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Thomas Sankara. Entretien dans l’Humanité en 1984

Centrafrique

Lien publiée le 13 octobre 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.humanite.fr/thomas-sankara-nous-navons-pas-importe-notre-revolution-643604

Le 23 janvier 1984, le tout jeune « président du Conseil national de la révolution de la République de Haute-Volta » était « l’invité de l’Humanité ». Lire l'intégral de ce grand entretien dans lequel Thomas Sankara a choisi le parler-vrai.

C’est un homme souriant, détendu, plein d’humour, franc, qui nous a longuement reçus, un dimanche soir, dans son bureau du Conseil de l’entente, à l’issue d’un séjour de douze jours en Haute-Volta (le pays prendra le nom de Burkina Faso en août 1984 – NDLR), qui nous a permis de le rencontrer à trois reprises. Il a tenu à nous dire, après l’interview, qu’il connaissait notre journal de longue date et qu’il saisissait cette occasion pour « saluer tous les amis lecteurs ».

On a beaucoup écrit sur la jeune révolution voltaïque. Elle surprend par son style et dérange beaucoup de monde. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?  

Thomas Sankara. C’est vrai que notre révolution dérange et surprend le plus grand nombre. Elle surprend en ce sens qu’elle tranche très nettement avec les clichés généralement admis qui font de l’arrivée au pouvoir de militaires un banal coup d’Etat. Nous n’avons pas réalisé ici ce que l’on pourrait appeler un coup d’Etat. Il y a eu une insurrection populaire, minutieusement préparée, dans laquelle se sont retrouvés des progressistes, des révolutionnaires, des démocrates,  en vue de mettre fin à un régime d’inféodation à l’impérialisme. C’est ce qui a surpris ceux qui ne veulent pas comprendre dans quel sens évolue l’histoire des peuples africains. Ce qui surprend également, c’est que les militaires voltaïques sont loin d’être ces pauvres soudards tels qu’on les connaît ailleurs ou tels que certains se les imaginent ici. Les militaires voltaïques, dans leur grande majorité, sont très politisés. Il s’agit d’éléments qui sont liés à leurs peuples, partagent leurs aspirations et luttes quotidiennes. Ils savent qui est l’ennemi principal et comment le combattre. 

Si notre révolution inquiète, c’est essentiellement à cause de l’exemple qu’elle peut représenter et pas seulement pour la sous-région. Nous n’avons pas importé notre révolution et encore moins décidé de l’exporter. Elle résulte d’un processus historique, scientifiquement vérifié, inévitable, dans la transformation des luttes que les classes sociales ont a mener les unes contre les autres pour aboutir à cette forme de révolution qui ne demande qu’à se perfectionner, les mêmes causes produisant les mêmes effets quels que soient les cieux sous lesquels on se place. 

Vous entendez aller de l’avant et vite. Mais la féodalité dans les campagnes reste puissante, de même que la bourgeoisie compradore. Toutes deux ont la haute main sur l’économie. Quelles mesures entendez-vous prendre pour limiter leur pouvoir ?  

Thomas Sankara. Il y a une première mesure qui consiste à prendre  des décrets et ordonnances, nous la rejetons parce qu’elle est d’essence bureaucratique. La seconde consiste à arracher les masses populaires à l’obscurantisme. C’est à celle-ci que nous nous attachons.

Lutter contre l’obscurantisme, c’est permettre à chaque Voltaïque d’élever son niveau de conscience politique, d’être un peuple pour soi et non pour autrui et cela ne va pas sans difficultés dans la mesure où l’accès au savoir est encore contrôlé par la bourgeoisie et les forces féodales. Nous sommes résolus à les affronter et pour cela nous entendons accélérer le processus de démocratisation afin de les bouter hors de chez nous. 

