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Haïti: des mobilisation inédites

Haïti

Lien publiée le 18 janvier 2020

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.inprecor.fr/article-Ha%C3%AFti-Des%20mobilisations%20in%C3%A9dites?id=2314

Les mobilisations qui ont paralysé une grande partie d’Haïti pendant deux mois, de la mi-septembre à la mi-novembre 2019, ont été exceptionnelles. Ce fut l’aboutissement provisoire d’un mouvement commencé à l’été 2018, qui a rebondi à plusieurs reprises.

https://flic.kr/p/2hM7nzx

L’étincelle est venue en juillet 2018 de l’augmentation du prix des produits pétroliers. Puis la dénonciation d’un très gros scandale financier, l’affaire du fonds Petrocaribe, a pris une ampleur inédite. Au mois de septembre 2019, c’est une pénurie d’essence généralisée qui mit le feu aux poudres. La contestation, qui jusque-là avait surtout touché les grandes villes, s’étendit à tout le pays.

Malgré une dure répression, une partie importante de la population, excédée, s’est dressée pour réclamer le départ du président Jovenel Moïse, qui depuis 2017 est à la tête d’un pouvoir mafieux. C’est aussi un mouvement de ras-le-bol général devant des conditions de vie de plus en plus insupportables, des inégalités criantes et un système politique corrompu, discrédité et répressif. Depuis un an, les prix ont augmenté de 20 %, en raison notamment de la chute de la monnaie nationale (1). Au-delà du président, c’est tout un système qui est visé par la révolte en cours.

Un pays à l’arrêt

Depuis le 1er septembre, on a assisté à de multiples manifestations, parfois quotidiennes, à Port-au-Prince, comme en province, un grand nombre, mais pas toutes, étant à l’initiative de l’opposition politique. Elles ont souvent donné lieu à une forte répression et parfois à des destructions et des pillages. Ainsi, le 27 septembre, une base de la police anti-émeute a été prise d’assaut et pillée afin d’éviter que la manifestation qui allait suivre ne soit réprimée. À Port-au-Prince une des manifestations les plus imposantes, sinon la plus importante, s’est tenue le 13 octobre à l’appel de chanteurs et de DJ très populaires. Le 20 octobre, un homme se disant prophète et ses nombreux fidèles sont venus renforcer une deuxième manifestation des artistes. Le 28 octobre, des syndicats rejoignirent la manifestation organisée ce jour-là, avec plusieurs centaines d’ouvrier·es du textile. Le 30 octobre, c’est le secteur de la santé qui descendait dans la rue et le lendemain des chauffeurs de mototaxi. Des avocats ont eux aussi manifesté et des policiers ont pris la rue à deux reprises, demandant même à pouvoir constituer un syndicat.

Pendant deux mois, à partir de la mi-septembre, Haïti a été un peyi lòk, c’est-à-dire un pays bloqué, cadenassé. Des barricades barraient les rues de plusieurs villes et des routes étaient coupées. La plupart du temps, il était difficile et souvent périlleux de se déplacer à l’intérieur de Port-au-Prince. Les occupants des rares véhicules osant circuler ont parfois été agressés par ceux qui tenaient les barricades. Un journaliste a été grièvement blessé alors qu’il essayait de franchir un barrage à Jacmel. En province, certaines routes étaient coupées. La grande majorité des écoles étaient fermées. Des entreprises et des institutions ont mis en disponibilité une partie ou la totalité de leur personnel.

Des accointances dangereuses

Dans la situation exceptionnelle que vit Haïti, un facteur décisif est l’absence de mouvements populaires organisés suffisamment implantés pour pouvoir impulser l’auto-organisation et l’autodéfense de la mobilisation. Faute de quoi, elle reste fragile et échappe difficilement aux manipulations de politiciens ambitieux, de forces populistes et de certaines fractions des classes possédantes, qui ont leur propre agenda et s’appuient souvent sur des bandes armées.

Le contrôle exercé par les gangs sur une partie des quartiers populaires est devenu une donnée incontournable de la situation. Beaucoup ont été achetés par le pouvoir, mais certains veulent renverser Jovenel Moïse. Certes tous les groupes de base qui ont des armes ne sont pas nécessairement des gangs et certains gangs eux-mêmes, qui sont le produit du chômage et de la misère, peuvent exprimer dans une certaine mesure la colère des quartiers pauvres tout en les soumettant à leur loi. Mais l’accointance d’une partie de l’opposition politique avec des bandes criminelles est un lourd handicap pour la mobilisation. Il est difficile de faire longtemps cause commune avec ceux qui vous menacent et vous rançonnent. D’autant plus que, selon le sociologue haïtien Alain Gilles, les gangs « passent du pouvoir à l’opposition, d’un jour à l’autre sans se positionner par conviction ».

