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De Firminy à Saint Étienne : la grande route de l’émeute (1910-1911)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
En mars 1910, Le Chambon-Feugerolles, une localité de 12000 habitants, proche de Saint-Étienne, est en état de siège. Le mois précédent, les boulonniers, puis les fabricants de limes et enfin les ouvriers métallurgistes, soit près de 4000 ouvriers et ouvrières, sont entrés en grève pour soutenir les salariés de l’usine Besson, qui ont cessé le travail depuis le 22 décembre 1909. Il s’agissait au départ d’obtenir la réintégration d’un ouvrier arbitrairement licencié. Interpellés par la combative section CGT des métallos du Chambon, les frères Besson ont accepté de revenir sur leur décision mais refusent de le notifier par écrit à la Chambre syndicale. Dès lors, c’est la reconnaissance du syndicat qui devient l’enjeu de la lutte.
Presque chaque jour, les boulonniers parcourent en cortège les rues de la ville dans un froid mordant, agitant haut la bannière de leur syndicat et un flamboyant drapeau rouge. Au premier rang, de jeunes tambours battent la cadence tandis que l’Internationale alterne avec la Carmagnole, entrecoupées de ce refrain :
Ah ! ça ira, ça ira, les frères Besson à la lanterne !
Au passage, on ne se prive pas de caillasser les maisons des partisans de la reprise, et à Firminy, localité voisine, un café tenu par un « jaune » notoire est totalement mis à sac.
Malgré les dons en faveur des grévistes qui affluent de toute la région et la soupe populaire servie chaque jour, il devient difficile d’assurer la subsistance des enfants. On organise donc « leur exode » jusqu’à Saint Étienne, où des familles ouvrières proposent de les prendre en charge. Le 27 février 1910, les « p’tiots », escortés de leurs parents, empruntent la route qui relie Firminy à Saint Étienne. Bordée de puits de mines et d’usines métallurgiques, elle est parcourue lors de chaque conflit par des cortèges bruyants et offensifs qui traversent les localités en appelant les travailleurs à rejoindre la lutte. D’où son appellation de « grande route de l’émeute ». À La Ricamarie, tous marquent un temps d’arrêt et se découvrent en souvenir du massacre du 16 juin 1869, quand la troupe avait ouvert le feu contre une foule tentant de libérer une quarantaine de mineurs grévistes qu’on conduisait à la prison de Saint-Étienne : il y avait eu quatorze morts, dont une enfant de 16 mois.
En route vers Saint-Étienne
Malgré l’entrée en lutte progressive de tous les ouvriers métallurgistes de la ville, les frères Besson, soutenus par le patronat local, refusent toujours de céder. Le 10 mars, leur maison, une pompeuse bâtisse carrée qu’ils ont désertée depuis le début du conflit, est vandalisée. Après avoir brisé les vitres et enfoncé la porte, la foule s’engouffre à l’intérieur et traîne sur la chaussée meubles de prix et objets d’art en vue d’un autodafé, empêché de justesse par l’intervention d’une centaine de gendarmes. Le lendemain, après la réunion qui se tient chaque soir dans la maison syndicale, les grévistes bombardent de boulons les vitres des « jaunes », les devantures des commerçants favorables aux patrons, et même les vitraux de l’église. Arrivés à hauteur de l’usine Besson, ils sont dispersés par la troupe qui monte la garde. Quelques-uns se rabattent alors vers le hangar d’un industriel et l’incendient. Pour empêcher les pompiers d’intervenir, ils édifient à la hâte une barricade avec quelques troncs d’arbres et s’attaquent à leur véhicule, renversant la pompe et crevant les tuyaux.
Le 14 mars, quelques centaines de grévistes partent à l’assaut du domicile de Georges Claudinon, maire de la commune depuis 1897 et ancien député de la circonscription. À la tête de la plus grande entreprise de la ville, cet industriel a fait édifier sur une hauteur une luxueuse maison de trois étages, surnommée le château Claudinon par les habitants du Chambon. Face aux deux sections d’infanterie chargées de la protection des lieux, la foule entonne la célèbre chanson de Montéhus, « Gloire au 17e ! », appelant les soldats à la fraternisation. À la première sommation, elle resserre les rangs. À la seconde, elle répond par un seul cri : « Vive la grève ! ». À la troisième, elle est dispersée par une brutale charge de dragons et de gendarmes arrivés en renfort.
