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Quelques éléments sur l’histoire politique du Sri Lanka

Par Don Samantha (28 juillet 2022)
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Illustration : Don Samantha au congrès du NPA en 2011

Entretien (partie 1) avec Don Samantha, réfugié sri-lankais en France, membre du Socialist Party of Sri Lanka et du NPA

Peux-tu te présenter ?

DS : J’ai rejoint dès l’enfance la gauche sri lankaise. Je suis entré à 18 ans au NSSP (Nawa Sama Samaja Party), la section de la IVe Internationale (Secrétariat Unifié). Ce parti m’a donné une formation qui m’a permis de mieux comprendre les enjeux nationaux et internationaux, notamment la question du racisme et du fondamentalisme, très présents au Sri Lanka, et de réfléchir à comment créer une société qui en soit débarrassée. Je suis membre actuellement du Socialist Party of Sri Lanka et du NPA, et par ailleurs de la CGT. Je m’exprime ici en mon nom propre.

Quelle a été à grands traits l’histoire politique du Sri Lanka depuis la colonisation ?

DS : Le Sri Lanka a été colonisé par trois pays européens successivement : le Portugal de 1503 à 1608, la Hollande de 1608 au troisième quart du XVIIIe siècle, la Grande Bretagne de la fin du XVIIIe siècle à 1948 (indépendance) et 1972 (sortie du Commonwealth et changement de nom : « Ceylan » devient « Sri Lanka »). (Il y a eu aussi une tentative de colonisation française en 1796 pendant quelques mois, avec le contrôle d’un port...)

Le pays est pillé par le colonialisme britannique. L’agriculture est profondément modifiée, devient exportatrice. Beaucoup de travailleurs sont envoyés en Grande-Bretagne pour servir de main-d’œuvre. La Grande-Bretagne a aussi tout fait pour diviser les communautés ethniques et religieuses : diviser pour mieux régner.

En 1931, une commission est mise en place à Londres, dirigée par un lord membre de l’Église anglicane, pour un projet de constitution qui prévoit le droit de vote, et d’autres droits politiques, ainsi qu’une Assemblée. Mais ce projet est rejeté par la bourgeoisie compradore sri-lankaise, notamment parce qu’elle est contre le droit de vote des femmes ! D’emblée, on voit que la bourgeoisie nationale est hostile à toute démocratie. La seule force politique à soutenir ce projet est le mouvement ouvrier, qui commence avec des syndicats.

Un mouvement indépendantiste voit cependant le jour au Sri Lanka, mais il très timoré, notamment si on le compare à celui de l’Inde : il se contente de demander l’indépendance à la Grande-Bretagne, mais ne fait rien en ce sens.

Mais un petit groupe d’intellectuels qui faisaient leurs études à Oxford et Cambridge, issus de bonnes familles bourgeoises sri-lankaises, se radicalise dans le contexte de la gauche britannique et européenne des années 1930, qui elle-même se radicalise. C’est ce groupe qui va jeter les bases d’un véritable mouvement révolutionnaire sri-lankais, d’abord depuis Londres. Les leaders sont de véritables intellectuels marxistes : N. M. Perera, Colvin R. Da Silva, Leslie Goonewardene, Philip et Robert Gunawardena, S. A. Wickramasinghe... Ils reviennent au Sri Lanka au milieu des années 1930.

Ils découvrent une situation sanitaire désastreuse, la population ravagée notamment par la malaria, privée de soins et de médicaments, notamment dans les villages. La situation alimentaire est également très mauvaise, avec des disettes fréquentes. Ils décident d’organiser la population en se concentrant sur ces deux questions et multiplient les réunions clandestines, y compris dans la jungle.

S’inspirant du mouvement des coquelicots de Grande-Bretagne (associations caritatives qui vendaient ces fleurs au profit des familles endeuillées par la guerre de 1914-18), ils financent ces activités en vendant des tournesols. Ce « mouvement des tournesols » devient vite très populaire parmi les populations pauvres, qui se détournent des partis nationalistes modérés. Ce mouvement ne se revendique pas officiellement du socialisme, mais il y tend, il milite clairement pour l’indépendance et prend contact avec des organisations révolutionnaires du monde entier, se coordonnant en particulier avec les organisations indépendantistes indiennes. Il organise l’acheminement et la distribution de nourriture (lentilles...) et de médicaments, alors que les autorités britanniques et leurs agents locaux se contentent de dire aux gens d’aller prier...

