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Des grèves ouvrières à la lutte armée en Italie dans les années 1970
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
« Ce rêve collectif qui nous semblait se réaliser, le désir de construire des rapports sociaux alternatifs, de détruire les cages autoritaires qui nous enfermaient dans une vie réglée de travail, de consommation et de conformisme, paraissait se décomposer comme le corps de nos amis morts. »
Camille Münzer
Comment est-ce que le puissant mouvement de grèves déclenché par l’« automne chaud » italien en 1969 a laissé la place à une violente répression des militants politiques dans les années 1980 ? Les mémoires passionnantes de Alessandro Stella, militant de l’Autonomie ouvrière, publiées en octobre 2016 chez Agone [1], commencent par la fin de cette histoire. Le procureur de Padoue, proche du Parti Communiste Italien, lance le 7 avril 1979 une vaste opération policière pour arrêter les militants les plus connus de l’Autonomie ouvrière. Tout est prévu par les autorités : des lois spéciales sont déjà en place pour interdire toute manifestation en réponse à la répression. Les militants d’extrême gauche décident alors de riposter le 11 avril par une « nuit des feux », c’est-à-dire une série d’attentats coordonnés dans la région. Pourtant, trois camarades de Stella meurent le 11 au soir lorsque la bombe qu’ils étaient en train de fabriquer explose entre leurs mains.
L’accident sera l’opportunité attendue par le pouvoir pour déclencher une répression brutale, pour en finir avec les groupes de l’Autonomie ouvrière. Les lois d’exception et les lois « d’urgence » seront, entre les mains des policiers et des juges, des outils pour outrepasser le droit constitutionnel, le droit pénal et le droit des prisonniers. Des dizaines de milliers de personnes seront arrêtées, et plus de 4000 condamnées suite aux évènements du 11 avril 1979 pour avoir participé à des actions armées, pour avoir appartenu à des groupes prônant la lutte armée, ou pour avoir simplement été soupçonnés de sympathies avec eux. Alessandro Stella fera partie des quelques « heureux » à passer entre les filets de la police pour pouvoir s’exiler en France. Or, la répression s’abat sur eux sera révélatrice du changement de conjoncture qui commence à s’opérer : « Je n’y croyais plus, je voyais s’écrouler cet édifice qui n’avait pas cessé de grandir depuis dix ans, de plus en plus haut, jusqu’à imploser de l’intérieur. » [2]
D’un côté, les arrestations, les lois et prisons spéciales, la torture par la police, etc., étaient en train de venir à bout des mouvements armés, de l’autre, la vague de luttes qui avait commencé dans les années 1960 était en train d’arriver à sa fin. Les mouvements armés qui avaient émergé des grèves ouvrières et du mouvement étudiant se détachaient progressivement de tout mouvement de masse : « La pointe de l’iceberg qui depuis dix ans avançait en s’appuyant sur la masse immergée qui la soutenait, s’était détachée de sa base et allait, inconsciente, à la dérive. » [3]
« J’ai le sentiment d’avoir été pris très tôt dans le tourbillon de la révolte »
La génération d’étudiants et d’ouvriers des années 1960 à laquelle a appartenu Stella a commencé à chercher ailleurs que dans le PCI et dans l’Union soviétique des goulags les réponses à leur colère. Il fallait innover intellectuellement et politiquement, tel a été le sens de l’Autonomie ouvrière en Italie. Le 19 avril 1968, dans l’effervescence politique du pays, les ouvriers de l’usine textile Marzotto de Valdagno ont déboulonné la statue du comte Marzotto, fondateur de l’entreprise familiale. La famille Marzotto avait construit un empire industriel qui s’étendait au-delà des portes des usines dans une forme classique du paternalisme industriel, puisque les logements des ouvriers, les terrains de football, les piscines ou le cinéma de la ville appartenaient aussi au patron. La révolte contre le patron avait pris alors la forme d’une révolte contre le père. Au bout d’un an de conflit, les ouvriers en ont eu marre et sont descendus en ville pour tirer au sol la statue de Gaetano Marzotto.
