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"Plus aucun poste de consommation n’augmente durablement en France"

Lien publiée le 5 décembre 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Usbek & Rica - « Plus aucun poste de consommation n’augmente durablement en France » (usbeketrica.com)

Entretien avec Cécile Désaunay, directrice d’études chez Futuribles, à l’occasion de la parution, ce jeudi 25 février, de son essai La société de déconsommation, la révolution du vivre mieux en consommant moins ? (Gallimard, Manifesto, 2021).

Et si nous avions atteint le peak stuff sans nous en rendre compte ? Cette notion est la transposition du célèbre peak oil (le pic de la consommation de pétrole) à la consommation d’objets. Ce point aurait été atteint en Europe il y a déjà quelques années, et nous serions sur la pente douce de la sobriété matérielle à cause de facteurs structurels (vieillissement, saturation, etc.) se cumulant avec un rejet croissant de l’hyperaccumulation matérielle par les consommateurs. Voilà ce que nous dit Cécile Désaunay, directrice d’études chez Futuribles, dans son très stimulant essai La société de déconsommation, la révolution du vivre mieux en consommant moins ? (Gallimard, Manifesto, 2021), en librairie ce jeudi 25 février.

Usbek & Rica : Partons d’un paradoxe. On a aujourd’hui l’impression d’être dans une société de « consobésité », avec l’explosion des ventes de bien futiles ou à l’impact écologique désastreux, comme les SUV. Pourtant, vous expliquez dans votre livre que la diète de consommation a déjà commencé et que le peak stuff est derrière nous. Pourquoi n’avons-nous rien vu ?

Cécile Désaunay : La notion de peak stuff n’est pas de moi, il s’agit de la théorie d’un chercheur anglais, Chris Goodall. En s’appuyant sur divers indicateurs précis, il remettait en cause le dogme de l’augmentation infinie de la consommation. Cela nous a interpellé chez Futuribles, au point que nous avons fait notre propre étude, en 2013–2014. Nous avions alors constaté qu’effectivement des postes de consommation stagnaient, voire diminuaient : la viande et le papier, mais aussi l’automobile. Pour autant, nous compensons plus que nous ne réduisons. Nous mangeons moins de viande, mais plus de poisson et de yaourts, consommons moins de papier mais plus de métaux rares pour nos ordinateurs… Le tableau est donc à nuancer.

En revanche, il y a des facteurs structurants et irréversibles de stagnation, voire de baisse de la consommation. Le principal est le vieillissement de la population : plus on vieillit, moins on consomme. D’abord, parce qu’on possède déjà beaucoup de biens, qu’on perd en sociabilité et donc qu’on a moins besoin d’acheter (par exemple des vêtements). Ensuite, les personnes âgées mangent beaucoup moins de viande : elles pèsent bien plus dans la déconsommation de viande que les vegans !

Enfin, nous sommes tellement équipés dans les sociétés européennes que nous sommes partout à saturation. Ce d’autant que certains nouveaux équipements sont polyvalents, ainsi de votre téléphone qui remplace souvent l’appareil photo. Seule l’obsolescence programmée stimule et relance encore le besoin d’achat…

De là à faire de l’obsolescence programmée la seule forme de salut encore viable de la société de consommation…

C’est une question compliquée car nous sommes, collectivement, tenus par la consommation comme mode de production de nos richesses. Chacun est confronté à ce dilemme : comment je continue à faire marcher la mécanique de renouvellement qui crée de la richesse et des emplois, mais qui m’apporte de moins en moins de satisfaction et dont l’impact environnemental devient oppressant ? Les consommateurs ont en tout cas leur part de responsabilité dans la dimension psychologique de l’obsolescence programmée : 90% des anciens smartphones qui sont remplacés en France fonctionnent encore. En revanche, les entreprises sont seules fautives de l’obsolescence d’incompatibilité (dénoncée par des associations comme HOP), lorsqu’elles commercialisent des équipements qui sont délibérément conçus pour tomber en panne, comme des imprimantes…

« Les licornes ne réenchanteront pas la consommation », écrivez-vous, en référence à ce terme qui qualifie ces femmes partageant des conseils et astuces pour consommer de façon plus écologique.

