La révolution espagnole (1930-1939)
Première partie : 1930-1933
Dans
l’historiographie bourgeoise, il n’y a tout simplement pas de
« révolution espagnole ». Les convulsions qui ont
frappé l’Espagne dans les années trente s’y résument pour
l’essentiel à une guerre civile présentée comme l’affrontement
entre deux camps, les « Républicains » et les
« Franquistes ». Le premier objet de cette série
d’articles est de faire voir que la guerre civile déclenchée par
le « pronunciamiento »
(coup d’État militaire) du 18 juillet 1936 n’est que
l’aboutissement de l’intense lutte de classes développée dans
les années précédentes.
Dans
l’imaginaire de nombreux militants anticapitalistes, la révolution
espagnole passe pour une geste généreuse et émancipatrice ayant
connu malheureusement une fin tragique. La réalité est que
l’enchaînement des victoires et des défaites du prolétariat
espagnol doit très peu à la malchance ou la fatalité : c’est
tout d’abord la trahison éhontée des intérêts de la révolution
par les staliniens et les sociaux-démocrates, puis la faillite
complète des dirigeants anarchistes pour opposer à ces trahisons
conscientes une stratégie et une politique révolutionnaires
cohérentes, qui expliquent la défaite de la révolution
espagnole ; s’y ajoute l’impuissance centriste du POUM qui,
malgré tout son dévouement subjectif à la révolution et ses
phrases révolutionnaires, n’a cessé de capituler devant les
chefs de la CNT, eux-mêmes capitulant pas à pas devant les
sociaux-démocrates et les staliniens…
C’est
dans le feu des grandes convulsions que les discussions
programmatiques se révèlent ne pas être des arguties portant sur
des mots et des virgules, mais des débats dans lesquels est
impliqué le sort de millions d’hommes. C’est précisément sous
cet angle que nous revendiquons l’orientation défendue par
Trotsky sur la révolution espagnole. C’est une source
d’inspiration pour penser une politique révolutionnaire
aujourd’hui et et elle permet de réfléchir aux obstacles
rencontrés dans la construction d’une section espagnole de
l’Opposition de Gauche de la IIIe Internationale,
puis du mouvement pour la IVe Internationale
La
première partie de cette série d’articles portera sur la période
1930-1933.
Le
contexte
Un
des maillons les plus faibles du capitalisme européen
À
l’aube de la crise capitaliste mondiale des années 1930,
l’Espagne est encore un pays capitaliste économiquement arriéré.
La paysannerie y représente 70% de la population active,
l’agriculture emploie des moyens techniques rudimentaires et son
rendement à l’hectare est le plus bas d’Europe. La
concentration de la propriété foncière est importante : 50
000 grands et moyens propriétaires possèdent 50% des terres. En
face, il existe non seulement de nombreux petits propriétaires, des
petits fermiers et métayers, mais surtout un vaste prolétariat
agricole, concentré dans le sud du pays. L’Église dispose d’un
poids considérable dans la société : elle est presque le
plus grand propriétaire foncier, permettant aux grands
ecclésiastiques d’accumuler des fortunes, et elle domine la
quasi-totalité de l’enseignement.
Le
capital étranger a une place notable dans l’économie espagnole,
jouant un rôle important dans les secteurs rentables (mines,
énergie, textile, chantiers navals…). La bourgeoisie proprement
espagnole, venue tardivement au monde, en butte au poids des
anciennes classes dominantes (propriétaires fonciers, noblesse…)
et aux puissants capitaux impérialistes, est organiquement faible.
C’est pourquoi, depuis le XIXe
siècle, l’armée dominée par la caste des officiers issus des
anciennes classes dominantes occupe une place de premier plan dans
la vie politique, rythmée par les pronunciamientos
(coups d’État militaires).
Cette
arriération relative, expression du développement inégal et
combiné du capitalisme, est aussi la raison pour laquelle
l’unification nationale n’a pas été achevée, le pays restant
morcelé entre diverses provinces à forte volonté autonomiste,
voire séparatiste, en particulier le Pays Basque et la Catalogne.
