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Retour sur la Marche contre l’islamophobie. Entretien avec Omar Slaouti
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.contretemps.eu/marche-islamophobie-entretien-omar-slaouti/
Le 10 novembre dernier, une marche historique contre l’islamophobie a réuni, pour la première fois, des dizaines de milliers de manifestant·e·s, qui ont reçu le soutien de l’essentiel de la gauche sociale et politique. Le militant antiraciste Omar Slaouti a été l’un des organisateurs de cette marche ; après être revenu sur le contexte qui a motivé cette initiative, il en tire un premier bilan, revient sur les attaques médiatiques et politiques dont elle a fait l’objet, et en interroge les perspectives.
***
Peux-tu d’abord rappeler comment la marche du 10 novembre contre l’islamophobie a été organisée et pourquoi ?
Il y a eu évidemment des éléments déclencheurs dans le contexte, dont le premier a été l’attentat contre la mosquée de Bayonne, mais aussi les propos racistes et humiliants d’un élu du RN au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté contre cette femme et son enfant, le vote au Sénat d’une loi contre des femmes musulmanes, la programmation par Macron d’une journée à l’Assemblée nationale consacrée à l’immigration, et enfin l’autre programmation, celle de Zemmour sur CNews alors qu’il (pour ne pas dire parce qu’il) a été condamné pour incitation à la haine raciale.
À voir l’ensemble, on a dans une même séquence une islamophobie qui émane de l’État, d’institutions politiques locales, des médias et d’un individu armé. Il y a une cohérence d’ensemble et pas simplement une juxtaposition d’actes. Lorsque la mosquée a été attaquée avec des personnes blessées, aucun premier couteau du gouvernement ne s’est déplacé sur les lieux. Lorsqu’un élu prend à partie une femme qui porte un foulard, les sénateurs votent avec une forte majorité l’interdiction pour les femmes musulmanes portant un foulard d’accompagner les enfants en sortie scolaire. Et enfin les mêmes expliquent la légitimité de leur vote ou de leurs discours sur l’immigration par l’avis général de la population (après l’avoir savamment construit), dont l’une des figures – représentant autoproclamé du « bon peuple » – reste Zemmour. L’ensemble est chapeauté par la mise en place de « la société de vigilance » faisant des musulmans et musulmanes, des ennemi-es de l’intérieur et qu’il faudrait débusquer dans tous les espaces publics et privés.
Pour autant, il faut bien saisir que le contexte dépasse cette séquence qui relève coome on le voit, d’un racisme systémique. Depuis des dizaines d’années, les approches culturalistes portées par les droites comme par une grande partie de la gauche submergent tous les espaces sociaux, dont de nombreux médias et certains milieux intellectuels.
Il fallait réagir. Nous nous sommes retrouvés à une trentaine à Saint-Denis dans une réunion présidée par un élu de la ville, Madjid Messaoudène, et en trois semaines, on n’a fait au final que répondre à une demande massive de mobilisation, tant les douleurs chez les premiers et premières concerné·e·s étaient profondes. Ce sondage commandé par le gouvernement lui-même paru dans la même période soulignait que plus de 40% des musulmans avaient été violenté du fait de leur religion et tout particulièrement les femmes portant un foulard puisque 60% d’entre elles en ont été victimes.
Il fallait urgemment collectiviser et politiser ces douleurs ; c’est ici que les initiateurs (dont le CCIF et La plateforme : Les Musulmans) de l’appel paru dans Libé ont joué un rôle fondamental et, on espère, fondateur. Nous avions une boussole bien orientée mais nous voulions, tout en étant inclusif dans la démarche, que ce soient les victimes directes de ces attaques qui tiennent la boussole.
Quel bilan tires-tu de cette marche ? En quoi est-elle « historique » comme l’ont dit bon nombre d’intervenant·e·s à la tribune ?
J’imagine que pour toute initiative, les initiateurs tirent un bilan pour le moins globalement positif. Il en va de leur légitimité. Mais objectivons la situation en commençant par poser la question non pas à ceux qui sont à l’initiative mais à ceux et celles qui étaient présents ou pas dans la manifestation. Et là, pardon, les réponses des premiers concernés sont unanimes et balayent d’un souffle toutes les pseudo-analyses de « journalistes » à la Roufiol. Ce qu’on entend en direct dans nos familles, parmi nos collègues de travail, nos ami·e·s et ce qu’on lit sur les réseaux sociaux, c’est juste un immense retour de dignité.
Que les choses soient claires : lorsque sur quasiment toutes les ondes à presque toute heure de la journée, votre religion, c’est-à-dire ce qui vous fait dans votre plus profonde intimité, et qui dans le même temps vous relie pour partie au reste du monde, est jeté en pâture sur la place publique par et à des éditocrates, médias, intellectuels aux canines acérées, les blessures sont profondes. Les troubles psychiatriques dans nos quartiers ont à voir avec la violence d’un système raciste, pensons un instant à cet enfant que la mère doit relever après avoir été elle-même lapidée par cet élu RN dans ce Conseil Régional.