Le lendemain, Jean-Marie Tyr, qui avait pris la tête de cette petite troupe, est arrêté et incarcéré à la prison de Saint Étienne. Cet homme de 27 ans, militant syndicaliste et libertaire très actif, prompt à l’action et bon orateur, est aimé et écouté de tous. Sitôt la nouvelle connue, 1500 hommes et femmes, armés d’objets hétéroclites, les poches et tabliers remplis de boulons, se mettent en route vers la prison et l’encerclent, menaçant de la prendre d’assaut. À la demande du préfet, le procureur renonce alors à engager des poursuites et libère Jean-Marie Tyr, qui rentre à son domicile porté en triomphe par une foule en liesse.
Une patrouille de grévistes
Après cent jours de grève, un accord est signé dans la soirée du premier avril. Mais l’atmosphère reste chargée d’électricité. La campagne électorale pour les législatives bat son plein, et les réunions des candidats sont fréquemment chahutées. Le soir du 24 avril, à l’annonce des résultats du scrutin, des échauffourées se produisent sur le parvis de l’hôtel de ville et Georges Claudinon, pris à partie par la foule, doit s’enfuir en brandissant une arme. Des centaines de personnes envahissent alors la mairie, qu’elles mettent à sac tout en bombardant de boulons les gendarmes qui tentent de les déloger. Bientôt, de hautes flammes s’élèvent du bâtiment : le véhicule des pompiers du Chambon ayant été vandalisé, il faut faire venir celui de Firminy qui arrive trop tard pour sauver les archives de l’État civil et de la justice de paix, parties en fumée. Accusés d’avoir pris part à cette action, treize personnes comparaissent au mois de juillet devant la cour d’assises de Montbrison, celle là même qui avait envoyé à la guillotine l’anarchiste Ravachol le 21 juin 1892. Malgré le dur réquisitoire de l’avocat général, le verdict est clément : sept condamnations à des peines de prison ferme allant de six mois à deux ans et cinq acquittements.
L’intérieur de la mairie au lendemain de l’incendie
Le 2 mars 1911 un nouveau conflit éclate dans une usine, et entraîne bientôt l’ensemble des boulonniers de la ville. L’accord signé le 1er avril 1910, ambigu dans ses termes, ne reconnaissait pas le syndicat comme un intermédiaire légal entre ouvriers et patrons. La réponse de ces derniers est le lock-out et celle des autorités l’occupation militaire de la région. Le 20 juillet, un ultimatum est adressé à tous les grévistes : s’ils ne reprennent pas le travail sous quarante-huit heures, ils seront remplacés définitivement par d’autres travailleurs. Sur 800 ouvrier, 274 obéissent à cette injonction.
C’est alors qu’une mystérieuse "Organisation révolutionnaire de combat" entre en action, revendiquant entre le 22 juillet et le 3 août sept attentats à la bombe contre des demeures patronales, des maisons habitées par des « jaunes » et le poste de transformation électrique d’une usine. Mais Dame Dynamite se tait après un dernier attentat contre la maison d’une veuve dont les trois fils ont repris le travail à l’usine Besson. Les habitants ouvrent une souscription en faveur de la famille le lendemain, manière de marquer pour la première fois leur désapprobation. Le 22 août 1911, le comité de grève appelle à la reprise du travail, sur un constat d’échec et dans les années suivantes, les effectifs du syndicat s’effondrent.
Malgré la prime de 1000 francs offerte par les patrons boulonniers, soit l’équivalent d’un an de salaire ouvrier, jamais les auteurs des attentats ne seront arrêtés. Laurent Moulin, militant syndicaliste et libertaire local très actif dans ce conflit, déclarait en 1969 :
De tous les courageux camarades qui ne craignirent pas d’affronter le bagne, croyant par là faire avancer la solution du conflit, […] l’un, celui qui commit le plus d’attentats et fournissait les autres en engins, mourut à la fin de la guerre de 1914-1918 des suites d’une maladie contractée au front. Un autre fut également tué pendant la première guerre, et le troisième mourut en déportation. Je n’en connais qu’un seul qui soit encore vivant.
P.-S.
Cet article de Anne STEINER a été publié dans le numéro 11 de la version papier d’Article11
Voir aussi :
Martin Jean-Paul - Les grèves des métallurgistes de l’Ondaine 1910-1911
Histoires de grèves dans le bassin stéphanois dans les années 1910