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A Nuit debout, les intellos apprennent la discrétion
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Rancière, Nancy, Boucheron, Lagasnerie, Fassin, Foessel... Que pensent-ils de cette expérience de démocratie participative ?
Paradoxe : Nuit debout est un lieu qui ne cesse de s’interroger sur le pouvoir, l’égalité, la démocratie… et sur lui-même. On y manie facilement des concepts comme «horizontalité» ou «intersectionnalité». Les bac+5, doctorants, chercheurs et professions intellectuelles sont sur-représentés, même s’ils n’y ont pas le monopole que l’on dit. Et pourtant, l’événement n’a guère inspiré la plume des intellectuels de gauche. Mai-68 s’était accompagné d’une floraison de textes; là, non. A quelques exceptions près, Nuit debout est entouré d’un silence empreint de respect, mais aussi de perplexité.
Respect, tout d’abord. Nuit debout s’est constitué autour du refus des porte-parole, des leaders et des hiérarchies. Cela vaut aussi pour la pensée. Comme l’a montré le philosophe Jacques Rancière, le monde intellectuel oppose trop souvent ceux qui savent (en général: les profs) et ceux qui ne savent pas (les «ignorants»), les premiers ayant vocation à parler et les seconds à écouter et se taire. Place de la République, toutes les voix ont la même valeur et aucun titre n’a cours, si prestigieux soit-il. L’universitaire Loïc Blondiaux, spécialiste de la démocratie participative, raconte que, sollicité pour intervenir dans diverses commissions, il est chaque fois présenté comme «Loïc» et que son statut est gommé, afin d’éviter l’effet d’intimidation.
Dès lors, donner son avis sur le mouvement, c’est déjà enfreindre l’exigence d’horizontalité. «Nuit debout n’a nul besoin d’intellectuels pour réfléchir. La production d’idées est immanente au mouvement dont chaque membre est un intellectuel et l’ensemble un intellectuel “collectif”», assurait un groupe d’intellectuels dans «le Monde» la semaine dernière. Christian Laval, le sociologue des«communs», partage le diagnostic: «J’y vais, j’écoute, je me sens en empathie, mais je ne vais pas me mettre à donner des leçons. Cela relève d’une cohérence éthique.»
Comme lui, des penseurs viennent, observent, échangent, tout en restant anonymes. Et si certaines figures – le journaliste François Ruffin, l’économiste Frédéric Lordon – ont émergé du noyau initial, ceux-là aussi ont soin de limiter leurs interventions. Signe des temps: Christian Laval a créé avec d’autres chercheurs et militants un blog anonyme, le «Collectif critique». Si, grâce à Nuit debout, la vie intellectuelle perdait un peu de sa fascination pour les grandes signatures, ce serait un acquis précieux.
Perplexité et "inertie joyeuse"
Néanmoins, la discrétion s’explique aussi par une certaine perplexité. Que veut ce mouvement? Qu’exprime-t-il? Où va-t-il? De passage à «Répu» début avril, le philosophe Jean-Luc Nancy confiait à «l’Obs» qu’il y manquait de la«ferveur». Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et spécialiste des communes italiennes au Moyen Age, se demande si l’on ne se paye pas de mots: «Suffit-il de s’asseoir sur une place pour faire commune?» Le sociologue Eric Fassin, tout en affichant son soutien, admet que «le sens n’est pas donné d’avance. Peut-être n’est-il pas dans la revendication, mais dans le simple fait de durer».
C’est cette durée – si elle se confirme –, qui pourrait finir par briser le silence. Déjà, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, habitué aux positions tranchantes, a dénoncé la naïveté qui consiste à croire qu’on peut faire de la politique en ne revendiquant rien. Jacques Rancière, sur Mediapart, a pointé les forces du mouvement (passer du deuil à la lutte) et ses limites (l’illusion du consensus). Et le philosophe Michaël Fœssel, dans «Libération», a opposé«l’inertie joyeuse» de Nuit debout au slogan «En marche !» d’Emmanuel Macron. Une «joyeuse inertie» qui, appliquée à la pensée, consiste justement à prendre son temps avant de livrer une analyse définitive. Là encore, ce n’est pas plus mal !
Eric Aeschimann