Après les attentats de 2015, nombreuses ont été ces femmes portant un foulard, qui devaient tenir tête aux regards méprisants et humiliants quand elles n’ont pas été physiquement agressées dans l’espace publique. Les hommes musulmans ne sont pas épargnés puisque, selon le sondage de novembre 2019 cité plus haut, ils sont l’objet d’agressions islamophobes exercées en premier lieu par une institution de l’État et pas des moindres, à savoir la police nationale. Les mêmes avec les femmes musulmanes se cognent aux discriminations au travail ou encore pour un logement.
Alors évidemment, se retrouver ou se projeter avec des dizaines de milliers de personnes côte à côte, qui scandent, écrivent et pensent que l’Islam est une belle et grande religion à côté des autres croyances ou non-croyances, c’est se relever à hauteur de dignité et d’exigence d’égalité.
Des polémiqueurs vendeurs de haine ont reproché aux organisateurs, et à l’un d’entre nous en particulier, d’avoir prononcé au micro « AllahAkbar ». On pouvait pourtant y voir deux messages, un à l’endroit des idiots utiles du système, à savoir qu’ils n’en feront pas un cri de guerre à l’instar de terroristes, mais surtout un autre message, à l’endroit des fidèles qui subissent l’injonction à l’invisibilisation. Rien d’étonnant, que beaucoup reprirent en cœur « AllahAkbar ». Aucune volonté de provocation, mais juste pendant un instant, communier ensemble, partager y compris avec des non-musulmans cette respiration d’humilité et pas d’humiliation.
Autre constat qualitatif, la grande majorité des lanceurs d’alerte contre l’islamophobie présents ce jour-là sont des quartiers populaires, beaucoup de confession ou de culture musulmane. Pour autant, d’autres étaient présents pour affirmer avec eux leur solidarité contre toutes les formes de racisme et pour rappeler en même temps que le problème, ce ne sont pas les musulmans mais les inégalités sociales. On a pu voir ainsi des Gilets Jaunes et notamment des porte-paroles.
Pour le coup, même si des éditocrates mal intentionnés pour ne pas dire islamophobes jugent que la mobilisation fut minoritaire, nous nous disons dans un entre-soi fraternel et rassembleur ô combien nous sommes forts, et pour leur faire peur davantage, ô combien nous sommes le nombre ! Il y avait bien un « grand remplacement » qui était à l’ordre du jour de cette belle mobilisation, mais c’était celui du racisme structurel par l’égalité structurante.
Il fallait entendre les mots d’ordre, mais bien plus encore lire les pancartes confectionnées en famille où il n’était question que d’égalité et même de redistribution des richesses. Ce qui me fait dire que dans cette période de montée de nationalismes haineux, de divisions au sein même de notre classe sociale, il y a un espoir si on assume collectivement l’autonomie organisationnelle par les victimes d’une oppression donnée, non pas comme un but en soi, mais comme un outil pour se battre ensemble à égalité de regards contre ce système inégalitaire.
Après, d’un point de vue quantitatif, les moins énervés d’entre nous, études scientifiques à l’appui, estiment que nous étions au moins 40 000 manifestants avec une majorité de manifestantes. Un nombre qui donnerait envie à des structures dites antiracistes comme SOS Racisme, qui ont brillé une fois de plus ce jour-là par la dénonciation de ce qu’ils ne contrôlent pas estimant que notre appel « joue sur la corde de la victimisation, de la communautarisation et de l’hystérisation du débat public ». Un constat qui révèle le positionnement politique d’une telle structure et qui n’a aucune prise, ni légitimité parmi les victimes du racisme structurel.
Pas de doute : c’est qualitativement et quantitativement une grande mobilisation antiraciste. L’autre élément d’appréciation est que nous avons appris de l’histoire, notamment comment la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 a été phagocytée par le PS, un parti social-libéral qui cette fois-ci a préféré vociférer avec la droite et l’extrême droite contre notre magnifique mobilisation. Ici, pas de récupération possible ! Ils ont le seum, comme disent les jeunes, au point où ils essayent de riposter avec le Printemps Républicain par un colloque qui réunit Pena Ruiz, Chevènement, Pécresse, Enthoven, Clavreul, Bouvet, El Khatmi, Cazeneuve et un Belge, pour disent-ils apporter « un regard international ».
Affligeant et inquiétant : toutes les digues idéologiques qui pouvaient éventuellement séparer la droite du PS disparaissent, le seul ciment qui les lie en plus de leur conversion au néolibéralisme, c’est l’islamophobie, pardon la haine du musulman pour reprendre la prose des gens autorisés. Pour tout dire, ces islamophobes feutrés ont avec la direction du PS prétendu que par « lois liberticides » on visait la loi de 1905, ce qui est absurde tant celle-ci était revendiquée par toute la foule présente et martelée tout le long de la manif jusqu’aux prises de parole finales. Mais évidemment, on ne parlait pas de leur laïcité dévoyée à des fins racistes.
Pour l’heure, on constate qu’en face ces islamophobes déversent des torrents de boue sur les réseaux sociaux mais, pas seulement, de nombreux militants antiracistes reçoivent des menaces de mort notamment les organisateurs de cette marche du 10 novembre, des menaces émanant parfois de syndicats policiers. Soyons collectivement vigilants et solidaires, y compris matériellement, avec ces militants.
