[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Sciences-Po : la fin des concours signe la fin de la République

Lien publiée le 9 juillet 2019

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/billets/sciences-po-la-fin-des-concours-signe-la-fin-de-la-republique

Par Jean-Paul Brighelli

Quand Sciences-Po et l’ENA décident concurremment de faire dans la discrimination positive, on peut s’inquiéter. Ni l’une ni l’autre de ces honorables institutions n’est connue pour sa fibre sociale. La décision de Richard Descoings, dans les années 2000, de faire entrer directement rue Saint-Guillaume des élèves méritants de ZEP a fait long feu. Des parents appartenant au meilleur milieu ont inscrit leur progéniture dans ces établissements soudain privilégiés et ont ainsi contourné le concours : plus de 40% des heureux élus sont issus des CSP+, un beau succès social…

Mais c’était anecdotique. La décision de supprimer le concours d’entrée (les IEP de province suivront sans doute) pour le remplacer par une lettre de motivation (on sait qui écrit ces lettres) et un oral de présentation est la mesure la moins démocratique possible et surtout la moins républicaine. Parce qu’un oral est bien plus socialement marqué qu’un écrit, parce que vocabulaire et syntaxe trahissent à chaque instant nos origines.

La république — celle de Condorcet au moins — avait pour but de dégager de nouvelles élites pour remplacer les aristocraties de condition qui s’étaient annexé tous les postes. L’Ecole et le concours étaient les canaux de cette promesse républicaine, dans la mesure où le travail se reflète à l’écrit bien plus facilement qu’à l’oral, et où le vrai élitisme consiste à mettre tout le monde sur la même ligne de départ.

Promesse difficile à tenir, mais la IIIe République, via les « hussards noirs » de Péguy, s’est efforcée de la réaliser. Pourtant Bourdieu n’avait pas tort de dire, en 1965, que les « héritiers » étaient mieux lotis que les déshérités : l’accès au langage, à la culture non scolaire, facilite le parcours des enfants de bourgeois. Mais bon an mal an, 12 à 15% des élèves des grandes écoles appartenaient aux classes populaires. C’était peu, c’était insuffisant, mais c’était déjà ça.

Réduire les exigences, c’est renforcer le poids des déterminismes sociaux.

Les belles âmes ont si bien lu Bourdieu, si bien facilité les études des moins favorisés, qu’elles ont réduit ce pourcentage à rien. Aujourd’hui, ce sont 2% des déshérités qui réussissent les grands concours — alors même que l’on a fixé des quotas de boursiers à l’entrée en CPGE.

C’est que la « facilitation » est passée par une baisse radicale des exigences.On a cassé le thermomètre : au lieu de donner plus à ceux qui avaient moins, on a mis tout le monde à la portion congrue — sous prétexte de « démocratisation », de « massification », d’« égalitarisme » et autres foutaises. C’est cela, le « pédagogisme », et pas autre chose : la forme scolaire de la démagogie. La pédadémagogie.

Réduire les exigences, c’est renforcer le poids des déterminismes sociaux. Si l’Ecole ne remplit plus sa tâche, la part de la culture familiale s’accroît d’autant. Si l’on est laxiste sur le français parlé en cours (et on l’est depuis qu’un certain René Haby, qui n’était pas encore ministre de Giscard, a décidé de privilégier l’oral « spontané » sur l’écrit — c’était en 1967), la langue maternelle (au sens littéral du terme) devient le pivot des apprentissages. Ce qui condamne irrémédiablement tous ceux qui n’ont pas tété le subjonctif imparfait et l’accord du participe avec le COD antéposé avec le lait de leur mère.

Cette pédagogie libertaire, réduisant les exigences sous prétexte de remplacer la transmission des savoirs par l’éducation au « vivre ensemble », a été bien reçue par le libéralisme moderne, soucieux de faire des économies (d’heures, donc de postes) sur le dos des élèves. Après tout, les enfants des oligarques qui nous gouvernent, inscrits dans les meilleures écoles privées ou publiques (et l’on n’a pas idée des intrigues et des pressions exercées par les parents, toujours pétris de relations haut placées, pour faire admettre Timothée ou Albane dans tel ou tel établissement prestigieux) auront les compensations nécessaires, et l’écart avec les petits pauvres s’accroîtra d’autant. La baisse programmée du niveau, du Primaire à la fin du Secondaire, cautionne la confiscation des bonnes filières du Supérieur par les enfants de la Caste.

Il y a toujours eu une haute marche entre la Terminale et la première année de Prépas. Depuis 10-15 ans cette marche est une falaise, et dans la plupart des CPGE ce ne sont plus quelques semaines, mais une année entière d’adaptation qu’il faut envisager — quand on y parvient. Pour preuve le grand nombre d’élèves qui réussissent désormais en troisième année, quand leurs aînés y parvenaient à la fin de la seconde. Ce n’est pas qu’ils soient plus bêtes. Mais ils sont arrivés avec un pauvre bagage, qu’il leur faut bien compenser.

Admettons qu’ils y parviennent — et comme ils ne sont pas idiots, ils le peuvent parfois. Le concours écrit, anonyme, convient très bien à ces fils et filles de personne. Le passage à l’oral, que ce soit au niveau du Bac tel que l’envisage Jean-Michel Blanquer, ou plus tard, comme l’ont décidé Sciences-Po et l’ENA, sera pour eux une pure catastrophe.

