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Syriza ne peut pas sauver la Grèce
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texte paru sur le site : http://www.crimethinc.com/texts/r/syriza/
Syriza ne peut pas sauver la Grèce : Pourquoi il ne peut pas y avoir de sortie électorale à la crise
Traduction par le collectif Les Ponts Tournants
Le 25 janvier, après des années de crise économique et de mesures d’austérité, les électeurs grecs ont choisi de confier les rênes de l’Etat au parti politique Syriza. Constitué d’une coalition de socialistes, communistes et Verts, Syriza se veut favorable aux mouvements sociaux autonomes et ses dirigeants promettent de prendre des mesures contre l’austérité et contre la violence policière.
C’est en 2008 que Syriza a fait pour la première fois parler de lui hors de la Grèce, à une époque où, en tant que groupe d’extrême gauche recueillant moins des 5 % des voix, ce parti a été quasiment le seul à ne pas condamner les émeutes qui ont suivi l’assassinat d’Alexandros Grigoropoulos par la police. Depuis, Syriza est devenu le parti le plus puissant du pays, en ayant réussi à attirer beaucoup d’électeurs qui avaient jusqu’alors soutenu des partis moins radicaux, ainsi que quelques activistes qui n’avaient jamais soutenu de parti auparavant. Même certains anarchistes grecs espèrent qu’après des années de violence et de répression féroces, l’élection de Syriza va enfin apporter le moment de répit dont tout le monde a grand besoin.
On peut pourtant se demander si la victoire de Syriza va offrir une bouffée d’oxygène aux mouvements partisans d’un changement social ou bien les étouffer ? Nous avons déjà connu de telles promesses « d’espoir et de changement », notamment quand Obama a gagné les élections présidentielles aux Etats Unis, mais aussi quand Lula et d’autres politiciens de gauche sont arrivés au pouvoir en Amérique latine. En 2002, lorsque Lula a été élu, les mouvements sociaux au Brésil comptaient parmi les plus puissants du monde ; sa victoire a représenté un tel revers pour toute contestation venant de la base qu’il a fallu attendre jusqu’en 2013 pour que les Brésiliens réussissent à contester véritablement les projets néolibéraux que Lula avait récupérés chez ses prédécesseurs.
Les conséquences de la victoire de Syriza vont avoir des répercussions dans le monde entier, en particulier sur ceux qui participent aux mouvements sociaux que Syriza entend représenter. Partout en Europe, des partis prenant exemple sur Syriza montent en puissance. Le laboratoire grec est suivi de près par les institutions financières internationales, mais aussi par des millions de gens qui en ont assez de se trouver du côté des perdants du capitalisme — ainsi que par des groupes nationalistes et fascistes qui espèrent exploiter la colère de ces derniers. Il nous faut comprendre pourquoi ces partis recueillent autant de soutien, quel rôle structurel ils jouent dans le maintien du capitalisme et de l’État et comment leur ascension, puis leur chute inévitable, vont transformer le contexte de la résistance. Les anarchistes devront tout particulièrement se préparer aux luttes intenses consécutives à cette évolution du terrain, faute de quoi nous allons nous retrouver isolés et acculés dans une impasse.
Les partis politiques à l’ère des insurrections
La misère, le chômage, les coûts prohibitifs de scolarité et de santé, les sans-abris, la faim, la migration forcée, le racisme, la criminalisation, l’aliénation, l’humiliation, le suicide… Il ne s’agit pas là uniquement des conséquences de la crise financière, mais d’une « normalité quotidienne » que vivent des milliards de précaires, cobayes du laboratoire de l’expérimentation néolibérale. Or, grâce à la répartition inégale du compromis fordiste, les Européens ont souvent été protégés de cette réalité jusqu’à ce que, 2008, l’Etat providence ait commencé à s’effondrer.