Le nombre de prolétaires de l’industrie, des transports et des
services, disséminé en de nombreuses petites et moyennes
entreprises, s’élève à environ 1,5 million.
Un
mouvement ouvrier dominé par la CNT et le PSOE
Déjà
en 1917, dans la foulée de la révolution russe, ce prolétariat
relativement important et cette immense masse paysanne se sont
soulevés contre le gouvernement, avec simultanément une grève
générale des ouvriers, des soulèvements de paysans pauvres et des
mouvements séparatistes.
Le
mouvement ouvrier est puissant, dominé par deux organisations. D’un
côté, la CNT (Confédération Nationale du Travail), fondée en
1910 à l’initiative de la CGT française — à une époque
où les syndicalistes révolutionnaires la dominaient encore —,
est devenue en peu de temps une centrale syndicale nombreuse,
dominée par l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme
révolutionnaire, mais attirée et influencée par le bolchevisme
sous l’impact de l’audace révolutionnaire ayant permis la
victoire d’Octobre. C’est pourquoi la CNT devient sympathisante
de la IIIe Internationale
(Internationale Communiste) et devient membre de l’ISR
(Internationale Syndicale Rouge, branche syndicale de l’IC)
jusqu’à la répression de l’insurrection de Cronstadt en mars
1921. Pendant cette période, quelques importants dirigeants de la
CNT sont gagnés au communisme, notamment deux instituteurs, Andres
Nin, secrétaire confédéral de la CNT, qui devient le secrétaire
international de l’ISR, et Joaquin Maurin.
De
l’autre côté, le PSOE (Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) et sa
centrale syndicale, l’UGT (Union Générale des Travailleurs), qui
regroupe beaucoup de salariés agricoles, constituent un puissant
pôle réformiste. En effet, lors de la scission entre réformistes
et révolutionnaires suite à la création de la IIIe
Internationale, l’écrasante majorité des dirigeants et militants
restent au PSOE et le PCE (Parti Communiste Espagnol) naît
rachitique (il ne compte que 800 militants début 1931).
De
la stabilisation capitaliste à la crise :
de
la dictature à sa chute
Après
la période de crises révolutionnaires aiguës de l’après-guerre
(entre 1917 et 1923), le capitalisme s’est stabilisé pour un
temps. Le fascisme a écrasé le mouvement ouvrier en Italie en
1922, la révolution allemande a été défaite en 1923, la grève
générale anglaise a été trahie par la bureaucratie syndicale
avec la complicité de la direction de l’IC aux mains de
Staline-Boukharine en 1926, la révolution chinoise a été écrasée
en 1927 par la Kuomintang, principalement en raison de la politique
stalino-boukharinienne de subordination à la bourgeoisie nationale
chinoise… Ajouté à la reprise économique due à la
reconstruction et notamment au bond de l’économie américaine,
cela donne au capitalisme un moment de respiration et permet une
époque de forte prospérité.
En
Espagne aussi le mouvement reflue avant d’avoir trouvé le chemin
de la révolution, mais en se combinant avec une combativité
importante de l’avant-garde : les classes dominantes répondent
aux craintes nées de cette agitation par l’instauration d’une
dictature en 1923, dont le chef est Primo de Rivera. La période
1923-1930 est marquée par la suppression des garanties
constitutionnelles, la répression brutale du mouvement ouvrier (y
compris par des organisations militaires para-étatiques, les
« pistoleros »
du ministre de l’Intérieur Martinez Anido), la révocation de
conseillers municipaux et de fonctionnaires, l’attaque contre les
conditions de travail et la journée de 8h et une pénétration
accrue du capital impérialiste. C’est un frein au développement
des organisations ouvrières les plus combatives, notamment de la
CNT et du PCE, tandis que le PSOE et l’UGT, qui collaborent avec
la dictature, se développent. Le chef de l’UGT et du PSOE, le
vieux syndicaliste réformiste Largo Caballero, est conseiller
d’État.
Mais
la crise économique mondiale, qui éclate en octobre 1929 aux
États-Unis et s’étend peu à peu au monde entier, va ouvrir la
voie à une nouvelle ascension de la lutte des classes, débouchant
sur des situations révolutionnaires. Ce sont ces convulsions
mondiales qui vont les premières venir ébranler la dictature
instaurée en 1923 et les équilibres anciens.
