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    La critique de la société implique une critique du langage

    Lien publiée le 20 septembre 2024

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.contretemps.eu/critique-langage-philosophie-marxisme-farjat/

    La philosophie Juliette Farjat vient de publier aux Éditions sociales un livre intitulé Le langage de la vie réelle. Dans cet ouvrage, elle plaide notamment pour que la pensée critique prenne davantage en compte la question des pratiques langagières, que ce soit pour analyser les mécanismes qui assurent la domination sociale, ou pour imaginer des processus et des moyens de libération, ce qui suppose aussi une libération du langage. Nous vous en proposons un extrait ici.

    Introduction

    En 2019, lors du procès France Télécom, les dirigeants de cette entreprise sont jugés pour « harcèlement moral institutionnel », leur politique de réduction du personnel ayant conduit dix-neuf salariés au suicide, douze autres à des tentatives de suicide, et d’autres encore à des formes de dépressions sévères entre 2006 et 2010. Dans son livre Personne ne sort les fusils,qu’elle a écrit après avoir assisté au procès, Sandra Lucbert s’étonne de ce que, au-delà de l’horreur des faits eux-mêmes, le tribunal semble être « intérieur à ce qu’il juge[1] » : l’institution judiciaire ne lui paraît pas avoir la position d’extériorité qu’elle serait censée avoir à l’égard de la situation conflictuelle. S’il en est ainsi, c’est selon elle parce qu’on y parle une langue déjà acquise aux prévenus et au monde qu’ils représentent, le monde capitaliste « néolibéral » au sein duquel la « valorisation financière du capital » se fait « au détriment des vies humaines[2] ». Sandra Lucbert commence alors son texte par la description d’un autre procès, celui de Nuremberg, dont le déroulement révélerait en négatif ce que n’a pas été le procès France Télécom. À Nuremberg, en effet, les accusés étaient entendus et jugés depuis un « autre ordre sociopolitique, un autre système de valeurs » : celui du bloc allié américain qui entendait « que la condamnation soit sans appel, claire comme la résolution d’“une équation sans précédent”[3] ». La situation est bien différente dans la salle d’audience du procès France Télécom car le monde capitaliste y est jugé « depuis ce capitalisme même, dans la langue qui s’y [parle][4] ». Or cette langue n’est pas neutre : « les mots qu’on employait servaient une partie de la salle d’audience, la partie prévenue, ceux qui étaient mis en accusation, et desservaient la partie civile, c’est-à-dire ceux qui étaient censés réclamer justice[5] », et cette dissymétrie conduirait inévitablement à une forme « d’impossibilité du procès[6] ».

    Le pouvoir des mots

    On compte désormais de plus en plus d’écrits et d’analyses qui cherchent à rendre compte de ce qui est tour à tour appelé la langue ou la « novlangue » « néolibérale[7] », la langue « du management[8] », la « langue de la bourgeoisie[9] » ou « la langue du capital[10] », souvent en référence à quelques ouvrages devenus classiques tels que l’étude de Victor Klemperer sur la langue du IIIe Reich[11] ou le roman d’Orwell, 1984[12]. Mais qu’entend-on exactement par langue ou par langage, lorsqu’on prétend analyser de tels phénomènes ? Deux perspectives sont généralement privilégiées : celle qui pense le langage en termes de vocabulaire et celle qui le pense en termes de discours.

    Dans le premier cas, on identifie des mots dont on considère qu’ils sont dominants au double sens où ils dominent la vie sociale – par la fréquence de leur usage, par leur visibilité, en somme par leur forte présence sociale – et où ils cristallisent, reflètent ou renforcent le point de vue des dominants. L’analyse critique de ce vocabulaire, qui prend souvent la forme de « dictionnaires critiques », implique alors une opération de dévoilement du caractère non neutre de ces mots, c’est-à-dire un effort pour révéler les intérêts sociaux particuliers dont ils sont porteurs, mais qui ne se manifestent pas immédiatement. Pour Sandra Lucbert en effet, « Dans la LCN[13], il y a des points de capiton, des mots où tout s’accroche[14] ». Dans le second cas, ce ne sont pas des mots mais des discours qu’il s’agit d’analyser, la plupart du temps, du point de vue de leur contenu. Les discours politiques, économiques, philosophiques et médiatiques sont alors décortiqués pour mettre en évidence leur manière spécifique de présenter et de mettre en forme la réalité ainsi que les évaluations, légitimantes ou méprisantes, dont ils sont chargés. Dans les deux cas, ces analyses critiques prétendent être d’autant plus nécessaires que nous n’aurions pas vraiment d’autre choix que de reprendre ces mots et d’intérioriser ces discours jusqu’à ce qu’ils deviennent pour nous des évidences ou des automatismes de l’esprit, jusqu’à ce que nous ne puissions faire autrement que de nous exprimer et de penser à travers eux, en prenant donc parti malgré nous en faveur du monde qu’ils reflètent et reproduisent. C’est là encore ce que s’efforce de montrer Sandra Lucbert, puisqu’elle insiste sur le fait que les victimes de France Télécom ont vécu et pensé leurs identités et leurs souffrances à travers les catégories par lesquelles leurs « bourreaux » les désignaient : celle par exemple de « moyens humains[15] ».