En même temps, les discussions politiques se poursuivent et débouchent en 1935 sur la création du LSSP (Lanka Sama Samaja Party), premier parti de l’histoire du Sri Lanka, qui s’affirme à la fois indépendantiste et socialiste. Pour lui faire contrepoids, les groupes nationalistes modérés créent l’UNP (United National Party, qui existe toujours puisque le nouveau président par intérim en est membre!). Les dirigeants du LSSP ne cessent d’approfondir leurs réflexions et se rallient au programme de la IVe Internationale. C’est ainsi que le mouvement indépendantiste révolutionnaire du Sri Lanka devient trotskyste : c’est un cas unique dans l’histoire. Quand l’Allemagne nazie attaque l’URSS, une fraction ouvertement stalinienne se constitue, sous la direction de S. A. Wickramasinghe, mais elle est expulsée par la majorité trotskyste et fonde le PC sri-lankais.

 

Que fait le LSSP après l’indépendance ?

DS : Au moment de l’indépendance, après la Seconde Guerre mondiale, des élections sont organisées. Le LSSP recueille 10,8% des voix en 1947 (200 000 voix) et 13,11% en 1952 (300 000 voix). C’est l’UNP, parti de droite, qui est majoritaire et exerce le pouvoir. Mais le mécontentement populaire se développe rapidement. En 1953, éclate un puissant mouvement social (Hartal). Le gouvernement est impuissant à contrôler la situation : 70 ans avant Gotha Rajapaksa, il doit fuir le pays en bateau ! La situation est unique et le LSSP joue un rôle prépondérant dans ce mouvement. Mais il rate l’opportunité de prendre le pouvoir : il n’a pas de plan stratégique, sous-estimant sa force (au motif d’un poids électoral modeste), subissant aussi la concurrence et la pression du PC stalinien et du JVP maoïste (en ascension en raison de leurs succès internationaux) et même d’un parti bourgeois, le SRFP, avec lequel plusieurs de ses dirigeants entretiennent des liens de copinage (dus à leur proximité de jeunesse durant leurs études, voire à des accointances ethniques).

Le SRFP (Sri Lanka Freedom Party) est né en 1951 d’une scission sur la gauche de l’UNP au pouvoir, impulsée par l’un de ses dirigeants, Solomon Bandaranaike. Ce parti se prétend socialiste non révolutionnaire, se veut proche des pays « socialistes », mais est surtout nationaliste et raciste puisqu’il prône un Sri Lanka fondé sur la suprématie singhalaise et bouddhiste, contre les minorités tamoule et musulmane. Il faut rappeler que le Sri Lanka est une nation pluriculturelle, avec une majorité de Singhalais (71% aujourd’hui), des Maures musulmans (9%), une minorité tamoule sri lankaise (15%), ainsi que des Indiens tamouls, qui sont présents depuis 200 ans (amenés par la Grande-Bretagne pour travailler dans les montagnes aux plantations de thé), mais ont toujours le statut d’étrangers (5%).

Dans les années 1950, c’est donc une grave faute de la part du LSSP de se rapprocher du SRFP nationaliste et raciste, sous prétexte que ce parti se prétend socialiste. Or le SRFP remporte les élections en 1956. Il va devenir l’autre principal parti de la bourgeoisie, dit de centre-gauche, alternant au pouvoir avec l’UNP, dite de droite. Il exerce le pouvoir de 1956 à 1977, y revient de 2004 à 2015 et, sous d’autres formes, le clan Rajapkasa en est issu. Au fil du temps, ce parti devient de plus en plus raciste. Il promeut notamment une constitution raciste : pendant quelque temps, seul le singhalais a été reconnu comme langue nationale et le bouddhisme promu religion officielle. Mais si cela a finalement été abandonné, les discriminations se sont multipliées.