L’effondrement
de la monarchie sans intervention directe du prolétariat et de la
paysannerie (1930-1931)
La
crise se réfracte dans le mécontentement qui se manifeste d’abord
au sein des classes dominantes. Le dictateur, Primo de Rivera,
devient impopulaire. Pour préserver la monarchie, le roi Alphonse
XIII décide de le congédier (janvier 1930) et le remplace par le
général Berenguer. Mais les protestations grandissent, avec à
leur tête les étudiants. Le roi remplace alors Berenguer par
l’amiral Aznar. En décembre 1930, une tentative de
pronunciamiento
« républicain » échoue, mais c’est un nouveau
symptôme de l’usure du régime. Les ouvriers commencent à se
joindre aux manifestations. Afin de donner une nouvelle légitimité
à un régime fragilisé, le roi choisit d’organiser des élections
municipales en avril 1931. Or, à la surprise générale, la
participation est massive et la victoire des « républicains »
écrasante, surtout dans les villes. La petite-bourgeoisie et le
prolétariat ont voté contre la monarchie. Les hautes sphères de
la bourgeoisie exigent le départ d’Alphonse XIII, qui finit par
s’y résoudre dans l’intérêt des classes dominantes.

L’orientation
de Trotsky
face
au début de la révolution espagnole
Fraîchement
expulsé d’URSS, Trotsky, reclus à Prinkipo (au large de la
Turquie), suit de près la situation espagnole. Dès le début de
1930, il estime que le profond mouvement de masses qui commence à
se manifester marque le début de la révolution espagnole, car il
ne peut aboutir sans renversement de la bourgeoisie. Avant même de
disposer d’une section dans le pays et en s’appuyant simplement
sur la lecture de livres et de la presse, Trotsky commence à
élaborer une orientation pour l’Opposition de Gauche
Internationale, qui est une fraction de l’IC, quoique l’écrasante
majorité de ses membres aient d’ores et déjà été exclus de
leur PC respectif.
L’analyse
du capitalisme espagnol et des rapports entre les classes
Trotsky
part d’une analyse générale du pays, de sa place dans le
capitalisme mondial, des particularités qui en découlent, des
classes sociales et de leur rôle, du régime politique. Il essaye
ensuite de dégager les grandes lignes de l’évolution politique à
venir. Il s’efforce de définir, du point de vue stratégique de
la révolution prolétarienne, la politique adaptée à chaque étape
du développement de la révolution. C’est sous cet angle qu’il
aborde la chute de la dictature et le mécontentement contre la
monarchie. Selon lui, on peut ainsi résumer la première étape :
« La dictature de Primo de Rivera est tombée toute seule sans
révolution. En
d’autres termes, cette première étape est le résultat des
maladies de la vieille société et non des forces révolutionnaires
d’une société nouvelle. Ce n’est pas par hasard. Le régime de
la dictature, qui ne se justifiait plus, aux yeux des classes
bourgeoises, par la nécessité d’écraser immédiatement les
masses révolutionnaires, représentait en même temps un obstacle
aux besoins de la bourgeoisie dans le domaine économique,
financier, politique et culturel. Mais la bourgeoisie a évité la
lutte jusqu’au bout : elle a laissé la dictature pourrir et
tomber comme un fruit gâté. »
(« Les tâches des communistes en Espagne », lettre à
Contra
la Corriente,
25 mai 1930.)
La
monarchie ne tombe pas tout de suite, car la bourgeoisie continue de
la soutenir. Elle ne veut pas engager le combat, car elle craint que
le prolétariat ne soit amené à se mobiliser et par là stimulé à
lutter pour ses propres revendications de classe. C’est là une
nouvelle vérification de la théorie de la révolution
permanente élaborée
par Trotsky dès 1905-06. Mais en même temps, pour empêcher même
la petite-bourgeoisie de se mobiliser de façon autonome contre la
monarchie et pour se la subordonner, la bourgeoisie se déclare
« républicaine », ce qui ne l’engage à rien en
pratique. Cependant, « lorsque
la bourgeoisie refuse consciemment et obstinément de résoudre les
problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise et
que le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche,
ce sont souvent les étudiants qui occupent le devant de la scène »
(ibid.,
25 mai 1930). C’est de fait ce qui arrive en Espagne, ouvrant
la voie aux premiers pas d’un processus révolutionnaire. C’est
pourquoi, quand les ouvriers se mettent à participer aux
mobilisations contre Berenguer, Trotsky les y encourage
chaleureusement, tout en les invitant à le faire sous leur propre
drapeau.