    Mais d’où vient donc le fait que ces mots et ces discours sont dotés d’une telle puissance et d’une telle efficacité ? Comment peuvent-ils parvenir à légitimer le point de vue des dirigeants de France Télécom, y compris aux yeux mêmes de leurs victimes, quand tout semble pourtant les condamner[16] ? On pourrait être tenté de répondre que la puissance du langage ne vient en réalité pas du langage lui-même. Elle émanerait d’un ordre social et économique qui lui préexisterait et dont il tirerait sa force. Et l’on retrouverait alors simplement dans l’ordre langagier des formes de domination déjà présentes au sein du monde social, de sorte que ce qui se passe dans le langage ne s’y passerait que parce que cela se passe d’abord ailleurs[17]. Cette réponse, quoiqu’intuitive, ne me semble pourtant pas satisfaisante. Mon hypothèse est en effet que si ces mots et ces discours s’imposent avec autant de force, cela ne provient pas seulement d’un ailleurs du langage, mais aussi et surtout d’un ailleurs dans le langage.

    Certes, il ne serait pas crédible de penser que des manières de parler qui portent le point de vue des classes dominantes puissent magiquement être adoptées par les classes dominées, en vertu d’une puissance qui leur serait propre. Mais on peut tout à fait penser qu’elles s’imposent par l’intermédiaire d’un ensemble de pratiques qui constituent concrètement et qui produisent activement un espace langagier au sein duquel ce ne sont que ces mots-ci et ces discours-là qui prennent sens. Pour comprendre comment des salariés peuvent en venir à se désigner et à se penser eux-mêmes comme des « moyens humains » ou à reprendre à leur compte les discours qui les rendent responsables de leurs propres souffrances, il faut ainsi se tourner vers toutes les pratiques langagières qui, en amont, ont rendu ces usages du langage légitimes, voire inévitables dans certains contextes. Il faut en d’autres termes se tourner vers ce qui, dans les interactions linguistiques les moins visibles, les moins éclatantes et peut-être en apparence les plus anodines, détermine des usages du langage comme ceux que décrit Sandra Lucbert dans son livre.

    Que se passe-t-il alors dans le déroulé des conversations, des dialogues, des négociations, des procès, des entretiens pour que ces mots, ces expressions, ces idées en viennent finalement à s’imposer ? C’est à cette question que ce livre cherchera à répondre. On peut distinguer au sein des activités langagières elles-mêmes des couches plus ou moins profondes et plus ou moins accessibles : d’un côté, ce qui apparaît à la surface, ce qui a le plus de visibilité dans les discours publics, politiques ou médiatiques et, de l’autre, ce qui se trame dans « l’antre secret[18] » des interactions langagières quotidiennes, publiques ou privées et qu’on pourrait appeler, en reprenant la formule de Marx, « le langage de la vie réelle[19]». C’est sur la base de cette opposition entre la surface du monde social et ses profondeurs que la philosophie sociale se construit : l’ordre social ou « la civilisation » ne seraient « qu’un effet de surface » dont l’existence supposerait un « gigantesque déploiement d’activités qui a lieu dans les profondeurs de l’édifice social[20] ». On retrouve cette distinction dans la littérature, chez Victor Hugo par exemple, qui se propose de plonger au sein de ces profondeurs en tendant l’oreille à la langue qui s’y parle, à savoir l’argot : « la langue dans laquelle la misère s’exprime[21] ». Et ce langage des profondeurs est précisément celui qui ne peut ni se parler ni s’entendre dans un cadre comme celui du procès France Télécom. C’est lui encore que ne peut comprendre l’auditoire de Gwynplaine, personnage de L’Homme qui rit,venant « des profondeurs[22] » « pour prendre la parole parmi les rassasiés[23] ». Lorsqu’il s’adresse à la chambre des lords pour leur rapporter « la vérité » qui émane du « gouffre », celle de la souffrance, de la pauvreté et de la famine, l’auditoire éclate de rire[24]. Et comme l’écrit Victor Hugo, ce « ricanement ingénieux et imbécile écarte les faits au lieu de les étudier et condamne les questions au lieu de les résoudre[25] ». Pour Stéphane Haber, l’auteur des Misérables souligne dans ce passage « l’inefficacité d’un discours qui, ne trouvant pas son public, finit par se retourner contre l’orateur ». Ainsi, « chez un poète-penseur porté à surestimer les pouvoirs du verbe, il y a là quelque chose qui ressemble à un aveu lucide : la parole juste et vraie peut ne compter pour rien, voire parfois, du fait de son emphase, aggraver la situation[26] ». C’est là un second point dont ne me semblent pas tenir compte les approches critiques qui s’en tiennent à l’analyse de surface du vocabulaire et des discours dominants. Car il faut reconnaître que si des usages du langage semblent s’imposer dans certains contextes, c’est non seulement du fait de certaines pratiques qui « travaillent » à une telle imposition, mais aussi parce que des usages alternatifs en sont exclus ou sont rendus inaudibles, sans pour autant disparaître tout à fait.

    Philosophie sociale et philosophie du langage

    Ces deux types de processus – d’imposition et d’exclusion – à l’œuvre dans les pratiques langagières, quoique déterminants, n’ont jusqu’alors que très peu été étudiés par la philosophie sociale[27]. Pourtant, dans la mesure où son objectif spécifique est de rendre compte d’expériences négatives qui n’ont pas de visibilité dans l’espace public mais sont porteuses d’un point de vue critique sur le monde social, la philosophie sociale devrait s’intéresser au langage au moins d’un triple point de vue. D’une part, en analysant les mécanismes langagiers qui invisibilisent les expériences dont elle cherche à rendre compte ; d’autre part, en se confrontant au problème des rapports qu’entretiennent ces expériences avec les récits qui seuls peuvent en témoigner ; enfin, en réfléchissant à la manière dont les discours théoriques peuvent les intégrer. Or, si la philosophie sociale affirme explicitement la nécessité de recourir au travail d’enquête mené par les sciences sociales pour accéder à cet « invisible », elle thématise beaucoup moins la question du traitement linguistique des récits qu’en livrent les sujets concernés. Parmi les disciplines qu’elle convoque (sociologie, anthropologie, psychologie sociale), force est de constater que les sciences du langage brillent par leur absence.