Cela ne vas pas sans excès, mais comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes agréablement informés de ce qui se passe dans nos campagnes. Des paysans osent pour la première fois faire part aux autorités des abus dont ils sont victimes. Nous ne voyons pas de délation dans cette démarche, contrairement à certaines affirmations, mais plutôt un début de prise de conscience chez nos paysans qui entendent ainsi participer effectivement à la gestion quotidienne du pouvoir. 

Ces forces du passé, nous entendons les démystifier, les présenter telles qu’elles sont à notre peuple. C’est pourquoi nous sommes en faveur d’une presse responsable, militante, d’une radio qui nous permettra de nous faire entendre jusque dans les coins les plus reculés du pays et dans les langues que comprennent nos compatriotes.

Votre pays vit à l’heure des « Comités de défense de la révolution ». Or il semble que ces derniers servent aussi de refuge à d’antirévolutionnaires patentés. Comment comptez-vous vous y prendre pour assainir les rangs des CDR afin que ceux-ci puissent réellement jouer leur rôle ?

Thomas Sankara. Il est vrai que l’on trouve un peu de tout dans les CDR. On y rencontre aussi bien des réactionnaires qui s’y sont habilement introduits que des opportunistes de gauche. La difficulté ne se limite pas à ces deux catégories. Il faut bien comprendre que les CDR constituent l’arme essentielle, les troupes de choc de première ligne dans la bataille qui nous permettra de faire triompher la révolution. Aussi nous employons-nous à la purifier, c'est-à-dire à les débarrasser des éléments contre-révolutionnaires. Cela ne peut se faire que par le développement patient mais déterminé de la démocratisation de nos structures.

Nous avons déjà enregistré quelques résultats ! 

C’est ainsi que d’anciennes autorités ont été destituées sur la base de faits irréfutables mis en avant par les CDR. En revanche, d’autres CDR ont vu leurs pratiques condamnées et se sont trouvés dans l’obligation de réélire leurs délégués et de renouveler leurs bureaux. Il y a également des débordements de toutes sortes. Ils sont normaux, prévisibles. 

Entre le cadre voltaïque, intellectuel, qui quitte son milieu social de petit bourgeois pour rejoindre la révolution et l’ouvrier voltaïque qui a vécu pendant vingt-trois ans sous un régime néo-colonial, entre ces deux personnes la compréhension et la pratique de la révolution n’est pas la même. L’un entend la faire avec des gants blancs et l’autre estime qu’elle doit lui donner la liberté d’exaucer tous ses caprices. Ces comportements nous les comprenons fort bien. 

Notre révolution a vaincu le fatalisme. Le peuple a aujourd’hui la possibilité de s’exprimer. Aujourd’hui il libère ses instincts. Demain ce seront les consciences qui seront libérées, mobilisées.

Quelle place, à votre avis, doivent tenir les syndicats dans le processus actuel ? 

Thomas Sankara. Les syndicats en Haute-Volta ont une longue tradition de lutte bien qu’ils ne soient pas homogènes. Nous en avions aussi bien de progressistes que de réactionnaires. Ces derniers étaient les bras séculiers de certains dirigeants sous les anciens régimes. A l’heure de la révolution, nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons ménager, ne pas barrer la route aux réactionnaires quelle que soit l’organisation dans laquelle ils se réfugieront, que ce soit dans les syndicats ou dans des partis clandestins parce que nous savons qu’ils ne ménageront pas leurs efforts pour tenter de nous abattre. Du reste, peu après le 4 août 1983, un responsable de ces « syndicats » proclama haut et fort qu’il combattrait notre révolution sabre au clair s’il le fallait. 

Quant aux syndicats progressistes dont l’action va dans le sens des intérêts populaires nous comptons sur leur appui pour aller de l’avant. Par leur action mobilisatrice, ils occupent une place de choix dans notre processus révolutionnaire. En revanche nous ne voulons pas qu’entre CDR et ces syndicats s’engage une espèce de rivalité. Nous sommes contre cela. Pour l’instant nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir du point de vue des principes révolutionnaires oppositions entre ces syndicats et les CDR. En revanche, nous sommes persuadés qu’il peut y avoir d’un point de vue subjectif  des oppositions et celles là nous aurons le courage de les combattre au grand jour parce que nous les dénoncerons comme étant des pratiques relevant de l’opportunisme de gauche.

