché la constitution d’une aristocratie héréditaire en tant que contre-pouvoir permanent[18].
Mais cela implique aussi des chances accrues d’ascension sociale dans un contexte où on ne trouve pas de distinction essentialisée entre noblesse et roture. Dans la Chine contemporaine, certains observateurs, tel l’écrivain Yu Hua, ont insisté sur la persistance de la mobilisation collective et sur sa capacité, sinon à transformer consciemment les structures sociales, du moins à modifier en profondeur les rapports hiérarchiques au sein de la population. Ainsi, Yu Hua voit tant la Révolution culturelle que l’entrée dans l’économie de marché comme deux manifestations d’une activité des masses mues par le désir de changer leur destin social :
Quand la Révolution culturelle a commencé, en 1966, le slogan lancé par Mao Zedong, « On a raison de se révolter », a réveillé la nature révolutionnaire des éléments faibles de la société et ils y ont répondu avec fougue. Ils ont renversé les uns après les autres les éléments forts de l’époque, à savoir ceux qui détenaient le pouvoir […]. Les comités traditionnels du Parti communiste et les organes dirigeants d’État s’écroulèrent en un clin d’œil et des faux organes dirigeants poussèrent comme des champignons. Il suffisait de rassembler autour de soi une poignée de partisans et, du jour au lendemain, on pouvait mettre sur pied un quartier général de rebelles […].
Bien que, vue de l’extérieur, la société ait changé du tout au tout, l’esprit est resté à certains égards étonnamment semblable. Si la Révolution culturelle a été un mouvement massif de toute la population, c’est sous une forme tout aussi massive que nous nous sommes lancés dans le développement économique […]. À l’image des innombrables quartiers généraux de rebelles qui avaient émergé d’un seul coup au début de la Révolution culturelle, d’innombrables compagnies privées sont apparues soudainement dans les années 1980, quand la passion de la révolution eut cédé la place à celle de l’argent […]. La classe des gens de peu a accompli au cours de ces trente années glorieuses des exploits inouïs.[19]
De ces aspects de l’histoire et de la société chinoise, il serait imprudent de tirer davantage que la conclusion suivante : l’interprétation de la dynamique chinoise demande d’articuler l’analyse des stratégies du Parti à la longue durée des structures sociales et aux affects et aux comportements collectifs qui ébranlent ou transforment les relations de pouvoir et de légitimité. On peut supposer que c’est à partir de ces données que l’on peut rendre intelligible la singularité du système social et politique qui vise aujourd’hui l’hégémonie mondiale, les ressources sur lesquelles se fondent ses dynamiques économiques et les équilibres de ses institutions politiques.
Finalement, c’est à propos d’une telle hégémonie que l’on pourra soulever un dernier problème. Comme Bürbaumer le rappelle, l’hégémonie suppose la reconnaissance, de la part des forces subordonnées, de leur intérêt à admettre la suprématie de l’hégémon. Mais, pour pousser encore plus loin la rupture avec toute vision brutalement mécaniste des rapports d’hégémonie, il convient peut-être de rappeler que, chez Gramsci, une force hégémonique ne se mesure pas uniquement sur la création d’un consentement de fait : l’hégémon n’est tel qu’à condition que son hégémonie exprime une perspective universelle, qu’elle réalise une synthèse historique susceptible de développer chez le plus grand nombre et d’utiliser pour des fins rationnelles les puissances génériques de l’espèce humaine.
C’est pourquoi l’hégémonie renvoie, chez le communiste sarde, à la « réforme intellectuelle et morale », c’est-à-dire à la « capacité d’impliquer de manière active la totalité de la population, en la rendant protagoniste d’un grand bouleversement total des rapports de pouvoir »[20]. Autrement dit, l’hégémonie n’est jamais un simple fait : elle est aussi une valeur, dont la consistance dépend de ce qu’elle permet aux hommes de faire d’eux-mêmes en prenant en main leur propre destin. De ce point de vue, la lutte pour le pouvoir entre les puissances mondiales n’est intéressante que si elle peut rouvrir la dialectique de cette acception de l’hégémonie et donc la perspective d’une manière qualitativement supérieure d’organiser les conditions d’existence des hommes sur terre.