C’était une période où « la classe ouvrière symbolisait les opprimés, les exploités destinés au paradis du fait d’avoir souffert dans ce monde », et où les métallos se faisaient des porte-paroles de réformes sociales générales, « de nature explosive » pour le capitalisme. Dans certaines entreprises, la base ouvrière avait poussé très loin l’auto-organisation, en faisant des assemblées générales l’organe de décision souverain, allant au-delà de l’autorité du syndicat ou du PCI.
« Le projet de l’Autonomie ouvrière venait de là, un projet fédérant toutes les formes d’autogestion. L’assemblée, le comité, le collectif, la coordination étaient les formes visant à rompre les fondements de la domination, la chaîne de commandement, de délégation, et à installer des organismes de démocratie directe, de responsabilisation par en bas, de prises de décision transparentes et partagées.Le débat était à la base de la décision, à l’exact opposé de l’opacité et du dirigisme des conseils d’administration d’entreprise comme des formes de démocratie représentative, politique ou syndicale. Cette nouvelle façon d’entendre et de faire de la politique attirait beaucoup de jeunes ouvriers, étudiants, prolétaires. Le terme « politique », vu pendant des années comme un synonyme de corruption, d’arrivisme ou d’ennui, prit désormais une connotation positive : il devint un moyen pour réaliser un projet, une idée, un rêve. » [4]
Le cycle de luttes des années 1968-1969 avait arraché des victoires importantes au patronat italien, notamment des droits démocratiques dans les entreprises. La semaine de 40 heures était acquise, le samedi et le dimanche devaient être non travaillés et les augmentations salariales rendaient la vie des familles ouvrières moins pénibles. Cependant,« une fois lancé, le mouvement semblait ne plus vouloir s’arrêter. » [5] Après plusieurs victoires dans les entreprises, les grèves et les occupations ont continué. Ce n’était pas une confrontation d’un bloc contre un autre bloc, mais une conflictualité diffuse, avec ses hauts et ses bas. Le dernier sursaut collectif du mouvement ouvrier sera la lutte pour l’instauration de l’échelle mobile des salaires, appliquée au départ aux salariés de l’industrie, puis étendue en 1975 à tous les secteurs d’activité.
Il s’agissait d’une victoire cruciale, que le patronat a été contraint d’accepter, au risque de tout perdre face à la montée ouvrière : « Au cours des années suivantes, la scala mobile était devenue la bête noire du patronat, qui la rendait responsable du déclin industriel du pays et d’autres catastrophes - en réalité, elle signifiait seulement moins des redits dans leurs poches. » [6]
Les luttes syndicales avaient touché les limites du possible avec l’échelle mobile des salaires et la dualité des pouvoirs qui avait existé dans les usines, sous la forme de comités ou assemblées de travailleurs, était un acquis indépassable. Or, ouvriers et étudiants voulaient aller plus loin.
Le chemin des armes
En 1973, le coup d’Etat militaire au Chili finit de convaincre une partie de l’extrême gauche italienne de la nécessité de prendre les armes. A la « voie démocratique au socialisme », défendue par Salvador Allende et le Parti Communiste Italien, les classes dominantes avaient répondu par la dictature militaire. Pour Stella et les militants de sa génération, il était clair « que la seule voie possible était d’employer le même langage, celui des armes » [7].
Mais l’appel aux armes signifiait une transfiguration de la combativité ouvrière. La lutte armée apparaissait à ces militants comme la suite logique à donner aux mouvements de grève de la première moitié des années 1970. Il s’agissait, pour eux, d’atteindre le même but par d’autres moyens, mais aussi de répondre à la « stratégie de la tension » du gouvernement, qui cherchait à provoquer des affrontements avec l’extrême gauche.