Avec l’éclatement de la crise financière, nombre de ceux qui jusqu’alors avaient connu le confort relatif propre à la classe moyenne basculèrent du jour au lendemain dans la pauvreté. S’ensuivirent des années de turbulence partout en Europe — pas seulement en Grèce, mais aussi en Islande, en Espagne, en Angleterre, en Turquie… Depuis 2008, des révoltes sociales de différents types ont éclaté dans la quasi-totalité des pays européens, et jusque dans ce parangon de stabilité qu’est la social-démocrate Suède. La plupart de ces luttes ont commencé à partir d’un problème spécifique : la révolte des étudiants en Croatie, les protestations contre l’exploitation de l’or en Roumanie, contre la corruption en Slovénie — mais leurs visées se sont rapidement étendues pour s’opposer à l’austérité et au système politique, voire au capitalisme et à l’État. Des maires et des ministres ont démissionné, des postes de police et des parlements ont été incendiés, des gouvernements sont tombés. Il n’y avait pas que des anarchistes au cœur de ces mouvements ; dans des pays comme l’Ukraine et la Bulgarie, les mouvements ont pris un tournant nationaliste. Partout, ces protestations ont néanmoins ouvert un espace où des gens qui n’auraient jamais eu auparavant d’affiliation politique pouvaient exprimer leur colère ensemble ; très souvent, comme en Bosnie, les plus combatifs des participants descendaient dans la rue pour la première fois. La confiance dans la démocratie parlementaire avait atteint son plus bas niveau, et les gens réappris l’action directe.
Ces protestations n’avaient rien de monolithique et sont en général restées plus réformistes que radicales. Nombre d’entre elles aboutirent à de petites victoires, telles que la démission du gouvernement (comme en Slovénie) ou la promesse de négociations avec l’élite politique (comme en Bosnie). Les participants qui pensaient arriver facilement à des changements sont souvent restés sur leur faim. Cette situation volatile représentait néanmoins une menace grandissante pour la classe dominante.
La première réaction, venue de l’État, a été de criminaliser la résistance. Tout d’abord, il s’agissait d’intimider ceux qui protestaient pour la première fois : ce sont les participants les moins expérimentés, ne disposant pas de réseaux de soutien, qui ont écopé des condamnations les plus sévères. La répression ciblait également les anarchistes et d’autres ennemis acharnés de l’ordre dominant. Depuis dix ans, nous avons assisté à l’expulsion de dizaines de centres sociaux (l’Ungdomshuset au Danemark, la Villa Amalias en Grèce, la Klinika à Prague) ainsi qu’à des actions de répression « antiterroriste » contre la dissidence, à l’instar de l’opération Pandore en Espagne ou du harcèlement permanent des anarchistes au Royaume-Uni. L’Espagne, la Grèce et d’autres pays ont adopté par ailleurs des textes de loi limitant le droit de manifester.
Une seconde réponse a consisté en une tentative pour récupérer ces mouvements. En effet, lorsque les manifestants proclamaient : « PERSONNE NE NOUS REPRÉSENTE », cela n’exprimait pas seulement une critique des partis en place mais aussi un rejet de la représentation et de la démocratie libérale. Ces gens qui venaient tout juste de découvrir leur force politique se sont essayés à l’action directe et à des processus de prise de décision collective comme les assemblées populaires en Espagne, en Grèce et en Bosnie. Face à eux, des intellectuels condescendants et des groupes de média hystériques ont exigé que les protestataires forment des partis politiques afin d’unir leurs voix et de négocier avec l’État. En même temps, de nouveaux partis politiques s’étaient positionnés au sein de ces mouvements en se faisant les champions d’opposants emprisonnés (comme Syriza en Grèce), en appuyant les préoccupations des protestataires dans les média et au parlement (comme la Združena levica en Slovénie) ou en pratiquant le partage des ressources (comme Die Linke en Allemagne). En apparence ils développaient un modèle de parti-mouvement en intégrant des groupes contestataires et des revendications du mouvement dans leurs structures organisationnelles.
Syriza tire son origine spécifique du contexte particulier de la Grèce. Il en va de même pour Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne, le Parti de Gauche en France, le Radnička fronta en Croatie, la Združena levica en Slovénie et le Bloco de Esquerda au Portugal. Mais, dans la conjoncture actuelle, ils remplissent tous la même fonction de base. Face à une montée de l’agitation, les gouvernants trouvent tout d’un coup fort utiles ces nouveaux partis radicaux qui promettent d’incarner les revendications d’une « démocratie réelle » au sein du système actuel. Quelles que soient les intentions de leurs membres, ils ont structurellement pour rôle de restaurer la confiance en la démocratie parlementaire, de neutraliser les mouvements extra-parlementaires incontrôlables et de rétablir le capitalisme et l’État comme le seul ordre social concevable. Dès qu’ils pénètrent dans le panthéon du pouvoir, ces partis s’engagent à perpétuer les institutions autoritaires et la répartition inégale des richesses qui avaient provoqué les mouvements dont ils sont issus.