Il serait téméraire d’affirmer ou de nier quoi que ce soit à propos du lien possible entre une telle organisation et les tendances conflictuelles au sein de la formation sociale chinoise : à ce sujet, l’enquête reste à faire. On pourra néanmoins observer que la domination mondiale par les États-Unis entre dans une phase où son maintien ne semble plus pouvoir faire l’économie d’immenses dévastations et destructions : comme le disait un poète allemand, « la barbarie ne provient pas de la barbarie, mais des affaires ; elle apparaît lorsque les gens d’affaires ne peuvent plus faire d’affaires sans elle ».
C’est par les mots d’un autre poète allemand, à savoir Goethe, que Bürbaumer conclut son travail, en nous exhortant à balayer tous les impérialismes. Hélas, une telle opération ne peut se faire sans passer par des turbulences, que le livre prévoit lucidement, et qui risquent de rendre vain tout espoir d’une nouvelle hégémonie au sens gramscien. Mais il serait tout aussi vain de craindre de telles turbulences, étant donné le prix à payer que demande la conservation du statu quo.
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Illustration : Wikimedia Commons.
Notes
[1] Cf. Maria Antonietta Macciocchi, De la Chine, Paris, Seuil, 1971 et Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao : chronique de la « Révolution culturelle », Paris, Champ libre, 1971, l’un et l’autre caractérisés par la croyance inébranlable à la toute-puissance du Président Mao, capable tantôt de créer par décret l’Homme Nouveau tantôt de manipuler, toujours par décret, quelques millions de sous-hommes. C’est malheureusement cette vision feuilletonesque, devenue indépendante des deux auteurs cités, qui détermine largement le discours publique-médiatique sur la Chine, au mépris de toute analyse de son histoire et de sa structure sociale. La littérature italienne sur la Chine et son rôle dans le monde actuel offre généralement une vision assez complexe et nuancée de la société et de l’histoire chinoises : voir en particulier les travaux de Simone Pieranni, collaborateur de Il Manifesto, tels que Red Mirror. Note futur s’écrit en Chine (C & F Editions, 2021) et La Cina nuova (Bari, Laterza, 2021), ou d’Alessandra Colarizzi, Africa rossa. Il modello cinese e il continente del futuro, Rome, L’Asino d’oro, 2022.
[2] Comme le rappelle très justement Bürbaumer, ces différents foyers de conflictualités ne sont « nullement étanches » (p. 24), le mouvement de la jeunesse s’étendant des campus aux usines et les mots d’ordre du Black Power et des droits civiques finissant par « pénétrer la force de travail » (p. 25) et les militants syndicaux.
[3] Par exemple, sur le « cas » italien, cf. la vieille, mais toujours utile, Introduction d’Henri Weber au recueil Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme (Paris, 10/18, 1977) : « La conjonction de l’explosion étudiante et de la révolte ouvrière – qui fit si gravement défaut au Mai français – démultiplie la puissance du mouvement de masse, en même temps que sa charge subversive : plus de dix millions de salariés participent durablement à la lutte ! Ils ne se battent pas sur des mots d’ordre corporatistes, subordonnés à la logique du système, mais pour des objectifs anticapitalistes, contradictoires à cette logique […]. Cette lutte contre l’organisation capitaliste de la production débouche sur la revendication du contrôle ouvrier sur l’organisation du travail […]. Le mouvement des délégués de base, à l’origine de la structuration en conseils, s’est développé contre la politique des directions syndicales […]. En témoigne […] l’influence du mouvement étudiant et de l’extrême-gauche révolutionnaire dans les assemblées […]. Ce mouvement anticapitaliste (et antibureaucratique) des masses ne se limite pas, on le sait, aux murs des usines. Il investit le terrain du cadre de vie et des institutions : mouvement d’auto-réduction du prix des transports, du gaz, de l’électricité, du téléphone, des loyers, des impôts […] ; lutte contre le phallocratisme et la famille patriarcale, contre l’Ecole, la justice de classe, l’armée » (pp. 17-19), sans oublier la revendication de « l’indépendance des rétributions par rapport à la productivité » (p. 18) qui représente une atteinte directe portée à la rentabilité du capital dans le cadre d’une baisse du taux de profit. Il s’agit manifestement des mêmes « moments » qui composent la séquence aux États-Unis. Ce n’est nullement par hasard que l’Italie retiendra tout particulièrement l’attention de la Commission Trilatérale qui, comme le rappelle Bürbaumer, sera un opérateur fondamental de la restructuration mondiale du capital pour sortir de la crise des années 1970.
