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Propriété coopérative et Commun
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.autogestion.asso.fr/?p=6670
Nous publions ici l’intervention de Benoît Borrits lors du séminaire Transform! Europe qui s’est tenu à Paris les 7, 8 et 9 novembre 2014.
L’ensemble des interventions de ces séminaires ont été publiés en anglais dans un livre électronique Socialisation and Commons in Europe: Constructing an Alternative Project de Transform! Europe, sous la direction de Roberto Morea et Chantal Delmas.
Les reprises d’entreprises en coopératives sont souvent présentées dans une logique de construction de commun, les différentes parties prenantes – travailleurs, usagers – s’engageant dans un processus de préservation et de développement d’une ressource. Pourtant, même si la forme coopérative déroge aux règles traditionnelles du capital, celle-ci reste de nature essentiellement privée, ce qui induit de fréquentes dérives capitalistiques lorsque la coopérative rencontre le succès. Quelles évolutions de la forme coopérative permettraient une meilleure construction du commun ?
Alors que le commun se met en pratique par la co-activité de diverses parties prenantes dans la gestion d’une ressource 1, la propriété coopérative reste de nature privée. Toutes les parties prenantes peuvent ne pas être représentées dans la coopérative et de même, tout participant à la vie de la coopérative n’est pas forcément membre de celle-ci, sa candidature pouvant parfois être rejetée. De même, ce qui matérialise l’appartenance à la coopérative est l’achat d’une première part, un investissement financier, certes, souvent minime 2, ce qui constitue bien un titre de propriété. De plus, la gestion de la délibération est dérogatoire par rapport à ce qui se pratique dans les sociétés de capitaux puisqu’elle se caractérise par l’application du principe « une personne, une voix ». Par ailleurs, la part coopérative n’est pas librement cessible mais est généralement rachetée par la coopérative elle-même 3. Si tous ces éléments sont des entorses évidentes à la propriété privée traditionnelle de nature capitalistique, il n’en reste pas moins vrai que la part coopérative reste privée puisque appartenant à une personne physique ou morale bien définie.
Le troisième principe coopératif 4 prévoit que les réserves de l’entreprise sont impartageables. Lorsqu’une entreprise fait des bénéfices qui ne sont pas distribués en primes salariales ou en dividendes, on les comptabilise comme réserves qui augmentent donc la valeur des fonds propres 5. Dans le régime classique de la société de capitaux, les actionnaires ont un droit sur les fonds propres au prorata de leurs apports. Ceci signifie que le prix de vente d’une action intègre toujours cette quote-part sur les réserves. En droit coopératif, en vertu de la rémunération limitée des apports, les excédents réalisés ne peuvent être attribués aux sociétaires et deviennent donc « impartageables », ce qui signifie qu’ils appartiennent en propre à la coopérative et aucunement à ses membres. C’est la raison pour laquelle les transactions se font toujours à la valeur nominale de la part. Est-ce que ces réserves impartageables préfigureraient la constitution d’un commun ? Rien n’est moins sûr.
Les réserves se forment dès que l’entreprise réalise du bénéfice. Dans l’environnement concurrentiel qui est celui de nos économies, ces réserves comme le montant des parts sociales constituent une force pour le développement de l’entreprise. Comme tout actionnaire capitaliste, le coopérateur ne veut pas voir ses parts se déprécier. Si des réserves ont été constituées, il ne veut pas plus s’en désaisir car elles constituent à la fois un matelas de sécurité pour ses parts sociales et un moyen de développement ultérieur de la coopérative. Lorsqu’une coopérative se développe économiquement, il est fréquent de constater que l’esprit coopératif qui animait celle-ci au démarrage s’estompe pour laisser place à des comportements typiquement capitalistes. Un des exemples les plus évidents est celui du groupe coopératif Mondragón.
Au plus haut de son développement, ce groupe était constitué de 125 coopératives associées au travers de coopératives de second niveau et d’un organe de direction élu dans le cadre d’un congrès de groupe formé de délégués des diverses coopératives. Composé majoritairement de coopératives industrielles, ce groupe a dû affronter la mondialisation à la suite de l’adhésion de l’État espagnol à l’Union européenne en 1986. Il a, pour cela, lancé une politique d’acquisition de sociétés à l’étranger, lesquelles restaient des filiales de coopératives de Mondragón et nullement de nouvelles coopératives. Les travailleurs de ces filiales conservaient un statut de salarié, subordonné à la direction de l’entreprise et non de sociétaire comme leurs homologues de l’État espagnol. Toute la question est alors de savoir pourquoi ces salariés ne sont jamais devenus sociétaires. Diverses explications ont été apportées (difficultés juridiques, sociétariat réservé au seul Pays basque…) qui ne sont pas toujours convaincantes. Il existe pourtant une autre raison bien plus prosaïque.