Dans des temps comme les nôtres, ceux qui tirent profit de l’ordre social dominant sont disposés à se risquer à des évolutions mineures afin d’échapper aux changements majeurs. La popularité électorale montante que connaissent ces partis dans toute l’Europe signale la fin du chapitre ouvert par le soulèvement en Grèce au mois de décembre 2008. Si tout se passe comme par le passé, ces partis vont rétablir la stabilité du capitalisme et du pouvoir étatique, après quoi ils quitteront la scène de l’histoire, où ils seront remplacés par — ou deviendront eux-mêmes — les prochains défenseurs du statu quo.
La Grèce, périphérie du futur
Dès le départ, la Grèce s’est trouvée en pointe de l’ensemble de ces processus. Les camarades grecs ont pris la rue avant même que les révoltes ne s’étendent de l’Egypte au Brésil et ils ne l’ont guère quittée depuis, pendant que la troïka des bailleurs de fonds qui renflouait l’économie grecque (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fond monétaire international) imposait des plans d’austérité les uns après les autres.
Vu de près, de quoi tout cela a-t-il l’air ? Il y a quelques années, des groupes anarchistes de toute l’Europe ont récolté de l’argent pour une camarade grecque qui devait sortir son enfant du pays pour une opération susceptible de lui sauver la vie. En effet, à cause des coupes budgétaires, l’État grec avait tout simplement mis fin à certains actes chirurgicaux. Les histoires de ce type sont légion, mais peu nombreux sont ceux qui ont eu le privilège de bénéficier d’un tel soutien collectif. Pendant que les fascistes d’Aube dorée tuaient des camarades comme Pavlos Fyssas dans la rue et que la police tuait des immigrés à la frontière grecque de la Forteresse Europe, l’État tuait des pauvres aux portes des hôpitaux en leur refusant les soins médicaux.
Au fur et à mesure que l’État fermait les hôpitaux, les chaînes de télévision, les écoles et les jardins d’enfants, les anarchistes et d’autres gens s’organisèrent pour mettre sur pied des cliniques autonomes, des projets éducatifs, des soupes populaires, des programmes sociaux et des assemblées de quartier. Pendant les années suivantes, le mouvement anarchiste grec devint une force sociale majeure, mobilisant des dizaines de milliers de personnes pour se battre à ses côtés. En même temps, cette polarisation idéologique profita également aux fascistes en Grèce. Comme des policiers étaient venus grossir ses rangs, Aube dorée avait renforcé son pouvoir au parlement. La répression policière contre les manifestations anarchistes devint toujours plus violente et impitoyable, tandis que les médias contrôlés par l’extrême droite entretenaient la conspiration du silence et qu’on remplissait les nouvelles prisons de haute-sécurité construites sous le gouvernement le plus conservateur depuis la chute de la junte militaire dans les années 1970.
Telles furent les conditions dans lesquelles une petite coalition entre trotskistes, maoïstes, Verts et sociaux-démocrates commença à acquérir une certaine popularité sous la dénomination de Syriza et le leadership d’Alexis Tsipras. Lorsque des milliers de personnes n’appartenant à aucun groupe anarchiste ou gauchiste manifestèrent aux côtés des anarchistes et s’affrontèrent à la police dans le cadre de la lutte contre l’exploitation aurifère à Chalkidiki, la défense du centre social Villa Amalias, la lutte contre Aube dorée et les manifestations de solidarité avec les immigrés, Syriza prit position sur ces mêmes questions. Ses représentants les présentèrent au parlement et ses adhérents participèrent aux manifestations. Chaque fois qu’ils l’ont pu, ils ont profité de ces luttes pour accroître leur visibilité médiatique.