    Comment expliquer une telle absence ? Elle tient sans doute au fait que la philosophie sociale contemporaine s’est construite contre le linguistic turn que Jürgen Habermas a voulu faire prendre à la théorie critique. Habermas est en effet l’un des seuls à avoir accordé toute son importance à la dimension langagière du social, laquelle était jusque-là négligée au profit de l’affirmation de la centralité de la production et des rapports de production dans l’analyse des sociétés. Axel Honneth, l’un des représentants les plus influents de la philosophie sociale, thématise ainsi explicitement son rapport à Habermas comme un rapport d’héritage et de démarcation. Il présente sa théorie de la reconnaissance comme un prolongement du geste habermassien qui consiste à partir d’une pratique sociale – l’agir communicationnel – pour dévoiler dans un même mouvement son potentiel d’émancipation (c’est la dimension normative de la théorie) et la négation de ce potentiel dans les formes concrètes sous lesquelles cette pratique s’incarne dans la modernité (c’est la dimension descriptive de la théorie). Mais il s’en écarte, en affirmant fermement la nécessité de ne pas limiter ce geste au seul domaine des interactions langagières.

    Il souligne d’abord que le champ de l’expérience est plus large que celui de sa formulation dans le langage et qu’il convient donc de ne pas réduire le premier au second. « Les interactions prélangagières de l’enfant avec sa mère » auraient par exemple une « telle importance » qu’il serait « fatal de réduire les processus d’interaction sociale et les rapports de communication à la dimension étroite de l’entente langagière[28] », une entente qui « s’effondrerait » de fait « sans l’appui et la présence constante du corps[29] ». Or il me semble que ce n’est pas parce que le développement de l’individu s’opère d’abord de façon non langagière que la dimension langagière de l’expérience ne devient pas essentielle par la suite, une fois le langage acquis. On peut reconnaître que l’expérience ne se réduit pas à sa formulation, tout en admettant non seulement que cette formulation en constitue un aspect crucial, mais aussi que même dans les cas où l’expérience n’est pas effectivement formulée, elle reste malgré tout tissée par des éléments langagiers, des expressions ou des mots, des phrases ou bribes de phrases à travers lesquels elle prend tel ou tel sens et est vécue de telle ou telle manière par les sujets. J’ajouterai que, d’un point de vue épistémologique, la reconnaissance de l’irréductibilité de l’expérience sociale à son expression dans le langage n’enlève rien au fait que c’est bien à travers le prisme langagier, et seulement à travers lui, que nous pouvons avoir accès à ces expériences. Enfin, on peut souligner que l’opposition entre le corporel et le langagier mobilisée par Honneth n’est peut-être pas aussi évidente qu’il n’y paraît. Le langage ne peut en effet être pensé comme séparé du corps que lorsqu’on l’envisage abstraitement, à partir de l’idée de langue (comme système de signes), de lexique (comme ensemble de mots) ou encore de discussion rationnelle (comme chez Habermas, où seul le contenu rationnel et les conditions formelles de l’échange sont considérés). Mais il ne s’agit bien évidemment pas de la seule et unique manière d’appréhender l’ensemble multiforme et hétérogène des phénomènes qu’on place sous le concept général de « langage ». Si l’on choisit de s’intéresser aux pratiques langagières concrètes, celles-ci peuvent être appréhendées dans toute leur épaisseur, comme étant incarnées dans des corps et dans des espaces déterminés, situées dans des contextes particuliers et comme ayant une matérialité propre qui fait l’objet d’une perception auditive aussi bien que visuelle.

    Axel Honneth insiste également sur le fait que la centralité qu’Habermas accorderait à l’agir communicationnel serait solidaire d’un oubli ou d’un passage sous silence de la dimension conflictuelle du social. La prise en compte des interactions langagières et de l’entente rationnelle qu’elles visent est ainsi associée à un abandon de la question du conflit et du dissensus, du pouvoir et de la domination[30]. Or, si ce diagnostic vaut sans doute pour Habermas, il ne peut cependant pas être étendu à toute démarche qui vise à mettre en avant la dimension langagière du social. Car ce n’est pas son intérêt pour le langage qui le conduit à occulter la domination sociale, mais sa manière d’envisager le langage sous la seule modalité des conditions de possibilité idéales de la discussion rationnelle visant l’entente ou l’accord des sujets. Il est donc tout à fait possible – on le verra – d’analyser la dimension conflictuelle du social au sein même des interactions et des pratiques langagières en général.

