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Ellen Meiksins Wood 1942-2016. Un combat pour un marxisme renouvelé
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Il y a une semaine, jeudi 14 janvier, venait à décéder des suites d’un cancer Ellen Meiksins Wood, historienne marxiste nord-américaine. Envers et contre tout, malgré les années Reagan-Thatcher et la chute du mur de Berlin, Meiksins Wood aura su résister au rouleau-compresseur idéologique et postuler un marxisme capable de continuer à affronter le capitalisme et de penser le socialisme comme deux perspectives agissantes de l’action de la classe ouvrière.
Meiksins Wood a longtemps été l’une des rédactrices phares de deux revues marxistes de grand prestige dans le monde anglo-saxon, la New Left Review et la Monthly Review. Malgré cela, Meiksins Wood ne fit jamais partie d’aucune organisation politique. En revanche, elle investit pleinement ces courants universitaires qui, influencés par différentes tendances politiques, trotskystes pour les uns, maoïstes pour les autres, ex-PC, etc., ont animé des revues qui ont eu un écho bien au-delà des campus universitaires à une époque, les années 1968, marquée par une intense mobilisation sociale et politique.
En 1978, l’historien britannique E.P. Thompson lança une attaque en règle contre l’imaginaire structuraliste de Louis Althusser, appelant les intellectuels marxistes de l’époque à se positionner autour de ce débat. Le Comité éditorial de la New Left Review accueillit alors le débat en son sein et se divisa à ce sujet. Perry Anderson, l’un de ses principaux animateurs, considérait comme intéressantes un certain nombre de catégories défendues par Althusser à l’instar de la « formation économico-sociale », la contradiction « surdéterminée » de la structure sur la superstructure, ou l’« autonomie relative » de l’Etat vis-à-vis de la structure économique. Ce faisant, Anderson taxait Thompson d’idéalisme et de romantisme révolutionnaire. Meiksins Wood, elle, fut bien moins complaisante à l’égard d’Althusser. Parmi ses critiques, on songera à sa prise de distance vis-à-vis du philosophe français quant à la division qu’il instaurait entre science et politique, son mépris des « faits empiriques » ainsi que le fait que, chez lui, disparaissait la figure de la classe ouvrière en tant qu’agent de la transformation sociale. C’est en ce sens que Meiksins Wood se considérait thompsonienne, bien qu’en relisant ses travaux on y note une réappropriation de la méthode et de l’œuvre de E.P. Thompson davantage qu’une reproduction ou simple continuation de cette dernière.
Chez elle, les faits historiques de l’historien et la prééminence de l’histoire subjective ouvrent à une réflexion historique conceptuelle et à la théorie politique. Cette approche forme l’ossature du « Marxisme politique » qu’elle a animé avec Robert Brenner. Le nom de leur courant était censé être, en soi, une façon de réaffirmer, de manière polémique, qu’il n’existe pas d’autonomie entre la politique et l’économie, entre sciences et pratique, entre le concept et l’histoire ; ou plutôt qu’il existe entre l’ensemble de ces concepts, comme des réalités qu’ils saisissent, un rapport déterminé historiquement. C’est sous cet angle qu’elle a écrit sur les origines du capitalisme (L’origine du capitalisme, traduit en 2009) et produit une histoire sociale des idées politiques de l’antiquité à aujourd’hui.
C’est aussi avec cet angle d’attaque qu’elle a étudié l’impérialisme contemporain (américain, et en général). Son livre de 2003 L’empire du capital (traduit en 2011) a joué un rôle important dans le renouveau, autour des travaux de Brenner et de David Harvey, des études marxistes sur ce sujet. En particulier, sa discussion des thèses défendues par Harvey dans Le nouvel impérialisme, l’a amené à ré-insister sur le fait que la logique d’expansion territoriale et celle de l’accumulation capitaliste étaient indissociables, et que cela se traduisait avant tout aujourd’hui par un renforcement des Etats-nations, ce qu’elle avançait de façon déjà vigoureuse contre Hardt et Negri qui affirmaient dans Empire le déclin de l’Etat-nation. Ainsi écrivait-elle dans L’empire du capital (p. 191) : « Au contraire, les Etats se situent au cœur du nouveau système mondial… L’Etat continue de jouer un rôle essentiel dans la création et le maintien des conditions nécessaires à l’accumulation du capital. Et aucune institution, aucun organisme transnational n’a jamais ne serait-ce que commencé à remplacer l’Etat-nation en tant que garant administratif et coercitif de l’ordre social, garant des rapports de propriété, de la stabilité ou de la prévisibilité contractuelle, ou de toute autre condition essentielle au fonctionnement quotidien du capital ». Vision que l’actualité confirme pleinement.