Depuis la mi-novembre la plupart des activités ont repris. En province, certaines zones ont retrouvé le calme. Mais, ces derniers jours, à Port-au-Prince et dans sa périphérie, il était parfois difficile de circuler, des barrages pouvant être installés ou retirés à tout moment et des fusillades éclater.

À travers le pays un grand nombre d’écoles restent fermées. Il est vrai que la rentrée scolaire annoncée pour le 8 septembre avait à peine débuté, car beaucoup de parents n’avaient pas les moyens d’acheter le matériel scolaire. Les deux mois de paralysie ont encore aggravé leur situation économique. Souvent les salaires n’ont pas été payés et nombre de petit·es marchand·es du secteur informel ont perdu une grande partie de leur investissement. En outre, les prix ont monté en flèche du fait du quasi-arrêt des transports.

En raison de la pénurie de nourriture, de combustibles et de médicaments, les conditions d’incarcération déjà épouvantables ont encore empiré depuis le mois de septembre. Dans la prison des Gonaïves, il en est résulté une mutinerie. À cette occasion, des prisonniers ont forcé la porte de la cellule où douze femmes étaient détenues et presque toutes ont été violées.

Exécutés froidement

Ces dernières semaines, la répression s’est accentuée. Elle vise particulièrement les militants des quartiers populaires que le pouvoir n’a pas réussi à soudoyer, selon Chavanne Jean-Baptiste, une des figures du Forum patriotique créé récemment. Un des enjeux est de faire disparaître les barricades barrant encore des rues et des routes. Début novembre, à Port-au-Prince, quinze personnes ont été tuées et plusieurs autres ont été blessées par balles lors de plusieurs attaques contre le quartier de Bel Air perpétrées par un gang appuyé par la police. Deux semaines plus tard, trois autres personnes ont été tuées dans ce même quartier dans des circonstances identiques.

Le 10 juin, le journaliste Pétion Rospide a été tué par balles à l’intérieur d’un véhicule portant le nom de sa station de radio. Le 10 octobre, Néhémie Joseph, reporter d’une radio, fut retrouvé mort dans sa voiture. Le 24 novembre, un jeune militant, Sandino Grand Pierre (22 ans), qui avait participé à toutes les manifestations contre la dilapidation du fonds Petrocaribe, a été criblé de balles par des hommes en moto (2). La répression est l’œuvre de la police, qui est aujourd’hui très militarisée, de gangs et de commandos pouvant comporter des policiers. Des gangs, payés par le pouvoir, qui a renouvelé leur arsenal, terrorisent certains quartiers populaires et leur interdisent de se rendre aux manifestations. Des commandos ont attaqué des cortèges à l’arme automatique. Les policiers de la sécurité présidentielle, qui disposent du fusil d’assaut Galil, semblent être très actifs dans ce domaine. Enfin des mercenaires étrangers ont été vus fusil à la main. Un des hommes clés de ce dispositif répressif a lui-même été blessé par balles par un des gangs qu’il supervisait.

Malgré l’embargo sur les armes, près de 500 000 armes à feu illégales circulent en Haïti, selon Jean Rebel Dorcena, membre de la Commission de désarmement, de démantèlement et de réinsertion. C’est-à-dire plus du double de ce qu’estimait la Police nationale il y a quatre ans. D’après lui, il y a 96 gangs en Haïti et « ces bandits sont à la solde de personnalités du pouvoir, ont des relations avec des membres de l’opposition et reçoivent des fonds de certains patrons du secteur privé ».

Comment en est-on arrivé là ?