Syriza a promis la fin des mesures d’austérité — même si, à l’occasion des élections, cette rhétorique s’est ramollie en promesses de renégociation des modalités de la dette grecque. Il s’est engagé à démanteler les unités de police les plus brutales — même si, à l’occasion des élections, cet engagement a été ramené au désarmement des policiers en contact direct avec les manifestants. Syriza a promis de sortir de l’Otan — même si, à l’occasion des élections, cette promesse s’est réduite au refus de collaborer à des missions de combat à l’étranger. Syriza a promis de fermer les prisons de haute-sécurité et de restituer aux universités leur statut de zone interdite à la police, un privilège juridique que le mouvement avait perdu depuis décembre 2008 et qui a constitué par la suite un énorme handicap dans les confrontations avec la police.
Syriza n’a certes pas le même potentiel mobilisateur que les anarchistes pour faire descendre les gens dans la rue, mais il a réussi à les mobiliser pour se rendre aux urnes. Ce qui illustre bien la transition par laquelle les ennemis supposés de Syriza voudraient voir passer les mouvements sociaux en Grèce et ailleurs en Europe. Entre les colporteurs de rumeurs prédisant une fraude électorale ou un coup d’Etat militaire en cas de victoire de Syriza et ceux qui avertissaient que cette victoire mènerait le pays à la faillite, la classe dirigeante européenne réussit à bien dissimuler le fait que Syriza représente pour elle un pari bien plus sûr que les mouvements sociaux dont il est issu. Tout comme la brutalité policière peut catalyser la résistance au lieu de l’éliminer, la fraude électorale ou une intervention militaire pourraient bien déclencher une nouvelle vague de mouvements en Grèce et dans toute l’Europe. Les réactions à l’élection de Syriza seront sévères au plan rhétorique, mais conciliatrices dans la pratique. Confronté aux défis qu’implique la conservation du pouvoir étatique, Syriza va sans doute rogner considérablement sur ses promesses. Dans un monde globalisé, où un pays peut faire faillite du jour au lendemain, les capitalistes n’ont pas besoin de recourir à un coup d’État pour parvenir à leurs fins.
Nos rêves ne tiendront jamais dans leurs urnes
Ceux qui ne voient aucun lien entre les méthodes de concentration du pouvoir mises en œuvre par le jeu politique électoral et par le capitalisme seraient tentés de s’imaginer qu’un nouveau parti politique pourrait enfin faire fonctionner le système « comme il est censé le faire ». Mais les anarchistes, qui n’ont pourtant aucune confiance dans le système politique représentatif ou les réformes, pourraient espérer qu’un gouvernement dirigé par Syriza serait en mesure de créer un environnement plus propice à la résistance. C’est d’ailleurs un secret de Polichinelle que bon nombre d’anarchistes ont eu comme avocats des membres de Syriza ; pourquoi ne continueraient-ils pas à jouer ce rôle protecteur une fois arrivés à la tête de l’État ?
Tout ceci est d’une naïveté désespérante. À la longue, aucun parti ne peut résoudre les problèmes liés au capitalisme et à l’État, et la victoire de Syriza ne fera qu’entraver les mouvements révolutionnaires dont nous avons tant besoin. Voici pourquoi :
Syriza va restaurer la légitimité des institutions qui sont à l’origine même de la crise.
De fait, l’arrivée au pouvoir de Syriza a déjà restauré la légitimité des institutions de l’État aux yeux d’un grand nombre de personnes qui ne leur faisaient plus confiance. Indépendamment des intentions de Syriza, c’est justement cet appareil d’État qui impose les effets du capitalisme aux gens, les empêchant d’accéder aux ressources dont ils ont besoin. Même à supposer que Syriza pouvait se servir du pouvoir étatique pour combattre les effets de l’accumulation capitaliste, les rênes de l’État retomberont tôt ou tard aux mains de ceux qui les tiennent d’habitude. C’est alors que les efforts pour saper la légitimité de l’État devront encore une fois repartir de zéro.
Cette alternance de désillusion et de relégitimation sert depuis des siècles à préserver les structures autoritaires de l’État, renvoyant ainsi constamment à un horizon lointain la lutte pour une véritable liberté. C’est une vieille histoire qui va s’étendre des révolutions françaises de 1789, 1848 et 1870 jusqu’à l’élection d’Obama, en passant par la révolution russe et les luttes de libération nationale du XXe siècle.