Importance
des mots d’ordre démocratiques et théorie de la révolution
permanente
La
place considérable de la paysannerie dans la population et
l’absence d’expérience de la démocratie bourgeoise dans un
pays qui n’a connu qu’un an de République entre 1873 et 1874,
font selon Trotsky que les mots d’ordre démocratiques doivent
occuper le premier plan pendant la première étape de la
révolution. Il souligne que les communistes révolutionnaires
doivent en premier lieu revendiquer le suffrage universel pour les
hommes et les femmes, dès 18 ans. Mais les mots d’ordre
démocratiques ne se réduisent pas à des exigences de démocratie
politique formelle. Ils incluent notamment une réforme agraire pour
la répartition des terres, ce qui suppose l’expropriation des
grands propriétaires fonciers : or, au contraire de la
bourgeoisie française qui a fait sa révolution quand le
prolétariat commençait à peine à se former, la bourgeoisie
espagnole ne peut pas accomplir cette tâche, car elle suppose un
combat violent avec les anciennes classes dominantes, combat très
dangereux dans un contexte où elle doit déjà faire face à un
prolétariat relativement important et bien organisé. Un tel
programme démocratique implique bien sûr l’expropriation de
l’Église et la séparation de l’Église et de l’État que,
pour les mêmes raisons, la bourgeoisie ne peut mener à son terme.
Dans
un pays morcelé, le combat pour les revendications démocratiques
englobe aussi celui pour le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, à commencer par les peuples directement colonisés,
mais aussi pour les différents peuples constituant l’État
espagnol. Trotsky souligne que le prolétariat doit dire qu’il
défendra ce droit y compris par la révolution, mais qu’il doit
en même temps lutter implacablement contre le séparatisme
bourgeois et petit-bourgeois, pour l’unité de la classe ouvrière
d’Espagne ; en fait, il est même impossible de lutter
sérieusement contre le séparatisme bourgeois et petit-bourgeois
sans combattre pour le droit à l’autodétermination.
Enfin,
ce programme démocratique est couronné par l’armement des
ouvriers et des paysans : c’est en effet la seule garantie
réelle pour que les mesures démocratiques soient respectées, car
ce ne sont pas une constitution et des lois qui peuvent assurer même
le simple respect des libertés formelles.
Réponses
de Trotsky aux
critiques ultra-gauches
On
pourrait objecter à Trotsky : mettre en avant des mots d’ordre
démocratiques, n’est-ce pas de l’opportunisme ? N’est-il
pas évident que, sous la monarchie ou sous la république
bourgeoise, c’est toujours la bourgeoise qui domine ? C’est
en gros la critique du PCE, puisque l’IC se trouve dans sa fameuse
« troisième période », c’est-à-dire une ligne
ultra-gauche où elle dénonce tous les autres partis comme
fascistes avec quelques nuances : fascistes purs,
sociaux-fascistes, etc. Le PCE stalinien défend une orientation qui
oppose simplement la « dictature du prolétariat »
à la « dictature du capital », fait de l’agitation
abstraite pour les « soviets », etc. Mais c’est aussi
parfois le fond de critiques anarchistes : la direction de la
CNT se distingue notamment par sa dénonciation de la politique en
général comme bourgeoise.
Trotsky
répond à plusieurs niveaux. Il explique tout d’abord que le
problème politique de la révolution est le suivant : pour
conquérir réellement le pouvoir, le prolétariat doit construire
son hégémonie politique, c’est-à-dire regrouper toutes les
couches opprimées autour de lui, en particulier la petite
paysannerie qui constitue l’écrasante majorité de la population.