Les licornes, ce sont toutes ces personnes qui tentent de réduire le poids financier et écologique de leur consommation. Donc elles prônent plutôt le consommer « mieux » que le consommer « plus », elles cherchent à réduire leur dépendance envers la consommation. Et la tâche peut s’avérer ardue, d’où le possible désenchantement ! Elles symbolisent donc bien la crise actuelle de la société de consommation : aujourd’hui, plus aucun poste de consommation n’augmente durablement en France.

Prenez les vêtements, le marché est en chute libre de façon irréversible et accélérée par le Covid : nous avons simplement trop de vêtements dans nos armoires. Idem pour les meubles et autres gros équipements électroménagers, nous sommes suréquipés. La seule dépense de consommation qui augmente, c’est le logement. Car il occupe de plus en plus de place et qu’on y passe de plus en plus de temps. On le dit trop peu, mais nous sommes dans une société d’inactifs (retraités, étudiants, chômeurs, mères au foyer, etc). Les gens passent beaucoup de temps dans leur logement ; et la crise actuelle n’a fait qu’accentuer cette tendance, notamment en ramenant aussi de plus en plus d’actifs chez eux. Ce qui signifie que les inégalités en matière de logements vont être encore plus intolérables à l’avenir…

La déconsommation n’est pas neutre en termes de genre : 90 % des membres de la communauté Facebook de l’initiative « Défi rien de neuf » lancée par l’association Zero Waste France sont des femmes. Autrement dit, les femmes cumulent charge mentale et responsabilité écologique. Pour autant, vous n’y voyez pas uniquement une forme de régression…

On constate en effet une préoccupation plus forte des femmes concernant l’impact environnemental et sanitaire de leur consommation. Au-delà du chiffre que vous citez, tous les indicateurs et les études confirment cette surreprésentation des femmes parmi les personnes revendiquant une consommation plus « responsable ». Les femmes cumulent donc de plus en plus la « charge mentale » du foyer avec une charge « écologique », consistant à en réduire l’impact environnemental.

Si l’inégalité de genre est évidemment dommageable, ce retour des femmes vers le foyer est ambivalent. D’un côté, si vous dites à votre grand-mère que vous faites vous-même des petits pots ou que vous êtes convertie aux couches lavables, elle y verra une forte régression, voire un sacrilège, compte tenu des efforts des femmes de sa génération pour se libérer de ces « corvées ». Mais d’un autre côté, nombre de femmes qui font ces choix y voient une manière de reprendre la main sur leur consommation, voire sur leur vie. Elles peuvent rejeter violemment le mythe de la « libération de la femme » tel qu’il est vendu par les grandes entreprises. Au contraire, selon elles, une majorité de produits qui leur sont vendus comme un gain de temps génèrent en réalité une dépendance, car elles doivent régulièrement en racheter (comme les couches jetables). Elles refusent donc à la fois cette dépendance financière, l’impact environnemental de ces produits et leur possible impact sur la santé de leur famille. Pour s’en libérer, ces femmes acceptent de remettre en cause ce qui apparaissait pourtant comme une victoire majeure pour leurs mères et grands-mères : leur temps libre. Au lieu de le consacrer à des loisirs, par exemple, elles vont passer des heures à laver des couches, fabriquer des yaourts ou des produits d’entretien. Certaines peuvent même réduire leur temps de travail, quitte à gagner moins, pour augmenter ce temps disponible et cette autonomie qu’elles revendiquent. Au risque, parfois, de s’enfermer dans un cycle infernal de toujours plus de tâches et de pression…

Jusqu’à générer des « burn out du colibri »… Vous montrez aussi dans votre livre la montée en puissance de la dénonciation, de la désillusion, virant parfois au ressentiment avec des hashtags comme #marredêtreécolo. Quelle est l’ampleur de ce « côté obscur de la force verte » ?

Effectivement, passée la phase d’engouement sur les découvertes d’alternatives consuméristes, nombre de personnes se heurtent à un mur. Car plus on fait, plus la tâche paraît immense pour avoir le sentiment de « faire sa part » et d’être à la hauteur de l’enjeu écologique. La vertu écologique est un chemin d’éternelle imperfection. D’un côté, les licornes sont fières d’acheter d’occasion, de fabriquer leur lessive elle-même ou de désencombrer leur maison. De l’autre, elles peuvent faire face à des déceptions, des dilemmes cornéliens (vaut-il mieux acheter une brosse à dents en plastique recyclé ou en bambou chinois ?), mais aussi à l’incompréhension, voire aux reproches, de leurs proches et de la société tout entière.