    Si le langage n’a plus ou presque plus, après Habermas, constitué un objet de réflexion privilégié dans le champ de la philosophie sociale, c’est donc parce qu’il n’a globalement pas été envisagé comme un ensemble de pratiques sociales concrètes, diversifiées et incarnées. À l’inverse, cette tradition intellectuelle qu’est la philosophie du langage ordinaire contemporaine a largement insisté sur cette dimension pratique des activités langagières. Elle s’intéresse au langage tel qu’il est effectivement parlé en prenant pour objet ses usages concrets et non « la langue » conçue comme un système abstrait. Et elle a le mérite de rejeter l’idée que le langage serait « secondaire » ou superficiel par rapport à la réalité, au profit de la thèse selon laquelle les mots font partie de notre monde aussi bien que de nos vies. Contrairement à ce que dit Axel Honneth, il serait de ce point de vue absurde de séparer le langage de nos expériences[31] car le langage est une activité à part entière et non le simple redoublement d’activités pré-langagières préexistantes. C’est notamment de cette manière qu’on peut interpréter le célèbre travail mené par Austin à partir de son analyse des énoncés performatifs dans Quand dire, c’est faire,puisqu’il y montre en quoi parler signifie toujours faire quelque chose et ce en plusieurs sens[32].

    Cependant, la philosophie du langage ordinaire ne fait pas vraiment le travail qui consiste à rattacher les pratiques langagières à un ordre social déterminé. Certes, il y a bien une pensée du social chez des auteurs comme Wittgenstein, Austin ou Searle. Et le langage y est bien considéré comme une pratique sociale au sens où il repose sur un accord collectif de la communauté langagière, où il est inséparable du contexte social d’énonciation et où il a des effets sociaux. Mais cette pensée du social demeure sous-déterminée. Le social y est souvent réduit aux idées abstraites de convention ou d’institution (prises indépendamment des contextes historiques réels), et il n’y est jamais question de structures sociales, de rapports de force, de conflits ou de domination.

    Ce sont ces insuffisances de la philosophie sociale et de la philosophie du langage ordinaire qui justifient ce projet d’élaboration d’une philosophie sociale des pratiques langagières.

    Langue, parole, discours et pratiques

    Pourquoi choisir une approche en termes de pratiques langagières plutôt qu’en termes de langue et de paroles d’une part ou de « discours » d’autre part ?

    Il convient d’abord de rappeler que le concept de langue, loin de renvoyer à une réalité empirique et première, est l’objet d’une construction artificielle, épistémologique dans le cas de la linguistique saussurienne[33] et politique si on pense à l’identification entre langue et nation. En effet, c’est bien d’un travail d’homogénéisation, guidé par l’État et des institutions comme l’Académie française ou l’appareil scolaire, que résultent la langue et l’écriture nationales[34]. Pourtant, il existe une tendance à hypostasier « la langue » comme une totalité déjà donnée aussi bien dans les représentations communes et dans la linguistique classique que dans un certain nombre d’approches critiques du langage. En effet, les critiques de la langue néolibérale ou managériale évoquées au début de cette introduction mobilisent très souvent, de façon explicite ou implicite, cette idée de « langue ». Or c’est cette idée qui conduit à envisager le langage (sous la forme par exemple de la langue néolibérale) comme un système qui s’impose de l’extérieur aux individus parlants et qui les conduit à adopter mécaniquement la vision du monde ou les manières de penser contenues en elle[35]. C’est pourquoi ces approches me paraissent trop simplificatrices : en réduisant le langage à la langue comme ensemble de mots disponibles que nous n’aurions d’autres choix que d’intégrer, elles suggèrent que les individus n’ont aucune marge de manœuvre dans leur rapport au langage et qu’ils se contentent de puiser leurs moyens d’expression dans le réservoir d’une langue toute faite et achevée. Il devient alors impossible de rendre compte du fait que certains usages du langage peuvent échapper ou résister à la « langue néolibérale » et de concevoir, d’une manière générale, la possibilité de tout ce qu’on peut réunir sous l’idée d’inventivité langagière[36].

    C’est parce qu’elle permet d’envisager de telles échappatoires qu’une approche en termes de pratiques langagières me paraît nécessaire. Elle invite non seulement à s’interroger sur les pratiques par lesquelles des expressions et des mots parviennent à s’imposer et à devenir hégémoniques (plutôt qu’à considérer qu’ils le sont d’emblée), mais aussi à s’intéresser aux pratiques que cette imposition tente, sans jamais y parvenir tout à fait, de contrôler ou d’empêcher[37].

    Par contraste avec celui de « langue », le concept de « parole » pourrait paraître mieux approprié à la perspective que je cherche à défendre. Saussure distingue la langue « qui est sociale dans son essence et indépendante de l’individu » de la parole qui serait quant à elle « la partie individuelle du langage[38] ». L’opposition langue/parole permettrait ainsi de distinguer un système extérieur aux individus qui s’impose à eux et une activité de parole individuelle et créative[39]. On trouve justement une telle valorisation du point de vue de la « parole » sur celui de la « langue » (et donc de la part individuelle sur la part sociale du langage) chez Jacques Rancière, l’un des rares philosophes à avoir choisi de mettre la question langagière au centre de sa philosophie politique. L’une des originalités de son approche tient à l’importance qu’il accorde à la parole ouvrière. Le philosophe, selon lui, doit restituer cette parole telle quelle plutôt que de chercher à construire de l’extérieur, comme tendent à le faire les sciences sociales, la catégorie d’« ouvriers ». Car cette dernière démarche, en décrivant « ces ouvriers bien enracinés dans la production de la vie matérielle, la culture populaire et la lutte collective », n’est finalement rien d’autre qu’une « manière de construire un monde où ils restent à leur place et laissent aux intellectuels le privilège de la pensée[40] ». La valorisation de la parole ouvrière est donc associée, chez lui, à l’idée que l’injustice sociale tient essentiellement à l’assignation de certaines identités et de certaines places au sein de la société, et au partage qui en résulte entre ceux qui ont le droit de parler et d’être entendus, et ceux qui ne l’ont pas. Rancière considère qu’une action ou un événement n’est véritablement politique qu’à partir du moment où il remet en cause un tel partage social. Or ce sont les prises de parole qui sont le plus à même de produire un tel bouleversement. Celles qui, précisément, parviennent à rompre avec l’ordre des choses comme lorsqu’un ouvrier se met à écrire de la poésie la nuit, refusant par là de faire ce qu’on attend de lui (à savoir reproduire sa force de travail en se reposant[41]), ou lorsque les plébéiens commencent à parler « comme s’ils étaient déjà des égaux » des patriciens, instituant par ce geste « la scène d’interlocution où ils prouvent qu’ils parlent à ceux qui ne les entendent pas parler[42] ». La perspective ranciérienne a donc le mérite de concevoir le langage du point de vue de la parole considérée comme une véritable action ayant de véritables effets.