Comment analyses-tu le ralliement à cette initiative de l’essentiel de la gauche réformiste et révolutionnaire (FI, EELV, PCF, Ensemble, NPA, LO, POID et UCL) mais aussi des syndicats (du moins la CGT et Solidaires) ?
Tout d’abord, avant l’analyse, il faut s’en féliciter ! Mais dire aussitôt qu’au sein de ces différentes structures les postures sont parfois partagées, et que certains se réfugient dans une attitude abstentionniste préférant commenter l’histoire plutôt que de s’y frotter.
Par exemple, avant la manif, les délires sémantiques sur le terme « islamophobie » sont juste une discussion de salon pseudo-intellectuelle indécente. Comme si l’essentiel eût été dans les années 1930 de disputer les termes « judéophobie » et « antisémitisme », au lieu de se battre contre la fascisation de la société. Aujourd’hui, les musulmans constituent le groupe ethnico-religieux le moins accepté par les Français après les Roms d’après le dernier baromètre du CNDCH (2018). Alors, ils font quoi ? Rien ! Ils discutent maintenant après la manif, très sérieusement du sens et du contre sens absolu de ces 20 ou un peu plus autocollants avec une étoile jaune. Mais ne les dérangeons pas davantage, et affirmons juste au passage notre solidarité à l’endroit d’Esther Benbassa.
Sur la question posée, soulignons que la situation est jugée inquiétante par chacune de ces organisations, qui ont bien compris que les gouvernements en place en Occident montrent du doigt les migrants et les musulmans, alors qu’ils sont eux-mêmes à l’origine des crises économiques, sociales, écologiques, institutionnelles. Ainsi, le front de lutte de ces organisations signataires de notre appel, doit passer par la déconstruction de tous les discours dominants nauséabonds afin de dénoncer les responsables politiques du creusement des inégalités. S’attaquer au Capital implique de s’attaquer aussi aux discours racialisants.
Ensuite, certains, disent que la posture de cette gauche signataire de l’appel contre l’islamophobie est opportuniste et que le fond de leur présence réside dans le potentiel de voix que représentent les quartiers populaires, pour ne pas dire les musulmans, pour les prochaines élections. Ce n’est pas mon avis : il s’agit là pour le moins d’une approche très réductrice. Aujourd’hui, c’est sans ambiguïté, taper sur les migrants et les musulmans qui rapportent des voix et Macron sait y faire. Si tenir un discours antiraciste et pour l’égalité est suspecté de clientélisme, perso je suis client !
Mais j’ajouterai que les habitants des quartiers populaires ont une histoire et donc des mémoires et des grilles de lectures politiques : on regarde si les discours sont suivis d’actes ou pas. Et à mon sens, la présence même à cette manifestation de ces organisations sur la base de notre texte d’appel est en soi un acte. Un autre acte majeur est l’appel à la mobilisation du 18 décembre avec les collectifs de Migrants, de Solidaires, de la FSU et de la CGT et d’autres organisations politiques et associatives.
Est-ce que cela peut constituer une 1re étape dans la constitution d’un front social et politique contre l’islamophobie, et même au-delà ? Quels en sont les obstacles ?
Il n’y pas de première étape : les luttes pour l’égalité s’inscrivent toujours dans les précédentes, elles se répondent à plusieurs années d’intervalle ; il y avait par exemple le 10 novembre un fond diffus anticolonial tant le « dévoilement » des femmes convoque l’histoire. Indéniablement, les luttes des différents collectifs contre les violences policières tout comme la Marche de la Dignité, celle de 1983, les luttes du MIB d’hier et du FUIQP d’aujourd’hui résonnaient aussi ce jour-là. Il y avait même un air d’Affiche rouge non pas dans un parallèle historique brutal mais dans cette résistance aux origines multiples contre un racisme structurel.
De plus, les luttes antiracistes ne sont pas hermétiques aux autres luttes du moment et les mobilisations des Gilets Jaunes du samedi résonnaient en ce dimanche. La réciproque est vraie et la mobilisation contre les violences sexistes et sexuelles, celle à venir du 5 décembre pour la défense de nos conquêtes sociales, ont vu et verront des pancartes, des banderoles, des slogans, des militants et militantes résolument antiracistes.
Enfin s’il y a parfois des accélérations de l’histoire – nous en sommes loin –, nous verrons par la suite si ce saut qualitatif et quantitatif contribuera à la formation d’un front pérenne contre l’islamophobie, voire contre tous les racismes. La période est traversée par des crises multiples, une inflation qualitative du racisme distillée du sommet vers les peuples et des résistances sociales. Nous sommes à la croisée des chemins, soit une fascisation de la société, soit un renversement du rapport de force en notre faveur pour l’égalité, toutes les égalités sociales. Ce qui est certain, c’est que notre collectif y travaille et que nous allons nous retrouver avec un maximum de signataires pour envisager les suites de notre mobilisation.
Propos recueillis par Ugo Palheta.