Le tournant a lieu entre 1974 et 1976, au cours duquel partis, réseaux, groupes et collectifs prennent une orientation politico-militaire : « La prolifération de collectifs et de groupes sociaux, de journaux et de radios qui se reconnaissaient dans la mouvance de l’Autonomie ouvrière avait son pendant dans la multiplication des groupes armés. Outre les Brigades rouges, deux douzaines d’autres sigles signaient des attentats sur le territoire italien, dePrima linea, aux Formazzioni comuniste combattenti, des NAP aux PAC et autres sigles plus ou moins stables, plus ou moins clandestins ou existant sous la couverture d’une façade légale. » [8]
Comme le rappelle Sergio Bianchi dans un entretien accordé à la revue Période , tous les groupes extraparlementaires s’étaient habitués à la violence et la pratiquaient sans demi-mesure car presque toutes les manifestations et grèves impliquaient un affrontement violent avec la police, ou avec l’extrême droite, ou les deux.
La particularité italienne, rappelle Stella, est que le cycle de luttes ouvert en 1969 ne s’est pas refermé aussi vite grâce au contrôle des appareils bureaucratiques comme le PCF ou la CGT en France. Les luttes sociales, d’une violence croissante, s’étendront pendant toute la décennie des années 1970. Ainsi, outre la lutte armée, avec l’affaiblissement de la combativité ouvrière, se sont développées toute une série d’activités à la mi-chemin entre le social et le politique, comme l’« auto-réduction » de factures, de loyers ou ans les magasins (c’est-à-dire le vol de biens plus ou moins « nécessaires »), l’occupation de maisons et de bâtiments, la contre-information à travers des radios alternatives, etc.
Néanmoins, le cycle répression-réaction dans lequel étaient entrés les groupes armés poussait à une escalade militaire entre Etat et mouvements sociaux. Le « tourbillon de la révolte » des années 1960 lorsque ouvriers et étudiants ont déboulonné le paternalisme de la famille Marzotto, avait laissé place au tourbillon de la guerre civile larvée : « petit à petit, ou plutôt à grande vitesse, nous étions aspirés par une spirale vertigineuse que personne n’arrivait plus à contrôler, et ceux qui étaient pris dans la nasse se sentaient entraînés d’une manière toujours plus irréversible. » [9]
Pour Stella, cet appel aux armes, « contient en lui-même le germe d’une dérive négative ». C’est ici où son récit, qui rend justice à la jeunesse étudiante et ouvrière qui a voulu arracher tout à la bourgeoisie, comporte le plus de limites. Là où lui voit la « corruption d’âmes nobles » par l’emploi des armes, la trahison des valeurs révolutionnaires par la violence, la transformation des militants en combattants cyniques, il faut lire plutôt l’impasse stratégique du tournant des années 1974-1976.
Les luttes que l’Autonomie ouvrière avait suscitées ou accompagnées étaient arrivées à leur limite et commençaient à perdre leur force face aux tentatives de reprise en main par l’Etat et le mouvement ouvrier officiel. En 1973, un « compromis historique » était trouvé entre la Démocratie chrétienne et le PCI, pour permettre à ce dernier à accéder au gouvernement, et entre autres, pour mettre au pas le mouvement ouvrier.
Or, une fois arrivée au sommet de sa force, la question de la suite politique s’est posé à cette génération. Comment opérer la rupture révolutionnaire ? Dans l’absence d’un parti au sein de la classe en mouvement, enrichi des expériences qui ont commencé en 1968, il était impossible d’opérer la rupture que voulaient tant les militants étudiants et ouvriers. Le choix de la lutte armée a signifié logiquement le détachement de la pointe de l’iceberg de la masse immergée.
[1] Alessandro Stella, Années de rêves et de plomb. Des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980), Agone, 2016.
[2] p. 38
[3] p. 132
[4] p. 62
[5] p. 93
[6] p. 94
[7] p. 83
[8] p. 110
[9] p. 106