    Cependant, les analyses de Rancière reposent sur une thèse à mon sens critiquable : les prises de parole n’ont en fait pour lui de valeur qu’en tant qu’elles peuvent être pensées comme des événements absolument singuliers. Cette idée est problématique pour deux raisons. Premièrement, parce que seules les prises de parole ouvrières qui nient leurs origines ouvrières auraient un caractère politique, c’est-à-dire celles qui se refusent à formuler des revendications sociales et économiques trop représentatives de l’identité de travailleur, pour au contraire bousculer cette identité et remettre en cause, en acte, sa pertinence[43]. La parole n’aurait alors de valeur que sous la forme d’« événements de paroles[44] », qui sont le résultat de l’expression d’une identité singulière, individuelle, seule à même de déjouer les assignations d’identités sociales objectivantes et réifiantes. Deuxièmement, et conséquemment, parce que ces paroles sont en quelque sorte envisagées comme étant inexplicables. Ou plutôt, les expliquer reviendrait automatiquement à nier leur singularité en leur assignant des causes sociales, en les replaçant dans leur contexte et donc dans l’ordre des choses et en neutralisant ainsi leur caractère d’événement[45].

    Une approche du langage en termes de « pratiques sociales » plutôt que de « paroles » permet d’éviter ces deux écueils. En envisageant les pratiques langagières comme des pratiques sociales, on refuse le partage rigide – qui, de manière frappante, est commun à Saussure et à Rancière – entre le domaine des régularités mécaniques et de la stabilité conservatrice (associé au social) et le domaine de l’individualité créatrice et libératrice (associé à la parole)[46]. Et en envisageant le langage à partir de l’idée de pratiques,on reconnaît la dimension socialement et historiquement située des usages singuliers du langage, sans pour autant les réduire à leur inscription dans un contexte. On peut en effet considérer que Rancière, en insistant comme il le fait sur l’événementialité radicale des prises de parole et en associant la capacité à percevoir cette événementialité à un refus de la situer dans un contexte social et historique, nie paradoxalement leur spécificité, c’est-à-dire leur ancrage dans une période particulière de l’histoire et dans un espace social déterminé[47]. Or, de même que les mots de la langue néolibérale ne s’imposent pas d’eux-mêmes comme par magie, une prise de parole subversive ne naît pas de nulle part. Elle suppose des interactions et des dialogues, des lectures et des discussions, une ouverture à la pluralité des voix sociales, bref un certain cadre social et langagier dont il me paraît nécessaire de tenir compte. Penser le langage en termes de pratiques sociales, c’est donc renoncer au mythe d’une parole radicalement nouvelle au profit d’une analyse des conditions, des manifestations, et des évolutions de cette parole.

    On pourrait considérer que c’est précisément parce qu’il permet éviter un tel partage entre le caractère singulier de la parole et le caractère social de la langue que le concept de « discours » a eu, notamment à partir de sa conceptualisation par Michel Foucault, un tel succès dans les sciences humaines et sociales ainsi qu’en philosophie. En effet, comme l’explique Michel Pêcheux en se revendiquant à la fois de Foucault et d’Althusser, il ne faut ni confondre discours et parole en faisant du discours « la réalisation en actes verbaux de la liberté subjective ‘‘échappant au système” (de la langue)[48] », ni confondre discours et langue en voyant dans le premier « un supplément social de l’énoncé, donc un élément particulier du système de la langue[49]». Le concept de « discours » permet d’envisager la production langagière comme étant « contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire[50] ». Le discours est donc ce qui menace sans cesse d’échapper à l’ordre social, mais qui, pour cette raison même, est toujours le résultat de procédures de contrôle et de cadrage. Si je privilégie cependant le concept de pratiques langagières sur celui de discours, c’est moins pour disqualifier ce dernier que pour souligner qu’il ne désigne qu’une pratique parmi d’autres qui ne représente pas le tout du langage et qui est soutenue par d’autres pratiques. Je m’intéresserai en particulier à toutes les pratiques interactives et dialogiques que les approches en termes de langue, de paroles et de discours ne permettent pas d’intégrer. Car le langage ne peut pas être envisagé comme un sous-système de la vie sociale parmi d’autres (aux côtés par exemple du travail et de la politique) : il est de fait présent dans tous ces sous-systèmes et, pourrait-on dire, dans toutes les activités sociales[51]. C’est donc dans la diversité de ses formes et de ses contextes d’exercice que je tenterai de l’appréhender.

    Pourquoi Marx ?