En 2012, après la seconde présidence de René Préval (2006-2011), Michel Martelly (2011-2016) fut imposé à la tête de l’État haïtien par la « communauté internationale » à l’issue d’une incroyable manipulation opérée par une mission de l’OEA, chargée de vérifier les résultats du premier tour de l’élection présidentielle (3). Les résultats du second tour furent dictés au Conseil électoral chargé de les proclamer. Martelly quitta la présidence en février 2016, après un mandat désastreux et au milieu des scandales, sans que l’élection de son successeur ait été menée à terme. En effet, des fraudes massives orchestrées par le pouvoir soulevèrent l’indignation. Elles favorisaient le candidat Jovenel Moïse, un homme d’affaires véreux soutenu par le parti présidentiel, le PHTK (4). Sous la pression des manifestants, le second tour fut annulé in extremis par le Conseil électoral, qui craignait pour sa sécurité. Quand son mandat se termina, Martelly fut donc remplacé par un président provisoire, Jocelerme Privert (2016-2017), chargé d’organiser de nouvelles élections. Après bien des péripéties, et une campagne très coûteuse, Jovenel Moïse remporta (56 % des voix) l’élection présidentielle dès le premier tour, le 29 novembre 2016. Mais l’abstention dépassa les 80 %, particulièrement dans les quartiers ravagés par le chômage et la misère, où le parti Fanmi Lavalas (créé par Jean-Bertand Aristide à la fin des années 1990) et sa scission Pitit Dessalines disposent d’une force de frappe importante. Leurs candidats (respectivement Maryse Narcisse et Moïse Jean Charles) n’obtinrent à eux deux que 20 % des voix, le même pourcentage étant attribué à Jude Célestin, soutenu par René Préval. L’élection se tint quelques semaines seulement après le passage de l’ouragan Matthew, qui ravagea le sud-est du pays. Dénonçant des fraudes, plusieurs candidats refusèrent de reconnaître l’élection de Jovenel Moïse. En fait, étant sous le coup d’une enquête pour blanchiment d’argent, sa candidature n’aurait même pas dû être acceptée. Il prit ses fonctions le 7 février 2017 et bénéficia du soutien des deux chambres législatives, truffées comme à l’habitude de voleurs, de renégats et de trafiquants de drogue.

Ouvrières du textile

Jovenel Moïse fut rapidement confronté à une longue mobilisation dans les usines d’assemblage (textile et habillement), qui portait sur les salaires. Elle commença en mai 2017, dura plusieurs semaines et toucha les deux zones franches de Codevi (département du Nord-Est) et de Caracol (Nord) et surtout les parcs industriels de Port-au-Prince. Déjà en décembre 2013, des milliers de travailleurs de la zone industrielle de Port-au-Prince s’étaient rassemblés devant le Parlement pour exiger une augmentation du salaire minimum à la hauteur de leurs besoins. L’organisation Batay Ouvriyè, qui anime plusieurs syndicats, raconte ainsi la lutte de 2017 à Port-au-Prince, qui fut durement réprimée par la police et les patrons : « Il fallait voir ! La détermination, l’engagement, la fureur presque, de milliers, de milliers et de milliers d’ouvriers bafoués, d’ouvrières fatiguées, car, bien souvent, elles sont seules au foyer monoparental, pratique courante en Haïti. Quittant bravement les usines où essayaient de les maintenir enfermées des patrons surannés, tout à fait dépassés. Jour après jour. Courant, criant, hurlant dans les rues, aux micros des chaînes de télévision ou principales radios du pays. Communicant leur ras-le-bol bouleversant aux passants, marchandes des à-côtés, artisans, vendeurs ambulants, écoliers, étudiants, chômeurs qu’ils rencontraient sur leur passage.(…) Drapeaux, banderoles, pancartes, distribution de tracts se faufilaient en ces labyrinthes familiers et apportaient l’orientation, la direction de la classe ouvrière autonome, mobilisée. » Ce regain de combativité des ouvrier·es des grands ateliers d’assemblage présageait ce qui allait se passer un an plus tard, mais ce sont principalement d’autres couches de la société qui se sont mobilisées alors.

Émeutes

Tout démarra avec une augmentation des prix des produits pétroliers. Après la dictature militaire (1991-1994) qui s’accompagna d’un embargo international, un plan d’ajustement structurel, dicté par le FMI et mis en place avec un certain zèle par les présidents Aristide et Préval, acheva de mettre à genoux plusieurs secteurs de l’économie haïtienne. En 2011, un expert du FMI en visite en Haïti s’étonna que les tarifs douaniers y soient aussi bas. C’est pourtant sous la férule du FMI qu’ils étaient devenus les plus bas de la région. Ainsi la taxe sur le riz importé était passée de 30 % à 5 %.

Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, le gouvernement haïtien décida de geler les prix à la pompe, et ce en dépit des fluctuations des prix sur le marché international. En juillet 2010, le FMI a conclu un accord avec Haïti au titre de la Fédération élargie de crédit (FEC). Parallèlement, il annulait la dette d’Haïti à son égard. Mais en 2014, sous la pression du FMI, les autorités haïtiennes réduisirent les subventions sur les carburants, qui pesaient lourdement sur le budget. En 2015 le FMI accorda un nouveau crédit et commença à demander non plus la « réduction » mais la « suppression des subventions aux carburants ». Ainsi fut fait. Le 21 juin 2018, après avoir accordé un nouveau financement, le FMI annonça avec plaisir que le gouvernement haïtien allait éliminer ces subventions. Jovenel Moïse attendit le début de la coupe du monde de football et annonça début juillet une hausse des prix des produits pétroliers allant jusqu’à 51 %.

Marc-Arthur Fils-Aimé, directeur de l’Institut Karl-Lévêque, raconte :« Le peuple ne s’est pas laissé prendre au piège. Les 6, 7 et 8 juillet, il a presque mis en déroute l’exécutif et les forces répressives en barricadant le pays. Il réclamait non seulement le retrait du communiqué relatif à cette augmentation brutale, mais aussi la baisse du coût de la vie. Au fur et à mesure que les protestations gonflaient à travers le pays, les revendications se sont radicalisées à un point tel qu’elles ont pris l’allure d’une lutte de classe. Des foules attaquaient des banques et de grands commerces et demandaient le départ du président et de son Premier ministre d’alors. » Le Premier ministre démissionna et, peu après, l’augmentation des prix des produits pétroliers fut suspendue. La mobilisation allait bientôt rebondir à partir d’un autre problème : le scandale du fonds Petrocaribe.

Les Petrochallengers entrent en scène

Petrocaribe est un accord de coopération, initié en 2005, entre le Venezuela et dix-huit États de la Caraïbe et de l’Amérique centrale. En application de l’accord signé dès la prise de fonction du président René Préval, Haïti achetait au prix du marché ses produits pétroliers au Venezuela (son principal fournisseur depuis longtemps) mais ne payait qu’une partie au comptant. L’autre partie (environ la moitié) devait être payée (ou faire l’objet d’un troc) dans un délai de 17 ans (si le prix était bas) ou 25 ans, avec deux années de grâce et un taux d’intérêt préférentiel (1 %). Les livraisons commencèrent en mars 2008 et prirent fin en avril 2018. L’État revendait le pétrole à des compagnies privées locales et le bénéfice alimentait le fonds Petrocaribe, géré par l’État haïtien. 2,4 milliards de dollars ont été versés sur ce fonds en 10 ans. De quoi susciter la convoitise ! En principe, il devait surtout servir à des investissements dans des projets de développement. Mais peu ont été réalisés correctement. Une grande partie de l’argent décaissé pour les projets de développement (1,6 milliard) a été gaspillée et détournée, et déjà en 2013 les chansons du carnaval ciblaient la mauvaise gestion du fonds.

En novembre 2017, un rapport sénatorial souligna qu’il « est apparu au fil de l’enquête que Petrocaribe a été l’objet d’une escroquerie à grande échelle ». Des citoyen·es déposèrent alors 62 plaintes. En août 2018, une femme expliqua ainsi qu’elle avait porté plainte parce que son père était mort après un accident, alors qu’il aurait pu survivre si un hôpital de qualité avait été construit avec l’argent de Petrocaribe. Il est vrai que sous Michel Martelly la part consacrée à la santé dans le budget de l’État était des plus minces : 4,4 % dans son dernier budget contre 16,6 % en 2004 (7 % dans le projet de budget le plus récent).

À la mi-août, le cinéaste Gibert Mirambeau posta sur les réseaux sociaux une photo sur laquelle il apparait les yeux bandés, une pancarte à la main : « Kote kob Petrocaribe a ? » (Où est passé l’argent de Petrocaribe ?) Cette question devint virale sur les réseaux sociaux et un mouvement, les « Petrochallengers », prit naissance et se développa très vite, particulièrement dans la jeunesse. Dès août 2018, des manifestations furent organisées devant les locaux de la Cour des comptes. Le dossier Petrocaribe devint un catalyseur de la contestation, fédérant de nombreux secteurs de la société. Le 17 octobre, les Petrochallengers organisèrent une énorme manifestation à Port-au-Prince. Selon la féministe Pascale Solages, « être Petrochallenger, c’est respecter un certain nombre de principes éthiques : ne pas être corrompu, croire en la justice sociale, avoir une vision du monde et du vivre ensemble qui respecte les droits des personnes, les biens et les vies. (…) Chaque groupe s’organisait de manière autonome, dans sa communauté et son quartier, avec ses propres pancartes, mots d’ordre, etc. Il n’y avait pas une organisation structurée de ces mobilisations. »(5) À partir de décembre 2018, les groupes commencèrent à se coordonner et un groupe de jeunes intellectuels forma le groupe Noupapdomi (Nous allons rester éveillés), que coordonne Pascale Solages.