Syriza ne fera rien de lui-même pour ébranler les fondements hiérarchiques de la politique. Bon nombre de ces nouveaux partis de gauche ont été à leurs débuts des réseaux soi-disant horizontaux promettant une véritable transparence et des processus de prise de décision démocratiques. Or, en grossissant, ils abandonnent inévitablement les structures horizontales et finissent par singer les partis plus anciens auxquels ils prétendent s’opposer. Ces évolutions sont fréquemment justifiées au nom du pragmatisme politique ou en tant que solution à des problèmes d’échelle ; et de fait, les exigences du système politique représentatif ne sont pas adaptées au type de structures horizontales et autonomes qui peuvent surgir des vrais mouvements sociaux de base. . C’est ainsi qu’au sommet de tout parti ayant le vent en poupe, comme Syriza, Združena levica ou Podemos, nous pouvons nous attendre à trouver un chef charismatique dans le genre d’Alexis Tsipras, de Luka Mesec ou de Pablo Iglesias. La personnalité de ces leaders finit par s’imbriquer dan celle de leur parti, selon des modalités qui rappellent Hugo Chavez et d’autres illustres politiciens de gauche. Si on construit un parti devant respecter les règles du jeu de l’État, on aboutit à une structure calquée sur celle de l’État. Cette transformation interne constitue le premier pas vers le rétablissement du statu quo.
Les partis gauchistes ont depuis toujours affiché une attitude ambiguë vis-à-vis de l’État. Sur le plan théorique, ils affirment que l’État n’est qu’un mal nécessaire dans le chemin vers une société sans classes ; sur le terrain de la realpolitik, ils protègent et défendent systématiquement ses mécanismes répressifs, dont personne ne peut se passer s’il veut détenir le pouvoir d’État. Certains de ces nouveaux partis prennent ce chemin sans même attendre d’accéder au pouvoir : en Slovénie, dans le cadre de sa lutte contre l’austérité, le parti d’opposition de gauche Združena levica a demandé que la police soit dotée d’un meilleur équipement et d’effectifs supplémentaires. Actuellement, ces nouveaux partis politiques considèrent le pouvoir d’État comme une condition préalable, indispensable à leur lutte contre le néolibéralisme ; rejetant la privatisation des entreprises étatisées, ils préconisent la nationalisation, qui serait l’un des principaux moyens de combattre les conséquences des crises économiques. Leur objectif n’est pas le démantèlement de l’État et des inégalités économiques imposées par celui-ci, mais la préservation de l’idéal bourgeois de l’Etat providence accompagnée d’un programme économique néo-keynésien.
Dans le passé, lorsque ce programme était réalisable, son application était limitée à une poignée de nations privilégiées, au détriment des millions d’exploités aux quatre coins du monde. Et d’ailleurs, mêmes les bénéficiaires de cet arrangement n’étaient pas sûrs d’en vouloir, ainsi que l’ont démontré les révoltes contre-culturelles des années 1960. Aujourd’hui, alors que l’accumulation capitaliste s’est intensifiée à un point tel que seuls de gigantesques programmes d’austérité parviennent à maintenir l’économie en état de marche, les vieux compromis de la social-démocratie ne sont plus viables, ce que tout le monde reconnaît hormis les charlatans de gauche, vendeurs de remèdes miracles. Il y a du vrai dans l’alarmisme des économistes allemands, qui prédisent que Syriza va faire couler l’économie grecque : dans une économie mondialisée, on ne peut pas redistribuer les richesses sans provoquer une fuite des capitaux, à moins que nous soyons prêts à abolir le capitalisme et les structures étatiques qui le sauvegardent.
La plupart des participants aux mouvements de ces sept dernières années ne sont pas encore prêts à aller jusque là. Ils sont descendus dans la rue pour exprimer leur frustration vis-à-vis de leur gouvernement, mais ils voyaient ces mouvements comme un moyen d’arriver à une solution immédiate et non comme une simple étape dans une lutte séculaire contre le capitalisme. Constatant que les protestations ne produisaient pas de résultats immédiats, ils ont rejoint des partis tels que Syriza qui promettaient des solutions rapides et faciles. Or, ce qui semble pragmatique aujourd’hui se révélera demain une erreur gênante, dont tout le monde va se souvenir avec un bon mal de crâne. Qu’il s’agisse de partis ou de parties de plaisir, n’en est-il pas toujours ainsi ?