La condition pour y parvenir est de mettre en avant des mots d’ordre
qui intéressent ces couches sociales et de leur montrer que la
bourgeoisie ne veut pas satisfaire ces aspirations, car le faire, ce
serait stimuler la lutte de classe du prolétariat ; bref, il
s’agit ici de séparer la petite-bourgeoisie de la bourgeoisie.
Rester passif sur ce terrain, c’est faciliter le travail de la
bourgeoisie, qui n’a dès lors aucune difficulté à séparer la
petite-bourgeoisie du prolétariat et de la bercer de paroles
démocratiques.
Trotsky
souligne ensuite qu’il ne faut évidemment pas se limiter aux mots
d’ordre démocratiques nus, mais les combiner avec des mots
d’ordre ouvriers. Dans un pays où il n’existe presque aucune
conquête sociale, même élémentaire, il faut se battre pour un
programme radical de législation sociale, comprenant
l’assurance-chômage, le report des charges fiscales sur les
classes possédantes, l’enseignement général et gratuit, autant
de revendications qui « ne
dépassent pas le cadre de la société bourgeoise »
(« La lutte pour le redressement du PCE », in
Trotsky,
La
révolution espagnole (1930-1940), préface,
présentation et notes de Pierre Broué, Éd. de Minuit, 19 75,
p. 72). En même temps, il faut commencer à lancer des mots d’ordre
transitoires, comme la nationalisation des chemins de fer et des
banques, ainsi que le contrôle ouvrier sur l’industrie. Enfin, il
ne s’agit évidemment pas de renoncer aux mots d’ordre
socialistes : ceux-ci doivent continuer à être mis en avant,
même s’ils gardent globalement à ce stade un caractère
propagandiste. L’orientation vers les soviets doit être mise en
avant sous une forme concrète, en relation avec le mouvement réel,
par exemple sous la forme de « comités de grève puissants ».
Mais
on pourrait encore objecter à Trotsky : n’est-il pas absurde
de mélanger des mots d’ordre de différents niveaux ? Voilà ce
qu’il répondait : « Seuls
des pédants voient une contradiction dans l’association de mots
d’ordre démocratiques, de mots d’ordre transitoires et de mots
d’ordre nettement socialistes. Un tel programme combiné, qui
reflète la construction contradictoire de la société historique,
découle inéluctablement de la diversités des tâches léguées
par le passé. Ramener toutes les contradictions et toutes les
tâches à un seul dénominateur : la dictature du prolétariat,
est absolument indispensable, mais tout à fait insuffisant. Même
si l’on fait un pas en avant en posant l’hypothèse que
l’avant-garde prolétarienne s’est déjà rendu compte que seule
la dictature du prolétariat peut sauver l’Espagne de la
décomposition, la tâche préliminaire — le rassemblement autour
de l’avant-garde de couches hétérogènes de la classe ouvrière
et des masses travailleuses encore plus hétérogènes de la
campagne — reste encore posée dans toute son ampleur. Opposer le
mot d’ordre cru de la dictature du prolétariat aux tâches
historiques qui poussent aujourd’hui les masses sur la voie de
l’insurrection, signifierait remplacer la compréhension marxiste
de la révolution sociale par une compréhension bakouninienne. Ce
serait la meilleure façon de perdre la révolution. »
(Ibid.,
p. 72.)
Quelle
attitude adopter face aux élections aux Cortès ?
Le
problème de l’attitude face aux élections est également un
problème classique du marxisme. Les débuts de la révolution
espagnole fournissent un riche matériau de réflexion en ce sens.
Lorsque le gouvernement de Berenguer, nommé par Alphonse XIII,
annonce des élections à des Cortès (Assemblée Nationale),
Trotsky conseille à ses partisans espagnols d’appeler au boycott.
Selon lui, d’une part, la convocation de ces élections est pour
le régime une façon d’essayer de se maintenir en mettant en
place une assemblée privée de tout pouvoir ; d’autre part,
le niveau de mobilisation étudiante et ouvrière met à l’ordre
du jour un combat pour renverser monarchie de façon
révolutionnaire.