    Pour élaborer ce projet d’une philosophie sociale et critique des pratiques langagières, je partirai d’une analyse des écrits de Karl Marx. Si ce choix paraît naturel dans la mesure où ce livre s’inscrit dans le champ de la philosophie sociale, il l’est moins pour ce qui a trait au langage et aux pratiques linguistiques. En effet, les questionnements sur la nature et les fonctions du langage dans la société semblent a priori complètement étrangers au corpus marxien. Non seulement Marx n’a pas produit de textes importants relatifs au langage, mais il a même enjoint à la réflexion philosophique de s’en désintéresser : il suffit de penser au célèbre passage de L’Idéologie allemande où Marx exige que l’on passe « du langage à la vie[52] ». Pourquoi donc avoir choisi de partir de cet auteur ?

    Différentes raisons ont présidé à ce choix. Elles tiennent d’abord à la dimension critique de la théorie marxienne. Mais l’une des originalités de Marx et du marxisme est en outre de considérer la société du point de vue de l’activité des individus qui la constituent[53]. Or cette activité, justement, ne peut raisonnablement pas être pensée indépendamment du langage. Car le langage est à la fois une pratique spécifique dans laquelle nous sommes quotidiennement engagés, et une activité transversale aux autres pratiques sociales (les activités productives, politiques, scientifiques, artistiques sont toutes vécues, réfléchies et exprimées dans le langage). De ce point de vue, l’analyse du langage me semble proprement requise par la théorie marxiste. Enfin, même si les textes de Marx explicitement consacrés au langage sont rares et dispersés, il n’en reste pas moins qu’une grande partie de son travail est dédiée à la critique de la langue de ses adversaires[54]. La richesse et le détail des analyses que font Marx et Engels du vocabulaire, des formulations et des figures de style d’un Proudhon ou d’un Stirner conduisent en effet à interroger le rapport qu’entretient l’idéologie avec le langage, et posent du même coup la question de la forme que devrait prendre le discours critique qui prétend y échapper.

    Je chercherai ainsi à combiner trois modes de lecture différents des écrits marxiens. Dans le premier cas, je montrerai jusqu’à quel point le cadre théorique général de Marx est compatible avec une analyse des sociétés qui s’appuie sur l’analyse des pratiques langagières. Il s’agira d’évaluer si et comment sa « conception matérialiste de l’histoire » aussi bien que sa théorie du mode de production capitaliste peuvent constituer des cadres pertinents pour penser le rôle du langage dans la société, dans sa reproduction et dans son éventuelle transformation. Une seconde stratégie de lecture consistera à porter une attention particulière à tous les textes de Marx et Engels où il est effectivement question du langage, de manière directe ou indirecte. On trouve en effet, ici ou là, des remarques et des développements sur le rôle du langage dans la définition du social, sur le rapport entre langage, conscience et idéologie, sur la spécificité de la langue de l’économie politique ou sur le caractère aliéné du langage. Or ces textes n’ont que très peu retenu l’attention des commentateurs[55]et méritent par conséquent d’être analysés dans l’optique de dessiner les contours de ce que serait une théorie marxiste du langage. Enfin, je chercherai à mettre en œuvre un troisième type de lecture où j’insisterai moins sur ce que Marx dit explicitement du langage que sur ce qu’il en fait pratiquement, que ce soit lorsqu’il critique la langue de ses adversaires ou lorsqu’il met en œuvre des stratégies pour élaborer son propre discours théorique.

    Chacune des trois parties de ce livre commencera ainsi par un chapitre exclusivement consacré à Marx, qui me permettra d’identifier un certain nombre d’idées et d’intuitions que je chercherai à développer ou à infléchir dans les chapitres suivants à partir d’autres références philosophiques, marxistes ou non, et en engageant des discussions avec d’autres disciplines.

    Dans la première partie, on verra que si le langage peut être considéré comme déterminant, c’est d’abord parce qu’il est l’un des principaux vecteurs de socialisation des individus et de leur monde. La réflexion se situera donc sur le plan général de l’analyse du rapport entre le langage et le social. À partir de la manière dont Marx analyse ces rapports, je chercherai à montrer ce qu’implique, d’un point de vue ontologique, la prise en compte des pratiques langagières dans la définition même du social en général, pour pouvoir ensuite expliquer, en menant une discussion avec l’anthropologie, en quoi l’analyse de ces pratiques est nécessaire à l’analyse des sociétés particulières.

    Dans la deuxième partie, je m’attacherai à explorer les mécanismes de domination sociale qui passent par le langage. Cette partie sera guidée par l’hypothèse selon laquelle c’est la catégorie de « pratiques langagières » qui doit être mobilisée pour mener cette exploration. Et la domination langagière sera analysée à partir des concepts critiques d’idéologie et d’aliénation tels qu’ils sont développés par Marx. Ces concepts engagent tous deux, chez cet auteur et au-delà de lui, une approche critique du langage dans les sociétés capitalistes. Je tenterai alors d’en dévoiler toute l’efficacité à partir de cas concrets et au moyen d’outils d’analyse empruntés aux sciences du langage contemporaines aussi bien qu’aux études sociales et économiques des sociétés capitalistes actuelles.

    Enfin, la troisième et dernière partie de ce livre portera sur les stratégies à envisager pour conjurer ces formes de domination langagière. Chez Marx, on verra que la réponse se situe sur un double plan. Il faut d’une part réfléchir au statut et à la forme que doit prendre le discours théorique et critique. Et il faut d’autre part s’appuyer sur les pratiques langagières émancipatrices qui se manifestent déjà au sein du monde social. Pour développer ce dernier point, je puiserai cette fois dans le champ de l’histoire et des études littéraires. Je m’appuierai notamment sur l’analyse d’épisodes historiques révolutionnaires pour interroger la dimension langagière des révolutions sociales passées ou à venir.