Syriza n’a plus d’autre choix à présent que de faire respecter l’ordre en pacifiant les mouvements qui l’avaient propulsé au pouvoir.
Il est encore trop tôt pour prédire avec précision de quoi sera fait le rapport entre le nouveau parti au pouvoir et les mouvements qui l’ont mis en place. Nous ne pouvons qu’avancer des hypothèses basées sur l’expérience passée.
Reprenons l’exemple brésilien. Après l’arrivée au pouvoir de Lula, le mouvement social le plus puissant du Brésil, le MST (Movimento dos Trabalhadores Sem Terra) et sa campagne pour la réforme agraire, fort de 1,5 millions de personnes, s’est retrouvé en bien plus mauvaise posture que sous le précédent gouvernement conservateur. Bien que le MST et le parti de Lula aient en commun une bonne partie de leurs adhérents et de leur direction, les impératifs de la gouvernance empêchèrent Lula de lui venir en aide. Le MST avait bien réussi à contraindre le précédent gouvernement à légaliser de nombreuses occupations de terres, mais il ne fit plus le moindre progrès sous la présidence de Lula. Le même scénario s’est joué à travers toute l’Amérique latine, au rythme où les politiciens trahissaient les mouvements sociaux qui les avaient portés au pouvoir. Autant d’arguments solides pour que nous développions des forces dont nous pourrons nous servir comme nous l’entendons et en toute autonomie, plutôt que de nous efforcer de faire élire des politiciens amis qui, une fois entrés en fonction, devront agir conformément à la logique de leur poste et non à celle du mouvement.
Syriza est arrivé au pouvoir en allant à la pêche aux voix et en édulcorant ses revendications. La démocratie représentative tend à ramener la politique à une question de plus petits dénominateurs communs, en raison des manœuvres des partis pour attirer des électeurs et pour former des coalitions. Et de fait, la première chose qu’a faite Syriza dès son élection a été de créer une coalition avec le parti de droite des Grecs Indépendants. Pour préserver cette coalition, Syriza va devoir faire des concessions au programme de son partenaire. Ce qui va impliquer qu’il impose tout d’abord à ses propres adhérents des politiques de droite dont ils ne veulent pas, pour les appliquer ensuite à l’ensemble de la population. Il n’y a pas moyen de contourner la nature fondamentalement coercitive du pouvoir.
Beaucoup d’anarchistes espèrent que Syriza va freiner la répression étatique des mouvements sociaux, leur permettant ainsi de se développer plus librement. Syriza n’avait-il pas pour l’essentiel soutenu les émeutes de 2008 ? Oui mais, à l’époque, c’était un petit parti qui cherchait des alliés, alors qu’aujourd’hui il est l’élite au pouvoir. Pour conserver les rênes de l’État, il doit démontrer qu’il est prêt à faire respecter la loi. Il se peut qu’il poursuive les faits mineurs de contestation avec moins d’acharnement qu’un gouvernement de droite, mais il sera bien obligé de faire le tri entre contestataires légitimes et illégitimes, manœuvre sortie tout droit du manuel de contre-insurrection servant de guide aux gouvernements et aux armées d’occupation du monde entier. Ce ne serait pas nouveau pour la Grèce, où c’est déjà arrivé sous les sociaux-démocrates du PASOK au début des années 1980. Même si le gouvernement de Syriza ne cherche pas à maintenir la répression au même niveau qu’auparavant, sa fonction sera de diviser les mouvements en intégrant ceux qu’il pourra manipuler et en marginalisant les autres. Cette stratégie pourrait se révéler plus efficace en termes de répression que la force brute.