Les Petrochallengers entendaient préserver jalousement l’autonomie de leur mouvement. Mais ce n’était pas du goût des poids lourds de la politique haïtienne qui en étaient tenus écartés. Ils allaient bientôt reprendre l’initiative et surfer sur la vague enclenchée par les Petrochallengers. Une partie de l’opposition politique prit donc l’initiative d’une manifestation le 18 novembre et appela ses partisans à paralyser Port-au-Prince pendant deux jours. Alors que les Petrochallengers se concentraient au départ sur les questions de corruption et de justice, cette manifestation réclamait également le départ de Jovenel Moïse. Parmi les hommes qui allaient occuper le devant de la scène, on trouve par exemple Youri Latortue, ancien militaire putschiste, accusé de plusieurs assassinats politiques et parrain de gangs, qui présida le Sénat pendant un an avant de quitter Jovenel Moïse ; le sénateur Nénel Cassi, élu sous la bannière de Fanmi Lavalas ; Assad Volcy, ancien « leader populaire adulé par les masses défavorisées », selon ses écrits, et ancien porte-parole de la présidence sous René Préval.

Le président épinglé

Le 31 janvier 2019, sous la pression des Petrochallengers, la Commission supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) publia un premier rapport d’audit, très partiel, sur la gestion du fonds Petrocaribe (6). Page après page on y lit la description de multiples carences et irrégularités, de détournements de fonds, d’escroqueries grossières, réalisées avec la complicité certainement rémunérée des pouvoirs publics (7). Comme l’a dit l’écrivain Gary Victor : « La corruption existait bien sûr en Haïti. Mais là, nous sommes à une échelle industrielle ». Cerise sur le gâteau, ce rapport révéla que Jovenel Moïse lui-même avait escroqué le fonds Petrocaribe. « Collusion, favoritisme, détournement de fonds », écrit la Cour des comptes à propos des projets confiés au futur président.

Alors que les conditions de vie de la population s’étaient brusquement aggravées, le rapport braquait la lumière sur les coulisses de certaines entreprises haïtiennes et de multinationales opérant en Haïti, et sur les arrière-boutiques d’une élite politique et d’une haute administration parasitaires. Le 7 février 2019, à l’appel des leaders de l’opposition parlementaire, des centaines de milliers de personnes gagnèrent les rues de la capitale et des principales villes. Les slogans dénonçant la vie chère se mêlaient à ceux réclamant le départ de Jovenel Moïse et un procès sur la dilapidation du fonds Petrocaribe. Du 7 au 18 février eut lieu la première opération consistant à bloquer le pays (peyi lòk). Port-au-Prince et d’autres villes furent paralysées par des barricades. Des entrepôts et des magasins furent pillés. Les stations d’essence étaient fermées en raison du climat tendu et des multiples manifestations. Mais, selon l’Organisation des travailleurs révolutionnaires (OTR), la situation était loin d’être simple car bientôt, a-t-elle expliqué, « sous la houlette des politiciens de l’opposition », les revendications sociales « font place à de simples appels à la démission du chef de l’État » tandis que les pauvres sont « empêchés par la force d’aller travailler » et qu’aucune initiative n’est prise pour leur permettre de se ravitailler. Comme l’écrit Frédéric Thomas, qui souligne le rôle que jouent les gangs armés dans le mouvement, « il ne faut ni diaboliser ni idéaliser le mouvement » mais « ne pas reconnaître les limites du mouvement social de ces derniers mois serait une erreur » (8).

Au terme de son deuxième rapport, remis au Sénat le 31 mai, la Cour des comptes n’avait encore examiné que 75 % du total des montants votés pour des projets de développement. Mais son contenu était suffisant pour déclencher une nouvelle vague de mobilisations, avec de grandes manifestations le 9 juin et de nombreuses actions les jours suivants pour demander le départ de Jovenel Moïse et le jugement de toutes les personnes impliquées dans le scandale Petrocaribe.