À la fin de l’année 2012, les fonds propres de l’ensemble consolidé s’établissaient à 3,95 milliards d’euros se décomposant en 2,05 milliards de parts sociales et 1,9 milliards de réserves impartageables. À la différence des coopératives de travail françaises (les SCOP), les parts des coopératives de Mondragón se revalorisent. On peut donc penser que cet élément serait favorable à une intégration de nouveaux sociétaires puisque ceux-ci rentrent dans la coopérative sur la base d’une part revalorisée exercice après exercice. Mais cette revalorisation n’est pas totale comme en témoigne l’existence de réserves impartageables à peu près égales au montant des parts sociales. Même si ces réserves impartageables n’appartiennent pas en propre aux sociétaires de Mondragón, elles représentent pour ceux-ci un facteur de sécurité et de potentiel pour investir et progresser. On comprend dès lors qu’ils y soient attachés et souhaitent les conserver. D’un point de vue strictement financier, le nouvel entrant dans une coopérative Mondragón bénéficie d’un rabais d’environ 50 % sur l’accès aux fonds propres du simple fait de la constitution de ces réserves. Les sociétaires actuels sont indiscutablement prêts à intégrer de nouvelles personnes sur cette base au fil de l’eau. Le faire à une grande échelle en intégrant les salariés des filiales rachetées est un tout autre problème…
En clair, si la propriété des réserves impartageables est indiscutablement collective, elle n’en reste pas moins privée à l’égard des personnes extérieures à la coopérative. Le caractère impartageable des réserves trouve sa source dans la rémunération limitée du capital en tant que troisième principe coopératif. Il ne résout nullement la question de la propriété liée à l’existence des fonds propres. Une nouvelle approche pourrait être tentée, celle de l’entreprise sans fonds propres financée exclusivement par endettement. Ce serait une révolution politique sans précédent qui s’inscrirait dans la perspective d’une construction de commun : le pouvoir n’est plus fonction d’une détention de parts sociales mais de sa place à l’égard de l’unité de production. C’est désormais la co-activité qui détermine le pouvoir de décider. Aux travailleurs la gestion de la production, aux usagers le droit d’intervenir sur l’orientation et la qualité de cette production. Mais est-ce crédible ? Les fonds propres sont-ils incontournables ?
Le monde de la finance justifie l’existence des fonds propres par le besoin pour les prêteurs de voir que les propriétaires ont plus à perdre qu’eux : un prêt comporte un engagement de remboursement quel que soit le comportement économique de l’entreprise. Ce sont donc les actionnaires qui encaisseront prioritairement une baisse d’activité ou de marge… à la condition bien sûr que les fonds propres soient significatifs et que les actionnaires aient quelque chose à perdre. Voilà pourquoi, les financiers vérifient toujours le montant des fonds propres avant d’accorder tout crédit à une société de capitaux, estimant souvent qu’un rapport de un à un est raisonnable. On constate que dans le monde des coopératives de travail, les approches sont largement plus agressives.
On peut ainsi mentionner l’exemple de la SCOP Ceralep, basée à Saint Vallier dans la Drôme. Fabricant d’isolateurs électriques de très haute tension, cette entreprise a été liquidée en 2004 par son propriétaire, un groupe étasunien. Les salariés présentent alors un plan de reprise en coopérative pour sauver les emplois. 900 000 euros de financement étaient nécessaires. Toutes les banques, à l’exception du Crédit coopératif, ont refusé de financer le projet. Le mouvement coopératif – les organismes de capital risque du mouvement SCOP et le Crédit coopératif – apportait 800 000 euros en prêts et quasi-fonds propres (titres participatifs). Il était demandé aux salariés d’apporter 100 000 euros qu’ils n’avaient pas. Il apporteront finalement 51 000 euros, le reste provenant de souscriptions des habitants des environs pour soutenir l’emploi. Cette entreprise vient de fêter ses 10 ans d’existence, dix années durant lesquelles l’entreprise a su augmenter les salaires tout en embauchant des effectifs supplémentaires, ceci avec un apport initial de seulement 5,67 % du fond de roulement nécessaire à l’exploitation, un ratio absolument inimaginable pour la finance classique.
Plus récemment, une entreprise de haute technologie a été reprise en SCOP par ses salariés : la SET. Appartenant à une start-up suédoise en faillite, cette entreprise a été mise en vente. Un groupe américano-singapourien, K&S, a déposé sa candidature. Les salariés craignant de se voir déposséder d’une technologie qu’ils avaient développée sur de nombreuses années 6 ont souhaité monter un projet de reprise. Ne disposant que de peu de fonds (160 000 euros), ils n’ont pas réussi à trouver des partenaires financiers classiques. Alors qu’ils n’anticipaient nullement une reprise en SCOP, c’est le mouvement coopératif qui trouvera la solution par émission de titres participatifs pour renforcer les fonds propres afin de pouvoir emprunter auprès des banques Crédit coopératif et CIC (filiale du Crédit Mutuel). Sur un total de 2 millions d’euros, les salariés n’auront apporté que 8 % de cette somme. Après deux années d’activité, cette entreprise se porte très bien et continue d’innover avec un chiffre d’affaires en progression.