Ces conditions nouvelles vont entraîner des évolutions dans les mouvements eux-mêmes. Syriza, qui s’est déjà impliqué dans de nombreux programmes sociaux locaux de base, va sans doute proposer davantage de ressources aux projets les plus coopératifs, mais exclusivement sous l’égide de l’État. Les animateurs de ces programmes auront de plus en plus de mal à conserver une véritable autonomie et à différencier clairement l’auto-organisation de la gestion verticale. Aux États-Unis, le secteur non lucratif a déjà connu ce genre de phénomène, ainsi que ses conséquences désastreuses. À cet égard, on peut également évoquer l’implication de l’État dans les organisations de quartier soi-disant de base au Venezuela sous Hugo Chavez.
Pour des partis comme Syriza, ce type d’intégration dans la logique d’État est essentiel. Ils ont besoin de mouvements qui, sachant bien se tenir, peuvent permettre de légitimer les décisions prises au parlement sans provoquer trop de remous. Et de fait, devant la simple perspective d’une accession de Syriza au pouvoir, la contestation est restée faible dans les rues de Grèce depuis 2012, ce qui a par contrecoup augmenté les risques pour les anarchistes et autres qui continuaient de manifester. Les partis du genre de Syriza n’ont même pas besoin d’arriver au pouvoir pour être en mesure de pacifier la population.
Qu’advient-il alors du reste du mouvement, de ceux qui continuent à affirmer leur autonomie en cherchant à accroître leurs forces à leur façon, en dehors des institutions ? C’est la question qui se pose.
Là où Syriza échoue, le fascisme prospère
Face à la pression internationale, à un électorat divisé et à la relation structurelle entre État et capital, Syriza ne peut espérer résoudre les problèmes quotidiens vécus par la majorité des Grecs à cause d’un capitalisme effréné. Sur le long terme, cela pourrait ouvrir la voie à la solution de gouvernement ultime, celle que la Grèce n’a pas encore tentée : le fascisme.
Dans une économie basée sur le profit, les richesses se concentrent inévitablement entre un nombre toujours plus réduit de mains. Avec la mondialisation, tout pays qui tente d’inverser ce processus fait fuir les investisseurs. C’est ainsi qu’aujourd’hui même les nations les plus riches sont acculées à jeter au feu toute l’infrastructure de la social-démocratie, afin de maintenir le marché en bonne santé, au détriment de la grande masse de la population. Certes, ce problème pourrait être résolu par l’abolition révolutionnaire de la propriété privée et de l’État qui la défend, mais pour préserver l’infrastructure sociale de la social-démocratie tout en maintenant le capitalisme, il n’y a qu’une solution : en restreindre le nombre de bénéficiaires. C’est ce qui sous-tend les programmes de distribution de nourriture qu’Aube dorée organise « seulement pour les Grecs ». À cet égard, le plan des partis nationalistes et fascistes pour maintenir un filet social en faveur de la classe moyenne blanche est plus réaliste que celui des partis socialistes tout court.
C’est pourquoi il est si dangereux pour des partis comme Syriza de justifier l’idée qu’un gouvernement puisse résoudre les problèmes du capitalisme en mettant en œuvre des mesures politiques plus socialistes.
Lorsque Syriza manquera à ses promesses, une partie de ceux qui lui avaient fait confiance va se tourner vers les partis d’extrême-droite, lesquels prétendent aboutir aux mêmes résultats par des moyens plus pragmatiques. C’est d’ailleurs ce qui arrive déjà un peu partout en Europe. En Suède, pays-phare de la social-démocratie, des dizaines d’années d’activisme de gauche visant à préserver les programmes du gouvernement ont récemment permis aux fascistes de réclamer la fermeture des frontières afin de protéger ces mêmes programmes.
Les fascistes n’ont toutefois pas besoin de prendre le pouvoir pour constituer un danger. Ils sont dangereux précisément parce que, comme les anarchistes, ils peuvent mettre leur programme en œuvre directement, sans l’intervention de l’appareil d’État. Il est même possible, en vérité, que nous nous trouvions au seuil d’une époque où différents acteurs politiques vont considérer comme plus stratégique de se positionner en dehors du gouvernement, pour éviter de se trouver discrédités en même temps que lui. L’État n’arrivant plus à atténuer les effets du capitalisme, le désenchantement et la rébellion ne manqueront pas de gagner du terrain dans les esprits. Dans les pays où les partis de la gauche radicale détiennent le pouvoir d’État et cherchent à pacifier leurs anciens camarades restés dans la rue, les groupes d’extrême-droite se présenteront plus facilement comme les véritables partisans de la révolte, ainsi qu’ils l’ont fait au Venezuela, par exemple. Une chose est sûre, les insurrections de ces dix dernières années se poursuivront, mais toute la question est de savoir quelle sera leur nature. Vont-elles amener les gens à prendre conscience de leur propre pouvoir collectif, préparant le terrain pour l’abolition définitive du capitalisme ? Ou vont-elles ressembler davantage à ce qui s’est passé l’an dernier en Ukraine ?