Même si l’argent du fonds Petrocaribe a été en grande partie dilapidé, la dette reste. L’État haïtien consacre 4,5 % du budget au service de la dette publique externe. Le Venezuela est de loin (à plus de 87 %) le principal créancier, bien qu’il ait annulé une partie de la dette (400 millions de dollars) après le tremblement de terre. Or l’État haïtien a des difficultés à se procurer des dollars, qui sont nécessaires également pour acheter sur le marché international les produits pétroliers, qu’il faut payer au comptant depuis l’interruption du programme Petrocaribe. Il en résulte des pénuries d’essence récurrentes. Celle, particulièrement grave, du mois de septembre 2019 relança à nouveau la mobilisation.

Un débouché politique incertain

Chasser Jovenel Moïse, oui. Mais par quoi le remplacer ? Et pour faire quoi ? Au mois de février 2019, le collectif Noupapdomi mit en ligne un questionnaire que remplirent plus de 6 000 personnes, dont plus de 3 000 dans les premières 24 heures. Il en ressort le souhait d’une nouvelle perspective et d’un nouveau projet associant « toutes les forces vives de la nation ». Des exigences pour guider la transition sont formulées autour des « 4 R » :

1. Rupture (avec l’injustice sociale des régimes passés soumis aux grandes forces politiques et économiques nationales et internationales),

2. Redressement (des institutions publiques ; démocratie participative),

3. Réorientation (de l’économie en vue de favoriser la création et la redistribution des richesses, de faciliter les initiatives publiques comme privées, les investissements locaux comme étrangers),

4. Rigueur (dans la gestion et les dépenses de l’État.).

L’autorité de transition s’accompagnerait d’une structure permettant à la population de la contrôler.

Cet été se sont mises en place deux coalitions, dont les préoccupations recoupent partiellement celles du collectif Noupapdomi :

• l’Alternative consensuelle pour la refondation d’Haïti, constituée autour des sénateurs de l’opposition, comprend une série de forces politiques, liées pour certaines à des membres de l’oligarchie malgré un vernis progressiste. Plusieurs anciens partisans de Jovenel Moïse y participent.

• Le Forum patriotique de Papaye rassemble des organisations politiques de gauche (ou de « centre gauche ») et des organisations du mouvement social, dont les quatre organisations paysannes qui ont organisé la réunion de fondation (dans la ville de Papaye). Comme l’autre coalition, elle est à la recherche d’une entente minimale de sortie de crise sans Jovenel Moïse. Mais elle insiste sur le fait que la solution doit être « natif natal », c’est-à-dire conçue uniquement en Haïti. Selon l’agence haïtienne Alterpresse, elle veut obtenir le renversement de Jovenel Moïse et de son équipe « tout en mettant en œuvre des actions revendicatives concrètes pour la satisfaction de demandes vitales pour la population et le pays ».

Grâce à la médiation d’une structure (« la Passerelle ») soutenue par 107 organisations de la société civile (y compris des organisations patronales), ces deux coalitions, rejointes par quelques autres formations, ont conclu un accord le 10 novembre : le remplaçant de Jovenel Moïse sera choisi parmi les juges de la Cour de cassation ; le Parlement sera déclaré caduc ; une commission définira les critères de désignation des ministres ; un organe spécial contrôlera le travail de l’exécutif ; une conférence nationale jettera « les bases d’une nouvelle société ».

Cependant, trois semaines plus tard, la commission chargée d’établir les critères pour choisir le président provisoire et son Premier ministre n’avait toujours pas fait connaître ses conclusions.

Il est douteux que cet accord arrive à faire rêver tous ceux qui en Haïti n’en peuvent plus et aspirent à un bouleversement en profondeur. Ceux qui disent « Fòk chodyè a chavire » (il faut renverser la marmite) n’ont pas vraiment envie de ce qui peut apparaître comme une vieille soupe réchauffée. L’accord ne porte que sur les questions institutionnelles et les noms de certains signataires ne peuvent que susciter la méfiance, voire la répulsion. Comment ne pas se méfier lorsque des assassins et des membres de l’oligarchie, ayant rompu récemment avec Jovenel Moïse (après avoir financé son élection), sont parties prenantes de l’accord ? Habitués à retourner leur veste, ces individus ne seraient-ils pas en train de préparer une solution avec l’ambassade des États-Unis ?