Cependant,
comme les partis bourgeois d’opposition appellent tous au boycott,
le problème se pose à nouveau : de quelle façon être à
l’avant-garde du combat contre la monarchie, sans se subordonner à
la bourgeoisie ? Sur quels mots d’ordre boycotter ?
Selon Trotsky, à une échelle de masse, on ne peut pas se contenter
de dire : le parlement ne vaut rien, seuls les soviets nous
vont. En effet, à ce stade de développement de la révolution
espagnole, qui vient à peine de commencer, les masses paysannes ne
peuvent suivre le prolétariat que sur des mots d’ordre
démocratiques. En même temps, il faut insister sur le fait qu’il
s’agit d’imposer de véritables changements, que la bourgeoisie
est incapable de réaliser le programme démocratique bourgeois
élémentaire, car elle refuse l’affrontement avec les vieilles
classes dominantes. Pour cela, il faut que les Cortès soient
constituantes. Mais, comme le pouvoir ne peut pas convoquer de
telles Cortès, la lutte pour la Constituante suppose la
mobilisation et l’auto-organisations des ouvriers et des paysans
sur cette ligne.
Enfin,
quand les partis bourgeois d’opposition reprennent le mot d’ordre
de Cortès constituantes, Trotsky dit que l’on peut exprimer
synthétiquement la différence de contenu et de méthode entre les
communistes et les diverses variantes bourgeoises en précisant :
pour des Cortès Constituantes révolutionnaires.
Mais
le même Trotsky défend une tactique de participation aux élections
des Cortès Constituantes convoquées en juin 1931 par le pouvoir
républicain suite au départ d’Alphonse XIII après les
municipales d’avril. En effet, il estime que, en l’absence de
soviets et dans la mesure où les républicains bourgeois ont la
confiance des masses, les ouvriers et les paysans ne peuvent pas
aller directement au communisme sans faire un tant soit peu
l’expérience du parlementarisme bourgeois. La politique juste
doit viser à accélérer cette expérience. Trotsky maintient le
mot d’ordre de « Cortès Constituantes Révolutionnaires »,
avec l’objectif de faire comprendre aux masses ouvrières et
paysannes que le changement de régime, le passage de la monarchie à
la République, n’est pour la bourgeoisie qu’une façon de
maintenir sa domination de classe sous une autre forme, alors que
les communistes, quant à eux, veulent s’attaquer à la racine de
l’exploitation et de l’oppression.
Bref,
Trotsky rejette aussi bien le crétinisme parlementaire des
réformistes que le crétinisme antiparlementaire des
anarcho-syndicalistes.
Un
programme sans une organisation est impuissant : le
combat pour construire une section espagnole de l’Opposition de
gauche
Un
programme politique juste est une condition absolument nécessaire
de tout succès. Mais il n’est rien sans une organisation pour le
porter et l’insérer dans la classe ouvrière industrielle, chez
les ouvriers agricoles et les petits paysans, c’est-à-dire pour
le transformer en une force matérielle. De ce point de vue, Trotsky
ne cesse de souligner, durant ces premiers pas de la révolution, le
retard des facteurs subjectifs (partis et syndicats) par rapport aux
tâches posées par la situation (« La lutte pour le
redressement du PCE », ibid.,
p. 74). Selon lui, la persistance de ce retard pourrait avoir
des conséquences catastrophiques.
La
vague de grèves spontanées sans perspective politique claire est
impuissante à résoudre le problème de la prise de pouvoir. Si
l’absence de perspective politique se prolonge, il y a un risque
de retombée de l’activité des masses et par conséquent de
tentations aventuristes et putschistes dans l’avant-garde, comme
substituts à la mobilisation des masses en recul. Or le PSOE et
l’UGT ne veulent pas remettre en cause la propriété privée des
moyens de production, ni la grande propriété foncière, et
n’offrent donc aucune perspective indépendante au prolétariat.
Quant
à la CNT, qui est une organisation combative regroupant le meilleur
du prolétariat, elle n’a pas de politique révolutionnaire :
refusant de définir une politique prolétarienne par refus de la
politique en général, elle se trouve inévitablement à la
remorque de politiques bourgeoises. Elle participe ainsi comme
observatrice à la conférence de Saint-Sébastien qui regroupe
républicains et socialistes et se prononce pour la République.