Partout en Europe, avec la montée de l’hystérie anti-islamique et des groupes nationalistes comme Pegida en Allemagne, le fascisme ne représente pas qu’une menace future, c’est un danger immédiat. À vouloir laisser les gouvernements se charger des fascistes par l’application de la loi, on court un double risque : d’un côté, la médiation des autorités se substitue à la capacité d’agir des mouvements de base et, de l’autre, encore une fois, les institutions étatiques, qui peuvent un jour tomber aux mains des fascistes, s’en trouvent légitimées. Si certains considèrent Syriza comme un rempart contre le fascisme, seuls des mouvements sociaux autonomes pourront le vaincre : pas seulement en ripostant à ses attaques, mais surtout, en mettant en avant une vision plus convaincante du changement social.
Combattre plus ardemment, en vouloir plus
Si la victoire de Syriza parvient à endormir ceux qui auparavant se retrouvaient dans la rue au point qu’ils en redeviennent des spectateurs passifs et isolés, les vannes des possibilités ouvertes lors des soulèvements vont se refermer, rendant l’existence même de Syriza superflue et proposant un nouveau modèle capable de pacifier les mouvements sociaux où qu’ils soient dans le monde. Néanmoins, Syriza joue avec le feu, promettant des solutions qu’il est incapable de mettre en œuvre. Son échec risque d’ouvrir la voie au fascisme mais pourrait tout aussi bien ouvrir une nouvelle phase de mouvements à la fois extérieurs et opposés à tout pouvoir autoritaire.
« À mon avis, la possibilité d’un gouvernement SYRIZA, sachant qu’il aura une courte vie, devrait servir de défi aux gens qui sont en lutte. Par des actions qui seront ce que nous appelons des ‘provocations anarchistes’ contre la rhétorique de gauche de SYRIZA, nous devrions le forcer à dévoiler son véritable visage, qui n’est rien d’autre que le visage du capitalisme, celui qu’on ne peut ni humaniser ni corriger, mais seulement détruire en luttant constamment par tous les moyens. »
–Nikos Romanos, écrivant de sa prison en Grèce
Pour rendre cette perspective possible, les anarchistes de Grèce et du monde entier doivent se différencier de tous les partis politiques et encourager toute la population à les rejoindre dans des espaces échappant à l’influence des sociaux-démocrates, même les plus généreux. Il leur faudra donc se confronter aux politiciens opportunistes qui les avaient auparavant rejoints dans la rue. Ce ne sera pas facile, mais c’est le seul moyen. Maintenant que les élections sont terminées et que Syriza est passé de l’autre côté du mur du pouvoir, les positions sont au moins clairement définies.
Pour l’instant, peu nombreux sont ceux qui parviennent à concevoir l’abolition du capitalisme et de l’État. Cependant, comme on l’a vu en Grèce, que des mesures puissent stabiliser le capitalisme pour la génération à venir paraît encore moins concevable. Dans les pratiques quotidiennes des anarchistes grecs — l’occupation des centres sociaux et des bâtiments universitaires, les patrouilles d’autodéfense contre Aube dorée, les programmes sociaux et les assemblées — nous pouvons observer les premiers pas vers un monde sans propriété ni Etat. Si ces pratiques se sont retrouvées dans l’impasse en 2012, c’est en partie parce qu’il y avait tellement de gens qui avaient abandonné la rue dans l’espoir d’une victoire de Syriza. De la Grèce, ce sont sur ces pratiques qu’il faut prendre exemple, et non sur le modèle de Syriza. Cessons de perdre notre temps avec des fausses solutions.