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    Lordon: Intervention au "colloque intempestif", à l’ENS le 2 mai

    Lordon

    Lien publiée le 8 mai 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://rogueesr.fr/luniversite-dead/

    Quitte à prendre le risque de l’abstraction – mais après tout nous sommes à l’ENS… – je voudrais commencer en disant en toute généralité une ou deux choses sur les institutions, puisque l’université est une institution, et qu’elle en illustre exemplairement les propriétés essentielles. Telles qu’on peut les ramener aux deux propositions suivantes. Proposition 1 – si son énoncé est paradoxal – : la vie dans les institutions, c’est la mort. Malheureusement, proposition 2 : par institution, il faut entendre la forme même de la vie collective – pourvu bien sûr qu’on soit capable de donner à la catégorie d’institution toute son extension.

    Que la juxtaposition de ces deux propositions soit au principe d’une pénible contradiction, la chose est assez évidente puisque, redisons-le : 1) Dans les institutions, on crève ; mais 2) collectivement, nous vivons nécessairement dans des agencements institutionnels. En réalité, la contradiction est soluble dans une sorte de prudence de la vie dans les milieux institutionnels dont la maxime pourrait s’énoncer ainsi : « Attention on va y crever, si on n’y fait pas gaffe ».

    En tout cas, tout discours sur la vie collective qui ferait l’impasse sur l’une de ces deux propositions se condamnerait à l’erreur théorique et au désastre pratique, étant entendu que le désastre pratique peut prendre des formes différentes, diamétralement opposées même, selon la proposition ignorée. Quelle est, dans des proportions écrasantes, la proposition ignorée aujourd’hui, et quelle est la forme du désastre qui s’en suit, nous ne le savons que trop. La proposition ignorée, c’est que les institutions c’est la mort. Et la forme du désastre, c’est la mort. Cas d’application, l’université : dead.

    En réalité, ici, il faut sortir de la généralité. Ce qui dans l’université pousse la propension mortifère à son comble, c’est la forme particulière que lui donne le néolibéralisme. Il y aurait bien sûr énormément à dire à ce sujet, je me contente de donner un échantillon. Dans le journal Les Échos, sous le titre « Ce que le prix Nobel Jean Tirole conseille à Macron », on peut lire ceci – c’est Tirole qui parle – : « Face aux grandes écoles, hautement sélectives, mieux dotées, et agiles grâce à une gouvernance plus souple, face à une forte concurrence internationale pour les étudiants et les chercheurs, l’université a des boulets aux pieds ».

    Soyons objectifs et cliniques : nous avons là à l’évidence une phrase qui sent l’Institut médico-légal et le tiroir frigorifique. Quand je dis que les institutions c’est la mort, je pense exactement à des phrases comme ça. Il faut des individus totalement vidés de l’intérieur pour dire des choses pareilles, des individus évidés et re-remplis avec du fourrage institutionnel à la place, et dans la tête de la paille : de la paille de langue institutionnelle – ce qui, incidemment, donne à penser que nous pourrions envisager le néolibéralisme comme une gigantesque taxidermie, comme une entreprise de taxidermie générale, qui ne produit plus à la chaîne que des automates empaillés.

    J’attire ici votre attention sur le mot « agile ». « Agile » est un mot qui a visiblement commencé son existence sociale comme une fin de soirée débraillée où Pierre Gattaz avait forcé sur la sangria : une trouvaille de pochtron rubescent, mais de pochtron managérial tout à sa joie d’avoir mis la main sur ce que ces gens-là appellent un « concept ». On en était là : l’« entreprise agile », c’est si grotesque, si débile, que seul Pierre Gattaz avait l’étoffe pour porter une chose pareille, éventuellement Emmanuel Lechypre sur BFM ou Nicolas Bouzou à peu près partout ailleurs. À ma grande stupéfaction, je dois le dire, j’ai vu le mot faire carrière. Et le voilà désormais répandu comme une catégorie honorable, avec laquelle on peut même faire dignement des énoncés. Or dans un état normal de l’intelligence collective, n’importe qui devrait avoir le rouge au front d’être surpris avec un machin pareil à la bouche. Mais non : tout le monde dit « agile » : des patrons évidemment, donc des journalistes évidemment, des hommes politiques bien sûr, donc des « managers publics » bien sûr. Et maintenant des chercheurs. Le propre du néolibéralisme, c’est donc, entre autres choses, de produire des prix Nobel d’économie qui parlent comme le vendeur de pin’s du Medef ou comme un éditorialiste décérébré de France Info ou de C’dans l’air. Accordons que la discipline prédispose. C’est donc peut-être par malice que les organisateurs m’avaient demandé d’intervenir en m’appuyant « sur mon expérience d’économiste ». J’ai fait semblant de croire que c’était au titre d’informateur indigène, considérant par ailleurs qu’il n’est jamais de très bonne méthode sociologique de céder aux catégories trop homogènes : il n’y a pas « les économistes » et, de même, si ce soir nous pouvions ajouter à la démonstration qu’il n’y a pas « les universitaires », nous n’aurions pas perdu notre temps.