Peu de temps avant votre départ pour Niamey vous avez, le 28 octobre, dans une déclaration qui a eu un grand retentissement, fait état de tentatives de déstabilisations menées contre l’Etat voltaïque. Pouvez-vous nous en dire davantage ? 

Thomas Sankara. Non, je n’y tiens pas. Nous ne voulons pas opposer notre peuple à d’autres peuples. Mais les menées subversives contre la Haute-Volta sont bien réelles, permanentes, Elles sont à la fois nationales et internationales.  Ces preuves-là sont en notre possession. Mais nous ne jugeons pas qu’il soit opportun de les divulguer actuellement afin de ne pas créer un climat de xénophobie parmi notre peuple. 

Nous voulons circonscrire le mal et ses origines et dissocier clairement ceux qui s’attaquent à nous de leurs peuples que nous considérons comme des peuples frères, amis. C’est la raison pour laquelle nous ne tenons pas à étaler ces preuves afin de ne pas montrer du doigt la nationalité en question. Cela dit, je confirme solennellement la réalité de ces complots. Ils ne découlent pas d’une simple analyse logique, elle est évidente pour tous, sauf pour ceux qui entendent faire preuve de myopie ; elle découle d’investigations que nous avons faites et des renseignements que des sympathies militantes nous ont fournis. 

Nous avons pu ainsi constater qu’une révolution juste n’est jamais isolée. Et cela est pour nous d’un grand réconfort.

Comment voyez-vous vos relations avec la France ? 

Thomas Sankara. Nous voulons une coopération dynamique, d’épanouissement qui permette aux Français et aux Voltaïques de s’ouvrir les uns aux autres. Ce type de coopération ne pourra voir le jour que si Français et Voltaïques sont débarrassés des froids calculs qui se cachent derrière les intérêts d’Etat à Etat. Que s’ils sont tous deux convaincus que toute forme de néocolonialisme, d’impérialisme, de paternalisme est écartée de ce type de relation. 

Ce qui veut dire qu’il faut que notre dignité soit respectée ainsi que notre souveraineté. Ce qui veut dire aussi et surtout qu’il faut que nous œuvrions essentiellement à rapprocher nos deux peuples et non pas à cultiver des relations officielles, protocolaires. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons avoir de part et d’autre une politique conséquente. La France issue du 10 mai 1981 fait de belles déclarations qui emportent la sympathie des peuples africains. Mais ce que nous souhaitons, c’est que le quotidien puisse être conforme à ces déclarations, aux promesses faites. Souvenez-vous de celles faites par le Parti socialiste avant le 10 mai 1981 et comparez-les avec ce qui se fait concrètement aujourd’hui. Certes, je ne mésestime pas le poids du capitalisme international avec tout ce que cela implique, mais quand même. 

Le comportement du gouvernement de la France étonne, heurte nos convictions et nos espoirs lorsqu’il continue à entretenir des relations avec l’Afrique du sud (sous le régime de l'apartheid à l'époque - NDLR), lorsqu’il envoie ses troupes au Tchad pour soutenir le régime de Hissène Habré. Ce sont ces constatations qui nous font mal. Nous les disons aux Français en toute amitié, en toute franchise, afin de leur permettre de mieux nous comprendre tout comme nous attendons d’eux qu’ils nous critiquent, qu’ils nous disent comment œuvrer pour être mieux compris d’eux. La coopération entre la France et la Haute-Volta peut-être belle et exemplaire à conditions que nous acceptions que nos ennemis soient condamnés partout où ils se trouvent , même si cela doit nous faire mal en raisons de nos alliances parallèles.