Les communautés de bonnes pratiques (comme celles de Zero Waste) et les groupes d’entraide jouent d’ailleurs un rôle fondamental pour encourager et maintenir la motivation. Mais elles doivent aussi affronter la tension, très bien expliquée par Dominique Méda et Philippe Moati, entre le bon consommateur, qui doit continuer à acheter pour contribuer à la croissance, et le bon citoyen, qui doit au contraire réduire son empreinte environnementale. Vivre, c’est polluer ; on sort difficilement de cette quadrature qui suscite des réactions extrêmes, d’un balancier à l’autre avec la difficulté de trouver un équilibre personnel.

Parmi les réactions extrêmes de rejet de la consommation, vous citez l’engouement (de niche) pour les tiny houses et le minimalisme

Effectivement, nous observons des phases d’expérimentations plus ou moins extrêmes pour sortir de la société de consommation. En particulier, chez certains jeunes, cela passe par une remise en cause des différentes étapes suivies par leurs parents : trouver un CDI, devenir propriétaire de son logement et de sa voiture, fonder une famille… Ils réalisent qu’ils peuvent vivre mieux avec moins.

Chez d’autres personnes, l’accumulation matérielle finit par devenir « étouffante » selon leurs dires, et ils se tournent vers un autre extrême, le minimalisme, qui est vécu comme une « libération » par rapport aux objets. Et ils se mettent à vider frénétiquement leur logement de tous ces objets qu’ils ont mis des années à acquérir… Survient alors un dilemme : soit je remplis à nouveau mon logement, je continuer à jouer le jeu de la consommation, soit je réalise que j’ai besoin de moins de place. Moins consommer, moins d’argent, moins de travail. Et dans la foulée, pourquoi pas habiter dans une tiny house (une petite maison, de moins de 50–60 m2) pour me recentrer sur l’essentiel ? Bien sûr, il s’agit d’un choix extrême, mais pourtant révélateur des préoccupations qui montent au sein de la société : se libérer des contraintes financières et de l’engrenage du gagner plus pour acheter plus, devenir plus autonomes, seuls ou au sein de communautés, etc.

Vous concluez votre livre sur des solutions politiques pour accélérer ce changement vers la sobriété consumériste. Sans spoiler votre ouvrage, pouvez-vous les partager avec nous ?

Ce qu’on constate aujourd’hui, c’est qu’on a des politiques assez suivistes et timides, qui amorcent des changements mais à des rythmes très lents, par exemple sur l’interdiction programmée des plastiques à usage unique d’ici… 2040 ! Sans surprise, la transition se heurte à la frilosité des pouvoirs publics et aux réticences d’une grande partie des entreprises, qui refusent (encore) de repenser leur modèle économique. Pourtant, il existe des solutions pour que les politiques deviennent vraiment motrices dans la transition vers une consommation plus durable. Ces solutions sont notamment défendues par des associations comme Zero Waste ou HOP, qui se font de plus en plus entendre mais se heurtent encore aux lobbyings. Au final, ça avance, mais beaucoup trop lentement par rapport aux enjeux.

L’une des pistes que je trouve la plus stimulante, au moins intellectuellement, c’est la TVA circulaire, imaginée par Romain Ferrari de la Fondation 2019. Elle part du principe que les produits les plus néfastes pour l’environnement sont souvent les moins chers, alors même que ce sont ceux qui génèrent le plus de coûts pour la collectivité, en termes de pollutions, de problèmes de santé… L’idée est donc d’inverser la logique : baisser la TVA sur les produits les plus vertueux, pour les rendre moins chers, et ainsi diminuer le coût des externalités que la société devra prendre en charge. Le seul problème de cette idée, c’est qu’elle est très complexe à mettre en œuvre ! Car ça suppose d’avoir des bilans environnementaux très précis de l’ensemble des cycles de vie des produits.

Par ailleurs, n’oublions pas que les changements peuvent aussi venir des entreprises elles-mêmes ! Regardez Yuka, cette application qui note les aliments, qui a été téléchargée par plus de 15 millions de personnes (même si tous ne l’utilisent pas) et qui a poussé certains industriels à revoir la conception de leurs produits. Donc la révolution est amorcée par les consommateurs, mais tous les acteurs leur emboîteront bientôt le pas !