    Incontestablement, cependant, il y a Jean Tirole. Et il n’est pas seul de son genre. Si bien que, revenant à la demande des organisateurs, je me dis que ça n’était pas une mauvaise idée en principe d’attraper l’université qui va mal par une de ses disciplines qui va très mal. Quoique cette dernière (l’économie) ait elle-même le sentiment de se porter à merveille. Épistémologiquement sûre de son fait (ça depuis toujours), elle s’est au surplus vendue à tous les pouvoirs temporels, mais à un degré tel qu’elle vit maintenant sa compromission chronique avec le sentiment du parfait naturel et sans le moindre embarras de conscience. Entre le prix Nobel Jean Tirole, ou le professeur au Collège de France Aghion, et le président Macron, il n’y a rien d’autre que le plain-pied d’une grande histoire de complicité. Pendant ce temps, bon nombre de leurs collègues cachetonnent pour les banques ou dans des conseils d’administration – mais c’est peut-être cela qu’il fallait entendre par « valorisation et diffusion de la science »…

    Mais je voudrais revenir aux méditations empaillées de Jean Tirole et, dans ses termes mêmes, redemander : avons-nous en effet, par manque d’agilité et gouvernance insuffisamment souple, des boulets aux pieds ? Je dirais plutôt que nous avons les boules au cou – d’entendre des indigences pareilles. Je dirais également qu’on a rarement la chance de tomber sur une manifestation aussi pénétrante et aussi involontaire de l’esprit de synthèse puisqu’en à peine trois lignes tout est dit, ou presque, du désastre universitaire. Il ne vous aura pas échappé que dans cette phrase – comme d’ailleurs dans le reste de l’article – on ne trouve pas un mot qui n’évoque l’écrasement d’un savoir libre par la compromission à des intérêts extrinsèques ou par le flot de boue managériale. Pour notre part, considérons plutôt que le savoir critique est le principe de vie propre à l’institution « université ». Et demandons à notre tour : dans quel état se trouve-t-elle quand ce principe est liquidé par ses responsables mêmes ? Dead– disais-je.

    Comme souvent, ce sont les nouveaux entrants, pas encore ployés par l’habitude institutionnelle, qui savent être choqués de ce qui ne choque plus les autres. Et l’on mesurera ce que c’est que d’être ployé à ceci que, sauf erreur de ma part, les professeurs de Paris-1, université à laquelle je suis formellement rattaché, n’ont toujours pas fait entendre la demande explicite, formelle, et somme toute minimale, de démission de leur président, dont les exploits policiers et médiatiques devraient pourtant passer à la postérité.

    Je vous rappelle l’espèce de prudence que j’avais essayé de formuler à l’usage de la vie dans les institutions : attention on va y crever, si on n’y fait pas gaffe. Parce que, précisément, ils sont encore suffisamment alertes pour faire gaffe, les étudiants qui occupent les universités auraient beaucoup de titres à être considérés comme des universitaires, si du moins l’on entend par là ceux qui sont intéressés à l’université – évidemment selon sa vocation première, où il entre constitutivement l’ouverture des savoirs à la société, et non comme seul champ de lutte pour les ressources ou le pouvoir mandarinal. C’est donc très inadéquatement qu’on dit d’étudiants aussi fidèles à l’idée de l’université qu’ils l’occupent. Ils sont chez eux en vérité. Ils n’en sont pas les occupants, mais les habitants, les habitants les plus légitimes d’ailleurs, et certainement les plus réveillés. L’occupation,  les occupants, ce sont les empaillés : les managers, les présidents. Eux ont mis la main sur quelque chose avec quoi, dans son principe, ils n’ont plus rien à voir. Mais c’est là le genre d’inversion bien à l’image d’une époque qui fait tout marcher sur la tête.

    Si d’ailleurs nous remettions les choses sur leurs pieds, que verrions-nous ? Nous verrions qu’à défaut d’abolir l’institution « université », les étudiants se battent contre sa forme contemporaine, et pour qu’en soit réinventée une autre. Une autre à laquelle nous aurons fait gaffe dès le début et qui, parce que nous continuerions d’y faire gaffe, permettrait d’espérer que, quoique institution, toute vie ne s’en absente pas