Avant cela, la dérive nationaliste du LSSP, qui était section de la IVe Internationale alors dirigée par M. Pablo et E. Mandel, se poursuit. Mais la direction internationale ne réagit pas. En 1964, le LSSP rejoint un gouvernement d’union avec le SRFP, auquel il donne plusieurs ministres, dont celui des finances. C’est une véritable trahison : pour la première fois, des « trotskystes » entrent dans un gouvernement bourgeois nationaliste, entachant le drapeau révolutionnaire, avec des conséquences désastreuses au niveau international, notamment en Asie. La direction de la Quatrième Internationale « réunifiée » l’année précédente exclut bien sûr le LSSP, mais cela n’efface pas le manque d’intervention pendant des années.

Est-ce la fin du trotskysme au Sri Lanka ?

DS : Après 1964, plusieurs groupes se forment comme fractions du LSSP ou en dehors de lui pour essayer de maintenir la continuité du trotskysme, mais aucun n’arrivera jamais à reconstruire un véritable parti. En 1978 est cependant formé le NSSP (Nava Sama Samaja Party), section de la IVe Internationale-Secrétariat Unifié, qui a le mérite d’être le seul parti à reconnaître le droit à l’autodétermination de toutes les minorités du Sri Lanka, à commencer par les Tamouls, et qui défend les travailleurs indiens des plantations de thé, particulièrement maltraités et discriminés. Mais sur cette question et sur d’autres, il y a beaucoup de divisions et de scissions, notamment parce que, régulièrement, des fractions se tournent vers des alliances avec des partis bourgeois, au prétexte du moindre mal. Le dernier en date est le ralliement du NSSP à l’UNP en 2019 – ce qui a conduit la Quatrième Internationale (CI, ex-SU) à l’exclure, mais là encore après des années de dérive... Il y a aussi d’autres groupes, notamment celui qui rejoint l’internationale de Ted Grant (CWI/CIO) à la fin des années 1970, et qui lui-même s’est divisé, avec notamment le Socialist Party of Sri Lanka dont je suis membre et qui a rejoint la Ligue pour la 5e Internationale puis a rompu avec elle.

Quelle politique les gouvernements ont-ils menée ?

DS : Jusqu’en 1977, les gouvernements dominés par le SRFP (avec ou sans le soutien du LSSP) mènent une politique nationaliste et raciste, mais maintiennent l’économie du pays dans une situation de relative indépendance par rapport aux flux financiers et au commerce internationaux. Ils ont notamment une politique stricte de contrôle des changes pour garder la souveraineté monétaire, ce qui permet au pays d’éviter largement les effets de la crise des années 1970. Mais ce n’est pas pour autant que les revendications sociales sont satisfaites et les discriminations à l’égard des minorités, notamment des Tamouls, ne cessent d’aviver les tensions.

En 1977, le mécontentement aboutit à la défaite électorale du SRFP, au pouvoir depuis vingt ans. Le retour au pouvoir de l’UNP, le parti de la droite libérale, marque un tournant : ouverture aux marchés internationaux, libéralisation de l’économie, réformes néo-libérales, emprunts massifs à l’étranger, privatisation des entreprises publiques, vendues non seulement à des bourgeois sri-lankais, mais aussi à des investisseurs étrangers (notamment dans le domaine des transports et des ports)... Le Sri Lanka devient économiquement dépendant, des dizaines de milliers de travailleur/se-s perdent leur emploi, la croissance de l’économie sur un schéma néo-libéral fait exploser les inégalités...

Comment réagit la population ?

Le 23 juillet 1980, une grève générale éclate, où le NSSP trotskyste joue un certain rôle. Mais la répression est terrible, avec des chars dans les rues. Il y a de nombreux morts, dont un des dirigeants du NSSP tué lors d’une manifestation.