Elle apporte son soutien au pronunciamiento
« républicain »
de Jaca en décembre 1930, déclenché par deux officiers, sans
définir la moindre orientation indépendante des républicains
bourgeois pour la classe ouvrière. Aux élections, jusqu’en 1933,
alors que ses militants et sympathisants votent en masse pour les
républicains ou les socialistes, elle ne combat pas les illusions
envers eux et leur régime bourgeois.
Cependant,
pour Trotsky, il n’en faut pas moins renforcer la CNT en tant
qu’organisation ouvrière combative de masse et lutter pour gagner
au bolchevisme une fraction significative de ses militants. C’est
l’une des tâches essentielles pour les militants espagnols de
l’Opposition de Gauche, pour construire un parti. Car Trotsky, en
fusionnant avec le bolchevisme, a tiré le bilan de son spontanéisme
de jeunesse et sait que c’est la clé du succès… Il martèle :
« La
solution victorieuse de toutes ces tâches exige trois conditions :
un parti, encore un parti et toujours un parti »
(« La révolution espagnole et les dangers qui la menacent »,
ibid.,
p. 80).
La
République « sociale » (1931-1933)
Un
premier gouvernement de
front populaire
Les
républicains de toutes nuances et les socialistes remportent une
large victoire aux élections aux Cortès de juin 1931. Est mis en
place un gouvernement de front populaire, c’est-à-dire un
gouvernement dominé par les républicains et auquel les socialistes
acceptent de participer dans les limites imposées par la défense
de la propriété privée, contribuant à légitimer ce gouvernement
aux yeux des travailleurs de la ville et de la campagne. Indalecio
Prieto, homme d’affaires basque, dirigeant du PSOE, est ministre
des Finances, et Largo Caballero, dirigeant du PSOE et secrétaire
général de l’UGT, ministre du Travail. Mais ce gouvernement va
se révéler très vite fragile, car il est soumis à des pressions
de classes contradictoires.
Caballero,
sous la pression de la puissante fédération UGT des travailleurs
agricoles, prend plusieurs décrets réalisant des réformes
minimales : interdiction de la saisie des petites propriétés
hypothéquées, autorisation aux communes de contraindre les grands
propriétaires fonciers à mettre en culture les domaines laissés
en friche, extension de la législation sur les accidents du travail
aux ouvriers agricoles. Mais la loi sur la réforme agraire ne
s’attaque pas fondamentalement aux intérêts des propriétaires
fonciers : tout en proclamant la possibilité de
l’expropriation des latifundios
(grandes propriétés), elle la subordonne à l’indemnisation des
propriétaires ; or l’Institut de la réforme agraire ne
reçoit que des crédits misérables. Ces mesures provoquent
l’indignation des propriétaires fonciers, mais sont considérées
comme très insuffisantes par les travailleurs.
De
même, comme le prévoyait Trotsky, la question religieuse met vite
le feu au poudre. Le prolétariat et le petit peuple réagissent
violemment aux provocations de l’Église et des congrégations
contre la République : des dizaines de couvents et d’églises
sont incendiés et pillés. L’adoption d’un article sur la
séparation de l’Église et de l’État et contre les
congrégations provoque le départ des catholiques du gouvernement.
Chaque camp menace de recourir à la force. Les affrontements sont
violents. Azaña, un républicain « de gauche », très
anticlérical, devient chef du gouvernement.
Enfin,
la crise, la montée du chômage, la flambée des prix provoquent
une forte agitation ouvrière, violemment réprimée par la police
du gouvernement de front populaire. Quand la CNT lance une grève à
la Telefonica, l’UGT dénonce les méthodes de la CNT et l’accuse
d’avoir recours à la violence de ses pistoleros
(hommes de main). Face à la répression policière, la CNT lance le
mot d’ordre de grève générale à Séville. Bilan :
30 morts, 200 blessés. Tout au long de la période du premier
gouvernement républicain, répressif contre le mouvement ouvrier,
les heurts se multiplient, mais restent généralement des
explosions isolées.