[4] Constater une baisse historique du taux de profit ne signifie pas admettre l’existence d’une tendance à la baisse immanente à la dynamique capitaliste. Cette dernière hypothèse peut être associée à l’idée (dommageable) d’une tendance du capitalisme à s’auto-dépasser par son mouvement interne. Toutefois, la formulation de la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit par Henryk Grossmann vise explicitement à articuler les limites internes à la valorisation capitaliste avec les luttes sociales et les stratégies des pouvoirs capitalistes. Oubliée pendant les Trente Glorieuses, lorsque la seule limite immanente d’un capitalisme en pleine croissance semblait être constituée par l’antagonisme direct de la classe ouvrière, l’œuvre de Grossmann mériterait d’être relue dans une conjoncture où les impasses des luttes coexistent avec l’essor de puissantes turbulences internes au système. Cf. Romaric Godin, « Henryk Grossman, replacer la lutte de classes au cœur de la crise capitaliste », in Mediapart, 5 août 2023,
[5] Bürbaumer cite ici William Milberg et Deborah Winkler, Outsourcing Economics. Global Value Chains in Capitalist Development, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 2013, p. 12.
[6] « La portée des réformes libérales (1979, 1984, 1987-1988) a été diluée par des mesures inverses (1981-1982, 1986, 1989-1991) » (p. 72). Cette oscillation semble constituer une donnée structurelle ou du moins persistante dans la gouvernementalité chinoise et mériterait sans doute une analyse approfondie.
[7] Bürbaumer rappelle que l’investissement étranger en Chine est géré au niveau du village ou de la commune par des acteurs locaux (courtiers, marchands, producteurs…) liés aux entreprises étrangères par des contrats (p. 92). Les chaînes globales de valeur s’articulent ainsi à une structure sociale et familiale chinoise à la fois très dynamique et densément structurée en liens plus ou moins informels de solidarité. Sur ces aspects, voir Michel Aglietta, Guo Bai, La voie chinoise. Capitalisme et empire, Paris, Odile Jacob, 2012.
[8] Sur cet aspect de la société chinoise insiste particulièrement Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing, Londres & New York, Verso, 2007, qui affirme que l’essor des économies asiatiques, et in primis la chinoise, à la fin du 20e siècle a reposé sur une vaste masse de travailleur.ses faiblement spécialisé.es, non lié.es à des tâches parcellisées, mais au contraire doté.es d’une grande capacité à accomplir des tâches multiples et d’une disposition à coopérer, à partager le travail et la responsabilité au sein de la famille ou du village, à s’intégrer à la communauté laborieuse, à répondre de manière flexible aux urgences ou aux imprévus et à anticiper les difficultés. Si l’on suit Arrighi, on peut conclure que l’une des ressorts de la productivité du travail en Chine sont les habitus de la coopération et de l’agir collectif que l’on retrouve, sous une autre forme, dans l’inscription par les liens « de proximité » au sein des chaînes de valeur.
[9] Le pouvoir monétaire extraterritorial d’un État est lié au degré d’internationalisation de la monnaie qu’il émet et se déploie dans les trois fonctions de la monnaie – moyen d’échange, unité de compte, réserve de valeur – projetées sur le plan international (p. 176).
[10] Bürbaumer rappelle que l’implication de la Chine dans les affaires internationales a toujours été un souci de ses dirigeants depuis les années 1990, en parallèle avec le développement interne (p. 221).
[11] Alessandra Colarizzi, Africa rossa.., op. cit.
[12] Ibid.
[13] M. Aglietta, Guo Bai, La voie chinoise.., op. cit., p. 29.
[14] Ibid., p. 30.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 32.
[17] Ibid., pp. 397-399.
[18] Ibid., pp. 37-38.
[19] Yu Hua, La Chine en dix mots, Arles, Actes Sud, 2010, pp. 265-267.
[20] Fabio Frosini, « Riforma intellettuale e morale », in Guido Liguori, Pasquale Voza (dir.), Dizionario gramsciano, Rome, Carocci, 2009, p. 711.