En parallèle, les Tamouls, qui subissent des discriminations accrues depuis des années, se radicalisent à la fin des années 1970. Des groupes de jeunes décident de prendre les armes. Parmi ces groupes, les LTTE (Tigres tamouls) vont s’imposer comme force principale et bientôt unifier la lutte armée. Le gouvernement réagit en envoyant l’armée à Jaffna (grande ville du Nord, au cœur du pays tamoul) et en réprimant durement, avec notamment l’incendie de la grande bibliothèque, la plus importante de tout le Sud asiatique, qui contenait des documents uniques, notamment de la culture tamoule. La fracture devient insurmontable : le cycle des violences sanglantes est enclenché.

Le 23 juillet 1983, les LTTE tuent 13 soldats de l’armée. Le gouvernement incite alors à la violence contre les Tamouls dans tout le pays : un pogrome est organisé notamment dans les quartiers tamouls de Colombo, avec 3000 tués, les boutiques détruites, des viols de masse. 150 000 Tamouls fuient leurs habitations et se replient dans les zones à majorité tamoule (Nord et Est). Par la suite, les LTTE multiplient les attentats, il y a des massacres des deux côtés, mais le gouvernement porte la responsabilité principale. En 2009, il lance une offensive décisive pour mettre fin à la résistance tamoule, au prix d’un véritable génocide, car les civils sont tués comme les militaires : 30 à 40 000 mois en qeuqleus mois. Il a le soutien des États-Unis comme des principales puissances capitalistes, et les Casques bleus de l’ONU, qui étaient censés faire tampon entre les belligérants, se retirent juste avant le massacre.

En tout, la guerre civile a fait 100 000 morts et 150 000 disparus en 30 ans, essentiellement tamouls. Depuis 2009, bien que la résistance tamoule ait été écrasée, que les dirigeants militaires tamouls aient tous été tués et que les nouveaux dirigeants aient déclaré leur renoncement à la résistance armée, l’armée occupe de façon continue les territoires à majorité tamoule et le gouvernement refuse de céder même aux revendications d’autonomie limitée.

Par ailleurs, dès le début de la guerre civile, et alors que la situation sociale continue de se dégrader, le gouvernement s’est inquièté du rôle croissant des partis de gauche (NSSP, PC et Maoïstes) et les a interdits en 1983. Le PC a fait le gros dos et rentre dans le rang. Les maoïstes ont lancé leur propre mouvement de guérilla, qui a atteint son apogée entre 1987 et 1989, avec de durs combats qui font jusqu’à 60 000 morts ; ils ont refusé cependant toute articulation avec la lutte des Tamouls, auxquels ils dénient le droit à l’autodétermination : ils iront jusqu’à soutenir leur massacre par l’armée en 2009.

Le NSSP s’est concentré quant à lui sur l’organisation dans la classe ouvrière, de manière clandestine, avec le soutien de la IVe Internationale (SU) ; il a apporté son soutien à la lutte militaire des Tamouls pour le droit à l’autodétermination (mais ce n’est pas un soutien politique, car la direction tamoule mène une politique nationaliste et des camarades trotskystes ont d’ailleurs été tués par les LTTE). Les tentatives du NSSP pour construire un front uni de la gauche et préparer une grève générale ont échoué, notamment parce que les maoïstes refusaient de soutenir les revendications nationales des Tamouls. Les relations ont dégénéré et nombreux trotskystes sont tués par des maoïstes.

Globalement, depuis la fin des années 1980 et même la fin de la guerre civile en 2009, aucune force de gauche n’a réussi à se construire. Pendant près de 30 ans, la guerre civile a évidemment dominé la situation et les masses n’ont pas pu se mobiliser. Les attentats du LTTE ont longtemps contribué à ce que la population cinghalaise se solidarise avec le gouvernement. Il a donc fallu des années pour que les luttes sociales redeviennent possibles. Depuis 2009, la classe dirigeante n’a plus le prétexte de la guerre civile, et s’est encore plus vautrée qu’avant dans la corruption. De ce point de vue, l’aragalaya, cette grande révolte populaire à laquelle nous venons d’assister, est un événement majeur. Elle renoue avec les grandes luttes sociales du peuple sri lankais, notamment de Hartal de 1953 et la grève générale de 1980. Mais elle s’inscrit aussi dans les luttes en cours des paysans et des travailleurs au Myanmar, au Pakistan et en Inde.

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