    C’est seulement à l’issue de ce parcours que pourra se poser explicitement la question qui meut toute réflexion critique : que peut-on espérer d’une société meilleure que la nôtre ? Mon pari est d’y répondre à partir de l’idée qu’une vie langagière plus libre est une condition indispensable à une vie sociale plus épanouissante, plus riche et finalement plus heureuse.

    *

    Illustration : Wikimedia Commons.

    Notes

    [1]. Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils,Paris, Seuil, 2020, p. 19.

    [2]. Sandra Lucbert, Entretien avec Marie Richeux, « Par les temps qui courent », France Culture, 31 août 2020.

    [3]. Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, op. cit.,p. 11.

    [4]. Sandra Lucbert, Entretien cité avec Marie Richeux.

    [5]. Idem.

    [6]. Idem.

    [7]. Voir par exemple Alain Bihr, La Novlangue néolibérale,Lausanne, Éditions Page Deux, 2007.

    [8]. Corinne Grenouillet et Catherine Vuillermot-Febvet (dir.), La Langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015.

    [9]. Selim Derkaoui et Nicolas Framont, La Guerre des mots. Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Paris, Le Passager clandestin, 2020.

    [10]. Raoul Vilette, La Langue du capital mise à nu par ses locuteurs mêmes. Décodeur du sabir politico-médiatique, Paris, Les Nuits rouges, 2009.

    [11]. Victor Klemperer, LTI. La Langue du IIIeReich, trad. E. Guillot, Paris, Albin Michel, 1996.

    [12]. George Orwell, 1984,trad. A. Audiberti, Paris, Gallimard, 1959.

    [13]. C’est l’acronyme qu’elle utilise pour désigner le langage du capitalisme, la « Lingua Capitalismi Neoliberalis » en référence à l’expression de Victor Klemperer, la Lingua Tertii Imperii. Voir Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, op. cit.,p. 53.

    [14]. Ibid.,p. 87.

    [15]. Ibid.,p. 69 et 77.

    [16]. Sandra Lucbert insiste en particulier sur le contraste visible entre les corps des prévenus et des victimes : « d’une part, les parties civiles, corps ravagés, molestés par l’invisible, de l’autre, les corps des prévenus et de leurs avocats, gorgés – leur mobilité. Plénitude que Durkheim appelle le tonus moral, ce renforcement qui vient de l’approbation d’un ordre social ». Ibid.,p. 45.

    [17]. C’est par exemple ce que soutient Pierre Bourdieu lorsqu’il critique la manière dont John Langshaw Austin analyse la performativité du langage.

    [18]. Karl Marx, Le Capital,livre I, trad. J.-P Lefebvre et alii, Paris, Les Éditions sociales, 2016, p. 172.

    [19]. Pour une interprétation du sens de cette expression chez Marx, voir le chapitre 4 de ce livre.

    [20]. Éric Dufour, Franck Fischbach et Emmanuel Renault, Histoires et définitions de la philosophie sociale,Paris, Vrin, 2013, p. 15.

    [21]. Ibid.,p. 20.

    [22]. Victor Hugo, L’Homme qui rit, tome 2, Paris, GF/Flammarion, 1982, p. 284.

    [23]. Ibid.,p. 289.

    [24]. Idem.

    [25]. Ibid.,p. 291.

    [26]. Stéphane Haber, Découvrir Victor Hugo, Paris, Les Éditions sociales, 2022,p. 73.

    [27]. Pour une définition de la spécificité des caractéristiques de la philosophie sociale, voir Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009.

    [28]. Axel Honneth, La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique,trad. O. Voirol, P. Rusch et A. Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2006,p. 161.

    [29]. Ibid., p. 165.

    [30]. Axel Honneth, La Société du mépris, op. cit., p. 159.

    [31]. « Le langage (notre langage) n’est pas un reflet ou une forme de l’expérience, il fait partie,pour Austin, de l’expérience. » Sandra Laugier, Du réel à l’ordinaire. Quelle philosophie du langage aujourd’hui,Paris, Vrin, 1999,p. 92.

    [32]. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire,trad. G. Lane, Paris, Seuil, 1970. En parlant, nous produisons d’abord des sons et des mots (acte locutoire). Mais nous sommes aussi en train de poser une question ou d’annoncer quelque chose (acte illocutoire). Et, enfin, nous produisons des effets volontaires ou involontaires (acte perlocutoire). Ainsi, lorsque je dis « tu ne peux pas faire une chose pareille ! » j’agis en un triple sens : je dis quelque chose, je proteste contre ce que mon locuteur vient de dire et, enfin, je le dissuade de recommencer ou je lui fais prendre la mesure du caractère inapproprié de son attitude en produisant en lui un sentiment de honte ou de culpabilité.

    [33]. Saussure affirme explicitement : « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet », et cela est vrai de l’objet de la linguistique : la langue. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale,Paris, Payot, 1987,p. 23.

    [34]. En 1635, lors de la fondation de l’Académie française par Richelieu, l’objectif est de « donner des règles certaines à notre langue » et cela par l’intermédiaire de l’élaboration d’un dictionnaire, d’une grammaire, d’une rhétorique et d’une poétique. Cécile Canut, Langue, Paris, Anamosa, 2021,p. 18-19.