Ces deux exemples – nous pourrions en prendre des centaines d’autres – nous montre que le mouvement coopératif raisonne sur une autre logique que le monde de la finance : ce ne sont pas les fonds propres qui forment la garantie mais la volonté des travailleurs de conserver leur activité. À la limite, hormis la forme juridique qui impose qu’il existe des sociétaires et donc des parts sociales, la coopérative aurait aussi bien fonctionné sans aucun engagement financier de la part des travailleurs. Si ceci peut être souvent établi, sans affirmer que cela soit à ce jour une généralité, est-ce qu’une entreprise peut, dans la pratique, fonctionner avec des dettes pour seul mode de financement ?
Un financement exclusif par endettement signifie que les travailleurs ne réalisent aucun autofinancement 7 et qu’ils disposent donc de la totalité de la valeur marchande de leur production 8. De prime abord, cela semble délicat puisque les fonds propres ont la particularité d’être sujet à discussion et que l’application de normes comptables différentes aboutit à des évaluations divergentes des fonds propres. Toute la difficulté réside dans l’évaluation des actifs 9. Plutôt que de chercher à les évaluer, ne devrait-on pas poser comme principe que tout actif, matériel ou immatériel, se doit d’être financé ? Ceci se fait déjà couramment ce qui concerne des investissements matériels de long terme. L’entreprise qui souhaite investir dans une machine outil destinée à être utilisée sur 20 ans financera par exemple cet équipement par un prêt bancaire sur la même durée 10. Il faudra en faire de même de tout actif immatériel de type recherche et développement ou de campagne de notoriété. Un programme de recherche et développement devra préalablement être quantifié et est appelé à être financé dans une logique de capital-risque avec des taux variables en fonction des résultats commerciaux issus de cette recherche. De même, une campagne marketing devra être préalablement financée sur la durée sur laquelle l’entreprise espère des retombées, probablement avec un échéancier remboursant rapidement l’essentiel de la campagne puis des remboursements faibles correspondant à l’amortissement de la notoriété acquise lors de cette campagne. Enfin, une grande partie des actifs portent sur des éléments de court terme tels que les stocks, les créances clients minorées des dettes de court terme. Ceci correspond à une évaluation classique du besoin en fonds de roulement. Ce besoin se fait déjà financer par des prêts bancaires. L’idée est donc que les banques accordent aux entreprises des lignes de crédit correspondant à ce besoin en fonds de roulement, lesquelles seront continuellement réévaluées en fonction de chaque état comptable.
Le financement des entreprises socialisées par endettement est donc techniquement possible. Il permettrait d’envisager des entreprises sans fonds propres lesquelles n’appartiendraient à personne en particulier mais seraient à la disposition de ses usagers, travailleurs comme clients. Dans cette optique et à la différence des coopératives qui ne rompent que partiellement avec la logique du capital, il n’y aura alors aucune accumulation réalisée en propre. Ceci signifie que les travailleurs seront exactement rémunérés à la valorisation marchande de leur travail, laquelle peut-être bonifiée ou affectée de différents prélèvements ou subventions. Ceci suppose donc la présence d’un secteur bancaire et financier socialisé qui matérialisera l’appropriation collective des moyens de production à différents niveaux et représentera des communs à des niveaux supérieurs à l’entreprise. Dans ce contexte, les décisions d’investissements seront désormais conjointement prises entre travailleurs, usagers de l’entreprise et une agence socialisée de crédit qui donnera son accord à un projet de financement, préfigurant ainsi une articulation de communs entre eux dans une perspective de construction d’une fédération de communs.
Notes:
- Commun, Essai sur la révolution au XXe siècle, Pierre Dardot & Christian Laval, Editions La Découverte, 2014
- Ce qui n’est pas toujours le cas dans les coopératives de travail, et notamment celles du groupe Mondragón dans l’Etat espagnol.
- http://www.entreprises.coop/7-principes-cooperatifs/85-decouvrir-les-cooperatives/quest-ce-quune-cooperative/166.html
- Qui se définissent, entre autres, comme étant la différence entre les actifs et les dettes.
- La SET existe depuis 1975. Elle a ensuite été rachetée par un groupe allemand d’électronique puis par cette start-up suédoise qui a vu dans la technologie développée par SET, une complémentarité dans le cadre de son développement.
- Ce qui aboutirait à la formation de fonds propres.
- En faisant abstraction de dispositifs réglementaires de redistribution de la richesse produite telles que les cotisations sociales par exemple.
- Si les dettes sont relativement faciles à déterminer car faisant référence à des sommes à rembourser, l’incertitude quant à l’évaluation des fonds propres correspond à celle des actifs, le passif étant toujours égal à l’actif.
- Ou parfois un leasing. Dans ce cas, la machine n’est même plus une propriété de l’entreprise et ne figure plus dans ses actifs.