Globalement,
l’accroissement des contradictions entre les classes fait que les
conflits sont de plus en plus difficiles à régler dans le cadre du
gouvernement et du Parlement. La coalition entre républicains et
socialistes finit par exploser. Le président, Alcala Zamora,
dissout les Cortes. Des élections sont prévues pour novembre 1933…
L’évolution
de la CNT
La
CNT compte 1,2 million d’adhérents, soit autant que l’UGT, mais
ce sont presque exclusivement des ouvriers de l’industrie et des
services, ce qui en fait de loin la première organisation ouvrière.
Elle est hégémonique en Catalogne, très puissante à Séville, et
en Aragon, solide dans les Asturies et au Levant. La FAI (Fédération
Anarchiste Ibérique), créée en 1927, en a pris le contrôle. Elle
y impose sa conception du communisme libertaire et sa méthode pour
y arriver, celle de l’insurrection armée menée par une poignée
de militants. Diverses tentatives en ce sens ont lieu au cours des
années 1932-33 (au Haut-Llobregat, à Tarrasa, etc.), donnant lieu
à d’apparents « succès »… en fait aussitôt
écrasés par la police et l’armée. Mais la CNT n’en est pas
moins la seule organisation ouvrière de masse à combattre sans
relâche la politique du patronat et du gouvernement. En 1933, c’est
son appel à la grève générale à Séville qui fait échouer une
tentative de pronunciamiento
lancée par le général Sanjurjo. C’est aussi tout logiquement la
première organisation frappée par la répression gouvernementale,
qui se durcit de mois en mois.
Comme
l’avait prévu Trotsky, la CNT commence à se diviser en
différents courants sous la pression de la lutte des classes. Sur
la droite, Angel Pestaña constitue un courant réformiste, qui est
exclu de la CNT à l’initiative de la FAI, et fonde les
« syndicats d’opposition ». Mais la FAI elle-même
tend à se diviser entre anarchistes purs et ceux que l’on appelle
les « anarcho-bolcheviks », qui posent le problème,
refusé par les anarchistes, de la prise du pouvoir politique.
L’évolution
du PCE et de sa fédération catalano-baléare
Le
PCE est divisé en de multiples fédérations plus ou moins
indépendantes. Le noyau central stalinien, PCE officiel, grandit
quelque peu malgré sa politique complètement gauchiste et
sectaire, à contre-courant des développements de la lutte des
classes. Il dénonce tout autant le PSOE, qualifié de
« social-fasciste », que la CNT, traitée
d’« anarcho-fasciste » ; il se prononce pour
« tout le pouvoir aux soviets » tout de suite ; il
cherche à scissionner quelques syndicats de la CNT, puis lance une
nouvelle centrale, la CGT, sous couvert d’un comité pour l’unité
syndicale.
La
Fédération catalano-baléare du PCE, dirigée par Maurin, est
globalement proche des positions des boukhariniens. Elle ne se
prononce pas contre la politique de la bureaucratie soviétique, se
bornant à critiquer ses méthodes, et refuse de défendre
l’Opposition de Gauche contre ses calomniateurs staliniens. Elle
se justifie en prétextant qu’il s’agirait d’événements
spécifiquement russes, alors que cette politique impulsée dans
tous les pays conduit partout aux mêmes catastrophes, aussi bien à
l’époque du programme droitier rédigé par Boukharine du temps
de l’alliance Staline-Boukharine contre l’Opposition Unifiée
(programme adopté par le Ve Congrès
de l’IC en 1928), qu’après le tournant ultra-gauche amorcé
ensuite. Elle refuse en conséquence de mener un combat de fraction
pour la direction du PCE. Cette logique la conduit à se développer
peu à peu comme une organisation autonome. Sur la question
nationale, elle prend une position séparatiste pour la Catalogne,
s’adaptant manifestement à la bourgeoisie et à la
petite-bourgeoisie catalanes. Enfin, elle fusionne avec le parti
communiste de Catalogne (l’un des nombreux groupes issus de la
division chronique du PCE) pour former le « Bloc ouvrier et
paysan » en 1931.
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