S’exprimant le 8 juin à l’émission Top Haïti au sujet de l’après-Jovenel Moïse, James Beltis, membre du secrétariat de Noupapdomi, avait déjà déclaré que « les architectes du chaos des dix dernières années, qu’ils soient haïtiens ou étrangers, n’ont pas leur place dans ce chantier (…). On ne peut mener un si grand combat contre l’impunité et la corruption pour ensuite remettre une fois de plus notre sort entre les mains d’autres corrompus. »

Répression et démagogie

Jovenel Moïse et ses partisans du PHTK n’entendent pas lâcher le pouvoir. Ils auraient trop à y perdre. Il est aujourd’hui difficile de chiffrer le nombre total des victimes de la répression depuis le début du mouvement en juillet 2018. Il dépasse en tout cas les 150 morts. Rien que dans le quartier très pauvre de La Saline, au moins 71 personnes ont été tuées par des gangs liés au pouvoir le 13 novembre 2018, à quelques jours d’une grande mobilisation. Onze femmes furent victimes de viols, certaines en présence de leurs jeunes enfants. Au mois de juillet 2019, au moins 20 autres personnes auraient été assassinées dans ce même quartier. Par leur ampleur, ces crimes rappellent un autre massacre, celui perpétré en juillet 2006 par des Casques bleus qui, pour neutraliser un gang, attaquèrent un quartier du grand bidonville de Cité Soleil, tirant 22 000 balles et tuant une soixantaine de ses habitants.

Pour améliorer son image aux États-Unis, la présidence se serait offert les services de quatre sociétés de lobbying. Il lui faut convaincre Washington qu’elle a la situation en main et qu’il n’existe pas d’alternative. Le sentiment d’insécurité grandit car la criminalité se développe. Les gangs payés par le Palais national se croient maintenant tout permis et vont jusqu’à attaquer en plein Port-au-Prince des bus de voyageurs, qu’ils dépouillent de leurs biens. Cette situation permet au président d’expliquer que, s’il quitte son poste, le pays sera livré aux gangs et que le chaos sera total.

Après s’être fait très discret durant plusieurs semaines, il a entonné un discours antisystème et dénoncé les « héritiers du système » de prédation et les leaders d’opinion qui, selon lui, les défendent pour assouvir des intérêts mesquins. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si le parquet a lancé une action contre une des riches familles d’Haïti, les Vorbe, qui est dans l’opposition. Il y a une quinzaine d’années, certains de ses membres signèrent un contrat avec l’État pour la gestion de centrales électriques devant pallier en partie les carences de l’Électricité d’Haïti, une entreprise publique. Ils sont accusés d’escroquerie et sont rendus responsables de la pénurie d’électricité. En fait, on soupçonne Jovenel Moïse de vouloir occuper le créneau de la fourniture privée d’électricité avec une entreprise dans laquelle son épouse aurait des intérêts. Cette dernière est déjà accusée d’avoir facilité la signature d’un contrat (28 millions de dollars) entre l’État haïtien et l’entreprise allemande Dermalog pour la réalisation de cartes d’identité. Et ce malgré deux avis défavorables de la Cour des comptes. Un des hommes ayant trempé dans cette affaire louche a été nommé récemment à la tête de l’Institut haïtien de statistiques. Mais les employés de cette institution refusent de travailler sous les ordres de quelqu’un d’aussi corrompu.

Jovenel Moïse manie la répression et la démagogie. Mais les difficultés s’accumulent pour lui. Depuis le mois de mars, Haïti est dirigé par un gouvernement fantôme, car le Premier ministre désigné n’a pas été ratifié par le Parlement. Le budget n’a pu être voté ni en 2018 ni en 2019. Les évêques catholiques poussent Jovenel Moïse vers la sortie tout en appelant tous les acteurs à faire de « coûteuses concessions ». Et il y a plusieurs semaines, lors d’une rencontre entre patrons, la majorité d’entre eux s’était déjà prononcée pour son départ. Aujourd’hui l’action menée contre les Vorbe soulève l’indignation des syndicats patronaux.

Par ailleurs, même si les dernières manifestations ont réuni peu de monde à Port-au-Prince, la mobilisation peut rebondir à nouveau, voire s’étendre à de nouveaux secteurs. La presse parle peu de ce qui se passe en milieu rural. Pourtant, là aussi, les choses bougent. Ainsi, dans le nord-est, des paysans qui, en 2002, sous la présidence d’Aristide, avaient été dépossédés de leurs terres pour construire une usine textile, se sont installés sur les 520 hectares qui leur avaient été promis en compensation, mais pour lesquels ils n’avaient jamais reçu jusque-là de document légal.

Allo Washington ?