Les réformes envisagées, privilégiant l’oral sur l’écrit, accroîtront encore la prédominance des nantis

Pour bien le comprendre, il faut saisir ce qu’est exactement l’oral en français.

J’ai eu l’occasion, il y a quatre ans, de former deux élèves marseillais au concours d’éloquence du Lion’s Club. Des élèves de Première et de Terminale appartenant l’un et l’autre à un milieu très modeste. Ils étaient a priori persuadés qu’il suffit de dire ce que l’on pense avec conviction pour emporter l’adhésion. Il m’a fallu un certain temps pour leur faire admettre ce qu’un enfant de bourgeois sait de façon presque instinctive : le langage sert à manipuler l’autre — voir le discours du Renard au Corbeau. Et pour cela il faut user d’un vocabulaire et d’une syntaxe reconnus immédiatement par l’interlocuteur — et pas la langue hachée menue ânonnée par les adolescents qu’Abdellatif Kechiche a mis en scène en 2004 dans l’Esquive, où Marivaux, sommet de l’art français du verbe, était passé à la moulinette de la banlieue ; pas la langue désarticulée prônée par cet inspecteur du Midi approuvant la réécriture en langage familier de la Princesse de Clèves via Facebook. Il faut en savoir long et avoir longuement préparé son texte pour avoir l’air d’improviser. L’oral, en français, c’est de l’écrit faussement relâché. En fait, c’est du sur-écrit.

Les deux candidats allèrent dans le dernier carré national, et le meilleur des deux, en finale, fut battu par un enfant du XVIe arrondissement — il n’y a jamais de hasard.

Mais il n’y a pas non plus de fatalité. Parler ou écrire, cela s’apprend — à condition que l’on vous ait appris à le faire avec une méthode adéquate, dont a bénéficié Balthazar à l’Ecole alsacienne mais pas Kevin à Saint-Locdu-le-Vieux, ni Myriam ou Omar au collège Versailles de Marseille-Nord.

C’est parce que nous avons laissé en jachère les quinze années qui préparent au Supérieur que tant d’étudiants issus des castes les plus défavorisées explosent dès la première année du Supérieur. Les pédagogues ont extorqué à un ministre la parité du bac professionnel avec les autres bacs ? Eh bien 99% des élèves de bac pro qui tentent l’université échouent. Merci à ceux qui leur ont permis de s’écraser contre le mur du Supérieur. En vertu des grands principes et des grands sentiments, qui n’ont rien à voir avec la réalité — c’est cela même, l’idéologie. Au nom de l’égalitarisme, qui est dans les faits la promotion des enfants du Réseau, les disciples de Meirieu, Goigoux and co. ont répudié l’élitisme républicain, seule garantie réelle d’égalité. Le concours écrit, anonyme, identique pour tous, n’est pas facile pour les fils de personne ; ramené à un oral, il est définitivement discriminant. Ceux qui prétendent le contraire sont, au choix, des imbéciles, des hypocrites ou des petits malins qui sous couvert de promouvoir les fils et les filles du peuple, les confinent dans les réserves où une habile politique de caste les a enfermés.

Les réformes envisagées, privilégiant l’oral sur l’écrit, accroîtront encore la prédominance des nantis — ce qui finit par faire croire que les castes supérieures méritent au fond leur réussite. Bien sûr il n’en est rien : simplement on leur a construit un parcours à leur strict usage, un parcours dont les déshérités n’ont pas les codes — et d’année en année, des programmes exaltant les « compétences » aux dépens des « savoirs » ont soigneusement évité de les leur donner. On est reconnu par la communauté de culture — et de culture, expliquait Marx, il n’y en a qu’une, celle des bourgeois. Celle de la nation française. La culture est héritage, et non consommation immédiate. Sous prétexte de « respect » et de « droit à l’expression », de « culture jeune » ou de droit à la différence, on a confiné les enfants du ghetto… dans le ghetto. Désormais, quand tu es né dans la rue, tu y restes.

Ajoutez-y le poids des « communautés » — que les gouvernants veulent bien reconnaître, parce qu’elles sont la garantie de la réussite de la communauté des nantis. Les enfants de pauvres expriment parfois leurs frustrations dans des mouvements de rébellion qui n’ont pas les moyens intellectuels — on y a veillé — d’être insurrectionnels. Mai 68, qui a si fort effrayé les bourgeois qu’ils n’ont eu de cesse d’en récupérer les acteurs les plus en vue, fut la dernière des « révoltes logiques », pour parler comme Rimbaud et Jacques Rancière. Une insurrection d’enfants pénétrés de savoirs savants ! Mais sans savoirs, plus de révolutions.

Qui peut croire que la suppression du concours, seul refuge de ceux qui ne sont pas nés avec une cuiller en argent dans la bouche, a été pensée pour les avantager ? Le peuple est rare dans les grandes écoles. Désormais, il en sera le grand absent. Si l’on avait continué à le former, que n’aurait-il pas revendiqué ! Mais confiné dans une ignorance apprise, comme dit Jean-Claude Michéa, abruti de télévision, de foot et de foot à la télévision, nourri de bouffe rapide à satisfaction immédiate, ballotté d’un CDD d’intérimaire à un mauvais job chez Uber, l’enfant abandonné par l’école libéralo-libertaire n’a pas la force de s’insurger — ni même les moyens de lire cet article.