L’un de ses derniers ouvrages les plus importants, non traduit en français à ce jour, est Democracy against capitalism. Renewing historical materialism [« La démocratie contre le capitalisme. Pour renouveler le matérialisme historique »], publié aux presses universitaires de Cambridge en 1995. Meiksins Wood tente de renouer avec le sens historiquement révolutionnaire du concept de démocratie dans la Grèce Antique de façon à l’opposer à la démocratie occidentale moderne, la démocratie formelle, séparée de l’économie, et qu’elle considérait comme une création historique de la bourgeoisie afin de maintenir sa domination de classe. La thèse de Meiksins Wood, déjà avancée en 1988 dans Peasant-Citizen and Slave. The Foundations of Athenian Democracy est que, loin de la vision classique du marxisme selon laquelle la démocratie grecque est avant tout une démocratie des esclavagistes, le « démos » était en réalité constitué de paysans libres qui conduisaient la « polis » contre l’aristocratie des grands propriétaire esclavagistes. Pour la philosophe et historienne nord-américaine, dans cette expérience classique du « démos », la politique était intimement liée à l’économie, et la participation aux affaires publiques, de la cité, était indissociable de l’exercice de la démocratie par la classe sociale qui l’incarnait. Meiksins Wood trace un fil de continuité entre la démocratie classique et celle pratiquée par la plèbe romaine, mais aussi par certaines expérience paysannes et hérétiques au Moyen-âge et, enfin, par la classe ouvrière sous le capitalisme. C’était la clef, selon elle, de la démocratie véritable et c’est en ce sens que, pour qu’elle soit véritable, elle ne pouvait que s’imposer contre le capitalisme, sur la base de la destruction de la propriété privée des moyens de production à travers le gouvernement du « démos », à savoir du prolétariat et de ses alliés.
Dans Democracy against capitalism, Meiksins Wood développe une autre idée qui lui est chère. Selon l’auteure, la démocratie occidentale, telle que nous la concevons aujourd’hui en tant que séparation de la politique et de l’économie ne serait pas le résultat d’un processus automatique de développement de la structure économique, du marché ni du capitalisme en tant que tel. Il s’agirait bien plutôt du produit d’un processus au sein duquel la politique entendue en tant que violence des classes dominantes s’est exprimée contre les exploités et en s’organisant en tant qu’agent indiscuté de la « transition » entre féodalisme et capitalisme.
Dans le cadre de ce qu’est le marxisme universitaire, Ellen Meiksins Wood s’est distinguée par son effort d’interprétation d’un marxisme qui n’aurait jamais perdu de vue ce qui en est le cœur même, à savoir son lien avec les combats de la classe, leurs résultats et les perspectives politiques du socialisme, comme son livre importantThe Retreat from class : A New "True" Socialism, qui lui valut le prix Isaac Deustcher, le défendait déjà contre les post-marxistes. Ainsi, pour elle, « la lutte de classe est le noyau du marxisme dans deux sens indissociables : c’est la lutte des classes qui explique, selon le marxisme, la dynamique de l’histoire ; et l’abolition des classes est le résultat principal ou produit final de la lutte de classes, l’objectif ultérieur du processus révolutionnaire. (…) C’est l’unité indivisible de cette vision de l’histoire et des objectifs révolutionnaires qui distingue le marxisme des autres conceptions de la transformation sociale et sans cette unité, il n’y a point de marxisme ».
Son renouvellement du marxisme revenait précisément à Marx, de façon à affronter d’autres « rénovations » qui, accusant Marx d’être déterministe, essentialiste ou téléologique, en viennent à abandonner le socialisme comme perspective et mettent leurs espoirs d’émancipation dans des options restant dans le cadre plus ou moins réformé du système. Pour Meiksins Wood, il était impossible de penser le renouvellement du marxisme sans penser l’affrontement contre le capitalisme. A ceux, d’ailleurs, qui pensent le contraire, elle disait, en conclusion deDemocracy against capitalism, que « notre condition économique et politique actuelle nous apprend qu’un capitalisme à visage humain, ‘social’, authentiquement démocratique et équitable est une utopie encore plus illusoire que le socialisme ».
Traduction CT-EB
Quelques textes disponibles en ligne (sur Contretemps Web) :
« Guerre infinie », 2002 (sur la logique de guerre prônée par Bush après les attentats du 11 septembre)
Extrait de L’origine du capitalisme (Lux, 2009)
Voir aussi :
« Capitalisme et émancipation humaine » dans J.-N. Ducange & I. Garo, Marx politique, Paris, La Dispute, 2015, p. 117-150.
« Le mouvement ouvrier, les classes et l’ État dans le capitalisme global », Contretemps, 28, janvier 2016.