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Comédie à l’italienne
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.liberation.fr/debats/2018/10/01/comedie-a-l-italienne_1682479
Bruno Amable
Contrairement au gouvernement grec mené par Syriza en 2015, la coalition italienne n’a aucun projet de remise en cause des transformations néolibérales en cours : il s’agit plutôt de surjouer le défi à l’UE pour des raisons électoralistes.
Tout le monde connaît la phrase de Marx sur les événements qui se produisent deux fois, la première comme une tragédie, la deuxième comme une farce. On sait comment, il y a trois ans, s’était terminée la tentative d’un gouvernement nouvellement élu de remettre en cause la politique d’austérité imposée par l’Union européenne. La confrontation du gouvernement grec dirigé par Syriza avec l’Eurogroupe avait débouché sur sa défaite, qui s’était traduite par la poursuite de l’austérité et la mise en œuvre de nouvelles «réformes» néolibérales. L’année dernière, le PIB par habitant grec était encore inférieur de 23 % à son niveau de 2007.
Voilà de nouveau qu’un gouvernement «met l’Europe au défi», pour reprendre un titre de presse. L’annonce par Giovanni Tria, le ministre italien des Finances, d’un déficit budgétaire de 2,4 % du PIB pour les trois années à venir, au lieu des 1,6 % promis, a déclenché des réactions prévisibles à la fois du côté des marchés financiers et de la Commission européenne. Les premiers effets de la «discipline des marchés» se sont rapidement fait sentir : le taux d’intérêt sur les titres publics italiens à dix ans s’est (re)mis à monter. Du côté des autorités européennes, le commissaire européen aux Affaires économiques et financières Pierre Moscovici a jugé que le budget italien était «hors des clous».
Ce qui motive ce jugement est le niveau de la dette publique, qui est élevé depuis longtemps déjà. Il approchait 90 % du PIB vers la fin des années 80 et les 100 % ont été franchis au début de la décennie 1990. La crise de 2008 a porté ce niveau au-delà de 130 %.
Il y a au moins trois éléments à prendre en compte pour apprécier la soutenabilité de la dette : le déficit budgétaire, la croissance et le taux d’intérêt. Pour le premier, cela fait plus de deux décennies que le budget italien est en excédent primaire (hors charge d’intérêt), et même le budget à 2,4 % ne changera pas cette orientation. Mais la croissance est au point mort depuis à peu près la même époque, ceci étant peut-être en rapport avec cela. Le PIB italien n’a toujours pas retrouvé le niveau de 2008 et le PIB par personne employée stagne depuis le début des années 2000. Le budget à 2,4 % ne provoquera pas une relance.
La question des taux d’intérêt est plus délicate. L’annonce de Tria a fait monter le taux sur les titres publics à dix ans à 3,25 %. On est encore loin des 6 % et plus de juillet 2012. «Nous n’avons pas peur des spreads» a déclaré un sénateur du Mouvement Cinq Etoiles (M5S). Pourtant, ce serait une source potentielle de souci pour le gouvernement italien, surtout si la Banque centrale européenne, dans un calcul politique, laissait jouer à plein la «discipline des marchés».
Mais qui aurait intérêt à cela ? Pas la coalition au pouvoir à Rome, mais pas plus les autres gouvernements ou les autorités européennes. Une crise de la dette italienne aurait sur l’ensemble de la zone euro des conséquences autrement sérieuses que la crise grecque. De plus, il y a des élections européennes l’année prochaine et en Allemagne, première économie de la zone, la coalition gouvernementale menée par Angela Merkel est beaucoup plus affaiblie qu’en 2015.
Surtout, il ne faut pas oublier que l’austérité n’est qu’un moyen au service d’une fin, la transformation néolibérale des modèles socio-économiques européens. La politique économique du gouvernement italien remet-elle en cause ce projet ? Pas vraiment. Les mesures prévues s’inscrivent plutôt dans sa continuation. Les deux dernières décennies ont été marquées par une vague de «réformes» de la protection sociale et du marché du travail. La coalition gouvernementale n’a aucun projet sérieux de remise en cause de ces transformations. Il n’y a aucune mesure d’ampleur s’opposant à la flexibilisation du marché du travail. La remise en cause de la réforme des retraites reste commodément modérée et le projet du revenu de citoyenneté, élément central du programme du M5S, ressemble étonnamment à celui de revenu universel d’activité d’Emmanuel Macron, qui s’inscrit dans une logique de mise au travail des chômeurs sous la contrainte de privation de revenus.
Bref, sur l’essentiel, rien ne change. L’exécutif italien, et notamment le M5S, a intérêt, pour des raisons de politique intérieure, à surjouer son défi à l’Europe. Les autorités européennes, elles, doivent réitérer avec une conviction forcée leur message de «rigueur budgétaire» et de «poursuite des réformes», en se gardant bien de déclencher une crise où elles auraient, elles aussi, beaucoup à perdre.
Cette chronique est assurée en alternance par Anne-Laure Delatte, Ioana Marinescu, Bruno Amable et Pierre-Yves Geoffard.