Le sort de Jovenel Moïse se décidera en grande partie à Washington. Jusqu’à présent, la « communauté internationale » lui apporte son soutien et répète, à sa suite, qu’il faut un dialogue avec l’opposition. C’est une provocation envers tous ceux qui ne cessent de proclamer que le départ de Jovenel Moïse est un préalable à toute solution. En Haïti, la « communauté internationale », c’est le CORE Group, composé des représentants de l’ONU, de l’OEA et des ambassadeurs de plusieurs puissances (Allemagne, Brésil, Canada, Espagne, États-Unis, France, Union européenne). C’est le même CORE Group qui avait imposé Martelly pour succéder à René Préval.

Au mois de novembre, à l’issue d’une visite en Haïti, l’ambassadrice des États-Unis auprès de l’ONU, Kelly Craft, a souligné « l’urgente nécessité d’encadrer les institutions de l’État haïtien » et a servi le discours habituel, selon lequel « le président Moïse et d’autres leaders démocratiquement élus ont la responsabilité de se réunir, de mettre de côté leurs désaccords et de trouver une solution inclusive pour le bien-être du peuple haïtien ». L’Union européenne a adopté la même ligne de conduite. Le Parlement européen vient de voter une résolution assez hypocrite, fruit apparemment de quelques compromis. Dans un long réquisitoire, il déplore la pauvreté, la situation des femmes, des enfants et des personnes LGBT, la corruption, la répression, les atteintes aux droits humains et l’impunité, égratignant même l’épouse de Jovenel Moïse. Mais il ne dit pas un mot du dossier Petrocaribe dans lequel le président est directement impliqué (ainsi que des entreprises européennes !). Ce qui lui permet de préconiser « un dialogue interhaïtien franc [sic], ouvert et inclusif afin de mieux répondre aux besoins et aux aspirations élémentaires de la population et de trouver des solutions durables à la crise politique ».

Dissoute en 1995, l’armée haïtienne est en voie de reconstitution depuis plusieurs années. Mais ces militaires-là ne représentent pas encore un grand danger. L’expérience montre qu’il n’en serait pas de même des militaires étrangers qui pourraient débarquer sous le prétexte, inventé ou non, d’une crise humanitaire ou d’un chaos généralisé. C’est après de nombreux méfaits, des crimes et des scandales à répétition, que les derniers Casques bleus ont enfin quitté Haïti en 2017, après treize années d’occupation. Plusieurs centaines de policiers internationaux sous commandement indien les ont aussitôt remplacés jusqu’en octobre 2019. S’est alors mis en place le Bureau intégré des Nations unies en Haïti (Binuh), dirigé par une diplomate étatsunienne. Il ne devrait comporter que quelques dizaines de policiers devant « renforcer la capacité de la Police nationale d’Haïti » au moyen notamment de cours de formation sur la maîtrise des foules. Mais la Floride est toute proche. Et si la situation se tend encore, il se pourrait que des troupes nord-américaines se positionnent discrètement au large d’Haïti, prêtes à intervenir. C’est ce qui s’est déjà passé il y a moins de dix ans. Car, comme l’a dit le chanteur et militant Guerchang Bastia, membre du Collectif des artistes engagés, « Haïti est un territoire US, mais pas officiellement » (9).

Le 2 décembre 2019

Arthur Mahon est militant de la Quatrième Internationale.

Notes

1. Conséquence de la politique néolibérale, le déficit de la balance commerciale (exprimé en pourcentage du PIB) s’est creusé très fortement depuis les années 80, surtout à partir de l’année 2003.

2. Ces vingt dernières années, l’histoire d’Haïti a été jalonnée par des assassinats politiques. Ainsi, sous la présidence de Martelly, Davidchen Siméon et Romario Dangelo Saint-Jean, deux militants du MOLEGHAF, une organisation anticapitaliste, ont été exécutés, et son secrétaire-général David Oxygène a failli l’être également.

3. Voir l’article Des élections sous tutelle, paru dans Inprecor n°624, février-mars 2016.

4. Le Parti haïtien tèt kalé (PHTK) a été baptisé ainsi en référence au crâne chauve (« tèt kalé ») de Martelly.

5. Entretien avec Frédéric Thomas, chercheur au CETRI (Louvain-la-Neuve.)

6. Les deux rapports d’audit sont lisibles à l’adresse : www.noupapdomi.org/dokiman

7. Voir Frédéric Thomas, Haïti : Le scandale du siècle, publié en trois parties sur www.cetri.be

8. Ibidem

9. Entretien publié sur medium.com le 13 juillet 2018. Guerchang Bastia est un militant du Parti Rasin Kan Pèp la.