    [35]. C’est un point que souligne Cécile Canut : les critiques de la langue héritées d’Orwell ou de Klemperer supposent selon elle « une conception naturaliste du langage, soit la réduction à une relation établie entre le mot et la pensée, faisant de la langue une essence, porteuse d’une vision du monde », ibid.,p. 57.

    [36]. C’est là ce que montre Guillaume Sibertin-Blanc, en attribuant à Deleuze et Guattari la thèse d’un « multilinguisme immanent à toute langue » : « l’unité linguistique est toujours forcée par des opérations de pouvoir écrasant impossiblement les agencements collectifs d’énonciation sur un système d’expression homogène ». Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et État chez Deleuze et Guattari. Essai sur le matérialisme historico-machinique,Paris, PUF, 2013, p. 200.

    [37]. Voir Cécile Canut, « Pour une nouvelle approche des pratiques langagières », Cahiers d’études africaines,vol. 163-164, no 3,2001, p. 381-398.

    [38]. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit.,p. 37.

    [39]. Comme l’explique Guillaume Sibertin-Blanc, l’opposition saussurienne langue/ parole et l’opposition chomskyennecompétence/performance ont le même type de défauts : identifier la langue au social, ce qui conduit à considérer la parole comme relevant de l’individuel pur (et donc abstrait) et à renvoyer « l’étude des variations dites “individuelles” de la parole à l’extériorité du champ social ». Guillaume Sibertin-Blanc, « Politique du style et minoration chez Deleuze : de la sociolinguistique à la pragmatique de l’expression », in Adnen Jdey (dir.), Les Styles de Deleuze,Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2011, p. 183-206.

    [40]. Jacques Rancière, Les Mots et les torts. Dialogue avec Javier Bassas,Paris, La Fabrique, 2021, p. 32.

    [41]. « Le renversement du monde commence à cette heure où les travailleurs normaux devraient goûter le sommeil paisible de ceux que leur métier n’oblige point à penser. » Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier,Paris, Fayard,1981, p. 7.

    [42]. Jacques Rancière, Les Mots et les torts, op. cit.,p. 56. Voir aussi La Mésentente. Politique et philosophie,Paris, Galilée, 1995.

    [43]. « [Les masses] se pervertissent en se plaçant hors de leur lieu, en quittant les grandes régularités de leur objectivation pour se fragmenter et se dissoudre en sujets qui parlent, se racontent et racontent les autres. » Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992, p. 41.

    [44]. Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 66.

    [45]. C’est ainsi que l’historien, quelle que soit la finesse de son analyse, ne peut que confirmer, « en dernière instance, que les choses ne pouvaient pas ne pas être ainsi » et annuler « ce qu’il y a de singulier dans cette production de sens, dans cette parole qui dit la rencontre avec l’impossible ». Jacques Rancière, Les Scènes du peuple. Les révoltes logiques, 1975-1985, Lyon, Horslieu, 2003, p. 29.

    [46]. Pour une critique de la manière dont Rancière définit le social par opposition au politique, voir Franck Fischbach, « Le déni du social. Deux exemples contemporains : Rancière et Abensour », in Éric Dufour, Franck Fischbach et Emmanuel Renault, Histoires et définitions de la philosophie sociale, op. cit.,p. 29-46.

    [47]. Sur le caractère anhistorique des analyses de Rancière, voir Jean-Baptiste Vuillerod, « La philosophie face à l’histoire : une lecture de E. P. Thompson par Jacques Rancière et Axel Honneth », in Sébastien Lahoureux et Isabelle Ost (dir.), Jacques Rancière, Aux bords de l’histoire. Recherches sur Les noms de l’histoire, Paris, Kimé, 2021, p. 217-246.

    [48]. Michel Pêcheux et Catherine Fuchs, « Mises au point et perspectives à propos de l’analyse automatique du discours », Langages,no 37, 1975, p. 22.

    [49]. Idem. Pierre Macherey commente en disant : « entre le personnel de la parole et l’impersonnel de la langue n’est-il pas possible d’interposer une troisième entité qui ne serait ni universelle ni individuelle, et qui relèverait de ce que Michel Pêcheux propose d’approcher sous l’appellation de “discours” ? » Pierre Macherey, « Idéologie : le mot, l’idée, la chose. Langue, discours, idéologie, sujet, sens : de Thomas Herbert à Michel Pêcheux », 2007, .

    [50]. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 10-11.

    [51]. Voir sur ce point Bernard Lahire, « Les cadres sociaux de la cognition : socialisation, schèmes cognitifs et langage », in Fabrice Clément et Laurence Kaufmann (dir.), La Sociologie cognitive,Paris,Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011,p. 137-159.

    [52]. Friedrich Engels et Karl Marx, L’Idéologie allemande, trad. H. Augier, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Les Éditions sociales, 2012 p. 452.

    [53]. « Toute vie sociale est essentiellement pratique », ibid., p. 3.

    [54]. Voir sur ce point le chapitre 4 de ce livre.

    [55]. Il faut citer, à titre d’exception, les quelques pages consacrés à Marx et au langage dans les livres de Jean-Louis Houbedine, de Jean-Jacques Lecercle et de Raymond Williams : Jean-Louis Houbedine, Langage et marxisme,Paris, Klincksieck,1977 ; Jean-Jacques Lecercle, Une philosophie marxiste du langage,Paris, PUF, 2004 ; Raymond Williams, Marxism and Literature, Oxford, Oxford University Press, 1977.